La Question du Servage en Russie/01

La bibliothèque libre.
LA QUESTION
DU
SERVAGE EN RUSSIE

I.
NECESSITE DE L'EMANCIPATION ET CONDITION ACTUELLE DES SERFS.


I. Études sur l’organisation rurale et les forces productives de la Russie, par MM. de Haxthausen, Tourguenef, Tegoborski, de Reden, 1847-1854. — II. Rozbior Kwestii Wloscianskiej w Polsce i w Rossii[1], Posen 1851. — III. Du Développement des Idées révolutionnaires en Russie, par Iscander (Hertzen), Paris 1851. — IV. De la Société russe, par M. H. Doniol, Paris 1855. — V. Rossya i Europa, Polska[2], par X. Y. Z., Paris 1856. — VI. Les Trois Questions du moment, par Nicolas de Gerebtzof, Paris 1857. — VII. Der Baucrnstand in Russland, par Platon Storch, Pétersbourg. — VIII. Sprawa Wloscianska[3], par le comte Uruski, Varsovie 1858.— IX. Kolokol[4], Londres 1858. — X. De l’Abolition du Servage en Russie, par Lubliner, Bruxelles 1858. — XI. Les Questions du jour en Russie, par Olguerdovitch, Paris 1858. — XII. De la Production agricole, par D. Stolipine, Paris 1858. — XIII. Études sur l’Avenir de la Russie : La Liberté des paysans, par Schedo-Ferroti, Berlin 1858. — XIV. Coup d’œil sur le Commerce européen au point de vue russe, par V. Kokoref, Paris 1858. — XV. Cbornike Ctaticticheckiche Cviedienie o Roccii[5], Pétersbourg. — XVI. Celckoe Blagoyctroictvo, Otdjel Rucckoi Becjedy[6], Moscou 1858. — XVII. O. Urzadzcniu stosunkow Rolniczyck w Polsce-Poranki Karlshadzkie, par Adam Krzyztopor[7] ; Posen 1858.



La Russie est aujourd’hui en Europe le seul empire chrétien qui ait conservé le servage : elle présente le dernier exemple d’un état social qui s’est successivement effacé ailleurs devant les progrès de la civilisation et de la liberté ; mais le jour approche enfin où ce régime d’oppression séculaire doit disparaître.

Quels sont les résultats de la servitude ? Quelles sont les causes dont l’irrésistible pression va transformer les élémens d’existence de tant de millions d’hommes et changer la constitution d’un puissant empire ? Que doit-on attendre de cette réforme ? Ces questions s’imposent en ce moment à l’attention publique, et nul ne s’étonnera qu’elles occupent la première place dans une série d’études sur la question du servage et des paysans dans l’Europe du nord. — A une époque où le découragement s’est emparé de beaucoup d’esprits, où l’on a presque révoqué en doute les bienfaits de la liberté, soit en jetant un regard de regret sur les liens mutuels de protection et de dépendance consacrés dans le passé, soit en élevant les constructions idéales du communisme, on ne saurait rencontrer de spectacle plus instructif que celui d’un état assis sur la servitude politique et civile, régi au sommet par le pouvoir absolu, soutenu à la base par des pratiques communistes, qui se prépare à marcher vers la civilisation européenne en assurant les droits de la liberté humaine et les garanties de la propriété.

Les idées de philanthropie et d’humanité qu’invoquent les partisans de cette grande réforme ne datent pas d’hier : personne ne les a plus hautement proclamées que l’empereur Alexandre Ier, et cependant le servage s’est maintenu. Il serait inutile d’insister sur ce côté de la question ; Dieu merci, à cet égard, tout le monde aujourd’hui sent et pense de même. Il est d’autres causes dont l’influence souveraine conduit la Russie à un nouvel ordre social : des faits irrécusables ont montré que la force politique et le développement des ressources matérielles appartiennent aux peuples qui ont su comprendre la puissance féconde de la liberté. Sans doute le gouvernement de Saint-Pétersbourg n’a pas entrepris l’œuvre d’émancipation qui doit changer la face de l’empire pour donner satisfaction à des théories ou à des tendances contraires à la doctrine du pouvoir absolu ; il a eu simplement en vue de conquérir l’instrument le plus énergique de la prospérité des nations modernes, l’activité volontaire. Cependant il ne saurait non plus tarder à reconnaître que pour élever les forces d’un peuple librement développées à leur plus haute puissance, on doit lui assurer avant tout la sécurité, qui dérive d’un pouvoir équitable, chargé de maintenir le droit de chacun, en d’autres termes la justice, caractère essentiel de la liberté. Tout s’enchaîne et se lie, le bien comme le mal. L’émancipation des paysans est une œuvre complexe, qui entraîne avec elle un ensemble de réformes destiné à tout modifier. Qu’il nous suffise de rappeler que la perception de l’impôt, le recrutement de l’armée, le crédit de la terre, reposent en Russie sur le servage, et que l’émancipation ne peut profiter aux paysans qu’accompagnée d’une réforme radicale de l’administration et des tribunaux.

Ces deux instrumens essentiels de la prospérité publique sont livrés en grande partie aux virtuoses de la concussion, à des pillards privilégiés, comme les appelle Hertzen, et si l’on était tenté de trouver ces dénominations trop dures, il serait facile d’en citer d’autres non moins énergiques dans les écrits les plus accrédités qui servent d’organe à la pensée officielle de la Russie. Le gouvernement de ce pays connaît la gravité du mal ; il a renoncé à en faire mystère. Le drame, la comédie, le roman, la poésie, se sont emparés sous toutes les formes des abus du régime des employés (tchinovniks) ; Lvof, Gogol, Bulgarine, J. Tourguenef, Chtedrine et beaucoup d’autres ont presque retrouvé, pour combattre ce triste régime, la verve sarcastique de Beaumarchais, et les applaudissemens qui ont encouragé leurs efforts prouvent qu’il est d’honnêtes gens en Russie[8] ; ils prouvent aussi que les temps sont venus, qu’il faut jeter bas l’édifice de tant d’exactions et de voleries. Signaler de pareils abus, ce n’est plus faire acte d’hostilité au pouvoir, nous le disons à l’honneur du gouvernement actuel, et les écrivains le plus dévoués à la cause de la Russie sont ceux qui déploient le plus de vigueur dans cette œuvre de réparation morale. L’indignation qui les anime donne souvent une singulière rudesse,à l’expression de leur pensée. L’un d’eux[9], en dénonçant la démoralisation extrême qui pèse sur le pays, ajoute : « À l’heure qu’il est, une répression énergique peut seule le dégager de l’ornière fangeuse où il se voit embourbé. La hache matérielle du bourreau ou la hache morale de la publicité, tel est l’unique remède au« plus grand de tous les maux, — la dégradation morale ! » L’auteur qui fait entendre ce cri de désespoir regarde comme le plus grave de tous les désordres le débordement de la vénalité. Les paysans de la couronne, dont on s’occupe trop peu aujourd’hui, souffrent gravement de cet odieux régime, et si les paysans des particuliers devaient y être livrés après leur émancipation, le refus qu’ils opposeraient à leur libération serait facile à comprendre. La crainte des exactions du fisc produisit fréquemment dans la France du XIIIe siècle une répulsion analogue à l’encontre dès édits d’affranchissement.

La servitude est aujourd’hui la base de tout le système administratif de la Russie ; c’est elle qui a dégradé les mœurs en abaissant les âmes. Si l’inférieur porte au pied sa chaîne, le supérieur est forcé de la porter au poing, et l’esclavage avilit à la fois l’esclave et le maître. — Supprimer le servage, c’est entrer dans un nouvel ordre social : le problème s’élève en devenant plus compliqué.


I. — DE LA QUESTION DU SERVAGE AU POINT DE VUE POLITIQUE.

Ceux qui ferment les yeux devant l’enchaînement mystérieux qui unit les résultats matériels aux questions de l’ordre moral n’ont qu’à recourir au calcul le plus vulgaire pour constater que le sol semble se refuser à produire quand ce ne sont pas des mains libres qui le sollicitent. « Les pays ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté[10], » a dit éloquemment Montesquieu.

On exalte volontiers la puissance de la Russie, et il serait puéril de vouloir la nier ; mais ce qui nous cause une impression bien plus profonde, c’est la faiblesse relative de ce vaste empire. Il compte 3,600 kilomètres de longueur ; sa plus grande largeur de l’est à l’ouest dépasse 15,000 kilomètres. En réunissant les possessions de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique, le tsar gouverne la sixième partie des terres qui occupent le globe. La Russie d’Europe, à elle seule, compte plus de 5 millions de kilomètres carrés, et pour ne parler que de la région privilégié, de la Terre-Noire (Tchernoziem), qui jouit d’une incomparable fertilité, son étendue est de 80 millions d’hectares ; elle dépasse de plus de moitié la superficie totale de la France[11]. Le développement des forces productives est-il en rapport avec un si vaste territoire ? C’est ce qu’il faut examiner.

La dernière révision[12] dont le résultat soit connu date de 1851. Le chiffre total de la population y est porté à 60,300,000 âmes, dont Reden attribue 53,635,000 à la Russie d’Europe proprement dite[13]. Les données de cette révision servent jusqu’à présent de base légale pour l’évaluation des biens des propriétaires et de la population des différentes classes. Un nouveau recensement général a été fait l’année dernière, il n’est pas encore complètement terminé, et les résultats obtenus n’ont pas été publiés. Les personnes les plus compétentes s’accordent à dire qu’il n’amènera que de très faibles modifications dans les chiffres de 1851.

M. Tegoborski adopte pour l’accroissement annuel de la population, dans toutes les possessions de la Russie d’Europe, la proportion de 1 pour 100 comme minimum, tandis que Reden réduit ce chiffre à 0,85 pour 100, et fait remarquer combien une pareille proportion est faible pour un état dont l’accroissement de la population doit constituer le principal élément de richesse et de puissance, en rencontrant dans les circonstances naturelles un énergique aiguillon. Longtemps encore l’application de la parole divine : Croissez, multipliez et remplissez la terre, devrait rencontrer son application la plus large dans cet immense empire, dont la surface dépasse la moitié de la superficie de l’Europe, tandis que sa population n’atteint que le cinquième de celle de cette partie du monde : triste situation, surtout si on rapproche la Russie des autres grands états, qui donnent, comparés sous le rapport de la superficie et de, la population à l’ensemble de l’Europe, les proportions suivantes :


Superficie Population
Autriche 6.65 p. 100 14 p.100
Prusse 2.80 p.100 6.36 p.100
Angleterre 3.16 p. 100 10.42 p. 100
France 5.27 p. 100 13.43.p. 100

L’élément de force qui réside dans la population est donc relativement peu développé en Russie, malgré les facilités que procurent d’immenses espaces encore incultes et les progrès qu’attend l’exploitation rurale. Reden insiste sur cette anomalie, qui suffit pour révéler un vice profond dans l’organisation sociale. Cependant le chiffre des naissances est très élevé ; Dieterici le porte au vingt-troisième de la population, et cela se comprend facilement dans un. pays où le fils n’a que la peine de naître pour acquérir un droit à la terre, et où les filles trouvent facilement à s’établir ; mais aussi la mortalité sévit d’une manière effroyable sur cette foule désolée, et c’est l’enfance surtout qu’elle décime le plus cruellement.

Ainsi, dotée d’un sol presque vierge d’une immense étendue, et, pour une notable partie, d’une fécondité privilégiée, la Russie aurait besoin de plus d’un siècle pour voir doubler sa population dans des circonstances normales. Nous voilà rejetés bien loin des prévisions de Malthus. Sans vouloir multiplier ici les chiffres, nous ne pouvons nous défendre d’un curieux rapprochement.

