La Question religieuse à Genève

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La Question religieuse à Genève
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 889-921).


LA
QUESTION RELIGIEUSE
À GENÈVE



I

Par 7 650 voix contre 6 822 les électeurs du canton de Genève ont voté, le 30 juin dernier, la séparation des Églises et de l’État, selon la formule législative qui portera dans l’histoire le nom de loi Fazy, au même titre que nous appelons en France la loi de 1905, du nom de son auteur, la loi Briand. D’après une évaluation qui semble très plausible, les catholiques romains auraient fourni à la majorité un contingent de plus de 4 000 voix ; et la minorité protestante de cette majorité comprendrait environ 2 500 voix radicales et socialistes. Le grand Conseil de Genève, qui correspond à notre Chambre des députés, avait adopté la loi Fazy par 66 voix contre 23 et 2 abstentions. Comme toutes les lois « constitutionnelles, » la loi Fazy devait être, après son adoption par le grand Conseil, soumise au référendum populaire. La majorité qui s’était affirmée en sa faveur au Parlement comprenait la presque unanimité des radicaux — 25 contre 4, l’unanimité des indépendans (catholiques romains) — 13, et des socialistes — 12, presque le tiers des démocrates ou protestans conservateurs — 7 contre 18. Les séparatistes n’osaient guère espérer que cette majorité se retrouvât, même très diminuée, dans le corps électoral. Quant aux adversaires de la réforme, ils ne doutaient point que le peuple n’affirmât une fois de plus, en votant non, sa fidélité aux vieilles traditions genevoises, car depuis trois siècles l’Eglise, j’entends l’Eglise nationale protestante, et l’État, vivent à Genève de la même vie, ayant d’ailleurs même origine, à ce point qu’il semble impossible d’écrire l’histoire politique de cette petite République, sans écrire en même temps son histoire religieuse. Le résultat du référendum fut donc pour tout le monde, à l’exception de M. Henri Fazy et de quelques amis auxquels il avait su faire partager sa confiance, une surprise.

Surprise douloureuse pour beaucoup de protestans que la rupture du lien séculaire a blessés dans leurs sentimens patriotiques autant et peut-être plus que dans leurs sentimens religieux. On m’assure que de vieux Genevois ont pleuré à l’annonce du scrutin. Surprise douloureuse aussi, mais où la douleur a des causes plus terre à terre, encore que légitimes, pour ce qui reste du clergé vieux-catholique. Il y a, en effet, à Genève, deux églises dites nationales, — l’Eglise nationale protestante et l’Église nationale catholique, — que la séparation touche directement, mais non pas, à beaucoup près, avec une égale gravité, dans leurs intérêts matériels. Avec ces églises coexistent deux grandes églises libres : l’Eglise évangélique, constituée en 1849, par diverses associations dont les membres s’étaient volontairement séparés de la vieille Eglise protestante nationale, et l’Église catholique romaine, violemment libérée par la persécution, en 1873, de ses attaches avec l’Etat.

Quelle est la situation actuelle de ces églises en face de la nouvelle loi, et quelle répercussion cette loi pourra-t-elle avoir sur leurs destinées respectives, c’est ce que nous dirons ou ce que nous essaierons de prévoir, après avoir rappelé les rapports anciens ou actuels des diverses églises de Genève avec l’État. Tout dépend maintenant pour elles, en somme, du plus au moins de sève religieuse qu’elles sont capables d’opposer aux puissances de destruction. Et avant tout il importe de se rendre compte des causes qui ont amené la séparation et des conditions dans lesquelles elle va s’accomplir. Tout cela mériterait d’être étudié à fond ; car nous avons des raisons excellentes de nous intéresser à l’évolution religieuse de la petite République genevoise. Au cours des débats qui ont précédé le vote de la séparation par le grand Conseil, on a dit que Genève était un « laboratoire d’idées. » Il semble que cette expression trahisse quelque chauvinisme » Mgr Mermillod disait naguère de la même ville : « champ clos livré à toutes les utopies sociales. » Ce qui est sûr, c’est que Genève est fort accueillante aux intellectuels, et que les idées, chez elle, se rencontrent et se heurtent, d’où qu’elles viennent, sans que de tels spectacles lassent jamais la galerie. Et d’ailleurs, nous ne sommes vraisemblablement pas étrangers tout à fait à la séparation genevoise. Exempta trahunt, dit le proverbe. Et l’histoire établit assez que les exemples que la France donne au monde jouissent à ce point de vue d’une merveilleuse efficacité.

