La Question du port de Strasbourg

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La Question du port de Strasbourg
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 200-217).
LA QUESTION
DU
PORT DE STRASBOURG

Peu de Français se doutent que nous venons d’incorporer un grand port dans le territoire national : Strasbourg, dont la réannexion pose un problème économique et politique des plus intéressants. Il s’agit, en premier lieu, d’assurer à cette grande ville une situation économique, non seulement équivalente, mais encore supérieure à celle dont elle jouissait sous la dépendance germanique. Ce n’est pas en vain que les trois couleurs flottent au sommet des tours ajourées de la cathédrale alsacienne ; il ne faut pas que les Strasbourgeois puissent se dire qu’ils ont périclité sous notre fraternelle administration.

Tout le commerce de Strasbourg était dirigé par les voies naturelles de pénétration fluviale, non vers la France, mais du côté des pays rhénans, d’Anvers, de Rotterdam, et vers le centre de l’Allemagne. Par les routes terrestres, il s’établissait également du côté de l’Est. On ne change pas du jour au lendemain un mouvement commercial, comme on renverse la vapeur d’une locomotive, pour la faire marcher sans transition dans un sens opposé, il va donc falloir s’occuper d’assurer d’autres directives au courant commercial de Strasbourg. A cet effet, tout le réseau de canaux doit être étudié afin de faire face aux besoins qui viennent de naître. Il ne s’agit pas de faire couler le Rhin vers la Seine : la Garonne elle-même, qui prétend jouir du privilège « de pouvoir manger tous les fleuves de France, » n’a pas encore trouvé le moyen de remonter jusqu’à Strasbourg. Nos compagnies de navigation françaises ont en conséquence le devoir de cueillir le fret alsacien qui s’offrira à eux, à la sortie du Rhin, afin de le transporter sous pavillon national ; en d’autres termes, le tonnage français doit se substituer au tonnage allemand pour toute l’utilisation du fret du nos nouvelles provinces. Parmi ce fret, il en est un qui occupe une place très spéciale : ce sont le minerai et toutes les autres productions : tôles, cornières, profilés blooms, qui sortiront des nombreuses usines, dont la possession nous est acquise dans le bassin de Thionville. Celui-ci n’étant relié par aucune voie fluviale au reste de notre réseau, nous devrons combler cette lacune.

Enfin, toute sorte de considérations politiques interviennent pour régler la question des relations entre Strasbourg et l’empire germanique, conformément aux clauses du traité de paix, qui nous assurent la liberté du transit. Puisque nous parlons du traité de paix, on a remarqué que le port de Kehl, qui se trouve en face de Strasbourg, doit rester pendant sept ans sous l’administration française. Ces avantages nous ont été concédés, afin que les ouvrages de Kehl, qui se trouvent mieux placés que ceux de Strasbourg, ne fassent pas à cette dernière ville une concurrence trop active, avant que nous ayons pris nos dispositions pour assurer l’avenir du nouveau port français.

On voit donc que les questions soulevées par la rentrée de Strasbourg dans la communauté française sont aussi complexes qu’importantes. Nous allons essayer de les passer en revue dans l’ordre où elles se présentent ; mais, tout d’abord, il importe que nous esquissions la genèse du port de Strasbourg, afin de montrer quelle est son importance, quels ont été son développement technique et la progression de son trafic dans les dernières années qui ont précédé les hostilités.


STRASBOURG CENTRE DE LA BATELLERIE RHÉNANE

L’histoire de la navigation rhénane, qui se rattache à l’époque carolingienne, se confond avec celle de la capitale de l’Alsace. Déjà, les expéditions des bateliers strasbourgeois remontaient jusqu’à l’embouchure du Rhin. Jusqu’au delà du XVIe siècle, cette corporation dominait la navigation sur le fleuve, de Bâle à la mer. Strasbourg jouissait d’une situation exceptionnelle au point de vue de sa batellerie, parce qu’elle était le centre commercial le plus important de la plaine du Rhin supérieur et le carrefour où aboutissaient les grandes voies de communication. La navigation d’alors était très différente de ce qu’elle est aujourd’hui ; en effet, les marchandises transportées étaient de peu d’importance. Le chargement des petites embarcations utilisées au moyen âge était de 100 tonnes à peu près. Le trafic ne se faisait guère qu’à la descente, car le retour en amont, nécessitant des forces humaines, aurait été trop coûteux. Ce n’est qu’à partir de 1826 qu’on organisa un service de vapeurs faisant régulièrement le transport des marchandises et des voyageurs, de Strasbourg au Rhin inférieur. Quelques années plus tard, des départs quotidiens furent dirigés sur Rotterdam, avec un transit régulier sur Londres.

Le Rhin était un fleuve au cours impétueux, partagé en ramifications innombrables qui formaient des îles marécageuses rendant la navigation difficile. A la suite d’un projet élaboré par l’ingénieur Tulla, directeur du Service des eaux du grand-duché de Bade, on construisit des digues, et on établit régulièrement le lit du fleuve. Ces travaux n’eurent pas le succès que l’on avait espéré. Le parcours se trouvait, de ce fait, raccourci d’un quart ; mais la suppression des sinuosités qui gênaient la navigation avait rendu le courant si rapide que les vapeurs ne pouvaient le surmonter. Les frais d’exploitation se trouvèrent beaucoup trop élevés, de sorte que la concurrence des chemins de fer qui s’étaient construits de chaque côté du fleuve finit par l’emporter sur la navigation. En 1855, le trafic fluvial fut définitivement arrêté en amont de Mannheim.