L’état de New-York, on le sait, est un de ceux qui ont aboli l’esclavage. Les mesures prises à cet effet remontent au dernier siècle, et une loi définitive a été rendue le 14 mars 1817. On a récemment publié le dernier recensement, qui concerne l’année 1855. La population libre et civilisée était de 340,120 habitans en 1760, de 3,466,212 en 1855, et ce qui s’est passé dans cet état est une image du développement du reste de l’Union. La société américaine a marché au pas de course : elle a vu croître sans cesse le nombre de ses habitans et la masse de ses ressources. Sans doute l’immigration joue un grand rôle dans ce mouvement si rapide, mais l’empressement des immigrans s’explique, tout aussi bien que l’accroissement de la population indigène, par l’influence de la liberté.

La population russe est relativement faible ; disséminée, éparpillée sur un immense territoire, elle ne s’accroît que lentement alors que la nature des choses semble l’inviter à un rapide développement. Nous venons de dire quel était l’élément du merveilleux progrès réalisé aux États-Unis, — la liberté. Il n’est pas plus difficile de signaler dans la servitude l’obstacle contre lequel vient se heurter la puissance de la Russie[14]. Que cet obstacle disparaisse, et le mouvement de progression ne manquera pas de se prononcer d’une manière rapide, car il lui reste un long trajet à parcourir avant que le nombre des habitans se soit mis en équilibre avec les ressources du sol. — : La puissance naturelle d’accroissement de la Russie est énorme, les renseignemens fournis à ce sujet par M. de Haxthausen méritent d’être étudiés avec soin ; mais ce voyageur n’a pas suffisamment sondé les deux causes principales qui s’opposent à la grandeur normale de l’empire, ces deux causes signalées avec un patriotisme éclairé par M. Tourguenef : l’esclavage et la Pologne, — en d’autres termes, l’absence de liberté et de justice. — L’épanouissement régulier des forces vitales de la Russie exige que ces causes de faiblesse disparaissent ; envisagé ainsi, il devient moins menaçant pour le monde civilisé, car il a pour condition première la transformation complète de l’idée dominante. Un mécanisme morne, qui dessèche les ressources matérielles en étouffant le sentiment moral, doit faire place à l’activité de l’esprit, et ce corps colossal doit enfin posséder une âme. La Russie comprendra alors qu’il lui faut des siècles pour se conquérir elle-même.

Dès ce moment toutefois, cette laborieuse réforme semble commencée. La question de la servitude se trouve mise à l’ordre du jour par les mesures récentes du gouvernement impérial, et il y a lieu de penser que les projets conçus aboutiront enfin à un résultat, car ils sont inspirés par la nécessité. Tandis que, fatiguée de luttes et oublieuse du passé, l’Europe occidentale s’est prise à douter de la liberté, l’Europe orientale entre dans la voie de l’émancipation, non par enthousiasme, mais par calcul ; elle profite de l’expérience acquise. La guerre de Crimée a complété l’enseignement : elle a montré quelles étaient les ressources et les forces de la civilisation, et la Russie s’apprête à profiter de cette grande leçon : singulière surprise pour les esprits attardés qui étaient tout disposés à voir dans le régime russe une sorte d’idéal ! Ce régime ne pouvait continuer de subsister qu’en maintenant une espèce de blocus hermétique contre les idées de l’Occident. Il fallait user de la recette donnée à Faust par Méphistophélès : renoncer à toute tendance supérieure, à tout développement de l’intelligence ; se renfermer dans la vie purement matérielle et instinctive, en brisant le plus énergique levier de la production, qui est le sentiment moral et la puissance de l’esprit ; maintenir religieusement les vieilles relations sociales et les abus qui les accompagnent, et se garder surtout d’améliorer en rien les voies de communication. De cette manière on pouvait se soustraire à la redoutable influence de la civilisation ; mais quand on a mis une fois le pied sur la voie du progrès, — et l’on est bien forcé de le faire dans un temps où ceux qui n’avancent pas reculent, — quand on veut ne pas déchoir par rapport aux autres nations, il devient impossible de s’arrêter.

Merveilleuse harmonie des desseins de la Providence ! tout se relie et tend au même but. L’Angleterre abolit les lois céréales ; elle ouvre un plus large débouché à la production agricole de la Russie : il faut améliorer et étendre celle-ci. Les chemins de fer se construisent, ils multiplient les points de contact avec le reste du monde, en élargissant le cercle des relations matérielles ; des besoins nouveaux se réveillent, il faut les satisfaire. On arrive ainsi à reconnaître que la vie d’un peuple est une, que les diverses manifestations de son activité, politique, droit, organisation sociale, partent d’une source commune, se supposent et s’expliquent mutuellement.

Du moment que, pour nous borner au point de vue qui se rattache plus intimement à l’objet qui nous occupe, le système de culture est appelé à se modifier sous des influences éminemment matérielles, celles de la population qui se multiplie et du débouché qui s’ouvre, les rapports des personnes, la constitution de l’état et toutes les relations de la vie civile doivent également se transformer. La servitude devient alors plus pesante à l’esclave et moins profitable au maître. Quand il ne s’agit plus de recueillir en quelque sorte les dons spontanés de la nature, mais de contraindre le sol à produire, quand, au lieu d’une culture qui se borne à effleurer à peine la terre, on entre dans la voie d’une culture qui modifie les élémens de la production, quand le génie industriel multiplie les fabriques et les manufactures, quand le commerce ouvre le champ illimité des échanges, le régime patriarcal doit céder la place aux lois du travail libre, principal élément de l’existence moderne. Le mouvement auquel obéit la Russie n’a donc rien d’arbitraire ni d’imprévu : la nature des choses change ; les institutions, nées des rapports que crée la nature des choses, doivent changer avec elle. L’émancipation des paysans s’est accomplie depuis un demi-siècle en Prusse, et dans des temps plus rapprochés en Autriche, sous la pression de nécessités analogues.

Par suite de la destinée que lui ont faite les partages, l’ancienne Pologne a vu appliquer dans ses diverses provinces les réformes successives qui ont marqué autour d’elle les étapes de la liberté. Le duché de Varsovie, devenu depuis royaume de Pologne, a vu abolir le servage lors de la promulgation du code civil français ; la Prusse a introduit dans le duché de Posen la régularisation des rapports entre le seigneur et le paysan, afin de supprimer la corvée. L’Autriche, agissant d’une manière plus révolutionnaire, a doté le paysan de la Galicie de la propriété des terres enlevées au régime patrimonial. Enfin, dans les provinces réunies à l’empire, la Russie a fait appliquer des règles qui visaient à créer une sorte de régime intermédiaire entre la servitude complète et la liberté. Aujourd’hui encore c’est de ces provinces qu’est sorti le vœu de la réforme définitive. Le rescrit impérial du 20 novembre (2 décembre) 1857[15], qui forme le point de départ du projet relatif à l’abolition du servage, est adressé au gouverneur militaire de Wilna, gouverneur-général de Grodno et de Kovno. Il constate que les comités spéciaux institués dans les gouvernemens de Wilna, Kovno et Grodno, et composés des maréchaux de la noblesse et de quelques autres propriétaires de cette partie du grand-duché de Lithuanie, ont témoigné de leurs intentions généreuses en ce qui touche l’affranchissement des paysans[16].

Pour bien comprendre l’étendue et les résultats de la réforme projetée, il importe de connaître les différentes situations qu’il s’agit de régler. La position est loin d’être identique dans les diverses provinces du vaste empire de Russie ; elle emprunte un caractère particulier aux traditions de chacune des grandes fractions du territoire, et présente surtout des traits distincts dans les anciennes provinces polonaises. Quant au royaume de Pologne, qu’on est trop porté à englober dans le même ensemble d’institutions, la situation est tout autre : il ne s’agit point d’y supprimer le servage, car celui-ci a disparu au commencement du siècle, mais de faciliter la substitution d’un régime de redevance en argent au régime de redevance en travail, qui s’y est en majeure partie maintenu, de généraliser le contrat de censive et de bail à ferme, et de procurer aux paysans les moyens d’acquérir la propriété.

Un trait caractéristique révèle le principe de l’organisation du sol russe : la propriété est évaluée, et les charges publiques sont supportées en Russie, non d’après l’étendue de la terre, mais d’après, le nombre des âmes possédées, c’est-à-dire d’après le compte des individus de tout âge du sexe masculin, les femmes n’entrant point dans le chiffre des âmes. La terre cependant commence à y acquérir de la valeur ; mais elle emprunte la plus grande partie de son prix au travail obligé de l’homme, contraint de la cultiver pour son maître. D’un autre côté, la trace de l’esclavage antique se conserve encore dans la classe nombreuse des hommes attachés au service personnel (dvorovié). Il n’y a aucune exagération à dire qu’en Russie le seigneur est beaucoup plus propriétaire d’hommes que propriétaire du sol.

Signalons ici un phénomène universel qui constitue une loi de l’ordre social, et qui nous donne la clé de la transformation qui se prépare. À mesure que la terre augmente de valeur, la liberté de l’homme se dégage ; ce mouvement se poursuit en Russie, et la question de l’abolition du servage y est arrivée à un point de maturité complète. Depuis une dizaine d’années, un grand nombre d’écrits d’une valeur véritable ont jeté un jour nouveau sur la situation intérieure et les institutions rurales de l’empire. Nous citerons en première ligne le généreux manifeste publié en 1847 par le vétéran et le martyr de la cause de l’affranchissement des paysans, le livre de M. Tourguenef, la Russie et les Russes. Les trois volumes qui le composent, — les Mémoires d’un Proscrit, le Tableau politique et social de la Russie, l’Avenir de la Russie, — se recommandent aux esprits sérieux qui veulent approfondir une des questions vitales de notre époque. L’abolition du servage a été la noble cause à laquelle M. Tourguenef a consacré sa vie, pour laquelle il a subi un long exil ; il a du moins la consolation qui échappe d’ordinaire aux précurseurs des réformes : il assiste à l’application pratique des idées qu’il a courageusement émises.

À ceux qui n’accueilleraient qu’avec défiance les assertions de M. Tourguenef, nous signalerions deux ouvrages portant un cachet semi-officiel, les Études sur les forces productives de la Russie, par M. Tegoborski, conseiller privé et membre du conseil de l’empire de Russie, et les Études sur la situation intérieure, la vie nationale et les institutions rurales de la Russie, par le baron de Haxthausen, qui offrent la confirmation la plus décisive des indications fournies par l’auteur de la Russie et les Russes. Les renseignemens qu’on trouve dans ces deux ouvrages sont d’autant plus précieux, qu’on ne les a point réunis dans l’intention de provoquer l’affranchissement des serfs : ni M. Tegoborski, ni M. le baron de Haxthausen ne s’en proclament les partisans, et cependant tout esprit calme et impartial puisera dans leurs écrits la conviction qui anime M. Tourguenef.

Et quod nunc ratio est, impetus ante fuit.

