La Question homérique au début du XXe siècle

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La question homérique au début du XXe siècle
Maurice Croiset

Revue des Deux Mondes tome 41, 1907


LA QUESTION HOMÉRIQUE
AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

La question homérique est au nombre de celles qui semblent prédestinées à exciter indéfiniment la curiosité, sans jamais la satisfaire. Depuis qu’elle a été posée devant l’opinion savante par Wolf, à la fin du XVIIIe siècle, elle n’a pas cessé de provoquer des recherches, de faire surgir d’ingénieuses théories, de mettre aux prises les hellénistes les plus autorisés, et même, dans une certaine mesure, de passionner la partie du public qui s’intéresse aux choses de l’antiquité.

Deux ouvrages, récemment parus chez nous, témoigneraient au besoin, entre beaucoup d’autres, que ce mouvement n’est pas près de finir. Un jeune et brillant écrivain, M. Victor Bérard, essayait, il y a environ quatre ans, dans ses deux volumes sur les Phéniciens et l’Odyssée, d’éclairer les origines du poème dont Ulysse est le héros[1]. Et, quoi qu’on pense de sa méthode et de ses conclusions, on doit reconnaître que ces vieilles choses ont repris, sous sa plume, un air de jeunesse et presque d’actualité. Tout dernièrement, un des maîtres de la science française, M. Michel Bréal, a fait quelque chose de plus, en un tout petit volume, où très hardiment il a repris la question homérique presque en son entier[2]. Avec le mélange de bon sens incisif, de finesse et de simplicité qui le caractérise, il y a exposé au grand public ses vues personnelles à propos des diverses parties de son sujet. Inutile de dire qu’il l’a fait fort agréablement ; sans se soucier d’ailleurs ni de ne pas répéter à sa façon ce qui a été dit déjà et ce que l’on admet communément, ni de mettre rigoureusement toutes ses idées « au point, » ni enfin de les coordonner en une doctrine tout à fait précise. Mais, en définitive, malgré le succès de ces deux ouvrages, malgré même la valeur originale d’un grand nombre de dissertations ou de gros volumes qui paraissent d’année en année sur cette question, en France, en Allemagne, en Angleterre, et ailleurs, on ne peut déclarer que nous possédions enfin une solution généralement admise, ou que nous soyons près de la posséder.

Est-ce à dire que cette énorme quantité" de travail se dépense en pure perte ? Non, assurément. Car il y a, tout au moins, certaines combinaisons, trop téméraires ou trop simples, qui peu à peu sont écartées ; et, par là même, si le problème n’est pas résolu, il est circonscrit et restreint, ce qui ne laisse pas que d’être un avantage. De plus, comme les méthodes se modifient à l’usage, de nouveaux côtés du sujet sont sans cesse signalés et abordés. Et si ces tentatives, en général, sont loin de rendre tout ce que leurs auteurs en attendaient, il est rare, après tout, qu’elles ne procurent pas quelques élémens nouveaux de connaissance, qui ont bien leur prix. Donner un aperçu de ces tendances et de leurs résultats, en essayant de faire ressortir ce qu’elles ont ou de hasardeux ou de profitable, dégager aussi, du conflit des opinions, quelques probabilités, c’est tout ce qu’on peut se proposer ici, en une matière aussi ardue.


I

La question homérique a été liée longtemps à la discussion des témoignages anciens qui s’y rapportent directement. Mais ces témoignages, ainsi discutés, se sont trouvés finalement de si peu de valeur qu’on a dû se déshabituer peu à peu d’y chercher des élémens sérieux d’information. Quel est le savant aujourd’hui qui croirait pouvoir faire état, non seulement des biographies d’Homère, considérées depuis longtemps comme de simples inventions, mais même des traditions relatives à l’introduction des poésies homériques en Laconie par Lycurgue, ou de celles qui se rapportent aux règlemens de Solon ? Non pas, bien entendu, qu’elles ne puissent contenir aucun élément de réalité historique. Toute tradition et toute fable peut toujours servir d’enveloppe à quelque vérité. Mais, à défaut de garantie ou de signe certain qui permette de la distinguer, le plus sûr est de l’y laisser reposer, jusqu’au jour où quelque indice certain, venu d’ailleurs, offre le moyen de l’en dégager.

L’Iliade et l’Odyssée se trouvent ainsi plus que jamais sans histoire extérieure, du moins sans histoire qui leur soit propre. Il y a plus. Ce qu’on croyait savoir de leurs rapports avec les autres poèmes épiques de la Grèce s’est aussi modifié depuis une vingtaine d’années. On admettait qu’elles avaient suscité d’autres œuvres de même nature et de même esprit, qui en étaient comme une sorte de prolongement et qui constituaient ensemble ce qu’on nommait » le cycle. » Or, la notion même du cycle est devenue singulièrement obscure et incertaine. Déjà ébranlée dans ses fondemens par Wilamowitz-Moellendorff, dès 1884[3], elle a été tout près de tomber en ruines après la découverte d’une partie nouvelle de la compilation dite « Bibliothèque d’Apollodore[4]. » Aujourd’hui, on s’accorde généralement à reconnaître que l’étude doit en être reprise sur de nouveaux frais. Mais, quoi qu’on doive penser de chacun des poèmes cycliques en particulier, ce qui apparaît nettement, c’est que l’Iliade et l’Odyssée ne se distinguent, par aucun caractère spécifique, des autres productions du même genre qui les ont précédées, accompagnées ou suivies. Elles sont nées d’un mouvement d’esprit très large et très fécond, qui a fait surgir, pendant une période de temps plus ou moins longue, une abondance de récits analogues. Or, c’est l’ensemble de ces récits, ou du moins la plus grande partie d’entre eux, que la Grèce a reçus sous le nom d’Homère, et ce n’est que peu à peu qu’elle a reconnu l’impossibilité de les attribuer tous à un même auteur. Elle s’est mise alors à les distinguer, à leur faire à chacun une histoire. Ce travail, où se mêlaient la critique et la fantaisie, n’était encore qu’ébauché au Ve siècle avant notre ère, au temps d’Hérodote. Cent ans plus tard, autour d’Aristote, si l’on avait pris l’habitude de mettre à part l’Iliade et l’Odyssée comme deux œuvres supérieures, on les attribuait encore toutes deux au même poète. Nous voyons par là qu’en fait on ne savait rien de précis sur l’origine d’aucun de ces poèmes épiques. Nulle tradition positive n’avait conservé ni le nom de leurs auteurs, ni le souvenir exact du lieu et des circonstances où ils étaient nés, ni celui de leur développement intime et de leur propagation. Les critiques alexandrins les mieux informés, et parmi eux le savant et consciencieux Aristarque, en étaient réduits à demander aux textes eux-mêmes le secret de leur histoire. Et s’ils s’accordaient en général, malgré des dissidences isolées, à mettre l’Iliade et l’Odyssée hors de pair et à les grouper sous le nom d’Homère, ils n’avaient d’autre raison de le faire que la beauté supérieure qu’ils y trouvaient et le respect d’une longue habitude.

Ceci reconnu, la science moderne a compris qu’elle avait bien peu de compte à tenir des prétendues traditions. Elle a dû envisager le problème comme auraient pu le faire les savans alexandrins, s’ils avaient été libres de tout préjugé, avec moins de documens peut-être, mais avec un sens historique plus vif et plus large, et surtout avec des méthodes autrement sûres et pénétrantes. Elle a pris pour tâche d’analyser les élémens complexes de ces poèmes, d’en étudier minutieusement la langue, les croyances, les mœurs, de déterminer à quel temps et à quel milieu social ils se rapportent, en un mot de les passer, pour ainsi dire, au crible, de façon à ne rien laisser perdre des indices qu’ils peuvent contenir. Ainsi conçue, la question homérique se confond avec l’histoire même de l’épopée grecque primitive, qui, à son tour, se mêle intimement à celle de la Grèce d’Asie et des phases de sa plus ancienne culture.