Seuls, les canaux français assurèrent la navigation au port de Strasbourg. Le canal du Rhône au Rhin avait été achevé en 1832, et la capitale alsacienne se trouvait ainsi rattachée à Lyon et Marseille par Mulhouse et Montbéliard. De plus, le canal de la Marne au Rhin, terminé en 1853, facilitait de nouveaux trafics entre Strasbourg et Paris, en traversant les Vosges par le col de Saverne.

Les injustes frontières créées par le traité de Francfort en 1871 entravèrent le commerce alsacien, qui se trouva séparé de ses anciennes ressources. Il fallait que l’Alsace se trouvât reliée au reste de l’Empire allemand par une voie fluviale. Des discussions s’élevèrent au sujet des travaux à exécuter pour obtenir ce résultat, soit par l’aménagement du fleuve, soit par un canal latéral. La ville de Strasbourg trancha la question en prenant le parti de créer un port. Un premier bassin fut creusé sur le canal de jonction qui relie le canal de la Marne au Rhin et celui du Rhône au Rhin entre eux et avec le fleuve lui-même. Le nouvel établissement fut inauguré en 1892. Le commerce fluvial délaissé depuis vingt-cinq années reprit son activité. Bien que contrarié par suite du mauvais état du fleuve, il atteint en 1892 le chiffre de 11 000 tonnes, en 1893 celui de 36 000, en 1894, 84 000 , en 1895, 156 000 ; en 1896, 354 000 tonnes. On s’aperçoit vite que le port devient insuffisant. De plus, sa situation à l’intérieur de la première zone militaire n’admettant de ce fait que des constructions facilement démontables, n’était pas très heureuse. Aussi la ville prit-elle le parti de créer un second port, qui est celui qui existe actuellement, à l’Est de la ville, dans une île formée par le Rhin et un de ses bras, le petit-Rhin. Ce port, de 123 hectares, fut ouvert en 1901, donnant, cette première année, un chiffre de 570 000 tonnes. Le mouvement de la navigation ne dépendait que du fleuve dont le niveau d’eau était très variable ; le port, établi dans des conditions parfaites, pouvait prétendre à un essor remarquable. Malgré les difficultés créées par le fleuve, on constate une augmentation continuelle du trafic. Envisageons, en effet, la moyenne des transports quotidiens. En 1900, elle était de 1 556 tonnes, en 1909, elle atteignit 3 612 tonnes. ! Dans cette même année, le trafic fluvial à Strasbourg dépassa 1 million de tonnes en 280 jours navigables. Le transport à la remonte était presque uniquement cause de cette progression ; en effet, le transport à la descente, trop incertain, ne contribuait que très modestement au succès du port. On finit par se ranger à l’idée de régularisation du Rhin. La ville de Strasbourg s’engagea à cet effet à payer une contribution d’un million de marks, à verser en dix annuités.

On établit dans le fleuve un lit mineur régulier, par la construction d’épis dans le lit moyen. Ces ouvrages évitaient, lorsque les eaux du fleuve étaient basses, la formation de bancs de sable qui entravent la navigation. Les travaux qui furent exécutés produisirent des résultats appréciables, bien que n’ayant jamais été complètement terminés, puisque nous retrouvons à l’heure actuelle le port de Strasbourg inachevé. Les difficultés qui s’opposaient à la navigation diminuèrent dès le début des travaux. Les résultats les plus favorables ont été acquis en 1911, année où la sécheresse fut exceptionnelle » Depuis, la navigation vers la cité alsacienne a été incessante.

L’augmentation du trafic marche de pair avec les améliorations apportées à la voie fluviale. Au cours des années 1911, 1912, 191,3, ce trafic a atteint successivement 1 089 200, puis 1 668 600, et enfin 1 989 000 tonnes, accusant en 1912 une augmentation de 53 pour 100 sur 1911. Ce sont surtout les arrivages qui donnent le chiffre le plus important, mais les expéditions suivent une progression encore plus marquante : de 63 600 en 1911, elles passent à 150 000 en 1912 et à 333 000 en 1913.

Toutes les entreprises de navigation du port de Mannheim étendent leurs services jusqu’à Strasbourg, à l’exception toutefois des services de voyageurs. Les lignes desservant les ports de mer et les places rhénanes sont donc à la disposition du commerce strasbourgeois ; on ne doit pas s’étonner dans ces conditions que le mouvement du port alsacien ait atteint en 1913, y compris les canaux, 2 700 000 tonnes.

Ainsi, son avenir tient à trois facteurs différents : le Rhin, les canaux, et les ouvrages du port proprement dits. Examinons successivement ces trois points.


LE PROGRAMME D’AMÉNAGEMENT DU RHIN

Maintenant que le Rhin est redevenu français, et que nous avons à prévoir son utilisation économique, il est intéressant de mettre en lumière les services que le grand fleuve rendait, avant la guerre, au commerce allemand. De tout temps, ses eaux vertes ont été la barrière qui séparait la barbarie de la civilisation latine ; il a toujours été considéré comme un symbole de suprématie, donnant à la nation victorieuse des garanties de sécurité. Par le traité de Francfort, le Rhin cessa son rôle de frontière, et les Allemands en firent une voie de pénétration commerciale très importante, malgré les difficultés nombreuses que présentait le fleuve, peu accessible à la navigation.