À côté du servage vient se placer en Russie une institution qui contribue à la dégradation morale de l’homme et à la mauvaise exploitation du sol : c’est le communisme rural, auquel les paysans se trouvent généralement assujettis. M. de Haxthausen a visité ce pays pour étudier les procédés de l’agriculture. « Il ne cherchait, dit M. Michelet dans son pittoresque langage, que la terre et les choses de la terre, et il a trouvé l’homme, il a découvert la Russie Sa patiente enquête nous a plus éclairés que tous les livres antérieurs mis ensemble[17]. » On peut trouver une certaine exagération dans ces paroles. Nous sommes loin de penser que jusqu’en 1847 la Russie, la vraie Russie, la Russie populaire, ne fût guère plus connue que l’Amérique avant Christophe Colomb ; nous croyons aussi que beaucoup des assertions émises par M. de Haxthausen sont sujettes à contrôle. Cependant le témoignage d’un observateur recommandé par l’empereur, conduit par les autorités, par les grands propriétaires, et disposé à tout approuver, devient d’un poids considérable quand il retrace le tableau fidèle de ce qu’il a vu et constaté. Or M. de Haxthausen a vu, il a constaté les effets d’un communisme pratique qui partage avec le communisme savant le prétendu mérite exalté par l’utopie, de dénier le droit de propriété du sol. Ce communisme toutefois, ainsi que le fait remarquer un écrivain plein de sagacité[18], est le produit d’une organisation oppressive. Si le paysan russe ne devient pas propriétaire, ce n’est point parce qu’il ne le veut pas, mais parce qu’il ne le peut pas.

Une pratique séculaire vient confirmer dans l’empire russe les leçons fournies par l’éclatant avortement des improvisations communistes du Nouveau-Monde. Le communisme n’est qu’une des formes de la servitude ; l’homme ne s’appartient plus : en lui déniant le droit de propriété, dans lequel son individualité se dessine en traits vigoureux, on met obstacle à ce que le présent se projette sur l’avenir ; on brise l’unité de l’œuvre humaine, qui se continue à l’aide des générations reliées les unes aux autres par l’énergique ciment de la famille, et qui présente comme le reflet matériel de l’immortalité de l’âme. Au, lieu d’étendre l’horizon et de susciter les longues pensées, le régime communiste nuit à l’activité des unités vivantes, que domine un matérialisme étroit et grossier ; il énerve le plus énergique instrument du progrès en mettant obstacle à l’élévation morale. L’homme grandit par le sacrifice, lorsque la vie de famille lui donne déjà sur cette terre un but éternel en dehors de lui-même ; c’est la permanence de la possession, c’est l’assurance de faire passer à ceux qu’on aime les fruits de son travail qui épurent les jouissances, balancent les inspirations de l’égoïsme, et relient, par le merveilleux agencement de la liberté, l’intérêt individuel à l’intérêt général.

C’est un grand avantage que de n’avoir rien fait, a dit Rivarol, mais il ne faudrait pas en abuser. Cet avantage, les doctrines communistes en ont profité tant que l’histoire, mieux étudiée, n’a point montré leur action dans le passé, tant que la Russie, mieux connue et mieux comprise, n’a pas permis de toucher en quelque sorte du doigt les fruits de ce triste régime. Le communisme russe conserve dans sa forme primitive un état de choses dont l’Europe occidentale s’est successivement dégagée : loin de porter les signes de la virilité, il laisse voir les lisières de l’enfance. Ce qu’on était disposé à prendre pour du nouveau n’est qu’une vieillerie oubliée depuis longtemps parmi les nations civilisées. La Russie fournit donc sous ce rapport un curieux sujet d’investigation ; à défaut de solutions pour l’avenir, elle peut donner le mot de certaines énigmes du passé. On y rencontre, ainsi qu’en un autre Herculanum, des traces vivantes d’une société éteinte pour nous, et qui si est fidèlement conservée sous l’étreinte du despotisme, comme les vestiges matériels de l’existence romaine sont parvenus jusqu’à nous sous la cendre refroidie du volcan. Il y a là un enseignement vivant bien propre à détourner le monde moderne des voies chimériques où l’utopie prétendait l’engager. Le communisme, ce rêve impuissant d’esprits attardés qui prennent les lueurs vacillantes du passé pour la colonne lumineuse de l’avenir, donne en Russie la main au pouvoir absolu pour étouffer ce qui développe l’énergie individuelle, ce qui élève l’esprit en fortifiant l’âme. Nous comptons le montrer à l’œuvre et constater les résultats qu’engendre la négation de la propriété permanente du sol, ce principe vital des sociétés modernes ; mais avant tout il faut dire quelle organisation a reçue le servage russe, et quelles formes variées il a revêtues.


II. — NOTICES HISTORIQUES SUR LE SERVAGE RUSSE. — L’EMANCIPATION NECESSITEE PAR LE DEVELOPPEMENT DE LA CULTURE.

L’esclavage remonte en Russie à une haute antiquité : il paraît difficile de soutenir, en présence du texte des lois de Jaroslav, la thèse moderne, qui s’efforce de fixer au XVIe siècle la date d’une usurpation commise dans ce pays par l’homme sur ce qu’il y a de plus sacré, la liberté humaine. Si la servitude personnelle s’est étendue à cette époque, si la dernière couche du servage s’est formée, c’est qu’elle rencontrait un terrain bien préparé et depuis longtemps gouverné par une loi plus dure, celle de l’esclavage pur et simple. Une partie de la population qui avait conservé certains attributs de la liberté sans avoir jamais acquis la propriété du sol, énervée sous la longue oppression des Mongols et dégradée par le contact des esclaves, se courba sous le régime du servage proprement dit. Des écrivains modernes accusent Karamsine de n’avoir parlé du célèbre oukase de 1592, rendu à l’instigation de Boris Godounof, qu’en y attachant l’idée d’un simple règlement de police. Ce reproche ne nous paraît pas fondé : l’oukase de 1592 n’a point l’importance qu’on voudrait lui attribuer en oubliant que le plus souvent les anciens textes législatifs se bornent à formuler des faits accomplis. Voici le texte même de Karamsine[19] :


« Nous savons que dans les temps les plus reculés les paysans jouissaient en Russie de la liberté civile, mais sans posséder de biens-fonds, qu’à une époque désignée par la loi (la Saint-George) ils avaient le droit de changer de domicile et de seigneur, à la condition de faire valoir une partie de la terre pour le compte du seigneur et une autre pour leur propre compte, ou bien de payer une redevance (obrok). Le régent Boris Godounof vit les inconvéniens de ces migrations, qui souvent trompèrent l’espoir qu’avaient eu les cultivateurs de trouver un meilleur maître, et ne leur donnèrent le temps ni de s’établir, ni de s’habituer au pays et aux hommes. Il vit qu’en augmentant le nombre des paysans nomades et des pauvres, elles s’opposaient aux progrès de l’économie domestique et à ceux de la sociabilité. — Il supprima en 1592 ou 1593 la loi qui donnait aux paysans le droit de passer d’un village à l’autre, et il les rendit à jamais serfs des seigneurs.

« L’édit de 1597 servit de complément à ce nouveau règlement. Il prescrivait les mesures les plus rigoureuses pour rendre aux seigneurs ceux de leurs paysans qui avaient fui dans l’espace des cinq dernières années pour échapper au servage. — À cette même époque parut l’oukase qui ordonnait que tous les boyards, les princes, les nobles, les employés civils et militaires et les marchands fissent valoir leurs droits sur leurs domestiques-serfs, afin qu’ils fussent inscrits sur les livres du tribunal des serfs, avec ordre à ce tribunal de reconnaître pour tels même les domestiques libres qui servaient depuis six mois. »


Pour bien comprendre ce passage, il faut le rapprocher de documens plus anciens, propres à nous édifier sur la situation véritable des choses.

La vie nomade était la condition primitive du peuple russe : cette existence, dont les mœurs actuelles conservent encore la forte empreinte, explique l’espèce de répulsion qu’éprouve le paysan russe quand il s’agit de cultiver la terre ; elle nous donne la clé des institutions communales en vertu desquelles la possession temporaire du sol se trouve plutôt imposée comme une charge qu’attribuée comme un bénéfice. Les premières luttes engagées entre les peuplades dispersées sur ce vaste territoire devaient aboutir beaucoup plus à la conquête des hommes, réduits à l’esclavage, qu’à la conquête du sol. C’est le cachet commun des périodes historiques analogues.

Le plus ancien et le plus important recueil de lois russes, le code de Jaroslav, qui date du XIe siècle, offre à chaque page la preuve formelle de l’esclavage auquel était réduite une portion notable de la population. Les esclaves domestiques, qui n’avaient aucun droit civil, formaient la troisième classe, la première étant celle des seigneurs, et la seconde celle des hommes libres. Les plus anciens esclaves furent les prisonniers de guerre et leurs descendans ; mais quand les luttes à main armée, constamment engagées entre les diverses peuplades indigènes, perdirent de leur acharnement, quand les Varègues mirent un terme à cette confusion sanglante et constituèrent un état, des causes nombreuses recrutèrent la population esclave, en privant légalement les hommes de leur liberté.

Les lois de Jaroslav énumèrent les cas où l’on devient esclave. Elles rangent dans la condition servile : 1° tout homme acheté devant témoins, 2° tout débiteur insolvable, 3° celui qui épouse une esclave, 4° celui qui se met volontairement au service d’un autre sans engagement déterminé entre eux, 5° enfin celui qui, étant convenu de servir pendant un certain temps et pour un prix stipulé, prend la fuite, à moins qu’il ne prouve qu’il se rendait chez le prince ou chez le juge pour demander justice des abus commis par le maître. De nombreux règlemens punissent le vol des esclaves et prescrivent la recherche des déserteurs. La tutelle donne au tuteur le droit de s’approprier tout ce que ses soins ont pu ajouter au bien de ses pupilles ; mais la postérité des esclaves appartient aux enfans, ainsi que le croît du bétail. L’homme asservi est mis au niveau de l’animal domestique !

Il est donc évident que l’esclavage existait en Russie sur une échelle développée avant le xi° siècle. L’invasion mongole aggrava l’ancien état de choses : les paysans qui dépendaient directement du pouvoir furent attachés à la terre, afin de répondre du paiement du tribut imposé par le vainqueur. Le servage s’établit ainsi dans les vastes dépendances du domaine, et c’est à ces temps éloignés que remonte la sujétion des paysans de la couronne. La position des cultivateurs soumis à la puissance des seigneurs ne pouvait que s’aggraver sous cette influence. Le malheur des guerres et la misère éclaircissaient les rangs des hommes libres et multipliaient le nombre des hommes asservis.

Le grand-prince Jean III Vassilievitch, dans son code de 1497 (ulojenié), n’entendait point aggraver la situation légale du peuple. Il se borne à reproduire les usages coutumiers de l’époque, quand il dit[20] : « Les paysans ou laboureurs libres ne peuvent passer d’un village à l’autre, c’est-à-dire changer de seigneur, que huit jours avant et après la fête de saint George. Chacun d’eux doit payer pour la maison qu’il quitte un rouble dans les pays de plaines et cent diengas dans les pays boisés. — Est esclave, ainsi que sa femme et ses enfans, tout individu qui se vend par acte public. — Est également serf celui qui a épousé une esclave. »

À la fin du XVe siècle, la faculté de migration des paysans libres se trouvait donc singulièrement limitée. Il n’était nullement question pour eux d’un droit quelconque au sol, qui seul aurait pu donner à la liberté une assiette stable. Sans doute les seigneurs qui possédaient de vastes étendues de terres en friche, ou couvertes d’immenses forêts, cherchaient à attirer les cultivateurs sur leurs domaines en leur offrant de nombreux avantages ; mais les propriétaires moins riches voyaient déserter leurs tenures, et les contrées du midi enlevaient à celles du nord de nombreux habitans. On rencontrait, disent les chroniqueurs, de vastes champs laissés en friche, qui présentaient la sauvage nudité d’un pays inhabité.