II

Voyons d’abord ce que ces méthodes peuvent donner en ce qui concerne la chronologie. Personne n’ignore quelle est, à cet égard, l’insuffisance des témoignages et à quel point ils se contredisent. M. Bréal, reprenant à son compte une observation qu’Ottfried Müller faisait déjà vers 1839[5], remarque très justement que l’Iliade ne peut pas être un poème « primitif, » à proprement parler, mais qu’elle suppose une longue tradition de poésie antérieure. Il en donne des preuves excellentes, tirées des mœurs, de la langue, du style, du goût littéraire, de la façon dont elles sont présentées. Ces faits sont bien connus ; ces preuves peuvent être multipliées presque à l’infini. Seulement, quelle conclusion a-t-on le droit de tirer de là, sinon que la culture grecque est fort ancienne ? Ce qui n’est pas, à coup sûr, pour nous étonner, après les découvertes de ces dernières années. La conclusion de M. Bréal est tout autre, et elle dépasse singulièrement ses prémisses.

Au lieu de vieillir la culture grecque, il rajeunit l’l'. Dans un passage de son livre, il estime que « les derniers enrichissemens qu’elle a reçus » peuvent dater du commencement du VIe siècle. Et comme, d’autre part, il évalue à une durée de cent cinquante ans « le minimum de ce que comportent les vraisemblances pour la formation et le développement de ce poème, » on arrive ainsi, pour la période de début, aux premières années du VIIe siècle[6]. Cette hypothèse, déjà si hardie, n’est pas celle à laquelle il se tient. Un peu plus loin, précisant davantage sa pensée, il écrit : « C’est donc au temps des derniers rois de Lydie, au temps d’Alyatte ou de ce Crésus si occupé des choses grecques, que nous rapportons l’ensemble des œuvres placées sous le nom d’Homère[7]. » Le règne d’Alyatte, dont la chronologie n’est pas très sûre, paraît avoir duré environ de 604 à 555 avant notre ère ; celui de Crésus, de 555 à 540. Voilà donc Homère et son œuvre ramenés au temps de Thaïes et de Solon[8]. L’Iliade et l’Odyssée auraient été composées après les iambes d’Archiloque, après les nomes de Terpandre, après les élégies de Callinos et de Tyrtée, après les odes d’Alcée et de Sapho.

Une telle conception, qui détruirait la notion fondamentale de la succession des genres dans la littérature grecque, est bien faite pour étonner. Mais résulte-t-elle vraiment des faits allégués ? La méthode indiquée plus haut, qui rattache l’histoire de la poésie homérique à celle de la plus vieille poésie grecque et de la civilisation ionienne, est-elle appliquée ici ? Quelques faits suffiront à montrer ce qu’il faut en penser.

On peut dire, sans exagération, que toute la littérature du VIIe siècle, bien que réduite pour nous à l’état de menus fragmens, est pleine d’Homère. L’auteur du Catalogue hésiodique visait l’Odyssée et connaissait les voyages d’Ulysse, qu’il interprétait d’ailleurs sous l’influence de notions plus avancées[9]. Terpandre, vers 700, passait pour avoir mis en musique des morceaux d’Homère[10]. Archiloque, entre 700 et 650 environ, insérait dans ses compositions des réminiscences ou des imitations de l’Iliade et de l’Odyssée, et notamment de certains passages de ce dernier poème qui semblent devoir être comptés parmi les moins anciens[11]. Callinos d’Ephèse, vers le même temps, nommait Homère, auquel il attribuait la Thébaïde[12]. Alkman, un peu plus tard, mettait en scène, dans un parthénée, la rencontre d’Ulysse et de Nausicaa ; et quelques fragmens de lui ne permettent pas de douter qu’il n’eût imité d’autres parties encore de l’Odyssée[13]. Alcée, son contemporain à quelques années près, imitait, dans un des rares fragmens qui nous restent de lui, un vers du 20e chant de l’Iliade[14]. Des témoignages analogues sont fournis par des œuvres d’art. Plusieurs scènes tirées de l’Odyssée ou même de poèmes certainement postérieurs figuraient sur le célèbre coffre de Kypsélos, qui paraît avoir été ciselé à Corinthe dans le même siècle[15], Dès ce temps, par conséquent, les poèmes ioniens avaient passé la mer, et ils étaient assez connus dans la Grèce centrale pour que le public pût comprendre ces scènes. L’Odyssée est ainsi rejetée en arrière dans le passé au-delà de l’an 700, et l’Iliade, certainement plus ancienne, recule à son tour d’autant.

D’autres indices nous invitent à remonter plus loin encore. Certaines idées, certaines croyances, qui ont dominé la Grèce historique, sont encore absentes de l’Odyssée. Le meurtre, même volontaire, n’y est pas considéré comme une souillure. Les parens de la victime, seuls, ont un devoir de vengeance ; les étrangers y sont indifférens. Le meurtrier ne leur inspire aucune horreur. La purification rituelle n’existe pas encore[16]. Or, dans la première partie du poème appelé Éthiopide, qui ne peut guère être postérieur lui-même à l’an 700, nous constatons, chez un aède ionien, une croyance toute différente. Il racontait qu’Achille, ayant tué Thersite, qui l’avait insulté, dut, pour apaiser la colère de l’armée, se rendre à Lesbos et s’y faire purifier par Ulysse près de l’autel d’Apollon. Ainsi, dans le même pays et dans le même genre poétique, nous rencontrons deux croyances divergentes sur un point essentiel de la morale religieuse. Elles ne peuvent pas être contemporaines. La seconde, celle qui implique la nécessité de la purification, se rattache à la religion apollinienne et delphique. Elle a dû se développer, à partir du milieu du VIIIe siècle, avec l’influence du sanctuaire pythien. L’Odyssée, même en ses parties les plus récentes, n’en a pas encore subi l’influence. Par là, nous sommes amenés à penser que ce poème, dans son ensemble, et sauf, bien entendu, tel ou tel remaniement ultérieur, doit être placé à une date antérieure à l’an 750. On pourrait recueillir beaucoup d’autres indices de même nature et de même valeur en étudiant de près, dans le même poème, le degré de développement de certaines idées morales, par exemple des idées de « justice, » de « loi, » degré qui ne correspond pas à ce que nous savons de l’Ionie du VIIe siècle. De telle sorte que la période « homérique, » c’est-à-dire le temps où se sont constituées successivement l’Iliade, puis l’Odyssée, ayant pour limite inférieure l’an 750, devrait s’étendre dans le passé jusqu’à l’an 900 environ, sinon même plus loin.

Ceci est confirmé d’une manière intéressante par l’idée que nous donne l’Iliade de l’armée grecque et de l’armée troyenne.

Évidemment, la notion d’une communauté de race entre les hommes qui obéissent aux ordres d’Agamemnon est comme sous-entendue dans le poème : mais il faut reconnaître que la conscience nationale ne s’y manifeste encore que faiblement. Il lui manque une dénomination ethnique qui s’opposerait à une conception collective des peuples étrangers. C’est ce que Thucydide, avec son admirable sens historique, avait déjà noté[17]. Le nom d’Hellènes, qui domine en quelque sorte le Catalogue hésiodique, puisque toutes les tribus grecques y étaient rattachées à Hellen, fils de Deucalion, ne désigne dans l’Iliade qu’une petite tribu thessalienne. Cela prouve clairement qu’il n’avait pas encore de valeur nationale[18]. Un poète, à moins de le supposer archéologue de profession, n’aurait pas attribué à un nom une signification abolie et oubliée, en opposition avec celle qui était seule connue de son public. Les noms collectifs d’Argiens, de Danaens, d’Achéens ne sont pas non plus, à proprement parler, des noms nationaux. Jamais les Grecs ne se sont appelés Argiens ou Danaens, ni même Achéens. Ces noms désignaient, dans la tradition poétique, les hommes venus d’Argos ou de l’Achaïe thessalienne qui étaient censés avoir assiégé Troie. Ils se rapportaient donc à un groupement passager, dans lequel, il est vrai, la légende engloba peu à peu presque toutes les tribus de la Grèce continentale, et même les habitans de plusieurs îles. On n’y attachait aucune idée de filiation, aucune notion d’un ancêtre commun. Quant aux noms, si importans dans la Grèce historique, d’Ioniens, de Doriens, d’Eoliens, on peut dire qu’ils sont étrangers à la poésie homérique. Et ce n’est pas qu’elle les ignore absolument ou qu’elle ait scrupule de les employer. Elle nomme une fois les Doriens (Odyssée, XIX, 177) et une fois aussi les Ioniens (Iliade, XIII, 685) ; mais elle ne les connaît qu’à l’état de dans isolés, dont le nom n’a pris encore aucune extension. De même, elle mentionne des princes fils d’Éole (Iliade, VII, 154 ; Odyssée, XI, 237) ; mais il n’y a point pour elle de groupe ethnique éolien. Tout cela est fort naturel, si nous voulons bien comprendre que ces noms n’ont pris leur importance historique que peu à peu. Aux temps homériques, les confédérations qui en ont assuré la prééminence n’existaient pas encore. Les Grecs d’Asie, comme ceux du Continent, vivaient alors dans une sorte d’état inorganique, où la véritable unité sociale était la cité. Plus tard, à partir du milieu du VIIIe siècle environ, aucune influence traditionnelle n’aurait pu empêcher des poètes, sujets aux influences de la mode et toujours prêts à rajeunir les vieilles choses, d’employer les noms qui étaient d’usage courant autour d’eux.