Il n’est guère de voie naturelle, en effet, qui se prête aussi mal à une exploitation régulière. Dès son entrée en Allemagne, le Rhin prend l’aspect d’un fleuve de montagne, aux eaux torrentueuses ou très basses, suivant la saison. A Mannheim, où il rencontre de nombreux affluents, son importance s’accentue, mais la rapidité du courant désagrège la rivière, qui forme des dépôts de sable et de gravier ; d’où la nécessité de continuels travaux de dragage. Dans la plaine d’Alsace, dans les Vosges et dans la Forêt Noire, des efforts considérables ont été faits pour ramener le fleuve à un lit plus régulier. Ces efforts, en même temps, ont accentué la pente moyenne du courant. Enfin des ponts et des ouvrages d’art séculaires entravent la navigation, surtout au moment des grandes eaux.

En résumé, sauf dans sa partie aval, le Rhin n’a jamais été facilement exploitable. Les nombreuses légendes du moyen âge sur les odyssées souvent tragiques des voyageurs se hasardant à naviguer entre les chaînes de montagnes du Taunus, sont là pour le prouver. Il a fallu recourir à la dynamite pour faire sauter les roches fameuses de Bingen. Vers l’Alsace, les sinuosités des berges et en Suisse les rapides de Schaffhouse, étaient autant de difficultés à surmonter pour laisser le libre passage des navires vers le lac de Constance.

Mais l’homme a triomphé des embûches naturelles que le fleuve majestueux dressait devant lui sur presque tout son parcours. Continuellement, des améliorations sont apportées à son exploitation. Dans sa partie aval, le Rhin donne accès à des navires de plus en plus importants. La Suisse a créé un port à Bâle. Les rapides et les chutes du Rhin sont utilisés pour l’alimentation de puissantes centrales électriques.

Les travaux que nous venons d’énumérer soulèvent continuellement des discussions entre les organisations locales, des intérêts particuliers se trouvent lésés par l’aménagement d’un port ou la création d’un canal latéral. Quoi qu’il en soit, l’Allemagne, cherchant à augmenter de toutes façons son développement économique, s’est ingéniée à obtenir du Rhin le rendement commercial maximum. On peut dire qu’elle a en partie réussi. La navigation fonctionne régulièrement jusqu’à Strasbourg, malgré les causes de restriction du trafic : congélation du fleuve, hautes-eaux qui interrompent le service des bateaux pendant un certain temps chaque année, basses-eaux, etc..

Strasbourg marque un point intéressant de la navigation du Rhin ; en aval, la profondeur du chenal ne descend qu’exceptionnellement au-dessous de 1 m. 40 ; en amont, au contraire, le chenal navigable, qui n’est qu’imparfaitement tracé, tombe souvent au-dessous de 1 mètre de profondeur. En aval de Strasbourg, les travaux ont été très importants dans les années qui ont précédé la guerre : ils ont coûté, en 1912, 4 780 000 marks, rien que sur la partie comprise entre Sondernheim et Strasbourg. L’administration allemande, qui a dépensé des sommes considérables pour régulariser le cours du fleuve, n’a pas à regretter ses sacrifices ; on calcule qu’en 1912, le trafic total du Rhin aurait atteint 100 millions de tonnes ; sous le pont de Cologne, il est passé dans cette même année 4 915 navires de voyageurs, 25 868 navires à marchandises, 38 938 remorqueurs divers, et 266 navires à voiles. Presque tout ce commerce intéresse les ports allemands. Les transactions avec l’extérieur sont très actives, puisque 35 millions de tonnes ont traversé la frontière hollandaise en 1912, et 15 500 navires sont entrés dans Rotterdam, le port le plus important du Rhin. Telle est la magnifique artère commerciale dont la France victorieuse vient d’assumer le contrôle.

La partie 12 des clauses du traité de paix intitulée « ports, voies d’eau et voies terrestres.... » règle de la façon suivante le sort du Rhin et de la Moselle. La navigation sur le Rhin est actuellement régie par la convention de Mannheim ; celle-ci sera remplacée par une convention générale, mais en attendant l’élaboration de cet acte, la Présidence de la commission prévue à la convention de Mannheim échoit à la France qui compte en outre quatre délégués au sein de la commission. Celle-ci étant composée de 5 Français, 2 Anglais, 2 Italiens, 2 Belges, contre 4 Allemands, 2 Hollandais et 2 Suisses, il en ressort que le contrôle du Rhin appartient définitivement aux Alliés. Le même article du traité de paix n’oublie point de donner à notre pays les moyens d’exploiter son nouveau domaine fluvial ; l’Allemagne doit, -en effet, céder à la France des remorqueurs et bateaux avec d’es parts d’intérêt dans les sociétés allemandes de navigation sur le Rhin. Le montant des prélèvements sera déterminé d’après les quotités fixées par des arbitres désignés par les États-Unis d’Amérique. La France obtiendra en outre, d’après les mêmes procédures d’arbitrage, des établissements, docks, etc.. que les Allemands possèdent dans le port de Rotterdam ; nous pourrons prélever l’eau du fleuve pour nos canaux et nos irrigations. Nous posséderons enfin le droit exclusif à l’utilisation de l’énergie hydraulique du Rhin, dans la section formant frontière Franco-allemande.