Il y a, bien entendu, à la séparation genevoise, d’autres causes, et de plus déterminantes, que la tentation de nous imiter. Et c’est d’abord, comme ce fut chez nous, ce mouvement qui entraîne toutes les sociétés à séparer de plus en plus les organes administratifs du pouvoir civil de ceux du pouvoir religieux. Il ne date pas d’hier, ni même d’un siècle. Ce n’est pas la Révolution qui l’a créé. Elle lui a seulement donné le moyen de s’affirmer au grand jour de la vie publique, en renversant les barrières légales ou morales qui le comprimaient. Il a fallu la main puissante et brutale d’un César pour le réduire. Mais à peine Napoléon avait-il disparu de la scène du monde que l’idée séparatiste s’affirmait de nouveau. Elle eut bientôt ses apôtres. Lamennais, Montalembert et Lacordaire lui donnèrent un splendide vêtement d’éloquence et de passion. C’est cette idée, c’est cette force, servie, il est vrai, par les contingences politiques, qui a fait éclater, il y a deux ans, les ais vermoulus de notre Concordat. Et c’est elle aussi qui vient de briser à Genève des cadres constitutionnels que l’on croyait plus solides.

A Genève, bien entendu, comme chez nous, les contingences politiques furent, pour cette idée-force, de précieux auxiliaires. Depuis 1873, le clergé catholique romain n’émarge plus au budget. Or la population catholique romaine n’a cessé depuis la même date de s’accroître, dans le canton, au point de dépasser même la population protestante. Voici les chiffres officiels, d’après la dernière statistique, celle de 1905 : population protestante, 64-237 habitans ; population catholique, 75 491. Ce dernier chiffre comprend les membres de l’Eglise catholique nationale ou vieux-catholiques, mais ceux-là ne sont plus qu’une infime minorité. Or, les catholiques romains paient l’impôt cultuel dont ils ne profitent pas, ce qui ne les dispense pas de pourvoir à l’entretien de leur propre culte, lequel ne peut être entretenu que par leurs libres offrandes. Il y a là une choquante inégalité. Et il importe peu que l’accroissement de la population catholique du canton soit dû à peu près exclusivement à l’immigration, et qu’en conséquence il n’y ait encore que 9 000 catholiques environ qui soient électeurs sur plus de 26 000 inscrits. Parmi les immigrans catholiques qui arrivent incessamment de la Savoie, du pays de Gex et des cantons du Valais et de Fribourg, il est inévitable que beaucoup fassent souche et s’établissent définitivement dans le canton de Genève. Ceux-là, ou tout au moins leurs descendans, finiront bien par y acquérir droit de cité. On peut donc prévoir que dans un délai plus ou moins rapproché les catholiques y seront les maîtres. La prudence, par conséquent, aussi bien que le souci de l’équité commandait aux protestans qui dirigent l’Etat de faire la séparation quand ils la pouvaient faire encore dans des conditions acceptables pour leurs coreligionnaires. En outre, il devenait de plus en plus difficile de maintenir sur les rôles du budget les prêtres vieux-catholiques, qui n’ont presque plus de fidèles, et il semblait plus difficile encore de séparer de l’Etat l’une des deux Eglises dites nationales sans toucher à l’autre. Il n’y avait donc, ou du moins M. Fazy ne voyait à un état de choses si anormal qu’une issue : la séparation.

Il y pensait depuis longtemps. Dès 1880, il la proposait au grand Conseil, et le grand Conseil la votait par 54 voix contre 46, après quinze mois de discussions passionnées. Il recevait même à cette occasion un télégramme enthousiaste de Victor Hugo. Son projet, assez semblable dans ses grandes lignes à celui qui vient d’être adopté, n’en échoua pas moins, au référendum, à une majorité énorme. Bien avant M. Fazy, la question de la séparation avait été posée, mais non résolue, en 1855, par M. Duchosal, en 1871 par M. Thomel. En 1898, elle fut reprise par les socialistes, mais dans des conditions moins libérales que celles du projet Fazy, par conséquent moins acceptables. La proposition socialiste, votée par le grand Conseil, fut rejetée par le corps électoral, toutefois à une moindre majorité. L’idée faisait son chemin, tout doucement, dans le peuple. Elle ne devait triompher tout à fait qu’après avoir pris corps dans un projet non pas dû à l’initiative individuelle, comme ceux de 1855, de 1871, de 1880 et de 1898, mais présenté au grand Conseil par le conseil d’Etat, c’est-à-dire par le gouvernement, dont M. Henri Fazy, auteur de ce projet, est le chef.