Voulant attacher à sa cause les propriétaires peu aisés et s’emparer du trône, un homme remarquable par l’intelligence et la vigueur, Boris Godounof, qui était devenu le gendre de Jean le Terrible, fit rendre, sous le règne de son beau-frère Fédor, le règlement de 1592 ou 1593 (car on n’est même pas d’accord sur la date exacte de ce document), qui fixait le paysan libre à la terre au lieu de l’attacher à la personne du maître. Le servage, qui s’était développé de fait à côté de l’esclavage, rencontra ainsi sa formule légale, et le jour de la Saint-George, auquel la migration était jadis permise aux laboureurs libres, n’a plus rappelé au paysan russe qu’une déception consacrée par un dicton populaire ; quand on veut exprimer un désappointement, on dit : « Voici le jour de la Saint-George ! »

Naturellement les infractions à une loi qui embrassait de plus nombreuses catégories devinrent plus fréquentes, et les poursuites dirigées contre les serfs fugitifs se multiplièrent. Boris Godounof, dit Karamsine[21], ne voulant pas supprimer une loi faite pour le bien, résolut d’en modifier le caractère. Il permit dans l’année 1601, partout excepté dans le district de Moscou, aux cultivateurs des nobles d’un rang peu élevé de passer, à une époque fixée, d’un propriétaire à l’autre, pourvu qu’il fût de la même classe, et que cette mutation ne se fît point en masse, mais seulement par deux cultivateurs à la fois. Cette faveur ne fut point accordée aux paysans des boyards, ni à ceux de la couronne, du patriarche et des couvens.

Boris Godounof régularisa ainsi un état de choses qui reproduisait exactement le servage de la glèbe, les paysans furent gleboe adscripti ; mais leur sujétion devait entraîner une assimilation encore plus complète avec les esclaves, puisque l’esclavage domestique continuait de subsister. Pour employer une locution usitée en Russie ; à côté du paysan affermi à la terre se trouvaient les esclaves domestiques, dont le seigneur disposait à son gré, qu’il employait comme bon lui semblait, et dont il pouvait trafiquer comme d’un vil bétail. Une règle commune devait naturellement étendre le niveau sur la masse des assujettis, esclaves ou serfs. D’ailleurs comment auraient-ils osé se plaindre ? De qui auraient-ils pu espérer protection et justice ? A mesure que le temps s’écoulait, les nuances d’origine allaient s’effaçant. Comme il n’y avait pas de loi qui défendît de vendre les paysans sans la terre, on s’inquiéta peu de savoir s’il en existait une pour le permettre. Les esclaves se vendaient de toutes les façons, avec la terre ou séparément, parce qu’ils étaient les plus faibles et leurs maîtres les plus forts, et surtout parce que ceux auxquels ils auraient pu en appeler étaient eux-mêmes possesseurs d’esclaves[22].

Cependant Pierre le Grand avait rendu un oukase qui, destiné à adoucir cette rigueur, ne servit qu’à prouver qu’elle était devenue générale. « Il est d’usage en Russie, écrivait Pierre Ier au sénat, de vendre les hommes comme du bétail, en séparant les parens de leurs enfans, les époux l’un de l’autre, ce qui n’a lieu nulle part dans le monde et fait couler bien des larmes. C’est pourquoi nous ordonnons au sénat de faire un règlement pour défendre la vente des hommes sans la terre qu’ils habitent, ou, s’il est impossible qu’elle soit défendue, pour empêcher au moins de séparer les uns des autres les membres d’une même famille. » Quand Pierre voulait être strictement obéi, il n’employait pas ce langage, il ne connaissait pas l’impossible. Le sénat n’exécuta point l’ordre qu’il avait reçu. Et d’ailleurs n’est-ce pas Pierre lui-même qui riva définitivement la chaîne du servage par le premier recensement, ordonné en 1721, qui fournit un terrain légal à la coutume établie ? Il sanctionna le pouvoir absolu du seigneur, à l’image du pouvoir absolu qu’il fondait dans l’état. Sans qu’il parût aucun texte de loi, la servitude complète régna désormais de facto en Russie. Le recensement, accompli dans un intérêt fiscal, fit considérer les paysans comme base de l’évaluation des terres. Le gouvernement dénombrait la population mâle pour assurer la perception de l’impôt personnel, calculé sur la quotité des âmes ; il adoptait le même principe pour le recrutement, et, en rendant les seigneurs responsables, il consacrait définitivement leur puissance[23].

La grande Catherine, la Sémiramis du Nord, qui correspondait avec Voltaire et qui se vantait d’effacer le mot esclave de la langue russe, étendit le régime du servage à la Petite-Russie : elle prescrivit aux paysans, en 1783, de demeurer à jamais là où son oukase les trouvait établis. On raconte que des personnages influens à la cour de l’impératrice, ayant été mis dans le secret de cette mesure avant qu’elle fût rendue publique, s’empressèrent d’attirer sur les terres qu’ils possédaient dans la Petite-Russie autant de paysans qu’ils purent, en leur offrant des conditions avantageuses. La nouvelle loi vint les clouer à la place où l’espoir du bien-être les avait attirés[24].

Si aucune loi ne défendait dans la Grande-Russie de vendre les paysans en les détachant de la terre, la Petite-Russie eut du moins le privilège d’échapper à ce régime. Le sénat demanda à Paul Ier d’autoriser ce trafic ; mais le fils de Catherine écrivit de sa main sur le rapport : « Les paysans ne doivent point être vendus séparément de la terre qu’ils habitent. »

Sous le règne de l’empereur Alexandre Ier, dont les bonnes intentions à l’égard des paysans sont généralement connues, la question de servage fut enfin soumise à un examen approfondi, et M. Tourguenef, appelé alors par ses fonctions à étudier cette affaire, nous donne de curieux détails sur l’opposition que rencontrèrent les projets réformistes d’Alexandre. Des paysans se plaignaient d’avoir été enlevés à leurs foyers et vendus à un fabricant de machines qui les employait à de durs travaux. L’empereur envoya la pétition au conseil d’état, avec ordre de l’examiner, et en ajoutant de sa main quelques lignes pour exprimer la surprise, qu’il éprouvait. « Je suis bien sûr, disait-il, que la vente d’esclaves sans la terre est depuis longtemps défendue par la loi. » Les jurisconsultes du sénat, questionnés à ce sujet, produisirent un tarif de droits d’enregistrement du temps de l’impératrice Anne, nièce de Pierre Ier, qui, en énumérant ce qu’on devait payer à l’état pour les diverses sortes de propriétés vendues, mentionnait le droit à acquitter pour la vente des personnes sans la terre. Cette disposition avait été renouvelée sous le règne même de l’empereur Alexandre, en 1807.

Un projet fut préparé pour adoucir le sort des serfs, mais après quelques discussions, l’ajournement ayant été prononcé, on ne s’en occupa plus. Le prince Kotschubey, homme éclairé d’ailleurs, présidait le conseil ; il dédaignait de petites mesures qui ne pouvaient guérir un mal de cette gravité. Après la lecture du protocole, dans lequel se trouvait rapportée l’opinion d’Alexandre 1er avec les renseignemens destinés à la combattre, le prince s’approcha de M. Tourguenef, et lui dit avec un sourire moitié amer, moitié moqueur : « Songez donc que l’empereur est persuadé que depuis vingt ans on ne vend plus dans ses états d’hommes en détail[25] ! » Et cependant au palais de justice de Saint-Pétersbourg, à quelques pas de la demeure du souverain, on vendait par autorité de justice les hommes compris dans les biens des faillis ; une vieille femme venait ainsi d’être adjugée pour 2 roubles 1/2 : terrible exemple de l’ignorance dans laquelle vivent trop souvent les souverains absolus de tout ce qui se passe autour d’eux !

L’empereur Nicolas n’a pas voulu aborder la grande question de l’abolition du servage ; il essaya seulement de rendre moins dure la condition des serfs. Cette pensée dicta les oukases relatifs aux contentions entre les seigneurs et les paysans, à l’inscription des serfs attachés à la personne du maître (dvorovié), à l’interdiction de vendre les serfs sans la terre ; mais la servitude présente ce caractère particulier, qu’elle devient plus intolérable à mesure qu’on cherche à l’adoucir par des dispositions protectrices. À l’origine, le sort matériel de l’esclave est assez doux ; prisonnier de guerre, il se soumet à sa destinée, ou bien il se réfugie dans la servitude pour échapper à la plus horrible détresse ; il se vend pour ne pas mourir de faim. Ce fait a été très commun aux époques de culture primitive, qui voient toujours, faute de prévoyance et de travail régulier, des années de disette et de famine se succéder à des intervalles rapprochés ; il l’était surtout en Russie, où les récoltes abondantes de certaines contrées n’empêchent pas encore aujourd’hui la famine, faute de voies de communication. D’ailleurs, ainsi que le fait observer Montesquieu, a dans tout gouvernement despotique on a une grande facilité à se vendre ; l’esclavage politique y anéantit en quelque façon la liberté civile[26]. » Aux esclaves vinrent donc successivement s’ajouter en Russie les hommes que le besoin de secours ou de protection faisait renoncer à la liberté. Les distinctions qui les séparaient s’effacèrent peu à peu, et l’on perdit jusqu’au souvenir des franchises anciennes : les couches du servage se formèrent successivement sur une terre qui connaissait l’esclavage de toute antiquité.

Ce qui s’est passé en Russie s’est accompli partout : seulement l’Occident, débarrassé beaucoup plus tôt des périls de l’invasion, a pu entrer depuis des siècles dans l’accomplissement de cette œuvre capitale de la civilisation qui consiste dans la conquête de la personnalité humaine au moyen de la possession individuelle du sol et de l’égalité juridique. Il y a quatre cents ans à peine que la Russie a été délivrée du joug des Mongols. Ne soyons pas étonnés de la voir en arrière, dans une sorte d’enfance politique, et joignons nos vœux aux efforts tentés pour la faire arriver à l’âge viril.

Le travail imposé aux esclaves et aux serfs n’est pas trop dur, tant que l’enfance du commerce restreint les exigences aux besoins de la consommation ; mais à mesure que le cercle des besoins s’élargit chez le maître et que le commerce s’étend, l’intérêt pousse à exiger un travail excessif. En même temps, si l’esprit de l’homme assujetti se développe, il souffre plus de son état d’abaissement ; il devient moins docile, tandis que le maître devient plus exigeant. Le mode de culture change ; il nécessite plus d’application et plus d’intelligence, il repousse les procédés grossiers de l’enfance sociale, et demande le concours de bras actifs et dévoués. Pour que l’esclavage se maintienne, il faut donc rendre la discipline sévère, conserver au maître un pouvoir sans limites. Cependant les droits de l’humanité commencent à être mieux compris, et par une coïncidence inévitable les liens du servage viennent à se relâcher au moment même où il faudrait les resserrer, si l’on faisait abstraction des idées étrangères à l’intérêt matériel. La loi prend sous sa protection l’homme assujetti, et il est impossible qu’elle néglige ce devoir au milieu d’un développement de civilisation quelque peu prononcé ; elle rend de plus en plus difficile le maintien de l’esclavage. Ceux qui cherchèrent à paralyser les efforts généreux d’Alexandre Ier obéissaient à une inflexible logique. Il suffit de comprendre que l’esclavage, comme instrument économique, n’admet pas de moyen terme pour se rendre compte également des obstacles suscités à la volonté énergique de l’empereur Nicolas. Plus d’un acte de son long règne témoigne de l’intention persévérante de transformer la condition des paysans ; mais les mesures qu’il avait prises n’ont eu pour résultat que de rendre de plus en plus impossible le servage lui-même, sans toutefois le faire disparaître.