Afin de se faire une idée de l’importance de la créance de notre pays, telle qu’elle résulte des conventions du traité de paix, il suffit de considérer qu’en 1912 la flotte rhénane comprenait plus de 12 000 navires d’un tonnage supérieur à 15 tonnes, et portant plus de 35 000 hommes d’équipage ; 1 700 bateaux à vapeur de moins de 15 tonnes et 10 800 bateaux à voiles ou remorqués. 53 p. 100 de la flotte à vapeur battaient pavillon allemand ; 37 p. 100 pavillon hollandais, et 10 p. 100 environ pavillon belge. Les vapeurs sont répartis de la sorte : remorqueurs 70 pour 100, cargos 15 pour 100, navires pour le transport exclusif des voyageurs 5 pour 100, navires comprenant voyageurs et marchandises 5 pour 100. Certains vapeurs affectés au service des voyageurs ont 83 mètres de long sur 8 m. 20 de large et 1 m. 30 de tirant d’eau ; leur force est de 1 250 chevaux. Les plus grands vapeurs à marchandises, datant de 1907 ou 1906, ont une capacité de 1 306 tonnes. Les plus puissants remorqueurs font 2 200 chevaux [1].

Maintenant que nous voilà en possession des moyens d’action voulus pour dominer commercialement et politiquement !e cours du fleuve, des devoirs très précis s’imposent à nous. Pour plus de précision, distinguons ce que nous avons à faire à la sortie du Rhin, — en aval, — puis en amont de Strasbourg.

Tout d’abord à l’embouchure du fleuve. Nos Compagnies de navigation doivent prendre leurs mesures pour recueillir le fret qui descendra des plaines d’Alsace vers la mer. Il faudra qu’elles fassent de Rotterdam et d’Anvers les têtes de ligne d’un important service de paquebots ou de cargos. Déjà, plusieurs sociétés maritimes ont pris des décisions en conséquence, notamment, la Compagnie générale Transatlantique, les Chargeurs Réunis, la Société Navale de l’Ouest, les Affréteurs Réunis, Worms, les Messageries Maritimes, etc.. réorganisent leurs services d’Anvers ou de Rotterdam. Ce n’est pas en vain que les délégués de plusieurs Compagnies de navigation : MM. Dal Piaz, de la Compagnie Transatlantique, Philippar, des Messageries Maritimes, Fraissinet, Delange, de la Société Navale de l’Ouest, etc., et M. de Rouziers, secrétaire général du Comité des armateurs de France, ont accompagné la Ligne Maritime Française, précédée du glorieux drapeau des Fusiliers Marins, dans la tournée de propagande que M. Chaumet, président de la Ligue, organisa dans nos provinces reconquises.

Sans commettre aucune indiscrétion, je crois pouvoir dire que l’armement français, conscient de ses nouveaux devoirs, prend ses dispositions pour offrir à l’Alsace-Lorraine le tonnage voulu. Le Président de la République a fait allusion à cette nécessité lorsqu’il a dit au bourgmestre d’Anvers : « Tout ce que nous pourrons faire pour l’établissement de communications régulières entre la France et votre grand port, vos relations avec le Rhin, et, en particulier, avec Strasbourg, nous le ferons avec le désir d’acquitter, pour notre part, la dette de reconnaissance que toutes les nations libres ont contractée envers la Belgique. »

En aval de Strasbourg, ce que nous devons rechercher, c’est la continuation des travaux de régularisation du fleuve, tout en obtenant des Allemands qu’ils contribuent à ces dépenses dans la limite où leurs intérêts sont engagés. Nous ne saurions oublier en effet que les ports de Mannheim, de Ludwigshafen, de Worms, de Mayence, de Bingen, de Cologne, de Dusseldorf, etc., ont un trafic supérieur à celui de Strasbourg.

Le problème de la navigation en amont de Strasbourg est enfin le plus délicat à résoudre. Devrons-nous régulariser le cours du fleuve, ou assurer la navigation vers Bâle à l’aide d’un canal latéral au Rhin ?

Dans une conférence tenue à Bâle le 2 juin 1919, M. René Koechlin a longuement étudié ces deux solutions, et il préconise celle de l’aménagement d’un canal latéral au fleuve, en utilisant les forces hydro-électriques du Haut-Rhin qui, tout le long de la frontière allemande, appartiennent exclusivement à la France, d’après le traité de paix.