La loi Fazy, il faut l’avouer, est beaucoup plus libérale que la loi Briand. Comme celle-ci, celle-là, après avoir proclamé la liberté des cultes, stipule que l’Etat et les communes n’en subventionnent aucun. Mais la loi Fazy ménage mieux, avec un plus large souci d’équité, les transitions. Elle dispose en effet qu’à partir du 1er janvier 1909, date de son entrée en vigueur, « les ecclésiastiques des deux cultes salariés par l’Etat qui à ce moment seront en fonction, recevront pendant dix années une pension de retraite calculée à raison des deux tiers de leur traitement ; à l’expiration de ces dix années la pension sera réduite à la moitié de leur traitement pour les ecclésiastiques qui auront alors cinquante ans accomplis et au tiers du traitement pour ceux qui n’ont pas atteint cet âge ». Est-il nécessaire de rappeler que la loi Briand n’attribue de pensions viagères qu’aux ecclésiastiques âgés de plus de quarante-cinq ans et comptant au moins vingt années de services rémunérés par l’Etat, et qu’elle fixe à 1 500 francs le chiffre ; maximum de ces pensions, les autres ministres du culte qui émargeaient au budget n’ayant droit qu’à des allocations temporaires de quatre ou de huit ans ?

La loi Fazy veut que « les cultes s’exercent et que les Eglises s’organisent en vertu de la liberté de réunion et du droit d’association. » La loi Briand le veut aussi, mais avec beaucoup de restrictions, que l’on ne trouve pas dans la loi Fazy, laquelle se réfère à peu près exclusivement au droit commun.

En ce qui concerne les édifices consacrés au culte, la loi Fazy leur assure sans condition leur destination religieuse, tandis que la loi Briand les attribue aux associations cultuelles, et qu’à défaut d’associations cultuelles, si elles gardent quand même leur destination religieuse, le clergé n’y est plus qu’un occupant sans titre juridique.

La loi Briand limite — article 22 — le droit de propriété des associations cultuelles. Il n’existe aucune limitation correspondante dans la loi Fazy, qui déclare simplement que « les Eglises peuvent, en se conformant au code fédéral des obligations, acquérir la personnalité civile avec toutes les conséquences juridiques qui en découlent. »

Enfin, de par la loi Briand, « la République ne reconnaît aucun culte » et il y a bien là quelque chose qui ressemble à une apostasie officielle. Au contraire, la loi Fazy dit que l’État continuera à disposer du temple de Saint-Pierre pour les cérémonies nationales. Cette disposition manque peut-être de logique, car elle ne semble guère conforme au principe de la séparation. Mais je crois qu’elle était nécessaire pour rassurer les consciences protestantes. D’ailleurs la séparation intégrale, absolue, est-elle possible, quand les édifices consacrés au culte sont, comme en France et comme dans le canton de Genève, propriétés de l’État ou des communes ? Le temple de Saint-Pierre appartient à l’État.


II

La séparation du pouvoir spirituel d’avec le pouvoir temporel a une portée d’autant plus grande, et le déchirement ou la libération qui en résultent sont d’autant plus profonds, que les liens qui unissaient ces deux pouvoirs étaient plus étroits et plus intimes. Il faut donc, pour bien juger de l’importance de la transformation que la loi Fazy va opérer dans la vieille cité de Calvin, connaître au moins quelques-unes — les principales — des dispositions législatives qui réglaient, sous le régime auquel elle met fin, les rapports réciproques de l’État et de l’Église protestante nationale.