L’armée de Priam prêterait à des observations analogues. Nous ne les développerons pas ici. Bornons-nous à remarquer que les alliés de Troie sont de petits chefs, venus des environs immédiats, ou, tout au plus, des régions littorales de la mer Egée et du Pont. Nulle idée d’États puissans, s’étendant sur le plateau anatolien. Les Phrygiens de l’Iliade habitent près du lac Ascagne ; les Mysiens, au bord du lac Gygée et au pied du Tmolos. Mais il n’y a pas de grande monarchie phrygienne : nulle allusion aux Gordios ni aux Midas. Quant aux Lydiens, leur nom même est encore ignoré. Chose inconcevable, si la royauté guerrière de Gygès, terrible pour les villes grecques, eût été déjà constituée. La notion d’une grande puissance orientale n’est entrée dans l’épopée grecque qu’au temps de l’Éthiopide, lorsqu’un successeur d’Homère eut l’idée d’amener au secours de Priam son parent Memnon, fils de l’Aurore, avec son armée d’Ethiopiens.

N’insistons pas davantage sur ce point. La date reculée de l’Iliade et de l’Odyssée résulte d’un ensemble de faits positifs. Pour la modifier, il faudrait les faire disparaître. Quant aux témoignages de l’antiquité, si nous les avons écartés de parti pris, il faut bien rappeler cependant qu’ils s’accordent à représenter Homère comme très ancien ; et lorsque Hérodote le place au IXe siècle, il a la prétention de le rajeunir[19]. Cette date est pour lui la plus rapprochée qu’il puisse se permettre d’alléguer. Sans doute, son opinion, dont nous ignorons les raisons, n’a pas de valeur scientifique. Encore est-il qu’il possédait une connaissance étendue de toute une littérature disparue, et que, lisant les vieilles épopées, les œuvres des élégiaques et des lyriques, il ne pouvait pas ne pas tenir compte d’une foule de comparaisons et de rapports qui nous échappent aujourd’hui. Admettrons-nous aisément qu’il ait reporté de quatre siècles en arrière un poète incomparable, qui aurait vécu moins de cent cinquante ans avant lui, et dans son propre pays ?


III

C’est aussi par l’étude directe des poèmes homériques, par les observations qu’ils suggèrent, par les témoignages qu’ils nous fournissent sur les aèdes et leur public, par tout ce qu’ils nous laissent entrevoir de leur propre histoire, qu’on peut essayer, en l’absence de renseignemens positifs, de deviner quelque chose du secret de leur formation.

L’opinion de M. Bréal sur ce point capital n’est pas très facile à préciser. On croit deviner chez lui une certaine indécision finale, résultant de plusieurs conceptions successives. Il repousse résolument l’idée d’une combinaison artificielle et tardive, qui aurait créé deux poèmes admirables avec des morceaux incohérens. Ce qu’il dit à cet égard ne peut qu’être entièrement approuvé. Et, à parler franchement, on pourrait même se demander s’il y avait lieu de s’occuper encore de cette conception déjà lointaine. Elle a eu son heure, et elle a été utile, comme le sont souvent les hypothèses qui secouent les vieilles opinions et qui obligent à considérer les choses de plus près. Mais enfin, nous ne sommes plus au temps de Lachmann. Sa doctrine est morte, et rien n’annonce qu’elle doive renaître. En la repoussant, M. Bréal n’accepte pas non plus l’idée d’une Iliade qui serait sortie un jour des mains de son auteur telle que nous la lisons. A moins de fermer les yeux, en effet, à des disparates, à des manques de suite, à des différences trop évidentes, il faut bien reconnaître que notre poème porte la trace, soit de conceptions diverses, soit d’altérations plus ou moins profondes. La pensée du savant critique paraît être qu’il a été composé d’abord sous une forme plus simple pour être produit dans des jeux ou concours publics, et qu’ensuite il a été grossi peu à peu, toujours en vue de ces mêmes concours. « L’Iliade, dit-il, une fois exécutée en son plan simple et grandiose, a reçu des agrandissemens successifs, non point au hasard, non point par dilettantisme littéraire, ce qui serait prématuré, mais parce qu’à intervalles réguliers revenait la même solennité où avaient été données les premières productions. Les agrandissemens viennent du même centre qui avait vu naître le thème primitif[20]. » Et précisant sa pensée sur ce point, il admet, à l’origine, « un chantre inspiré, un grand poète, dont on ne saurait se passer : et ensuite, ce qui n’est pas moins nécessaire, un groupe d’hommes, une corporation, ayant même esprit, mêmes traditions, et travaillant pour un même objet, toujours nouveau[21]. » Ce qu’il y a de personnel dans cette hypothèse, c’est l’affirmation nette d’une liaison nécessaire entre l’unité de notre Iliade et l’existence de certaines solennités périodiques, auxquelles une corporation d’aèdes solidement constituée prenait part régulièrement. Sur la formation même du poème, on ne voit pas bien en quoi la conception du « thème primitif, » dont il vient d’être question, diffère de celle d’une « Iliade primitive » (Ur-Ilias), que M. Bréal paraît tenir en défaveur[22]. Mais peu importe ce point de détail. En écartant à la fois deux conceptions extrêmes et opposées, celle d’une Iliade artificiellement constituée et celle d’une Iliade qui n’aurait jamais varié, il fait bien ressortir l’opinion moyenne qui, depuis assez longtemps déjà, tend à se dégager des discussions antérieures. Cette opinion admet l’existence d’un poème primitif, développé par une succession d’agrandissemens. La difficulté est de déterminer l’étendue du poème primitif, la raison et la nature des agrandissemens. Et, pour cela, il est indispensable de bien comprendre d’abord en quoi consiste au juste l’unité du poème actuel.