« Le Rhin, dit M. Koechlin, entre Strasbourg et Bâle, a une différence de niveau de 107 mètres sur 125 kilomètres, ce qui correspond, pour le débit de 800 mètres cubes par seconde utilisé dans les usines déjà créées sur le Rhin, à une puissance de 800 000 chevaux. »

Le conférencier rejette le principe de la régularisation du fleuve ; celle-ci a bien l’avantage de ne pas nécessiter d’écluses, mais elle ne permet pas l’utilisation du fleuve comme force motrice, ce qui est la base même de l’entreprise. M. Koechlin propose le creusement d’un canal latéral parallèle au Rhin, établi à une distance minimum de 300 mètres de la berge. Son projet comporte 8 écluses, assez grandes pour permettre le passage d’un remorqueur avec 2 chalands de 1 000 tonnes. Le canal constituerait une artère de grande navigation comparable par ses dimensions à celle de Suez et de Panama. Il serait relié par le canal d’Huningue à celui de l’Ill au Rhin qui met actuellement Mulhouse en communication avec Strasbourg. Les études techniques qui seront entreprises nous renseigneront sur la valeur d’un tel projet. Il faudra en tout état de cause demander le concours de la Suisse, pour le raccordement de Strasbourg à Bâle. Ce dernier port est en train de prendre une importance considérable. De 3 000 tonnes en 1904. il est passé à 15 000 en 1908. 40 000 en 1909,75 000 en 1910. 100 000 en 1913 et 100 000 dans le premier semestre 1914. On est à la veille de remonter en bateau jusqu’au lac de Constance. De toute façon, le programme de communication avec Bâle touche au point de savoir comment sera assuré le raccordement du Haut-Rhin avec les canaux qui sont appelés à rayonner autour de ce nœud si important de jonction des routes de l’Europe Centrale.


L’ORGANISATION DES CANAUX RHÉNANS

Cette ceinture de canaux qui entoure la ville, et où se reflètent les pignons pointus des maisons gothiques, est une originalité de Strasbourg. De nombreuses péniches attendent, le long des quais, leur tour de chargement ou de déchargement ; par les chemins de halage verdoyants, ces petits navires silencieux viennent pour la plupart de la frontière française ; ils donnent à la capitale de l’Alsace un cachet pittoresque, et sont le trait d’union entre la France continentale et notre nouveau port sur le Rhin ; dans la seule année 1913. celui-ci recevait 414 000 tonnes par les canaux et en expédiait 144 400, soit au total 558 400 tonnes.

Comment parviendrons-nous à intensifier cette navigation Dans une récente interwiew, M. Cels, sous-secrétaire d’Etat aux Transports, a exposé à un rédacteur du Petit Parisien le programme qu’il se propose de réaliser pour l’amélioration des canaux de France. Il a envoyé en Alsace-Lorraine, son chef de cabinet, M. Le Trocqueur, ingénieur des Ponts et Chaussées, afin de se rendre compte des besoins de nos nouvelles provinces. A la suite de ce voyage, il a été décidé d’équiper par des moyens électriques cette voie de halage, et de réviser son gabarit. Le canal de la Marne au Rhin permet actuellement le passage des péniches de 300 tonnes ; il faut assurer l’exploitation de ce canal par des péniches de 600 et même 1 200 tonnes, — puisque le Rhin est d’ores et déjà accessible jusqu’à Strasbourg aux bateaux de 1 200 tonnes, — et envisager l’acheminement sans rupture de charge de chalands de même tonnage se rendant soit sur la Marne, soit sur le Rhône.

Et ceci nous amène à parler du canal du Rhône au Rhin. Ce dernier est pour nous d’une importance primordiale, puisqu’il est destiné à relier le Rhin à la Méditerranée et à faire concurrence au projet de jonction de Bâle au Danube et du Main à ce même fleuve. La Bavière a tout dernièrement étudié un projet qui permettrait aux péniches de 1 200 à 1 500 tonnes d’aller des ports de l’Allemagne du Nord jusqu’à Constantza, que les Allemands, avant leur défaite, comptaient bien s’approprier. Il est de toute nécessité qu’après avoir assuré la navigabilité du Rhin jusqu’à Bâle [2], le canal du Rhône au Rhin soit révisé au gabarit de 1 200 tonnes par l’aménagement du canal d’Huninge à Mulhouse, puis de Mulhouse à Besançon et de Besançon à Lyon par la Saône.

En ce qui concerne le Rhône, de grands projets ont été élaborés. Un congrès s’est réuni récemment à Grenoble, où a été discutée la question de l’aménagement du fleuve au triple point de vue de la navigabilité, de la captation des forces hydrauliques et de l’irrigation. Le congrès, en appelant l’attention des pouvoirs publics sur l’intérêt national de l’entreprise, a demandé la mise immédiate au gabarit de 600 tonnes du canal entre le Rhin et la Saône, et a invité le gouvernement à signer une convention avec la Suisse, afin de ménager toutes les capacités de réserve du lac Léman, en vue de la régularisation des débits du Rhône aux basses-eaux. On prévoit pour cette entreprise une dépense de 2 500 millions, à laquelle contribueraient les collectivités intéressées : départements, villes, Chambres de commerce, et notamment la Ville de Paris, à qui on fournirait l’énergie électrique. Ce projet est d’une telle importance pour l’avenir de notre pays que nous ne doutons pas qu’il soit réalisé à bref délai. Enregistrons à ce propos les déclarations suivantes de M. Cels, sous-secrétaire d’État aux Travaux publics, qui a dit aux membres de la Chambre de commerce : « Par la réalisation de cet immense projet de l’aménagement du Rhône jusqu’à la Suisse, qui nous donnera en une sorte d’usine continue tout le long de son cours, 750 000 chevaux de force et une navigation de la mer jusqu’à la Suisse pour les bateaux de 1 200 tonnes ; par l’agrandissement du canal du Rhône au Rhin, par le Rhin devenu français, vous aurez derrière vous le réseau de navigation intérieure le plus considérable qui puisse être adjoint à un grand port : vous aurez derrière vous, par une communication facile, le champ largement ouvert sur la Suisse, l’Alsace-Lorraine et même jusqu’à la mer du Nord. »