D’après la loi constitutionnelle du 25 mars 1874, modifiant le chapitre 1er  du titre 10 de la Constitution : cette Eglise comprend, comme membres, tous les Suisses protestans qui en acceptent les formes organiques. Elle est administrée par un consistoire, composé de 25 laïques et de 6 pasteurs, tous électeurs. Ce consistoire est élu par tous les Suisses protestans qui jouissent de leurs droits politiques dans le canton. La convocation de ce corps électoral, ses lieux de réunion, le choix des présidens et vice-présidens de l’élection sont déterminés par arrêté du conseil d’État. L’élection du consistoire se fait au scrutin de liste, à la majorité relative, et toutefois cette majorité doit être au moins égale au tiers des bulletins valables. Si un second tour est nécessaire, le vote a lieu à la pluralité des voix. Les membres du consistoire sont élus pour quatre ans et rééligibles. Ce consistoire nomme une Commission exécutive composée du président, qui doit toujours être un laïque, et de quatre membres. Il règle « tout ce qui a rapport au culte, à l’organisation de l’enseignement religieux et à l’administration de l’Église… Il détermine le nombre et la circonscription des paroisses sous réserve de l’approbation du conseil d’État. » Les fonctions consistoriales sont gratuites. Le canton est divisé en paroisses. Chaque paroisse est administrée par un conseil, élu pour quatre ans. Les conseils et les pasteurs sont élus par les électeurs protestans de la paroisse. Pour être éligible au conseil paroissial, il faut être électeur, protestant, domicilié dans la paroisse depuis trois mois. L’élection des conseils de paroisse a lieu au scrutin de liste, comme celle du consistoire. Pour être éligible aux fonctions de pasteur, il faut avoir vingt-cinq ans au moins, un diplôme de la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève ou des titres académiques reconnus par cette Université comme équivalens. L’élection des pasteurs a lieu au scrutin de liste, à la majorité absolue des votans. La Compagnie des Pasteurs comprend les pasteurs en exercice. Elle soumet au consistoire sous forme de préavis les mesures conformes à l’intérêt de l’Église. Enfin l’article 123 dispose, et c’est là ce qui différencie profondément l’Église nationale de l’Église évangélique, que « chaque pasteur (de l’Église nationale bien entendu) enseigne et prêche librement sous sa propre responsabilité, cette liberté ne peut être restreinte ni par des confessions de foi ni par des formulaires liturgiques. »

La loi constitutionnelle du 25 mars 1871 est complétée et adaptée par la loi organique du 3 octobre de la même année, dont voici les dispositions les plus importantes : Article3. — « Avant chaque votation, une commission de onze membres, dont cinq sont nommés par le conseil d’État et six par le consistoire, est constituée afin de procéder à la révision du tableau électoral protestant et de statuer sur toutes les réclamations y relatives. Le conseil d’État prononce en dernier ressort sur ces réclamations. » Les pasteurs sont nommés par les citoyens protestans de la paroisse « suivant les formes fixées pour les élections municipales. » Toutefois le consistoire nomme le président et le vice-président de l’élection, et c’est à lui qu’il incombe de faire dresser les tableaux pour l’élection des pasteurs, de procéder à la révision de ces tableaux et de statuer sur les réclamations. Mais en cas de contestation le dernier mot appartient au conseil d’État. Article 8. — « Avant leur installation, les pasteurs prêtent devant le conseil d’État le serment suivant : « Je jure devant Dieu de me conformer strictement aux dispositions constitutionnelles et législatives sur l’organisation de l’Église nationale protestante de la République, et d’observer toutes les prescriptions des constitutions et des lois cantonales et fédérales. Je jure encore de ne rien faire contre la sûreté et la tranquillité de l’État, de prêcher à mes paroissiens la soumission aux lois, le respect envers les magistrats et l’union avec tous leurs concitoyens. » La violation de ce serment peut entraîner la révocation du coupable par le conseil d’État ; mais les motifs de cette mesure de rigueur doivent d’abord être communiqués à l’intéressé, lequel a le droit d’être entendu par une délégation du conseil d’État. Le consistoire peut suspendre un pasteur, à raison de faits disciplinaires, pour une durée de six mois. Encore faut-il que le conseil d’État approuve cette décision. Sont qualifiés par la loi faits disciplinaires : la négligence grave ou habituelle, l’infraction grave aux décisions du consistoire, une conduite qui ne serait pas en harmonie avec les fonctions pastorales. Un pasteur révoqué peut se représenter après deux ans. Les électeurs d’une paroisse peuvent, par une pétition motivée, adressée au conseil d’Etat, demander que leur pasteur soit soumis à une nouvelle élection. Il faut toutefois que cette pétition réunisse le quart, à Genève, et dans le reste du canton le tiers des électeurs inscrits. Si elle réunissait la majorité, le conseil d’Etat serait tenu d’y donner suite.