Le sujet qui lui est propre, c’est, comme on le sait, la colère d’Achille contre Agamemnon et ses conséquences. Si le nom d’Iliade a pu lui être donné, — nous ne savons trop en quel temps ni par suite de quelles circonstances, — c’est que, à propos de cette querelle, la destinée d’Ilios est en jeu ; et, par suite, on s’imagine aisément que toute la guerre de Troie y est contenue virtuellement. En réalité, ce qui nous est raconté n’est, comme l’a noté Aristote, qu’un simple épisode de cette guerre[23]. Il y a lieu de croire, naturellement, qu’on a dû se faire quelque idée d’ensemble de la guerre, avant de concevoir cet épisode. La légende de la guerre de Troie, enveloppée d’obscurité comme elle l’est, pourrait bien être issue d’une fusion entre deux traditions principales : l’une, argienne et mycénienne d’origine, formée autour d’Agamemnon, puis transportée dans l’Asie grecque, et commémorant peut-être un fait historique, dont nous ne pouvons plus ni contrôler l’authenticité ni évaluer l’importance ; l’autre, thessalienne, qui avait pour héros Achille, et qui se rattachait probablement à un culte de la région du Sperchios, transporté par l’émigration dans le pays qui devint l’Eolide. Agamemnon et Achille : rivaux prédestinés, entre qui la discorde était en quelque sorte inévitable, puisqu’ils représentaient deux groupes distincts, et qu’ils avaient chacun même popularité, mêmes droits à une primauté traditionnelle. Si une querelle entre deux héros était en soi, comme l’a montré récemment un de nos meilleurs hellénistes, M. Paul Girard, un des sujets les plus goûtés des hommes de ce temps, aucune querelle ne pouvait être plus intéressante pour eux que celle du roi de Mycènes et du fils de Thétis[24]. On ne peut s’étonner qu’elle ait pris place par le fait d’un conteur quelconque, parmi les récits qui grossissaient autour d’Ilios. Le premier qui en parla put la mentionner sans s’y étendre longuement : car elle n’était qu’un incident, dans l’ensemble d’une légende bien plus compréhensive. Toutefois, cet incident, si brièvement qu’on le suppose raconté d’abord, ne pouvait guère se réduire à la querelle elle-même. Il n’avait réellement toute sa valeur qu’à la condition qu’on adjoignît à cette querelle quelques-unes au moins de ses conséquences naturelles. Il fallait bien dire qu’Achille, offensé, avait refusé de combattre et que les Grecs, en son absence, avaient subi de cruelles défaites. La querelle, sans cela, n’eût été qu’un fait divers, insignifiant. Il fallait dire aussi comment cette retraite d’Achille avait pris fin. Ce dénouement comportait, il est vrai, plusieurs formes. Achille pouvait accepter d’Agamemnon une satisfaction suffisante. Il pouvait aussi être ramené au combat par une impulsion de sa nature ardente, telle que le désir de venger un ami, tué en son absence. Rien ne prouve que ces diverses inventions, ou d’autres encore, ne se soient pas produites tour à tour, sinon simultanément. La forme du récit que nous lisons dans l’Iliade n’a rien en soi de nécessaire. Elle a pu varier avant d’être ainsi fixée. Ce qui ne peut guère être mis en doute, c’est qu’un récit d’ensemble, médiocrement développé, ait existé avant les parties les plus anciennes du poème, à la fois parce qu’il était conforme à la nature des choses et parce qu’on a peine à comprendre comment ces parties se seraient édifiées sans ce support indispensable.

Mais si l’on en reconnaît la nécessité, on se trouve par là même en possession d’un fait initial, qui explique, sinon l’unité actuelle de l’Iliade, du moins son unité originelle. La querelle d’Agamemnon et d’Achille, une fois connue dans son ensemble, pouvait à son tour se diviser en épisodes, et ces épisodes pouvaient donner naissance à autant de chants, qui, sans être continus, formaient groupe néanmoins. De tels chants étaient propres à constituer le fond premier d’un poème futur. Il y avait en eux une tendance naturelle à se rapprocher, qui résultait de leur origine commune et de la liaison des événemens. Et comme, d’ailleurs, dans la composition actuelle, les parties qui se rapportent aux faits les plus importans, telles que la Querelle, l’Ambassade, la Défaite d’Agamemnon, la Mort d’Hector, se font remarquer entre toutes par certains caractères communs, force d’invention, pathétique, grandeur simple, puissance descriptive, il est naturel d’admettre tout d’abord que celles-là au moins sont l’œuvre d’un même poète. Mais il n’est pas nécessaire de supposer pour cela qu’elles aient constitué dès l’origine un poème à proprement parler ; car il existe, même entre celles-là, des divergences qui se concilieraient mal avec l’hypothèse d’un plan fermement arrêté.

Seulement, cette première unité, de quelque façon qu’on veuille la concevoir, n’est qu’un élément de l’unité du poème actuel. Celle-ci se manifeste par la continuité d’un long récit, qui, à travers des détours et des longueurs, s’achemine assez sûrement vers sa fin. Et, sous cette continuité, se révèle même un arrangement savant, grâce auquel des scènes de nature diverse sont heureusement entremêlées, de manière à varier les émotions et à soutenir l’intérêt. Il faut y reconnaître, en définitive, l’intervention d’un art réfléchi. Véritable création poétique, qui, toutefois, ne semble pas procéder d’un seul et même effort intellectuel. Car, malgré sa beauté, cet ensemble ne répond pas à l’idée d’un développement librement conduit par un puissant esprit, qui eût été tout à fait maître de sa pensée ; et il faut se souvenir qu’il contient des parties qui ne peuvent pas avoir même origine. Ainsi, ce n’est pas la méconnaissance de l’unité du poème, mais c’est au contraire une observation attentive de sa vraie nature, qui pousse la plupart des critiques contemporains à en chercher l’explication dans une élaboration plus ou moins lente et complexe.

Rien d’ailleurs, ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée ne vient à l’appui de l’hypothèse d’après laquelle les poèmes primitifs ou leurs agrandissemens les plus anciens auraient été composés en vue d’amples récitations et de grandes solennités, par une corporation d’aèdes. Il n’y a point d’aèdes épiques dans l’Iliade ; il y en a au contraire plusieurs dans l’Odyssée, mais ils y apparaissent toujours comme isolés. Chacun de ces chanteurs y est attaché à une maison princière, dont il est l’hôte habituel. Il y récite ses chants à la fin des repas, en les variant selon le goût des convives et quelquefois sur leur demande ; et ces récits, d’après ce qui en est dit, ne semblent pas avoir plus d’étendue qu’un de ces épisodes de l’Iliade qui viennent d’être mentionnés. Par les sujets traités, ce sont précisément des épisodes de ce genre.

Chacun d’eux forme un tout, et ce tout est un événement détaché d’un ensemble légendaire. Quant à la récitation d’une épopée complète, au sens que nous donnons à ce mot, il n’en est question nulle part. Bien plus : lorsque le roi Alkinoos donne à Ulysse une fête qui remplit toute une après-midi, l’aède Démodokos n’y fait entendre qu’un chant assez court. Le poète odysséen ne songe même pas à nous mettre sous les yeux un concours de poésie, comme il nous représente un concours de jeux d’adresse. Il avait là pourtant, si ces concours eussent existé alors, une occasion toute naturelle de glorifier son art. D’après cela, si l’on veut s’abstenir de substituer l’imagination pure aux données positives, ce n’est ni par de grandes solennités ni par le travail collectif d’une corporation qu’il faut expliquer la croissance des poèmes homériques. Nous devons au contraire poser en principe qu’ils ont dû être récités d’abord et pendant longtemps selon le mode unique qu’ils mettent en scène, c’est-à-dire sous forme de chants isolés, et aussi, par conséquent, qu’ils ont été composés en vue de ce genre de récitation. Cela n’est aucunement en désaccord avec la définition qui vient d’être donnée de leur unité. Si l’auteur des plus anciennes parties de l’Iliade a déjà commencé à établir quelque liaison entre les scènes qu’il avait composées, ce fut sans doute parce qu’étant le familier d’un des princes de son pays, il eut l’occasion de les réciter fréquemment devant un auditoire qui ne changeait guère et qui, ainsi, pouvait mettre chaque scène nouvelle à sa place parmi d’autres scènes déjà connues. D’autres vinrent après lui qui firent de même, en ajoutant de nouveaux matériaux à la construction sans cesse agrandie ; et ils le firent en poètes qu’ils étaient, c’est-à-dire en prenant soin de varier leurs inventions et de les encadrer entre celles des inventions antérieures qui leur semblaient le plus propres à les faire valoir. Le dernier travail seul, dont nous parlerons un peu plus loin, eut pour objet de constituer un texte approprié à de grandes récitations publiques. Mais, à ce moment, les poèmes existaient dans leur entier, bien que sous une forme un peu flottante encore.