En dehors du canal de la Marne au Rhin et de celui du Rhin à la Méditerranée, un autre réseau fluvial intéresse le port de Strasbourg ; il s’agit de l’embranchement du canal de Lorraine : celui-ci, qui s’arrête actuellement à Metz, n’avait presque pas de trafic avant la guerre ; les Allemands ne tenaient point à ce que les relations fussent suivies entre Nancy et la grande place forte de Lorraine. J’ai eu le vif plaisir de voir arriver à Metz la première péniche qui, à travers tous les réseaux fluviaux de la France, apportait des barriques de vin du Midi à la garnison. Le canal de Metz doit être approfondi au gabarit des péniches de 300 tonnes, puis poussé à travers tout le bassin minier de Lorraine jusqu’à la frontière du Luxembourg. La régularisation de la Moselle jusqu’à ce point est du plus haut intérêt pour nous, car cette artère fluviale desservira toutes les forges et hauts fourneaux du bassin de Thionville. Déjà, des relations existent entre ces usines et Strasbourg, qui est d’un autre côté en communication avec la Sarre par le canal de Sarrebrück. Mais doit on pousser la canalisation de la Moselle jusqu’au Rhin ? La réponse à cette question est beaucoup plus délicate : on peut se demander en effet s’il est opportun de dériver sur les provinces rhénanes le minerai et l’acier produits par notre bassin de Lorraine, ou s’il ne vaut pas mieux réserver nos expéditions à Strasbourg et au reste de la France. Pour moi, qui suis un partisan convaincu de l’amélioration des conditions de transports fluviaux, j’estime que nous trouverions des avantages à établir des relations directes par la Moselle entre notre bassin minier et l’Angleterre, qui pourrait nous envoyer du coke. Nous cesserions ainsi d’être tributaires du bassin de la Ruhr pour ce produit qui est indispensable à la production de la fonte d’acier. De récents événements viennent de nous prouver que nous ne pouvons guère compter sur nos ennemis pour assurer une régularité suffisante aux expéditions de coke de Westphalie vers nos hauts-fourneaux : les Allemands, qui devraient nous expédier 11 000 tonnes de coke par jour, formant 22 trains, ne nous envoient que le tiers de ce chiffre.

Quant à la canalisation de la Moselle, il y a fort longtemps qu’elle a été étudiée, puisque, dès 1769, la Société royale des Arts et des Sciences à Metz avait mis cette question au concours ; depuis 1815. la Chambre de commerce de Metz n’a cessé de piailler la cause de la canalisation de la Moselle jusqu’au Rhin. Dernièrement encore M. Houpert, membre de l’honorable assemblée, exposait comment la libre navigation jusqu’à Coblentz affranchirait du joug allemand notre industrie métallurgique. Il formulait l’espoir que l’on reçût d’Angleterre, non pas du coke, mais de la houille, pour la transformer sur place en récupérant des sous-produits indispensables à nos industries chimiques ; il demandait enfin que nos armateurs et nos grandes sociétés industrielles créassent en commun de grandes Compagnies de navigation fluviale analogues à celles qu’avaient fondées les sociétés westphaliennes En 1912, la Moselle a donné accès à 429 bateaux portant 114 000 tonnes ; si elle était mise en relations avec les bassins de la Sarre et de la Lorraine par le Luxembourg, il est incontestable qu’elle prendrait une grande importance.

De toute façon, sachons redonner de la vie aux canaux de la France, récurer leur lit, agrandir leurs berges et les peupler de péniches et de mariniers. Bien souvent, dans le wagon boggie qui les emportait à toute vitesse à travers la plaine, les voyageurs ont envié le sort paisible des hôtes de ces péniches couleur acajou, qui s’arrêtent chaque soir, dans la fraîcheur de la vallée, au milieu du cadre exquis de nos rivières bordées de saules et de prairies. Mais ils ont souri en voyant le petit âne gris piaffer le long des chemins de halage, traînant péniblement une barque qui pouvait contenir plusieurs centaines d’ânes aussi gros que lui. Qu’il paraissait mesquin, le piètre aliboron,, auprès de la puissante machine emportant le rapide dans un grand bruit d’acier ! Et cependant, rien ne serait plus faux que de représenter le trafic des canaux comme un moyen de transport désuet ; on a eu tort, lors de l’apparition des chemins de fer, de mépriser les transports fluviaux. Il est vrai qu’ils sont plus lents que les transports par voie ferrée, et qu’ils ne conviennent qu’à des matières lourdes et non périssables, mais ils sont beaucoup plus économiques. Avant la guerre, leur cout était de 1 à 2 centimes la tonne kilométrique, contre 5, 6, 7 et 8 centimes par chemin de fer. L’avantage est donc assez grand. Les minotiers de la Suisse romande l’avaient compris ; comme ils achetaient leur blé à Odessa, ils avaient trouvé leur intérêt à utiliser la voie fluviale, en faisant venir leurs céréales par le Rhin en doublant l’Espagne, plutôt que de les acheminer via Marseille et Genève.