Il nous reste à mentionner les lois de 1876 et de 1903 dont la première fixe le nombre des pasteurs et le chiffre de leur traitement, la seconde le nombre et les attributions des conseillers paroissiaux. 14 pasteurs pour l’ensemble des paroisses de Genève, aux appointemens de 4 000 francs chacun, et dans le reste du canton 3, 2 ou 1 pasteurs par paroisse, selon les cas, les appointemens variant de 3 000 à 3 500 francs. Ces traitemens paraissent élevés si on les compare à ceux pour lesquels le clergé émargeait en France au budget avant la séparation, mais il ne faut pas perdre de vue que les pasteurs ne touchent aucun casuel et qu’ils sont chargés de famille. Les conseils paroissiaux ont dans leurs attributions tout ce qui concerne les intérêts religieux et moraux de la paroisse, dont ils administrent, sous la direction du consistoire, les biens. Le nombre des conseillers de paroisse est calculé sur celui des électeurs : 5 dans les paroisses qui ne comptent pas plus de 300 électeurs ; 7, dans les paroisses de 301 à 600 électeurs ; 9 dans les paroisses qui comptent plus de 600 électeurs.

Les cadres de l’Eglise nationale protestante, tels que les a faits la loi civile, en s’inspirant d’ailleurs sagement des principes ou des aspirations de cette Eglise elle-même, sont très larges, très ouverts, et ils reposent tout entiers sur le libre choix des fidèles. On sait de reste que le protestantisme n’est pas une religion d’autorité, et que ce qui le distingue essentiellement du catholicisme, c’est qu’il est fondé sur le libre examen. L’harmonie était donc complète, dans l’Eglise nationale protestante de Genève, entre le postulat religieux, qui est la condition même de sa vie, s’il reste vrai que toute société doive se développer conformément à son principe, et la constitution administrative que le pouvoir civil lui avait donnée. Mais comme le libre examen aboutit fatalement à d’infinies variations dans la doctrine, il était inévitable que le jeu normal de la liberté d’élection correspondante fît entrer peu à peu, dans les cadres du protestantisme genevois, officiel, des représentans de croyances très divergentes.


Tout protestant est pape une bible à la main,


disait Boileau. Le miracle serait que tant de papes, qui n’ont pas le « crâne fait de même, » s’entendissent pour créer de l’unité avec la diversité de leurs expériences religieuses individuelles, quand ils ont par ailleurs toute liberté d’enseigner et de prêcher sous leur propre responsabilité, aux termes de leur statut constitutionnel, lequel précise que « cette liberté ne peut être restreinte ni par des confessions de foi, ni par des formulaires liturgiques (loi du 25 mars 1874). » Leur règlement général sur le culte admet deux sacremens : le baptême et la Sainte-Gène, mais aucune obligation d’adhérer à quelque doctrine précise n’y correspond. A la vérité, le consistoire publie un recueil de formulaires liturgiques, mais ce recueil n’est nullement obligatoire, pas plus pour les sacremens que pour les simples cérémonies (réception des catéchumènes, bénédiction nuptiale, installation des pasteurs et des conseillers de paroisse, consécration facultative des pasteurs, etc.) et pour les services religieux. Le règlement général s’efforce, il est vrai, de sauvegarder au moins « la teneur des déclarations, engagemens ou promesses que, dans le baptême ou dans certaines cérémonies, le pasteur officiant demande et reçoit au nom de l’Eglise. » Et toutefois il prévoit que cette teneur pourra être modifiée après communication au consistoire, « qui statuera s’il y a lieu. » Au pasteur qui consent à recevoir la consécration, alors qu’il lui est parfaitement loisible de se contenter de la simple installation, on ne demande que l’engagement d’être fidèle à sa vocation, ce qui est un peu vague. Libre à lui d’y ajouter « les déclarations que lui dicte sa conscience » (art. 22 du règlement général), ce qui ne peut pas le gêner beaucoup. Comment un individualisme aussi absolu n’aurait-il pas eu pour effet, à plus ou moins longue échéance, l’émiettement, la pulvérisation de toute la vieille dogmatique de Calvin ? L’auteur de l’Institution chrétienne aurait bien de la peine à reconnaître son Eglise dans cette sorte de spectre solaire où sont représentées toutes les nuances du protestantisme, de l’extrême gauche du libéralisme à l’extrême droite de l’orthodoxie calviniste.