La grande tâche de la critique est de discerner ces apports successifs, pour essayer de les assigner à des temps et à des lieux déterminés. On en conçoit la difficulté. Elle est si grande qu’on ne peut guère espérer la voir jamais surmontée définitivement. Les indices qu’il s’agit de recueillir sont en effet de telle nature qu’ils ne comportent qu’un degré plus ou moins élevé de probabilité. On les trouve dans l’étude de la langue, dans celle des détails descriptifs, des armes et de la manière de combattre, des mœurs, des usages sociaux, des institutions, des croyances religieuses. Toutes ces choses, lorsqu’on les examine de très près, laissent apercevoir des différences curieuses entre les diverses parties des poèmes soumis à l’observation. De très savantes recherches ont été conduites dans cet esprit depuis quelques années, et elles ont mis en lumière quantité de faits intéressans[25]. Ces recherches se font à elles-mêmes peu à peu leurs règles spéciales. On sent de plus en plus qu’elles ne doivent pas obéir à des vues trop systématiques, qu’il faut y tenir grand compte de la survivance des vieux usages et des vieilles manières de parler, et qu’elles ne doivent pas viser par suite à un classement trop rigoureux. Une fois ceci bien compris, et à la condition de s’abstenir des affirmations trop absolues qui compromettent des méthodes d’ailleurs excellentes, il y a lieu d’attendre beaucoup de ces patientes explorations, véritables fouilles grâce auxquelles on distinguera de mieux en mieux, dans les substructions de la poésie homérique, la superposition et l’ordre des différentes assises.

Le principe fondamental dont elles s’autorisent, c’est que les poètes ioniens, tout en racontant des histoires d’un âge antérieur, n’ont pu s’empêcher d’y insérer bien des traits de leur propre temps. Ce principe a en lui-même une sorte d’évidence. Dépeindre un passé très lointain, sans y rien mêler de ce qu’on a l’habitude de voir et d’entendre, suppose un effort réfléchi et constant qu’un érudit même aurait grand’peine à soutenir et qu’aucun artiste ni poète n’a jamais réalisé en aucun temps. Il est tout à fait impossible de l’attribuer à des hommes pour qui l’histoire n’existait pas, ni, à plus forte raison, le sens historique, qui en est le fruit tardif. D’ailleurs, les résultats ici ont justifié la méthode et, du même coup, le principe sur lequel elle est fondée. Il n’y a vraiment pas lieu d’insister sur ce point.


IV

D’après ce qui précède, la tradition qui attribuait l’Odyssée au même poète que l’Iliade peut désormais être considérée comme sans valeur. En fait, elle ne compte plus guère de défenseurs aujourd’hui. Les ressemblances entre les deux poèmes se réduisent à la parenté des sujets et à la pratique d’un même art de composition et de style, qui appartenait alors, non à un certain poète, mais à une classe d’hommes de même profession. Au contraire, les différences sont nombreuses et frappantes. Elles se manifestent, sous l’uniformité traditionnelle, dans l’esprit même des deux œuvres, dans les croyances, dans l’évolution des légendes, dans les points de vue moraux, dans le degré de culture, dans la langue enfin et jusque dans la versification. Tous ces faits ont été étudiés en détail et sont connus. Ils paraissent démontrer que, d’une manière générale, l’Odyssée est postérieure à l’Iliade. Toutefois, rien n’autorise à penser qu’elle ne soit pas née, elle aussi, en Ionie. Les conjectures qu’on a pu faire à cet égard manquent de fondement solide. C’est dans la Grèce d’Asie que l’épopée a trouvé le terrain le plus favorable à sa croissance ; c’est là qu’elle a pris son développement ; et l’Odyssée en marque une des phases naturelles. Par beaucoup des élémens qu’elle contient, elle semble d’ailleurs indiquer elle-même qu’elle est issue du pays où la navigation grecque a pris son premier essor, et où les légendes de la mer ont dû particulièrement trouver faveur. En outre, elle se rattache à l’Iliade par des liens si intimes, elle procède d’elle si directement par ses légendes, par ses nombreux emprunts, par ses allusions répétées, par les traditions d’art dont elle s’inspire, qu’il faudrait, pour l’en séparer, des raisons décisives. Ces raisons font absolument défaut jusqu’à présent. En ce qui lui est propre, elle ne nous offre, pas plus que l’Iliade, le premier état de la matière poétique qu’elle a illustrée. Elle repose sur un fond d’inventions, qui, certainement, avaient été déjà mises en œuvre. La plupart des personnages ou des êtres fabuleux qu’elle met en scène sont présentés au public comme d’anciennes connaissances.

Les voyages d’Ulysse sont le plus ancien récit de navigation méditerranéenne que les Grecs nous aient légué. Il est naturel que ce récit ait de tout temps excité l’intérêt très vif des géographes et qu’ils aient eu en général une tendance à le considérer comme un document de grande valeur. C’est ce que faisait déjà, vers l’an 700 avant notre ère, l’auteur du Catalogue hésiodique ; et c’est ce que vient de faire encore, après une longue série de géographes et de savans, M. Victor Bérard, dans l’ouvrage mentionné plus haut. Il s’est persuadé que les pays visités par le héros de l’Odyssée étaient des pays réels, que la route suivie par lui pouvait être tracée sur nos cartes, que les lieux dont il parle étaient encore parfaitement reconnaissables ; et, désireux d’en fournir la preuve, il les a visités à cette intention, il en a étudié les noms et l’aspect, enfin, pour parler aux yeux autant qu’à l’esprit, il les a photographiés et en a présenté l’image à ses lecteurs. Ce voyage, il ne croit pas d’ailleurs que le poète odysséen l’ait fait avant lui. Il n’avait pas besoin de le faire. Les marins phéniciens avaient pris cette peine depuis longtemps. Et non seulement ils avaient parcouru ces routes, mais ils les avaient décrites, ils avaient nommé chacun de ces lieux, ils avaient mesuré les distances, établi les orientations, noté le régime des vents et celui des courans, enregistré toutes les observations essentielles sur les terres, les montagnes, les ports et les mouillages, les grottes et les fleuves, sans oublier, bien entendu, les habitans. C’est un périple rédigé par eux que le poète odysséen a traduit pour en faire le support de ses récits, à moins qu’on ne l’eût traduit avant lui, ou même arrangé déjà plus ou moins librement, car M. Bérard semble hésiter sur ce point. Et, d’après lui, le poète a suivi ce périple assez exactement pour qu’on puisse vérifier sur les lieux toutes ses descriptions, bien qu’il ait d’ailleurs traduit tout cela en un langage poétique ou mythologique, qui exige quelquefois, pour être bien compris, toute la sagacité de son interprète.

Le défaut de cette hypothèse, si intéressante en elle-même et si brillamment présentée par son auteur, c’est qu’elle a contre elle, non seulement les objections qu’elle soulève, mais, s’il faut parler franchement, les argumens mêmes dont elle s’autorise. Ceux-ci se ramènent essentiellement à deux : l’un tiré des descriptions, l’autre des noms de lieux. Le premier se fonde sur la ressemblance qu’on est invité à constater entre les descriptions odysséennes et les photographies commentées qui illustrent ces deux beaux volumes. Par malheur, il en est des ressemblances topographiques comme des ressemblances personnelles. A moins d’être évidentes, elles dépendent des impressions du moment, de la façon de regarder, des idées qu’on apporte avec soi. Quiconque a tant soit peu voyagé sait par expérience combien de promontoires, méditerranéens ou non, présentent de profils analogues, combien d’estuaires ont même aspect, combien de ports naturels s’ouvrent entre deux saillies de rivage qui les protègent, combien de grottes ont été creusées par la nature dans le rocher et tapissées par elle de verdure. Les descriptions de l’Odyssée sont faites avec des traits empruntés à la nature méditerranéenne. Il n’est pas surprenant qu’on puisse retrouver, dans la même aire géographique, beaucoup de sites qui s’en rapprochent. Ce qu’il faudrait démontrer, ce serait donc non seulement que telle description odysséenne ressemble à tel site déterminé, mais encore qu’elle ne ressemble à aucun autre. Démonstration impossible, et dont l’impossibilité même met en lumière le défaut de l’argument.