Si nos précieux canaux ont été négligés lors de l’utilisation de la traction par fer, toute une série de considérations contribuent à leur redonner de l’actualité. Le développement des usines hydro-électriques fait rechercher partout des sources de courant grâce à l’utilisation des chutes et rapides fluviaux. On est conduit ainsi à la transformation des torrents et des rivières en de véritables marches fluviales dont les barrages forment les écluses géantes. Il s’ensuit que la batellerie, cantonnée jadis dans les plaines où coulaient les rivières canalisées, ou dans le cours inférieur des fleuves, remonte maintenant jusqu’aux extrêmes plateaux et gravit en quelque sorte la montagne par de véritables « lacs-escaliers. » En outre, l’approfondissement des canaux qui peuvent maintenant porter des péniches de 1 200 tonnes a prodigieusement augmenté le rendement des voies navigables.

Un autre fait contribue à l’accélération des transports : c’est la substitution à la traction animale ou humaine de la traction mécanique ; les tanks eux-mêmes ont été employés à traîner des rames de péniches, mais c’est surtout sur l’équipement électrique des canaux qu’il faut compter pour faciliter la navigation, étant donné que le courant sera reçu à la sortie des turbines. A cet effet, le Parlement discute un projet de loi sur l’utilisation de l’énergie hydraulique dont nous avons fait trop peu de cas jusqu’ici.

Toutes ces améliorations coïncident avec l’élévation du prix du charbon et du coût de la tonne kilométrique par fer, consécutive à la réduction de la journée de travail à 8 heures. Dans le discours qu’il a prononcé au Sénat, le 17 juin, M. Loucheur n’a pas caché les conséquences graves de la réduction de la journée de travail dans les mines. En évaluant la tonne à 70 francs, on peut estimer les sacrifices pécuniaires que nous aurons à faire pour couvrir les frais de notre consommation à 1,800 millions. La disette du charbon est grande partout ; elle sévit dans le monde entier ; elle était facile à prévoir. La France supporte tout particulièrement le poids de ce déficit, car nous sommes déjà tributaires de l’étranger pour plus de 40 millions de tonnes. « Il faut trouver des combustibles de remplacement, a dit M. Loucheur ; nous devons faire l’aménagement de nos chutes. » Bien des causes favorisent donc la renaissance de la navigation fluviale. L’eau fut la première force que l’homme sut utiliser. Le roulement des locomotives et le ronflement des locomobiles ont couvert le tic-tac des moulins qui, depuis si longtemps, troublait l’écho des vallées. Nous venons de connaître le siècle du charbon, qui ternit l’azur du ciel, et dont la fumée noire souille les alentours ; mais l’eau va prendre sa revanche. Elle présente sur la houille bien des avantages, comme source d’énergie. Point n’est besoin de l’arracher péniblement aux entrailles de la terre, elle ruisselle à la surface du sol et a cette supériorité d’être un chemin qui marche. Puissions-nous entrer dans le siècle de « la houille blanche, » dont les ondes, fécondant la glèbe, répandent partout la fraîcheur, et dont la buée légère ne salit pas !


LES NOUVEAUX OUVRAGES DU PORT ET LA CONCURRENCE DE KEHL

Outre sa position géographique, Strasbourg, en tant que ville industrielle, se prêtait admirablement à l’établissement d’un port. Tout d’abord, les charbons de quatre centres producteurs différents se font concurrence sur le marché de la place. Les charbons de la Ruhr et d’Angleterre y remontent par le Rhin, les houilles de la Sarre et de Belgique l’atteignent par canal. Les minerais de fer de la Lorraine, la potasse de Mulhouse sont à la portée de Strasbourg, ainsi que les produits des aciéries du bassin de Thionville, les bois des Vosges elles produits agricoles de la riche plaine d’Alsace. Il est juste de reconnaître en outre que la ville a été servie par une administration municipale intelligente. Le prix de l’énergie électrique est très modique ; la majorité des actions de la Société productrice appartient à la ville. Celle-ci s’est assuré d’une manière analogue une influence prépondérante sur la fixation des tarifs de l’usine à gaz et de la Société des tramways qui, reliant à la capitale les communes très populeuses des environs, lui garantissent une main-d’œuvre abondante et avantageuse. Il n’est pas étonnant que le port du Rhin ait eu du succès. Il fut inauguré en 1902 et couvre, avons-nous dit, une superficie de 123 hectares ; il est admirablement desservi par des appareils mécaniques très modernes : grues roulantes électriques, élévateurs, entrepôts à grain avec silos, ascenseurs électriques, treuils, glissières de sacs, etc. ; des minoteries très importantes, et des laminoirs de tôle se sont installés autour du port. Mais déjà celui-ci ne suffit pas au trafic actuel. Un nouveau projet prévoit l’aménagement d’une surface de 53 hectares.