Au point de vue dogmatique, m’écrivait, il y a quelques jours, un des pasteurs les plus intelligens, les plus avertis de l’Eglise nationale, les pasteurs calvinistes purs n’existent presque plus chez nous. Si l’on en rencontrait encore quelques exemplaires, ils trouveraient plutôt leur place au musée historique de la Réformation. Trinitaires et prédestinatiens sont, à coup sûr, infiniment rares. Si Calvin revenait, il pourrait les chercher avec une lanterne, comme faisait Diogène cherchant « son homme. » En définitive, au point de vue des idées, il existe surtout à Genève un centre droit et une gauche. Les représentans de la Droite ou Extrême Droite sont très peu nombreux. Le fleuve d’hérésie coule à pleins bords, et tel pasteur libéral pourrait signer la plupart des discours de ses collègues orthodoxes. Le peuple genevois veut une Eglise une et ne désire plus revenir au temps des luttes. Il n’aime pas les petites chapelles, les sectes dissidentes, et il appelle mômiers les gens qui hantent les conventicules piétistes et affectent un langage spécial.


Orthodoxes et libéraux vivaient en paix sous l’égide de l’État, ceux-ci rejetant en général le surnaturel, tandis que ceux-là lui font une place, plus ou moins large, mais enfin une place, dans leurs conceptions religieuses. Doctrines manifestement contradictoires, et non pas sur un point particulier du christianisme, mais sur le christianisme tout entier, car il n’y a pas un seul des enseignemens du Christ, et quelle que soit par ailleurs la divergence des interprétations personnelles, qui se présente à la conscience chrétienne avec la même valeur d’autorité, avec le même caractère d’obligation, soit que l’on accepte ou que l’on repousse le surnaturel. Orthodoxes et libéraux n’étaient unis entre eux, semble-t-il, que par le lien commun qui les unissait à l’Etat. Si donc, ce lien étant rompu, une séparation, intérieure à l’Eglise, venait à se produire, si du moins la division qui existe entre les deux grandes fractions de l’Eglise, fractionnées elles-mêmes Dieu sait en combien de morceaux, s’accentuait au point de mettre en péril, dans le sein de cette Eglise, la paix, il ne faudrait pas s’en étonner outre mesure. Il y a moins d’un an M. Montet, l’éminent et très aimable doyen de la Faculté de théologie protestante de Genève, m’exprimait des craintes sérieuses à cet égard, et il en tirait, je m’en souviens, son principal argument contre le projet Fazy. Ce qui s’est passé, après la séparation, en France, où l’Eglise protestante s’est divisée en trois tronçons : gauche, centre droit, droite conservatrice, est de fâcheux augure à ce point de vue.

M. Montet était convaincu, d’autre part, et je crois que cette conviction est partagée par un grand nombre de ses coreligionnaires, que le régime de la séparation d’avec l’Etat sera moins favorable à l’indépendance des pasteurs que celui de l’union avec l’Etat. Ce n’est point un paradoxe. L’union avec l’Etat, à Genève, ne gênait guère les pasteurs ; leur dépendance vis-à-vis du pouvoir civil n’avait assurément rien de comparable au joug, devenu si dur dans les dernières années de notre régime concordataire, qui asservissait l’Eglise de France à un pouvoir ennemi. Ce joug était devenu insupportable, et par exemple le droit de nomination des évêques, le droit de veto sur les nominations de curés faites par les évêques, ne pouvaient pas rester beaucoup plus longtemps à la discrétion de ministres des Cultes notoirement hostiles à la religion, sans que la dignité et la vitalité de l’Eglise de France ne courussent les plus graves dangers. Aussi les évêques les plus clairvoyans envisageaient-ils sans trop de peine l’éventualité de la séparation, malgré ses aléas. L’un d’eux, Mgr Le Camus, évêque de la Rochelle, s’affirmait nettement séparatiste et n’arrivait pas à comprendre ceux de ses collègues qui voulaient « concorder quand même. » « Quelle illusion peuvent-ils se faire ? m’écrivait à la fin de 1903 le docte et courageux prélat, celle d’Aristobule se laissant étouffer sous l’eau par Hérode qui prétendait lui apprendre à nager ? Oui, celle-là, et pas d’autre. »