En se prononçant contre la suppression du servage, M. Tegoborski et M. de Haxthausen ne paraissent pas avoir suffisamment étudié les conséquences de la situation actuelle : ils n’ont pas mesuré l’influence qu’exerce la nécessité de modifier les systèmes de culture, ni la force d’inertie qu’oppose à tout essai de progrès l’homme assujetti, une fois qu’il a conçu le désir de devenir libre. Autrement M. de Haxthausen n’aurait pas écrit ces incroyables paroles[27] : « Si les exploitations rurales avaient à supporter le salaire des ouvriers, le revenu net du sol serait réduit à zéro. Faut-il donc s’étonner que l’agriculture dans toutes les branches y soit languissante, et ne fasse gué de très faibles progrès ? Elle rétrograderait même, si elle n’était soutenue par le servage et les corvées. » Et il ne lui est pas venu à la pensée de se demander si l’état languissant de l’agriculture et l’absence de tout progrès sérieux ne s’expliquaient pas précisément par le servage et les corvées, maintenus à une époque qui ne saurait s’accommoder du régime patriarcal ! Par une heureuse inconséquence, M. de Haxthausen laisse souvent échapper des aveux qui cadrent mal avec le principe posé en tête de son ouvrage.


« Au commencement, dit-il[28], ils (les seigneurs) n’eurent pour ouvriers que la partie superflue de leurs dvorovié[29], dont la paresse et le travail imparfait décidèrent les seigneurs àjeur adjoindre des paysans enlevés à la charrue. Le nombre de ces derniers s’accrut en raison des profits obtenus… D’essai en essai, les seigneurs arrivèrent bientôt à la triste conviction que le paysan russe, travaillant seulement par devoir ou par corvée, est un ouvrier détestable, et qu’il est au contraire actif et intelligent dès que son intérêt est stimulé. Cette expérience les porta à permettre aux paysans de travailler pour leur propre compte, de chercher du travail en s’engageant dans différentes fabriques à la condition de leur payer une certaine redevance annuelle. De nos jours, cet usage est le plus répandu. Ce qui plaide le plus en faveur de cette coutume, c’est l’antipathie traditionnelle du peuple russe pour les travaux des champs[30]. Quand on connaît le caractère du peuple russe, il est aisé de se convaincre que cette faculté de quitter l’agriculture pour s’adonner à une industrie quelconque a pour lui beaucoup de charmes et beaucoup d’avantages, il en est de même pour le seigneur, auquel cet état de choses ne donne ni peine ni souci. Content de la redevance de ses paysans, il n’a à s’embarrasser de rien. On comprendra aisément cette préférence, si l’on compare cet arrangement sûr, facile et profitable aux ennuis sans nombre d’une agriculture arriérée, chanceuse, et ordinairement peu lucrative. »


C’est ainsi que s’établit une des formes du servage, la condition du paysan à l’obrok qui abandonne la terre pour le travail industriel. — M. de Haxthausen ne se borne pas à montrer que l’homme assujetti ne vaut rien comme cultivateur, il ajoute : « La servitude ne pouvait pas avoir alors les inconvéniens nombreux qu’elle présente aujourd’hui. De nos jours c’est tout le contraire, et toute personne sensée conviendra qu’il est impossible de la maintenir encore longtemps dans son état actuel. Tout le monde le sait en Russie ; mais comment y parvenir sans produire de révolution et de secousse politique ? Telle est la question du jour[31]. »

On remarque les mêmes hésitations chez M. Tegoborski. Cet économiste, qui a fait ressortir avec succès l’importance des forces intellectuelles dans l’œuvre de la production, approuve cependant un autre passage de M. de Haxthausen qu’il prend soin de citer, et qui est ainsi conçu : « Si la grande propriété est nécessaire aux progrès de la civilisation et de la prospérité nationales, ce qui, à mon avis, est incontestable, on ne doit pas encore abolir la servitude ; seulement il serait convenable de la transformer en une dépendance déterminée et fixée par la loi, à l’abri de l’arbitraire seigneurial, comme a cherché à l’établir l’oukase du 2 avril 1842. » En s’appropriant ces observations pratiques et judicieuses, M. Tegoborski[32] prétend que le paysan russe n’est pas ce qu’on nommait autrefois en France taillable et corvéable à volonté. Il rappelle l’oukase de Paul Ier de 1797, qui a fixé le maximum de la corvée à trois jours par semaine, et les lois ultérieures qui ont eu pour but de régulariser ce qui a rapport à cette prestation ; mais quand il serait vrai que, dans certaines circonstances économiques, il ne faut pas condamner une pareille forme de paiement en nature de la part du paysan qui obtient la jouissance d’une certaine étendue de terrain, on doit se hâter d’ajouter qu’il n’y a point de connexion absolue entre le servage et la prestation de travail, entre la confiscation du droit le plus sacré de toute créature humaine et,un mode de redevance.

Il serait superflu de renouveler les protestations qui ont retenti contre le principe de l’esclavage. C’est une question que la conscience humaine ne permet même plus de soulever. Ce qui reste à rechercher, c’est de savoir si l’esclavage subsiste encore en Russie sous les formes adoucies à l’aide desquelles on prétend le dérober aux regards. Le point à examiner est simple : l’homme du peuple, dans ce vaste empire, s’appartient-il, ou est-il dans la dépendance complète d’autrui ? La réponse ne saurait être douteuse, quand le droit de propriété se fonde sur la possession des âmes.

L’économiste Storch, instituteur de l’empereur Nicolas, a publié le cours qui avait servi à l’instruction de ce prince. Comme M. Tourguenef, il n’hésite pas à donner le nom d’esclaves aux paysans des particuliers, en réservant le nom de serfs pour les paysans de la couronne[33]. Tout en reconnaissant que leur situation légale est très malheureuse, il ajoute que les mœurs nationales et l’intérêt bien entendu des maîtres assignent à leur pouvoir redoutable des limites qui sont respectées par la plupart d’entre eux. — Nous ne contesterons point cette assertion ; il suffit d’entrevoir ce qui arrive quand des hommes moins scrupuleux dépassent ces limites, pour trembler devant les conséquences d’un pareil régime. Le nombre des maîtres qui se rendent coupables de honteux excès fût-il restreint, l’institution ne serait pas plus facile à défendre. — Aujourd’hui le résultat de la grande réforme que l’empereur Alexandre II vient d’entamer est de nature à inspirer confiance, car l’idée morale, on va le voir, prescrit d’une façon impérieuse ce que conseille l’intérêt même de la production économique.


III. — CONSEQUENCES MORALES DU SERVAGE EN RUSSIE.

Pour se faire une idée exacte de la situation des paysans russes et des conséquences morales du servage, il faut parcourir rapidement les divisions principales qui distinguent la population asservie[34].

Le statisticien russe Köppen a évalué en 1847 à 26 millions, le nombre des individus du sexe masculin qui peuplent la Russie. La proportion des paysans non libres s’élevait, selon lui, à 22,500,000, c’est-à-dire à 86 1/2 pour 100 de l’ensemble de la population masculine. Il comptait, d’après les rôles d’imposition dressés pour chaque gouvernement en 1834, 7,938,955 paysans, 126,337 colonistes, dans les domaines de l’état, et adoptait les chiffres suivans pour le reste de la population masculine des cultivateurs :


âmes
1° Paysans libres 74,844 âmes
Odnodvortsy (en allemand Einhœfler, possesseurs d’une petite ferme) 1,365,883
3° Paysans attachés aux terrains possédés par les odnodvortsy 10,978
4° Paysans de la poste [jemtschicki) 41,696
5° Paysans des forêts (lachmany) 115,235
6° Paysans des apanages 790,987
7° Serfs attachés aux biens-fonds des particuliers 10,796,461
Total 13,100,034 âmes.

Les paysans libres sont d’anciens serfs affranchis et dotés en même temps d’une certaine portion de terrains, ou qui en ont fait l’acquisition par achat. L’empereur Alexandre Ier fit paraître en 1803 le règlement en vertu duquel cette émancipation individuelle peut conduire à l’acquisition de la propriété. Le progrès est lent, puisque sur tant de millions d’hommes, et après plus d’un demi-siècle, un publiciste qui n’a garde de rien négliger sous ce rapport, M. Tegoborski, évalue seulement à 223,000 le nombre actuel des individus mâles appartenant à cette catégorie.

Les odnodvortsy se rencontrent surtout dans les gouvernemens de Koursk, Tambof, Voronèje, Orel, Penza, Orembourg et Saratof. Les uns sont propriétaires, les autres simplement usufruitiers de petites portions des biens de l’état.

Les paysans appartenant à l’administration des postes sont tenus de fournir les chevaux et les charrettes nécessaires, avec le postillon (jemtschik), au lieu de faire la corvée ou de payer une redevance pour les terres qui leur sont concédées. Leur nombre tend à diminuer.

Les paysans de l’administration des forêts ne se rencontrent plus que dans les sept gouvernemens de Kazan, Nijni-Novogorod, Orembourg, Simbirsk, Tambof, Wiatka et Penza. Ils descendent des anciens Tartares, qui remplissaient autrefois différens services pour le compte du gouvernement, et des Mordouins, qui étaient auparavant assujettis à un tribut en peaux d’animaux à fourrure. En échange de ces prestations, ils sont employés à différens travaux dans les forêts de la couronne. Au recensement de 1811, la population masculine de ces paysans s’élevait à 643,000 ; mais sous l’influence de règlemens ultérieurs ce chiffre a été réduit à 140,000.

Les paysans des apanages paient une redevance sous le titre d’obrok, comme presque tous les paysans de la couronne.

D’après les calculs de M. Tegoborski, le nombre des paysans serfs appartenant à des particuliers s’élèverait actuellement à près de douze millions. Occupons-nous d’abord de ceux-ci, en nous réservant de montrer dans une autre étude le sort des paysans de la couronne, ainsi que l’influence de l’organisation communiste des terres qu’ils occupent.

Au moment de signaler des faits trop peu connus, nous devons d’abord écarter une objection qui n’a jamais manqué de retentir quand il a été question de restituer à l’homme le droit qu’il tient du Créateur, ce droit suprême qui ne lui permet pas d’être une propriété, parce qu’il a été créé à l’image de Dieu ! On parle de la démoralisation, de l’ignorance, de l’incapacité de l’esclave. Il suffit de connaître le peuple russe pour repousser de pareils argumens. Sans doute il est ignorant, et sa moralité laisse trop souvent à désirer ; mais ce sont les conséquences mêmes du triste sort auquel il se trouve condamné. Sa nature est bonne, et son intelligence éveillée ; il faut même qu’il soit doué de rares aptitudes pour développer des qualités remarquables au milieu des liens du servage. « Le Russe, dit M. de Haxthausen, a une disposition merveilleuse pour toute chose : par sa facilité à améliorer sa position sociale, il l’emporte peut-être sur toutes les autres nations. Le plus souvent le hasard seul décide du métier qu’il embrassera. S’il est fils de serf, c’est le seigneur qui lui dit : « Tu seras cordonnier, cuisinier ou tailleur. » Pour remplir les différens métiers nécessaires dans un régiment, le colonel ordonne de désigner tant de selliers, d’écrivains ou de musiciens, et la chancellerie du régiment exécute ses ordres sans hésiter. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que ce choix, fait pour ainsi dire au hasard, sans consulter ni les dispositions ni le goût de ces artisans improvisés, est ordinairement couronné de succès[35]. » M. de Haxthausen ajoute, il est vrai : « L’argent et les honneurs, voilà les deux idoles du peuple russe ! Tant qu’il n’est pas sorti de sa condition, le paysan est bon, simple et honnête ; mais dès qu’il passe à l’état de marchand, il se pervertit entièrement et devient un fripon fieffé. » Si ce jugement était complètement vrai, le paysan russe serait encore plus à plaindre qu’à blâmer. Jusqu’ici tout semble conspirer pour le pervertir, et dans sa naïve ignorance il n’a même pas le refuge de la religion. Le trop fidèle tableau que retraçait dernièrement la Revue peut faire apprécier l’influence morale du clergé orthodoxe[36].