Celui qui est tiré des noms de lieux est-il plus satisfaisant ? M. Bérard veut expliquer tous les noms odysséens par des noms phéniciens, dont il ne peut même pas, le plus souvent, attester l’existence, mais qu’il reconstitue, pour les besoins de sa cause, avec des racines empruntées à diverses langues sémitiques. Combien cette façon de procéder est critiquable en elle-même, c’est ce qui apparaît dès qu’on y réfléchit, sans qu’il soit besoin pour cela d’aucune compétence spéciale. Elle l’est d’autant plus que les traductions supposées sont loin d’être conformes à l’usage des mots dans la langue homérique. Si un poète ionien avait voulu exprimer, par un nom de déesse, l’idée de « cacher, » il aurait pu appeler cette déesse Keutho ou Krypto, il ne l’aurait pas appelée Kalypso. Mais le vrai défaut de l’hypothèse est d’une nature plus générale. On trouve en Grèce un assez grand nombre de noms qui semblent être ou qui sont manifestement d’origine sémitique. Fort peu de ces noms ont été remplacés par des équivalens grecs. Pourquoi le narrateur des pérégrinations d’Ulysse se serait-il donc imposé ce labeur étrange de transposer d’une langue dans une autre des noms que l’usage ne l’obligeait aucunement à traduire et qui, ainsi traduits, ne devaient plus être reconnus de personne ? Il faudrait, pour en donner une explication satisfaisante, lui prêter un dessein arrêté de dissimuler ses emprunts, et ceci nous mène à l’objection de principe que soulève la théorie même du périple phénicien, ou plutôt celle d’un périple, quel qu’il soit.

L’emploi d’un document géographique implique, de la part d’un narrateur, une préoccupation d’exactitude. Or, quiconque s’applique à être exact, tient à le faire constater par ceux auxquels il s’adresse. Il y a contradiction à imaginer un poète qui se ferait géographe, qui tiendrait à ne rien dire que de rigoureusement vrai, et qui, pourtant, s’arrangerait de telle sorte que cette vérité dût nécessairement échapper à son public. C’est pourtant là l’étrange manière de procéder qu’il faudrait attribuer au poète odysséen, si l’hypothèse en discussion devait être admise. Supposons avec M. Bérard que l’île de Calypso soit réellement un certain îlot déterminé, voisin d’une terre qui aurait été appelée par les Phéniciens terre ou île de la Cachette (Hispania). Quel est celui des marins de Mile ! ou de Phocée qui l’aurait reconnue, une fois transformée en Ogygie, et qui se serait douté que le nom même de Calypso dissimulât celui de cette terre ? Ajoutons qu’un narrateur, soucieux de se montrer bien informé, aurait dû s’appliquer tout particulièrement à noter les directions et les distances. Le nôtre semble avoir le souci contraire. Lorsque Ulysse, quittant avec sa Hotte le pays des Lotophages, c’est-à-dire, suivant M. Bérard, l’île de Djerba dans le golfe de Gabès, arrive chez les Cyclopes, qui, d’après lui, habitaient les environs de Cumes en Italie, voici ce que le texte odysséen dit de ce long-voyage : « De là, nous naviguions plus loin, très affligés ; et nous arrivions à la terre des Cyclopes, race violente, qui ne connaît aucune loi[26]. » Et c’est tout. Le poète qui parle ainsi voudrait, d’après M. Bérard, nous donner à comprendre que son héros a franchi environ deux cents lieues de mer, longé la côte d’Afrique, passé à l’Ouest de la Sicile, traversé la mer Tyrrhénienne et abordé enfin en Italie. Était-ce vraiment la peine qu’il eût recueilli des informations si précises pour s’en servir de cette manière ?

Ainsi l’hypothèse d’un document géographique qui aurait servi de fondement à la fiction du voyage d’Ulysse doit être écartée. Il n’en résulte pas, bien entendu, qu’il n’y ait rien de réel derrière cette fiction. Plusieurs des récits dont elle se compose peuvent contenir quelque souvenir plus ou moins altéré de certaines navigations, volontaires ou non, dont on avait parlé en Ionie ; et rien n’empêche d’admettre que des élémens phéniciens s’y soient mélangés à ce que les marins grecs avaient vu ou croyaient avoir vu par eux-mêmes. Mais, en ce cas, il paraît bien impossible aujourd’hui d’en faire le discernement. Lorsque l’invention des aèdes fit errer Ulysse à travers les mers, il dut naturellement y rencontrer les êtres merveilleux qui étaient censés habiter les îles et les terres inconnues. C’est ainsi qu’ils furent introduits dans son histoire, à mesure qu’elle devenait plus populaire. Son voyage lui-même fut maintenu en dehors de toute géographie déterminée, afin de se mieux prêter à toutes les rencontres. On admit, d’une manière générale, qu’il avait été emporté vers le couchant, parce que c’était de ce côté qu’il y avait alors le plus d’inconnu. Mais on se garda bien de lui faire suivre des routes maritimes ordinairement fréquentées. Voyageur de la poésie, il ne devait errer et séjourner que dans des régions de mystère.

Ses aventures constituent dans le poème actuel une série dont l’ordre est déterminé par des raisons qu’on peut découvrir. Cet ordre, par conséquent, dénote un travail de réflexion et de composition. S’ensuit-il que l’ensemble des récits d’Ulysse ait été composé d’un seul jet ? L’étude attentive des détails ne permet pas de le croire. Sans vouloir résumer ici tout ce qui a été dit à ce sujet et sans essayer de prévoir ce qu’on en pourra dire encore, il suffit de rappeler que la pièce centrale de cette partie du poème, la Visite au pays des morts, est manifestement un assemblage de morceaux disparates, qui ne peuvent être ni du même auteur, ni du même temps. Cet épisode a lui-même pour centre et pour raison d’être la consultation du devin Tirésias. Or, cette consultation, comme Kirchhoff l’a fait voir depuis longtemps, est réellement sans objet dans le poème tel que nous le lisons. Car Tirésias n’apprend rien à Ulysse sur ce que le héros est venu lui demander, c’est-à-dire sur les moyens de rentrer enfin dans sa patrie. C’est la déesse Circé qui lui décrit la route à suivre. Il y a incompatibilité entre ces deux personnages, étant donné le rôle de prophète qui leur est attribué à tous deux. Leur rapprochement ne s’explique bien que par la fusion de deux récits distincts, répondant à deux conceptions différentes de l’ensemble.


V

Les voyages d’Ulysse ne sont qu’une partie de sa légende. Celle-ci se prolonge et se complète dans l’Odyssée par le récit de sa lutte contre les prétendans de Pénélope et de la vengeance qui en est le dénouement. La question de l’unité de formation du poème est liée à celle de l’unité de cette légende, bien que la solution de lune ne soit pas nécessairement valable pour l’autre.

Un certain nombre de savans, parmi lesquels il faut nommer M. de Wilamowitz-Moellendorff et M. Otto Seek, inclinent à considérer la légende d’Ulysse comme le développement d’un mythe solaire. Pour justifier cette façon de voir, ils font ressortir certains traits, qui leur paraissent caractéristiques, et qu’ils empruntent à toutes les parties de cette légende, aussi bien aux voyages qu’à la vengeance. C’est admettre implicitement que tous les traits ainsi notés étaient primitivement réunis et qu’ils font essentiellement partie d’un même tout. Or, rien ne prouve qu’il en ait été ainsi. On prend pour base de démonstration un fait qui est lui-même à démontrer. Véritable faute de méthode, qui doit rendre plus suspecte encore une théorie singulièrement hasardeuse par elle-même.