Évidemment la situation était bien différente à Genève, où l’État intervenait sans doute dans la nomination des pasteurs, mais seulement pour régler, de concert avec l’Église elle-même et conformément à son principe, les conditions et la forme des élections, tandis qu’en France, c’était le vieux droit ecclésiastique que le Concordat avait partiellement aboli au profit du pouvoir civil, c’était la volonté de l’État que le Concordat avait mise à la place de la volonté de l’Église, notamment pour le choix des évêques et des titulaires de toutes les cures importantes, tandis qu’il supprimait pratiquement pour la masse des petits curés toutes les garanties canoniques. En somme, la petite République de Genève protégeait l’Église nationale, sans que sa protection pût dégénérer en tyrannie, et il la commanditait sans exiger d’elle, en retour de cette commandite, aucune abdication, aucun sacrifice. Or l’Église nationale sera, désormais, commanditée non plus par l’État, mais par les fidèles. Ceux-ci ne se montreront-ils pas de quelque façon plus exigeans que l’État ? Et puisqu’ils paieront, ne vont-ils pas s’aviser de prétendre que leurs pasteurs soient, un peu plus que naguère et plus étroitement, et d’une manière dont la dignité pastorale pourrait avoir à souffrir, à leur service ? Je ne sais si cette crainte est chimérique. Je dois dire que M. Montet ne me l’a exprimée qu’avec une très grande discrétion. Elle est partagée, je le répète, par la plupart des pasteurs antiséparatistes. Des inquiétudes analogues s’étaient manifestées, au lendemain de la loi de 1905’, dans le clergé français. Il y a fort peu de paroisses, si même il y en a, où l’événement les ait justifiées. Mais il est vrai que, dans l’Église catholique, les laïques, façonnés à l’obéissance et, par principe, dispensés de toute initiative, soumis à une hiérarchie fortement organisée dont il leur arrive bien de discuter les directions, mais non pas l’autorité, sont plutôt, par la force des choses, tentés de se désintéresser de l’administration soit spirituelle, soit temporelle, des diocèses et des paroisses, que d’essayer d’y faire prévaloir leurs vues propres, si par hasard ils en ont. Et c’est pourquoi l’expérience française n’est pas de nature à rassurer pleinement les pasteurs genevois.

Ceux-ci peuvent redouter enfin, et ils redoutent en effet, que la séparation n’ait une répercussion fâcheuse sur l’enseignement religieux dans les écoles où, sous le régime de l’union, cet enseignement est donné, en vertu de la loi sur l’instruction publique du 5 juin 1886, par des pasteurs nommés par le consistoire, agréés et payés par l’Etat. La loi Fazy ne supprime pas l’enseignement religieux dans ces écoles ; elle n’en parle pas, et les pasteurs qui en sont chargés continueront donc à le donner, mais désormais sans nul concours positif de l’Etat. Ce n’est donc pas la laïcisation de l’école, mais ce pourrait être un acheminement vers cette prétendue neutralité dont nous savons maintenant en France assez ce qu’elle vaut, pour n’être pas surpris que les pasteurs genevois appréhendent d’avoir à faire, après nous, une expérience si concluante et si désastreuse.