À côté des méfaits que l’on peut leur reprocher, il est juste de constater, avec M. Tourguenef, que les paysans russes sont aussi capables de bonnes qualités, quand le milieu dans lequel ils sont placés leur permet de les développer. Il existe une association qui fournit aux marchands, aux négocians, aux banquiers, des commissionnaires, des garçons de caisse, etc. ; souvent ces gens deviennent les véritables hommes d’affaires de ceux qui les emploient. Ce sont les artelchiks (compagnons), dont la probité est proverbiale ; ces braves gens sont de simples paysans, souvent serfs à l’obrok.

La dextérité du peuple russe a fourni à Storch des remarques ingénieuses[37], que confirme un observateur dont on ne contestera pas la pénétration, M. de Custine. « Les Russes, dit-il, sont singulièrement adroits et industrieux, » et il fournit de nombreux exemples à l’appui de ces paroles. Storch a reproduit un passage d’un écrit peu connu de Faber, Promenades d’un Désœuvré, qui renferme des observations fines et justes :


« Le Russe, dit M. Faber, a une aptitude étonnante pour prendre toutes les formes, pour acquérir toute sorte de talens ; il sait tout imiter : langues, arts, manières, il saisit tout avec facilité, il a de l’adresse pour tout. J’ai pris mon Fédotte au hasard, je l’ai dépouillé de son sarrau de paysan. J’en aurais fait mon secrétaire, mon écuyer, mon maître d’hôtel, mon intendant. N’ayant besoin que d’un laquais, j’en fis mon laquais. Le lendemain du jour où je le pris à mon service, je ne le reconnaissais plus : il parut le matin en grosse cravate, souliers cirés à nœuds, les cheveux dressés en crête et le tablier retroussé par un bout. Il me servit du thé d’un air affairé ; au bout de huit jours, il y mettait de l’élégance : il avait pris exemple sur des valets de chambre… Mais ce n’est pas tout : il sait tous les métiers ; je l’ai trouvé tricotant des bas, raccommodant des souliers, faisant des paniers et fabriquant des brosses ; quelquefois il se cuit du pain et se fait des gâteaux au poisson. J’ai goûté avec plaisir de son chichi[38] et de son gruau. Un jour je le surpris se faisant avec son couteau une balalaïka[39]. Enfin je ne lui ai rien ordonné qu’il n’ait su faire. Il a été au besoin mon menuisier, mon sellier, mon tailleur, mon serrurier. Il n’exécutera pas tout cela en perfection, ce n’est pas ce qu’on demande d’un domestique, mais il saura me tirer de l’embarras du moment… Point de nation qui ait une aptitude plus générale pour tous les emplois auxquels on la destine ! Les seigneurs désignent au hasard parmi leurs serfs des sujets pour différens métiers : tel doit être cordonnier, tel peintre, tel horloger, tel musicien. »


Que l’oppression sous laquelle vivent ces hommes engendre l’astuce, la ruse, la mauvaise foi, toutes les misères imposées par la force brutale à la faiblesse sans défense, qui pourra s’en étonner ? Qui pourra méconnaître aussi la fatale influence qu’exerce cette démoralisation sur les classes supérieures et sur le peu qui existe en Russie de classe moyenne ?

« Le paysan russe a horreur des travaux de la terre, dit M. de Haxthausen, il a conservé tous les instincts nomades ; rendez-le libre, et vous verrez toute cette population quitter le sol qui la nourrit et priver la culture des bras les plus indispensables. » Cette assertion, si elle est fondée, constitue le plus terrible acte d’accusation contre le servage et contre le prétendu bienfait des institutions communales de la Russie. Le paysan fuit le joug sous lequel il demeure courbé ; il s’efforce d’allonger, afin qu’elle soit moins pesante, la chaîne à laquelle il est rivé, et il n’est point retenu par le lien énergique de la propriété du sol. — Étrange cercle vicieux auquel on se condamne, quand pour refuser la liberté on prétend s’armer des misères morales qu’entraîne après elle la privation même de la liberté ! Il en résulte des difficultés d’application, cela est vrai ; mais ces difficultés font partie de l’expiation.

Il devient superflu d’insister sur cet ordre d’idées ; des faits nombreux prouvent l’intelligence naturelle des hommes asservis et enlèvent en Russie aux défenseurs de la servitude l’étrange excuse qu’ils ont essayé de faire valoir ailleurs, en voulant, comme l’avait fait Aristote, montrer dans le maître l’intelligence qui domine, et dans l’esclave la matière qui obéit à l’impulsion extérieure de l’esprit. Cette triste objection étant écartée, entrons dans l’examen des faits qui démontrent avec une pleine évidence la nécessité de l’émancipation. — Les serfs des particuliers se divisent en deux catégories principales : les serfs attachés à la terre, et les serfs attachés à la personne du seigneur (dvorovié), qui rappellent les esclaves domestiques. Cette dernière forme de servitude est la plus ancienne ; elle se conciliait avec les habitudes nomades des populations primitives. La guerre recrutait, comme elle le fait encore en Afrique, cette population assujettie. On a vu aussi, par les dispositions des anciennes lois russes, que les hommes libres pouvaient se vendre ou s’engager à servir sans condition déterminée, ce qui entraînait leur asservissement. On les appela serviteur par contrat (kabalny hholopi, kabalny lioudy). Jusqu’au recensement prescrit en 1721 par Pierre le Grand, ils furent distingués des paysans attachés à la glèbe ; mais, confondus depuis sur les mêmes registres, ils contribuèrent à rendre plus dure la condition des paysans, dont le propriétaire disposa dès lors arbitrairement, en les attachant à sa personne, si bon lui semblait.

Les serfs personnels, appelés en Russie dvorovié (gens de cour), forment cette domesticité orientale, reste du luxe des sociétés barbares qui consiste surtout à entretenir une suite nombreuse. Cette armée de domestiques n’empêche pas les maîtres russes d’être fort mal servis : un proverbe de ce pays dit que l’enfant qui a sept bonnes a toujours un œil de moins. Il y a là un incroyable gaspillage de forces, et la masse des gens inoccupés donne lieu à des bizarreries monstrueuses. Un propriétaire vivant dans ses terres a chez lui non-seulement ses tailleurs et ses cordonniers, mais aussi des peintres, des chanteurs, des orchestres, quelquefois des troupes d’acteurs et des corps de ballet. On a vu un seigneur vendre à un autre tout un corps de ballet en bloc : les danseurs, les danseuses, tout le matériel, furent expédiés à l’acquéreur dans des fourgons, comme des balles de coton ou des tonneaux d’épiceries. — Chacun a pu entendre naguère à Paris et à Londres d’étranges artistes, serfs russes formés à l’exercice musical : pour exécuter un morceau, il leur fallait se réunir à trente ou quarante, chacun ne sachant donner qu’une seule note. Ils constituaient une espèce d’orgue dont chaque tuyau était remplacé par un homme : admirable image d’un régime de mécanisme ! — Dans une comédie russe, un riche propriétaire, voulant créer un orchestre et un corps de ballet, passe en revue son nombreux domestique. Apercevant un homme à grosses lèvres, il dit : « Celui-ci jouera de la flûte » et ainsi du reste. Dans une autre scène, les danseurs interrompent leur pas de ballet pour saluer respectueusement le seigneur quand il éternue, comme pour lui dire : « Dieu vous bénisse ! » Ce côté grotesque du servage, empreint d’une amère ironie, n’est pas moins instructif que le côté terrible. M. de Haxthausen raconte qu’à Nijni-Novogorod, en allant au spectacle, il ne put se défendre d’une extrême surprise, lorsqu’il apprit que tout le personnel, acteurs, chanteurs et chanteuses, se composait de serfs appartenant à un seigneur. La prima donna, actrice choyée du public, habituée aux applaudissemens et aux triomphes, était fille d’un pauvre paysan. Les acteurs qui avaient rempli les rôles de prince, de boyard et de héros étaient également de pauvres hères, fils de serfs attachés à la glèbe seigneuriale. Quel singulier contraste ne devaient-ils pas trouver entre ce rôle momentané et leur situation habituelle, entre l’oubli produit par l’inspiration de l’artiste et le sentiment de leur condition véritable ! Pour avoir le droit d’être acteurs, pour exercer le plus libre, le plus indépendant des arts, ils étaient obligés de payer à leurs seigneurs un obrok, comme on l’exige pour un métier, et d’acquitter ponctuellement la dîme prélevée sur l’intelligence[40]. — Voici, en deux mots, l’histoire du théâtre de Novo-gorod. Un seigneur avait fait construire dans sa terre une salle de spectacle ; il dressa un certain nombre de serfs au métier de musiciens et d’acteurs, et fit exécuter quelques opéras. S’étant ensuite établi à Nijni-Novogorod, il y transporta son théâtre. Il engageait simplement à ces représentations de société quelques amis ; mais, atteint par des revers de fortune, il se décida à faire payer les billets d’entrée, et se fit entrepreneur d’une troupe de comédiens. Après sa mort, il fut remplacé par un autre directeur, et au moment où M. de Haxthausen visitait Novogorod, c’était encore un seigneur qui avait acquis le matériel comme le personnel pour exploiter ce genre d’industrie.

Les dvorovié, lorsqu’ils travaillent au dehors, rapportent au seigneur la redevance annuelle connue sous le nom d’obrok. On en est venu à les exploiter de cette manière pour utiliser une valetaille surabondante, à l’image de ce qui se pratiquait déjà pour les serfs de la terre. Il existe en effet en Russie deux manières de tirer un revenu d’une propriété agricole : on fait travailler les serfs à la terre seigneuriale, ou on leur fait payer une taille annuelle, sous le nom d’obrok. Dans la Grande-Russie, ce dernier mode est le plus ordinairement adopté : la corvée (bartschina), qui consiste en trois jours de travail par semaine, y est moins usitée que dans les anciennes provinces polonaises. Quelquefois le seigneur abandonne aux « paysans à l’obrok » tout son domaine ; il n’exploite plus les terres pour son compte, il n’y réside même pas, et il se borne à toucher les sommes qui lui sont dues par les paysans aux époques fixées. Aucune règle précise ne limite les exigences du maître ; au lieu d’une taille abonnée, pour employer nos locutions du moyen âge, on rencontre une taille arbitraire, que le caprice du seigneur peut faire varier à son gré, et qui se prête à tous les excès d’une vanité orgueilleuse ou d’une cupidité impitoyable.

C’est la nécessité qui a fait introduire l’obrok en Russie. La population étant fort inégalement répartie, des seigneurs qui possédaient beaucoup de serfs n’avaient pas de terres assez étendues pour les occuper tous. Dans les contrées du nord, la rigueur du climat et la mauvaise qualité du sol ont généralement entraîné ce résultat. Ces contrées voient partir sans cesse des paysans industriels, presque toujours sobres, actifs, d’une conduite honnête et régulière ; n’ayant que peu de terrain à cultiver, ou se souciant peu de ce labeur, les émigrans en abandonnent le soin à quelque membre de la famille, et vont au loin utiliser leur travail. Presque tous les maçons et la plus grande partie des charpentiers qui travaillent à Moscou et à Saint-Pétersbourg arrivent des gouvernemens de Jaroslav et de Vladimir. Beaucoup de serfs deviennent artisans et marchands : ils prennent patente et se font inscrire dans une guilde. On en rencontre qui sont négocians, fabricans, banquiers, riches à millions, d’autres qui sont artistes, musiciens, peintres, poètes. Un seigneur russe payait un jour par une lettre d’affranchissement son billet d’entrée au concert que donnait un serf de ses domaines, devenu célèbre par un rare talent sur le violon.