En fait, il n’y a aucune raison de croire qu’Ulysse ait été dès l’origine un voyageur. Rien dans l’Iliade ne le désigne comme tel. Ses pérégrinations, comme celles de Ménélas, ne commencent qu’après la prise d’Ilios ; elles sont un simple épisode de la guerre de Troie ; et c’est parce qu’il a été mêlé à cette guerre que ce thème a pris naissance. Au contraire, la légende de Pénélope et des prétendans, quelle qu’en soit l’origine, est tout à fait indépendante de la même guerre. C’est sans doute un vieux récit péloponnésien, dont le caractère naïf, et peut-être mythique, se marque dans l’invention de la toile éternellement tissée et jamais achevée. Les prétendans, naturellement, sont aussi anciens que cette toile qui sert à déjouer leurs espérances ; et, par conséquent, dès qu’Ulysse a été associé par la poésie à Pénélope, il a dû tuer les prétendans. Or nous ne trouvons trace nulle part d’une tradition quelconque qui aurait donné à Ulysse une autre épouse légitime que Pénélope. C’est donc la vengeance du héros qui doit être considérée comme l’élément fondamental de la légende odysséenne, tandis que les voyages n’en seraient qu’un développement ultérieur.

Cela ne prouve pas, bien entendu, que la dernière partie de l’Odyssée soit antérieure, en sa forme actuelle, à celle qui a pour sujet les pérégrinations. Le récit odysséen, là comme ailleurs, n’est qu’un dernier état d’une légende qui a évolué et que des poètes conteurs se sont transmise l’un à l’autre. Dans tous les cas, ce récit, tel qu’il est aujourd’hui, paraît bien trahir, comme celui des voyages, des remaniemens importans. Déjà, dans l’antiquité, on considérait la descente des prétendans chez Hadès, et même tout ce qui suit la reconnaissance d’Ulysse et de Pénélope, comme une addition. La critique moderne est allée beaucoup plus loin. Kirchhoff a fait ressortir d’importantes contradictions dans le rôle de Télémaque et dans les instructions données par Ulysse à son fils à propos des armes suspendues aux murs de la salle. Wilamowitz a noté des traces manifestes d’une élaboration progressive dans la répétition étrange d’un même motif : l’outrage infligé à Ulysse par un convive brutal se renouvelle trois fois, du XVIIe chant au XXe. Otto Seek, dans son importante étude sur les sources de l’Odyssée[27], a pris pour point de départ la scène du combat final, et il a cru pouvoir démontrer, d’abord qu’elle était faite du rapprochement de plusieurs versions diverses, et ensuite que chacune de ces versions se rattachait à une Odyssée complète, qui aurait eu son existence propre, et en quelque sorte, son autonomie. Cette dernière conclusion ne saurait être acceptée par une critique prudente. Mais la méthode d’analyse de M. Seek, reprise depuis lors par plusieurs savans, semble mettre du moins hors de doute qu’un certain nombre des épisodes odysséens ont été traités à plusieurs reprises par divers poètes avec des variantes importantes, et que plusieurs de ces variantes se trouvent aujourd’hui fondues ensemble dans toutes les parties du poème.

S’il en est ainsi, on ne saurait se flatter de reconstituer l’histoire des transformations intérieures qui ont amené peu à peu l’Odyssée à sa forme dernière. Toutefois, deux idées fondamentales peuvent servir du moins à l’éclairer. La première, c’est qu’il n’y a pas de liaison nécessaire entre la seconde partie (comprenant la délivrance d’Ulysse, son séjour chez les Phéaciens, ses récits de voyages), et la troisième (qui commence par son retour à Ithaque et se termine par sa vengeance). Ces deux parties ont pu former deux groupes de chants distincts ; car chacune d’elles constitue, en un certain sens, un tout, qui se suffit à lui-même. Et, par conséquent, elles ont pu évoluer séparément, pendant un certain temps au moins. Mais on conçoit aussi combien elles devaient tendre à se rapprocher, comme se faisant suite naturellement. Le XIIIe chant, qui les relie aujourd’hui, ne laisse plus apercevoir aucune trace d’une soudure artificielle. En outre, elles ont exercé l’une sur l’autre une influence mutuelle, dont on peut relever de nombreux indices. L’autre remarque, plus importante encore, se rapporte au rôle que joue la première partie, ou Télémachie, dans la contexture de l’ensemble.

Cette partie, depuis l’étude qu’en a faite Kirchhoff, ne semble plus pouvoir être regardée comme un tout indivisible. Car il a démontré, de la manière la plus frappante, qu’une portion au moins du premier livre était postérieure au second. Il serait nécessaire d’en déterminer plus exactement la relation mutuelle. Peut-être la difficulté vient-elle seulement du voyage de Télémaque, que l’on est trop porté à considérer comme le sujet propre de la Télémachie. Ce voyage, en réalité, pourrait bien être une invention plus récente, ajoutée après coup à celle de la visite d’Athéné, qui a pour conséquence immédiate l’assemblée et la sommation adressée vainement aux prétendans. Dans tous les cas, une Télémachie primitive, même ainsi réduite, paraît bien répondre à un dessein arrêté, qui a dû être d’unir étroitement ensemble les « voyages » et la « vengeance. » On ne peut nier, en effet, qu’elle ne prépare à la fois ces deux autres parties du poème : d’une part, elle oblige notre pensée à se porter vers Ulysse absent et à le chercher, pour ainsi dire, à travers les mers ; d’autre part, en nous offrant le spectacle de l’insolence des prétendans, non seulement elle justifie la vengeance, mais elle la rend désirable. Ce dessein implique une vue d’ensemble de tous les chants odysséens, une intention consciente d’en former un tout. Et ce dessein est fort ancien, puisqu’il est probablement antérieur au voyage de Télémaque, et que nous avons noté plus haut, dans une des scènes qui dépendent de ce voyage, une conception religieuse remontant au VIIIe siècle. Il résulte de là que, dès ce temps, l’ensemble des chants odysséens, encore soumis à de nombreuses variations de détail, était cependant assez arrêté pour qu’on pût l’embrasser d’un même regard.


VI

Un dernier fait, dont on ne saurait méconnaître l’importance dans l’histoire des poésies homériques, peut aider à la mieux comprendre dans son ensemble. Le texte de ces poésies, tel qu’il nous est parvenu, provient d’une rédaction unique et d’une rédaction athénienne. C’est un des mérites de P. Cauer d’avoir mis définitivement ce fait en pleine lumière, il y a déjà une trentaine d’années ; et les découvertes des papyrus qui ont eu lieu depuis lors n’ont fait que le rendre plus manifeste. Ces papyrus, comme d’ailleurs maint passage des commentaires anciens, montrent sans doute qu’il y avait, dans les exemplaires répandus à travers le monde antique, un grand nombre de petites divergences de détail. Mais ces divergences provenaient d’inexactitudes, d’oublis, de confusions, quelquefois d’opinions individuelles ; elles ne se rapportent jamais à une tradition divergente, émanée d’une autre source. Certaines fautes de métrique, certaines formations irrégulières, certaines contractions verbales, qui se retrouvent dans tous les exemplaires indifféremment, ne s’expliquent que par l’influence d’une prononciation et d’une rédaction athéniennes. Il faut donc admettre que tous les textes anciens dérivent de cette rédaction unique.

Les témoignages la placent au VIe siècle. On nous rapporte qu’elle fut faite à Athènes, par les ordres de Pisistrate, en vue ou à l’occasion des récitations épiques qui avaient lieu aux Panathénées. De tout ce qui précède, il ressort clairement qu’à cette date, l’Iliade et l’Odyssée existaient depuis longtemps dans leur entier. Bien plus, on admet aujourd’hui qu’elles étaient déjà écrites. Elles avaient dû l’être par les aèdes ioniens eux-mêmes. Comment s’expliquer alors que ces rédactions antérieures aient été si complètement oubliées ? qu’aucune d’elles n’ait donné naissance à une lignée d’exemplaires, affranchis de l’influence athénienne ? On a voulu rendre compte de ce fait par la prépondérance que prit Athènes après les guerres médiques, par une sorte de monopole du commerce des livres dont elle aurait joui ? Qu’en savons-nous ? Et quelle vraisemblance même y a-t-il dans cette hypothèse ? Pourquoi les autres villes de la Grèce continentale, de la Sicile, de l’Italie n’auraient-elles pas eu, elles aussi, leurs ateliers de copistes et leur commerce de manuscrits ? Et, si elles les avaient effectivement, pourquoi ont-elles toutes, d’un commun accord, copié l’édition athénienne ?