Un point noir se lève cependant à l’horizon du port de Strasbourg ; sur l’autre rive du Rhin, dont les eaux magnifiques coulent entre deux minces lignes de peupliers, le grand-duché de Bade a édifié un port sur la commune de Kehl. Tel qu’il est placé, ce port présente des commodités supérieures à celui de Strasbourg ; il se compose de deux bassins se trouvant à la hauteur d’un coude du fleuve ; l’accès de Kehl est plus aisé que celui de Strasbourg. Il n’est pas douteux que les Allemands, maintenant qu’ils n’auront plus aucun intérêt à ménager la capitale alsacienne, vont lui faire une concurrence gênante. Toutefois, le port allemand est encore loin de valoir le nôtre comme importance. En effet, dans l’année 1913, il n’y est rentré que 1 315 navires contre 3 079 à Strasbourg ; et, ce qui est caractéristique, sur ce total le nombre des vapeurs est de 346 pour Kehl, et de 1 666 pour Strasbourg. D’autre part, les sommes affectées à l’entretien de ce dernier port étaient très supérieures, soit 534 000 marks contre 136 000 marks pour Kehl. Sentant avec juste raison que le port badois était capable de porter un grave préjudice à Strasbourg, avant que celle-ci se soit organisée pour établir son trafic avec la France, nous avons demandé, dans le traité de paix avec l’Allemagne, des garanties contre une concurrence déloyale. A la section 5, « Alsace-Lorraine, » sous le titre : « Voies de communication, » paragraphe G, nous lisons que les ports de Kehl et de Strasbourg seront constitués en un organisme unique, avec un directeur français sous le contrôle de la Commission centrale du Rhin, pendant une période de sept ans qui pourra être prolongée de trois ans par ladite Commission.

Strasbourg a donc un délai de sept ou dix années pour se mettre en état de défense contre la guerre économique que Kehl ne manquera pas de lui déclarer. Nous sommes convaincus que la vieille cité alsacienne sortira victorieuse de cette lutte ; nous en avons pour gages la volonté opiniâtre de ses habitants, leur esprit d’entreprise et leur goût du travail ; mais aussi, il faut que le Gouvernement français seconde de tout son pouvoir les efforts des Strasbourgeois. M. Millerand en a donné l’assurance au banquet organisé par la Chambre de commerce à l’occasion de l’ouverture de l’exposition nationale de Strasbourg : « Le Rhin, a-t-il dit, est destiné à fournir en quantité à l’industrie la force motrice qui est le premier de ses besoins. Le port de Strasbourg recevra l’impulsion vigoureuse, l’élan qui permettra à notre cher Strasbourg de jouer le rôle économique pour lequel le désigne sa situation. »

La surtaxe d’entrepôt, dont la suppression est une question vitale pour Strasbourg, est destinée à disparaître. Le programme à réaliser consiste également à améliorer l’outillage du port ; en second lieu, il faut développer les industries locales, et, pour cela, leur donner les matières premières à bon marché. Elles se trouvent à la portée de Strasbourg : minerai et aciéries de Lorraine, charbon de la Sarre, de la Ruhr, de l’Angleterre, de Belgique, potasse de Mulhouse, bois des Vosges, et tous les produits agricoles de la riche plaine d’Alsace. Il s’agit seulement de relier par des voies de communication commodes et peu coûteuses Strasbourg à tous les centres de production qui l’environnent. Ainsi que nous venons de l’exposer, cette ville va devenir le point concentrique d’une ramification de canaux qui se déploiera autour d’elle, comme un éventail dont les branches principales seront le Rhin, le canal de la Marne au Rhin, et celui du Rhône au Rhin.

Si, en effet, le port de Kehl sur le Rhin est d’un accès plus facile que celui de Strasbourg, ce dernier a ce grand avantage d’avoir derrière lui un port de canaux important. Avant d’arriver au port sur le Rhin, il faut évoquer le souvenir de tous les anciens bassins qui ont fait et font encore la prospérité de la ville alsacienne : l’ancienne douane, près du pont des Corbeaux ; le « Wörthel, » près des Ponts-Couverts ; la « Tète-Noire, » près du Quai des Pêcheurs, où les bateaux du Rhin et les péniches des canaux abordent depuis la plus haute antiquité. Enfin le pont de la porte d’Austerlitz, y compris les établissements situés sur le canal de jonction, et le port au pétrole, qui forme un quai de deux kilomètres de longueur.

Dans ce centre de bassins où viennent converger toutes les lignes de canaux provenant des extrémités de la France, de la Méditerranée et de la Mer du Nord, Strasbourg trouvera la force de triompher du port de Kehl. Les Alliés ont si bien compris l’importance de cette question qu’ils ont minutieusement réglé le régime des voies d’eau pouvant intéresser l’Europe, ils n’ont pas seulement prévu le régime du Rhin et celui de la Moselle, mais ils ont encore étendu les possibilités d’internationalisation aux voies éventuelles de jonction Rhin-Meuse et Rhin-Danube, dont la construction est, ainsi que nous l’avons dit, envisagée pour assurer des relations entre la Mer du Nord et la Mer Noire.

C’est de Strasbourg que nous exercerons la grande mission de surveillance sur les voies d’eau que nous confie le traité de paix. Ce sont ces magnifiques artères qui infuseront à la vieille cité un sang nouveau, et c’est par nos canaux intérieurs que se répandra sur tout notre pays la vie de l’Alsace-Lorraine.


RENE LA BRUYERE.

  1. Voir, pour plus amples détails, une étude faite dans le Journal France-Industrie, de mars 1919.
  2. Soit par la régularisation du fleuve, soit par un canal latéral ainsi que nous venons de l’exposer.