M. de Haxthausen[41] dit avec raison que la servitude en Russie, c’est le saint-simonisme pris à rebours. Au lieu de rétribuer les hommes selon leur capacité et de donner à chaque capacité selon ses œuvres, on les impose suivant la même proportion. Le seigneur dit au paysan : « Tu as tel âge, tu es robuste et bien portant, tu possèdes tant de force physique ou de capacité intellectuelle ; ton instruction et ton adresse doivent te rapporter telle somme : par conséquent, en capitalisant ce produit, tu vaux tant, et tu dois me rapporter l’intérêt de ce capital vivant. » Il ne s’agit donc pas de récompenser chacun d’après les services rendus, mais d’exiger un tribut proportionnel à ces services. La formule qu’on applique est celle des socialistes modernes : « De chacun selon ses forces. » Seulement on n’ajoute pas : « À chacun selon ses besoins. »

Les habitans d’un village nommé Velikoïe-Selo étaient en partie des tisserands ; ils avaient réalisé des économies considérables et élargi la sphère de leur commerce. Cette prospérité et cette industrie invitèrent le seigneur à imposer aux paysans un obrok beaucoup plus fort que celui qu’il aurait demandé, s’il avait pris pour base la terre possédée par chacun. Il agissait d’une manière logique : n’était-il pas propriétaire d’âmes ? Au lieu d’en avoir charge devant Dieu, il en tirait profit sur cette terre, et si cet usage du droit est coupable, que dire du droit même ?

Cette faculté de pressurer des malheureux entraîne un singulier résultat : la petite propriété, au lieu de profiter aux forces morales et productives du pays, comme en France, en Belgique, etc., devient l’occasion des plus odieuses tortures. Il faut le reconnaître, l’homme riche descend rarement à des exactions révoltantes : il tire de la possession de serfs qui ont acquis quelque fortune, ou même une véritable opulence, plutôt une satisfaction d’orgueil qu’une augmentation notable de revenu. Il est fier de pouvoir dire que tel millionnaire, tel homme ayant conquis une réputation méritée, lui appartient. Il n’en est pas de même des nobles qui se trouvent dans une position médiocre ou misérable[42]. On rencontre des villages de deux ou trois cents âmes appartenant à dix-huit ou vingt seigneurs. M. Schedo-Ferroti[43], dans un écrit remarquable intitulé la Libération des paysans[44], dit avoir connu des nobles qui ne possédaient que trois ou quatre serfs inscrits comme attachés à un village ou même à une maison située dans une ville ou à la campagne. Ce que ces pauvres gens ont parfois à souffrir est effroyable. Plus ils sont forts, adroits, habiles, intelligens, et plus on les écrase ; leurs facultés plus développées ne servent qu’à leur faire imposer un plus lourd tribut. La redevance annuelle qu’on exige de ces malheureux est souvent exorbitante : on rencontre des serfs qui paient 200 et 300 roubles-assignats par an, et cette somme représente tous leurs gages d’une année, de telle sorte que les malheureux ne gagnent par un travail opiniâtre que la subsistance quotidienne, celui qui les a loués leur devant l’entretien et la nourriture. Comme l’esclave antique, ils n’obtiennent pour eux que le salaire de la vie. — Des exemples fidèlement reproduits peuvent seuls faire apprécier la portée de faits tellement étrangers à nos idées et à nos habitudes.


« Durant mon séjour à Orel, dit M. Schedo-Ferroti, j’avais un cocher auquel je payais 25 roubles-assignats par mois, le défrayant de tout et lui donnant l’habillement dont il avait besoin quand il conduisait la voiture, — sauf ses habits de tous les jours et ses bottes, qu’il devait se fournir à ses propres frais. — Cet homme, d’une conduite exemplaire, très soigneux de mes chevaux, n’avait qu’un seul défaut, celui de s’endormir sur son siège chaque fois qu’il lui arrivait de m’attendre une demi-heure.

« Je le grondai à plusieurs reprises pour cette mauvaise habitude, et, voyant qu’il n’en tenait aucun compte, je chargeai mon valet de chambre de le sermonner, et de lui déclarer que je me verrais obligé de le renvoyer, dans la crainte des accidens qui pourraient arriver à mes chevaux par suite de sa somnolence. Cette circonstance me donna le secret de ce sommeil irrésistible, si peu naturel chez un homme jeune et bien portant. J’appris que mon pauvre Vasili ne dormait pas la nuit. Connaissant un peu le métier de cordonnier, il passait les nuits à réparer les bottes de tous les domestiques du voisinage, ne quittant souvent ce travail qu’à l’aube du jour pour aller soigner mes chevaux, après quoi il nettoyait la voiture et les harnais, ce qui le menait jusqu’à huit ou neuf heures du matin : alors il fallait atteler pour me conduire en ville. Ému de pitié et sentant qu’un travail aussi accablant ne pouvait être entrepris que sous la pression du malheur, je me rendis à l’écurie pour parler moi-même à Vasili. Le pauvre garçon se jeta à mes pieds en me priant de ne pas le renvoyer, disant : « Je suis déjà en retard d’une partie de l’obrok de l’année passée ; si vous me chassez, je pourrais bien rester tout un mois sans place, et je serais un homme perdu. »

« J’appris alors qu’avec vingt-sept autres malheureux (parmi lesquels onze femmes), il formait l’héritage de Mlle D…, vieille fille du plus détestable caractère, et que je connaissais pour l’avoir rencontrée chez le major Sen… Après la mort de leur père, Mlle D… et ses quatre sœurs avaient partagé entre elles les cent cinquante-six paysans du village B…, qui était resté à peu près inhabité, vu que ces demoiselles trouvaient moins d’avantage à faire cultiver leur terre qu’à faire de leurs serfs des ouvriers et des domestiques, en leur imposant des obroks exorbitans. — Mon cocher payait par an 300 roubles-assignats, c’est-à-dire juste autant qu’il recevait de gages. Or, comme l’année précédente il avait été malade pendant six semaines et sans place durant quinze jours, il était arriéré de 50 roubles d’obrok. C’était pour rattraper cette somme et obtenir en outre ce qu’il lui fallait pour ses habits et sa chaussure, que ce malheureux était réduit à travailler nuit et jour, sans avoir l’espoir de pouvoir gagner 1 rouble pour lui-même, ni de voir finir cette torture autrement qu’avec sa vie. Le jour où je parlai à Vasili, il avait déjà soldé 33 roubles de sa dette, et n’en devait plus que 17. Tirant de mon portefeuille un billet de 25 roubles, je lui en fis cadeau, l’engageant à remettre à sa maîtresse ce qu’il lui devait. Il me remercia les larmes aux yeux, en disant : « Maintenant je vais dormir toute la nuit, car ce qu’il me faut pour mes bottes et mes habits de tous les jours, je puis bien le gagner durant la journée. »

« Avec cela, pas une plainte, pas un reproche contre l’auteur de ses souffrances, et pourtant les procédés dont usait Mlle D… n’étaient rien moins qu’humains. Dès qu’un de ses serfs se montrait inexact dans ses paiemens, elle le faisait revenir auprès d’elle dans sa maison d’Orel, et l’occupait à travailler dans un vaste jardin potager qui en dépendait ; mais elle nourrissait si peu le pauvre serf et le traitait si mal, qu’il préférait lui abandonner jusqu’au dernier rouble qu’il pouvait gagner en louant ses services à un autre maître : il avait du moins la chance d’être bien nourri et mieux traité.

« Engagé dans cette voie, je ne pus maîtriser mon désir d’en connaître plus long sur cette affaire. J’allai aux informations, et j’appris que du temps du vieux D…, le village de B… était florissant, et que ses paysans passaient pour aisés et même pour riches. Il est vrai qu’alors M. D…, avec un bien de cent cinquante-six urnes, n’avait que 5 ou 6,000 roubles de rente, tandis que Mlle D… d’Orel avait eu le talent d’extorquer des vingt-sept personnes qui formaient sa part 3,100 roubles, car les seize hommes lui payaient 2,400 roubles, et les onze femmes 700 roubles, ce qui relativement est encore plus exorbitant, vu la modicité des gages que reçoivent les servantes en Russie. « On a voulu m’expliquer l’obrok de ces femmes par des suppositions tellement infamantes, que j’ai refusé de les admettre. Il est probable en effet qu’en ce qui regarde Mlle D…, elles n’étaient que des calomnies. Cependant je dois certifier que, six ans plus tard, j’ai pu me convaincre qu’à Rostof Mme G…, veuve d’un médecin, s’adonnait à une spéculation de ce genre, en employant les traitemens les plus rudes contre les malheureuses qui voulaient se soustraire à la honte. Il est vrai que Mme G… n’avait eu en partage que deux familles, en tout quatre hommes, deux femmes et six filles ! »


Que pourrait-on ajouter à ce tableau d’une éloquente tristesse ? Il parle plus haut que ne le feraient les déductions les plus vigoureuses pour faire comprendre toute l’urgence de l’œuvre que l’empereur Alexandre II tiendra sans doute à honneur de mener à bonne fin. La possibilité d’actes aussi odieux suffirait pour légitimer une réforme radicale.

M. Tourguenef peut, en thèse générale, avoir raison quand il s’agit d’opulens personnages : les propriétaires de serfs ne leur demandent pas un tribut proportionné à la richesse que ceux-ci ont pu acquérir. Pourquoi donc ces serfs ne se rachètent-ils pas ? Parce que le maître refuse souvent l’émancipation, même au poids de l’or. M. Tourguenef[45] raconte qu’un de ses amis, voyageant dans l’intérieur de la Russie, s’arrêta, pour y passer la nuit, dans un village appartenant au comte Scheremetief. Un des notables de l’endroit, possesseur d’une maison en briques à deux étages, chose rare dans un village russe ! lui offrit l’hospitalité, en faisant servir un bon souper où ne manquait pas le champagne. Le salon était meublé en acajou ; on y voyait le portrait du comte. Comme on disait au propriétaire de la maison qu’il devait bien aimer un maître dont la bonté lui avait permis de s’élever à une pareille prospérité, le paysan répondit avec tristesse : « Sans doute, c’est un si brave homme ; mais je lui donnerais volontiers et ma maison et le reste de ma fortune, qui monte à 600,000 roubles, s’il voulait seulement me donner la liberté. » Le comte n’eût jamais admis l’idée de s’approprier les biens de ses serfs enrichis. Rien ne prouve mieux cependant combien est fragile l’appui de la volonté humaine, livrée non-seulement à l’entraînement des caprices, mais encore aux lois de notre destinée. Que le seigneur juste et bienveillant vienne à mourir, les tuteurs des enfans ne manqueront pas de s’emparer de la fortune de malheureux qui ne peuvent légalement rien acquérir pour eux-mêmes. M. Tourguenef en cite des preuves, et notamment un fait des plus curieux. Un paysan, serf du même comte Scheremetief, était devenu riche négociant à Moscou ; il mourut en laissant une somme de 150,000 roubles, déposée au lombard. Ses enfans, qu’il avait réussi à racheter du servage, réclamèrent l’héritage de leur père ; les 150,000 roubles furent néanmoins adjugés au maître, le capital devant suivre le sort de celui qui n’était pas libre lui-même.