Une seule explication semble possible. Il faut reconnaître que cette édition avait quelque chose de nouveau et qu’en un certain sens, elle était unique au monde. Probablement, c’est que, nulle part ailleurs qu’à Athènes, vers la fin du VIe siècle, on ne trouvait dans le commerce un exemplaire complet et satisfaisant de l’Iliade et de l’Odyssée. Les rédactions qui existaient antérieurement, faites par les aèdes pour leur usage personnel et modifiées à mesure que les poèmes se développaient, étaient le plus souvent partielles et discordantes. Telle de ces rédactions s’en tenait à un état déjà ancien du développement et n’était plus au courant. Telle autre s’était plus ou moins embrouillée dans les variantes, les additions et les remaniemens survenus d’âge en âge. On tombait sur des contradictions, des lacunes, des transpositions, des erreurs multiples. L’usage des récitations partielles, qui se perpétuait, tendait à augmenter cet émiettement. En réalité, vers 550, la constitution d’un texte des anciens poèmes épiques, et particulièrement d’un texte de l’Iliade et de l’Odyssée, tel que celui que nous possédons, était une tâche difficile, qui dépassait les forces d’un homme isolé. Elle ne put être réalisée que dans une ville importante, probablement à grands frais, grâce à la volonté d’un chef d’Etat puissant, qui avait au loin des relations et des moyens d’influence et par le concours d’un groupe de travailleurs qu’il animait de son esprit. Les membres de cette commission, se divisant la tâche, et s’attribuant chacun tel ou tel des anciens poèmes épiques, eurent à réunir ces exemplaires partiels et divergens, à les comparer, à les compléter les uns par les autres, à retrouver et à dégager la continuité du développement, parfois peut-être à raccorder certaines parties mal cohérentes et, au besoin, à éliminer les contradictions les plus visibles. Ainsi se montrèrent à tous les yeux ces vastes ensembles, qui jamais encore n’étaient apparus avec cette netteté de lignes et cette précision de contours. Cette œuvre, vraiment grande, ceux qui en étaient chargés ne l’accomplirent pas sans se tromper. Cela était impossible. Mais ils l’accomplirent de telle manière qu’ils l’imposèrent immédiatement et pour toujours à l’opinion publique. Ce fut un enchantement pour tous les Grecs que de pouvoir lire désormais ces vieux récits, pleins de leur histoire légendaire, dans cette forme limpide, claire, ordonnée ; un enchantement si puissant qu’il se propagea d’une extrémité à l’autre du monde hellénique, et que cette édition athénienne fut accueillie comme si elle avait été dictée par Homère lui-même. Le savant Aristarque a traduit involontairement cette impression, cinq cents ans plus tard, en se persuadant et en affirmant qu’Homère avait dû être un Athénien. Ne méconnaissons pas ce qu’il y avait de vérité dans cette erreur.

Les admirateurs de la beauté antique doivent être reconnaissans envers les hommes qui accomplirent ce travail, et surtout envers l’Athénien Onomacrite, qui paraît s’être occupé spécialement de l’Iliade et de l’Odyssée. Hérodote, il est vrai, nous donne à penser qu’il était dénué de scrupules. Mais, s’il en avait eu, il ne serait jamais venu à bout de son entreprise. C’était en son genre un homme d’action, qui avait l’audace et le tour de main nécessaires. Notre critique, inquiète et méticuleuse, ne peut lui reprocher qu’une chose, qui est d’avoir trop bien réussi. Si nous possédions quelques-uns de ces vieux exemplaires de rhapsodes, qu’il eut certainement entre les mains, et que son édition condamna à disparaître, la question homérique serait beaucoup plus près d’être résolue.


MAURICE CROISET.


  1. Victor Bérard, les Phéniciens et l’Odyssée, 2 vol. in-4o, Paris, Colin, t. 1, 1902 ; t. Il, 1903.
  2. Michel Bréal, Pour mieux connaître Homère, 1 vol. in-12, Paris, Hachette, 1906.
  3. Homerische Untersuchungen, Berlin, 1884 ; p. 328-384 (vol. VII des Philologische Untersuchungen).
  4. Epitoma Vaticana, découverte et publiée par R. Wagner en 1891, Leipzig, Hirzel ; Analecta hierosolymitana, fragmens trouvés au monastère de Saint-Sabbas, par Papadopoulos Kerameus et publiés par lui, sous forme définitive, à Saint-Pétersbourg, en 1891 également.
  5. Histoire de la littérature grecque, traduction Hillebrand, in-12, t. I, p. 31.
  6. Bréal, Pour mieux connaître Homère, p. 63. Cf. p. 37.
  7. Même ouvrage, p. 84.
  8. Même ouvrage, p. 35-36,
  9. Hésiode, éd. Rzach, fr. 65, 66.
  10. Plutarque, De musica, III, 9.
  11. Archiloque (Fragm. poetar. graecor. de Bergk), fr. 55, 62, 64, 73, 78 et surtout 70 (à rapprocher de l’Odyssée, XVIII, 135).
  12. Callinos, fr. 6, Bergk.
  13. Alkman, fr. 28-32, Bergk.
  14. Oxyrynchus Papyri, II, p. 66 (col. XI, l. 6).
  15. Pausanias, V, c. 17 et 18. Il est à remarquer que les sujets représentés sur ce coffre attestent tous un état des légendes héroïques bien plus avancé que ne le font l’Iliade et l’Odyssée.
  16. Ulysse, abordant inconnu à Ithaque, ne craint pas de se faire passer, auprès du premier qu’il rencontre, pour un homme qui en a tué un autre (XIII, 267 et suiv.). Télémaque, revenant de Pylos, prend dans sa barque, sans le moindre scrupule, un Argien, qui vient de frapper à mort un de ses compatriotes ; et cet Argien, pour le toucher, ne trouve rien de mieux que de lui raconter spontanément ce qu’il a fait (XV, 271 et suiv.).
  17. Thucydide, I, 3. Le grammairien Aristonique lui opposait le passage, d’ailleurs unique (Iliade, II, 867), où les Cariens sont appelés « hommes à la langue barbare. » Si ce vers n’est pas récent, il prouve simplement que le mot « barbare » commençait à être employé pour désigner quelque chose d’exotique ; il ne s’appliquait qu’au langage ; nulle part, dans l’Iliade, les ennemis des Grecs ne sont qualifiés collectivement de « barbares. »
  18. Dans l’Iliade, II, 530, le nom de « Panhellènes, » qu’on ne rencontre nulle part ailleurs, parait désigner une confédération de tribus de la Grèce centrale. Au contraire, chez Archiloque (fr. 52, Bergk), il désigne déjà manifestement tous les Grecs sans distinction.
  19. Hérodote, II, 53.
  20. Pour mieux connaitre Homère, p. 46.
  21. Même passage, suite.
  22. Même ouvrage, p. 37.
  23. Aristote, Poétique, c. 23.
  24. Paul Girard, Comment a dû se former l’IIiade, Revue des études grecques, juillet-octobre 1902. Je m’inspire ici librement des idées exprimées dans ce remarquable travail.
  25. Il faut mentionner particulièrement : Helbig, Das homerische Epos, 1884 ; Reichel, Ueber homerische Waffen (Abhandl. D. archæologisch. Seminars d. Univers. Wien, 1894) ; réédité en 1901 ; P. Cauer, Grundfragen der Homerkritik, Leipzig, 1895 ; Carl Robert, Studien zur Ilias, Berlin, 1901, contenant une étude de F. Bechtel, intitulée Die Sprachform der Urilias ; et, tout récemment, les Homerica de J. Van Leeuwen, Mnemosyne, 1907.
  26. Odyssée, IX, 105-106.
  27. Die Quellen der Odyssee, Berlin, 1887.