L’immense richesse du vieux comte Scheremetief était de notoriété publique, aussi bien que l’humeur capricieuse qui lui faisait refuser les sommes les plus importantes offertes par des serfs opulens pour leur libération. Il fallait un événement extraordinaire pour qu’il se départît de cette règle. Il consentit, un jour qu’il était pressé d’argent, à vendre, moyennant 800,000 roubles, la liberté d’un de ses paysans, devenu l’un des premiers fabricans de Moscou, et qu’on disait posséder 5 millions. Toutefois il se montrait rarement d’aussi bonne composition. M. Schalouchine (père du banquier actuellement établi à Riga) était, il n’y a pas très longtemps encore, serf du comte Scheremetief ; il était marchand de première guilde et fort riche. Il offrit pour sa liberté 200,000 roubles en assignats (220,000 francs), et ne put l’obtenir à ce prix malgré ses instances. Il faisait pourtant valoir une raison grave : son état de servage rendait impossible l’établissement de ses fils, qu’aucun bourgeois de Riga ne voulait accepter pour gendres. Refusant la somme qu’offrait M. Schalouchine, le comte Scheremetief se contentait de prélever annuellement un modique obrok de 25 roubles en assignats, croyant de sa dignité de ne pas imposer le riche marchand de Riga plus fort que ses autres serfs, mais sans consentir à le libérer. C’est à un hasard assez étrange que M. Schalouchine dut son affranchissement. Après deux voyages qu’il avait faits en hiver sans pouvoir obtenir la libération que son maître lui refusait toujours, M. Schalouchine revint encore à Saint-Pétersbourg au mois de mars. Il avait reçu, le jour même de son départ, un envoi d’huîtres, et il en emporta un tonnelet pour le comte. Arrivé à Saint-Pétersbourg, il se rend immédiatement chez son maître, qu’il trouve entouré de plusieurs de ses amis, réunis autour d’un déjeuner splendide auquel il ne manquait rien… que des huîtres. Le comte était occupé à gronder son maître d’hôtel, qui s’excusait en assurant que dans tout Pétersbourg il n’y en avait pas, et que celles qui avaient été servies la veille chez M. *** avaient été commandées exprès et envoyées par la poste. À la vue du serf millionnaire qui survint en ce moment, le comte s’écria : « Voilà Schalouchine qui vient encore pour sa libération ! Eh bien ! mon cher, tu as tort de m’offrir 200,000 roubles dont je n’ai que faire : trouve-moi des huîtres pour mon déjeûner d’aujourd’hui, et je te donne la liberté ! » S’inclinant profondément, M. Schalouchine remercia le comte de cette grâce, et lui annonça que les huîtres étaient dans l’antichambre. Bientôt, aux bruyans applaudissemens des assistans, il fit rouler lui-même dans la salle le tonnelet, et le comte signa l’acte d’affranchissement sur le couvercle du bienheureux baril ; puis, abordant l’affranchi avec les mots de vous et de monsieur, il lui dit : « Maintenant, monsieur Schalouchine, veuillez prendre place et déjeuner avec nous ! » Grâce à la libération conquise au moyen d’huîtres fraîches, le serf était devenu un homme !

S’il est quelques grands seigneurs, comme le comte Scheremetief, qui se contentent de conserver un droit nominal de propriété sur un serf millionnaire, combien ne rencontre-t-on pas aussi de maîtres avides et impitoyables qui pressurent de la manière la plus odieuse les malheureux que la naissance servile a soumis à leur pouvoir arbitraire ! Quelle entrave pour le développement de la production et quel outrage pour l’humanité ! — Sans doute on trouve des serfs qui jouissent d’une prospérité remarquable. L’étranger qui arrive un dimanche dans quelque village appartenant à un grand seigneur des gouvernemens de Jaroslav ou de Vladimir croit rêver en voyant ces esclaves se promener dans de beaux habits bleus, avec leurs femmes vêtues d’étoffes de damas et de brocard ; mais ce spectacle ne saurait effacer les nombreux et révoltans abus du pouvoir seigneurial. Il ne saurait faire oublier, par exemple, les paysans de la Russie-Blanche (Vitepsk-Mohilev), qui sont si misérables qu’ils excitent la pitié des serfs russes eux-mêmes. Les propriétaires les cèdent par centaines et par milliers à des industriels qui entreprennent de tous côtés des travaux de terrassement. Le propriétaire touche le prix convenu, et l’entrepreneur s’oblige à les nourrir en route et pendant la durée des travaux. Ils s’estiment heureux quand ils sont à peu près vêtus et qu’ils n’ont pas faim.

Sans parler de l’esclavage de la fabrique et de la manufacture, nous croyons avoir suffisamment montré que les nécessités morales, non moins puissantes que les considérations économiques, prescrivent impérieusement de mettre un terme à un régime qui peut enfanter d’aussi tristes iniquités. Le bien-être d’une portion des paysans asservis, loin d’offrir un argument aux adversaires de l’émancipation, proteste contre l’anomalie qui soumet au pouvoir arbitraire d’autrui des intelligences assez développées pour avoir su vaincre de pareils obstacles. Certes on ne saurait invoquer l’indifférence des serfs pour le bienfait de l’affranchissement. Ceux qui souffrent espèrent en la liberté, ceux qui ont pu arriver à l’aisance et à la richesse répètent : « Si l’oiseau est bien dans une cage d’or, il est mieux sur une branche verte[46]. »

On a cité une lettre fort curieuse d’un propriétaire du gouvernement de Koursk. — Dès la première nouvelle de la détermination impériale touchant l’émancipation, ce propriétaire réunit ses paysans au nombre de huit ou neuf cents, et leur fit part de ce qu’il avait appris, les engageant à se réunir afin de délibérer sur la manière la plus utile pour eux d’opérer leur affranchissement. Ils répondirent qu’ils se trouvaient heureux de leur situation, et qu’ils ne voulaient pas en changer. Cependant les journaux apportèrent la même nouvelle. Les paysans se réunirent alors spontanément, délibérèrent entre eux, après quoi ils envoyèrent des délégués à leur maître pour lui déclarer que s’ils étaient libres, ils devraient avoir affaire à la police, et que, pour éviter ce malheur, ils le suppliaient de les garder — Ce n’est donc pas la liberté que ces infortunés dédaignent, c’est la police qu’ils redoutent, ce sont les monstrueux abus des employés (tchinovnicks) qui les effraient, car ils ne se sentent pas assez forts pour leur résister. Montesquieu parle des états où les hommes libres, trop faibles contre le gouvernement, cherchent à devenir lis esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement. Le paysan russe qui recule devant l’idée de l’émancipation obéit à un sentiment analogue ; l’ispravnik et ses adjoints (stanovoï pristav) lui font peur. Pour se garantir de l’oppression, il cherche un refuge auprès du maître, qui a le pouvoir de le protéger et que l’intérêt invite à le faire. Sans la sûreté des personnes et des propriétés, la liberté n’est qu’un vain mot, et si les paysans libres ne devaient pas jouir de cette sûreté, leur situation ne vaudrait guère mieux que celle des serfs.

L’émancipation des paysans russes semble, on le voit, être commandée aujourd’hui par l’intérêt politique et par les nécessités économiques aussi bien que par le sentiment moral ; mais pour être une œuvre sérieuse et féconde, elle exige tout un ensemble de réformes dans l’administration civile et dans l’organisation de la justice. La nécessité de ces réformes apparaîtra mieux sans doute quand nous aurons exposé, dans une prochaine étude, la situation des paysans de la couronne et les résultats du communisme russe.


L. WOLOWSKI, de l'Institut.

  1. Examen de la question des Paysans en Pologne et en Russie
  2. La Russie et l’Europe, la Pologne
  3. La Question des Paysans
  4. La Cloche, recueil russe consacré en partie à la question des paysans
  5. Recueil des Renseignemens statistiques publié par la Société impériale géographique de Russie
  6. L’Organisation rurale, recueil mensuel
  7. Le Règlement des rapports ruraux en Pologne, les Matinées de Carlsbad.
  8. Titre d’un drame récent de Lvof accueilli avec enthousiasme à Saint-Pétersbourg.
  9. Les Questions du Jour en Russie, par Olguerdovitch, p. 46.
  10. Esprit des Lois, liv. XVIII, ch. III, Quels sont les pays les plus cultivés ?
  11. M. de Haxtbausen l’évalue à 20,000 milles carrés, plus de 100 millions d’hectares, mais M. Tegoborski [Forces productives de la Russie, t. Ier, p. 44) considère cette évaluation comme exagérée.
  12. C’est ainsi qu’on nomme les recensemens entrepris dans l’intérêt fiscal de la répartition de l’impôt.
  13. Russland’s Kraft-Elemente, p. 45.
  14. « D’où vient que les progrès de l’Amérique septentrionale en richesse, en population, en industrie, sont bien plus rapides que ceux de la Russie, tandis qu’il y a tant d’analogie dans la situation de ces deux pays, et que la Russie jouit en outre de l’avantage d’être immédiatement en contact avec les pays du monde les plus riches ou les plus civilisés ? Peut-on assigner une autre cause que celle que nous venons d’indiquer ? » Storch, Cours d’économie politique, t. III, 169.
  15. La Russie, on le sait, a conservé le calendrier julien (vieux style), qui se trouve maintenant en arrière de douze jours sur le calendrier grégorien.
  16. Dans son n° de janvier 1858, le recueil publié en langue russe sous le titre de la Cloche (Kolokol) reproche à la noblesse de Russie de s’être laissé enlever par la noblesse lithuanienne l’honneur de cette initiative.
  17. Légendes du Nord, p. 86.
  18. L’auteur anonyme du livre remarquable publié en langue polonaise : la Russie et l’Europe, la Pologne (Rossya i Europa,Polska).
  19. Histoire de Russie, t. X, ch. III.
  20. Karamsine, Histoire de Russie, t. V.
  21. Histoire de Russie, tome XI, p. 110.
  22. Tourguenef, t. II, p. 103.
  23. Des oukases de 1723 prononcèrent des peines sévères contre le recel des serfs fugitifs.
  24. Tourguenef, t. II, p. 113.
  25. Un oukase rendu sous le règne de l’empereur Nicolas a défendu de vendre les serfs sans la terre ; mais on peut les enlever au sol qui les a vus naître pour peupler des contrées lointaines, et il n’existe que trop de moyens de continuer le commerce des hommes en dépit de la lettre de la loi.
  26. Et il ajoute : « M. Perry dit que les Moscovites se vendent très aisément ; j’en sais bien la raison, c’est que leur liberté ne vaut rien. »
  27. Introduction, t. X.
  28. Tome Ier, p. 99.
  29. Serfs attachés à la personne du maître.
  30. Cette antipathie ne vient-elle pas du sort fait à la population rurale ?
  31. Tome Ier, p. 103.
  32. Forces productives de la Russie, t. Ier, p. 327.
  33. Tome IV, p. 200.
  34. les essais de réforme de l’empereur Nicolas n’ont point introduit de modification essentielle sous ce rapport.
  35. Tome Ier, p. 46.
  36. Mœurs religieuses de la Russie, livraison du 1er juin, p. 609.
  37. Cours d’économie politique, t. III, p. 334.
  38. Chtchi, choux aigris par la fermentation, plat favori des Russes.
  39. Balalaïka, petite guitare simple à deux cordes, dont ils accompagnent leurs chants et leurs danses.
  40. Études sur la Russie, t. Ier, p. 271.
  41. Tome Ier, p. 103.
  42. Jusqu’ici, les nobles seuls peuvent posséder des terres peuplées de paysans.
  43. On assure que ce pseudonyme couvre le nom d’un des hommes les plus considérables et les plus distingués de l’empire russe.
  44. Berlin, 1858.
  45. Tome II, p. 127.
  46. Proverbe russe.