Quelque graves que soient les craintes que peut faire naître la séparation de l’Eglise et de l’Etat, du point de vue de l’Eglise nationale protestante, ce ne sont que des craintes en effet. Aussi s’est-il rencontré, au sein de cette Eglise, dix-sept pasteurs en office, une minorité en somme imposante, et d’autant plus que, si l’on en croit M. l’abbé Eugène Garry, dont l’impartialité égale la compétence dans toutes les questions intéressant les diverses Eglises de Genève, cette minorité serait « l’élite du corps ecclésiastique protestant ; » il s’est trouvé, dis-je, dix-sept pasteurs en office pour se déclarer séparatistes, et pour recommander publiquement au suffrage populaire, par un appel collectif en date du 21 juin, la loi Fazy. Pour ceux-là, la séparation était surtout affaire de principe, mais en outre ils rendaient hommage aux intentions droites du législateur, et ils ne voyaient rien dans son œuvre qui les obligeât à la repousser. Le consistoire, toutefois, en jugeait autrement, et bien que plusieurs de ses membres fussent séparatistes de principe, il demandait solennellement, aux protestans de Genève, par voie d’affiches, dont lecture fut donnée le 30, juin dans les temples, de rejeter la loi « dans l’intérêt de la patrie aussi bien que dans l’intérêt de l’Eglise, » parce que « la séparation relâcherait les liens qui pendant près de quatre siècles ont uni, dans l’âme genevoise, le sentiment national et le sentiment religieux. »

Il faut rendre à la Compagnie des Pasteurs cette justice qu’elle a su reléguer dans cette affaire de la séparation, autant du moins qu’on en peut juger du dehors, ses préoccupations matérielles au dernier plan. Mais il faut dire aussi que l’Eglise nationale protestante possède une petite fortune que l’Etat ne songe pas à lui enlever et qui provient de biens dont la propriété lui fut officiellement reconnue, lors de l’annexion de Genève à la République française en 1798. Les biens dont il s’agit, réunis autrefois au fonds capital de la caisse hypothécaire, furent, par une disposition législative de 1886, « sortis dudit fonds et remis au consistoire sous forme de cédules inaliénables de cette caisse au montant de 800 000 francs. » La loi Fazy stipule qu’« une commission de on/e membres, dont six nommés par le consistoire et cinq par le conseil d’Etat, statuera sur le mode d’administration et sur l’attribution de ces cédules, ainsi que de tous autres biens gérés ou possédés par le consistoire et les conseils de paroisse. » Il n’y aurait pas là, évidemment, de quoi assurer à tout jamais l’entretien des pasteurs et le bon fonctionnement de l’Eglise, qui était inscrite au budget pour 133 700 francs. Mais c’est un fond de bourse, qui, avec les pensions viagères prévues par la loi Fazy, permet, comme on dit, de voir venir. Au surplus, la plus grande partie de la fortune publique dans le canton de Genève est entre les mains des protestans. La perspective, de ce côté, semble tout à fait rassurante.

Une autre justice à rendre à l’Eglise nationale, c’est qu’elle a reçu le coup avec dignité et qu’elle ne s’est point attardée à de vaines récriminations. Je ne sais pas si, victorieuse, elle aurait manifesté une égale sérénité. On prétend que beaucoup de nationaux avaient escompté l’échec de la loi Fazy au point de préparer pour le soir du référendum des réjouissances, des illuminations, voire des cortèges triomphaux où les cardinaux romains auraient figuré, vêtus de pourpre, pour être en fin de compte brûlés en effigie devant Saint-Pierre. J’admets volontiers que la basse plèbe seule se fût livrée à de tels excès, et il n’en faut retenir qu’une indication, à la vérité précieuse, sur la manière dont la masse protestante appréciait d’avance le résultat et la moralité du scrutin. Le vote de la loi, c’était, pour elle, le triomphe du papisme, c’est-à-dire quelque chose de monstrueusement invraisemblable. Il a fallu déchanter, et je suppose que même le bas peuple n’a pas tardé à apprécier plus justement les faits. Certes, les catholiques romains ont le droit de se féliciter d’un événement auquel ils ont largement contribué et qui peut leur apparaître, — je m’expliquerai plus loin à ce sujet, — comme une revanche ; mais, somme toute, Genève est toujours Genève, et dans Saint-Pierre la chaire de Calvin demeurera longtemps encore exposée à la vénération de ses fils spirituels.

Je disais tout à l’heure que l’Eglise nationale protestante ne s’était pas attardée à de vaines récriminations. Et en effet, dès le 2 juillet, soit deux jours après la votation populaire, le consistoire décidait de réunir une assemblée consultative pour nommer une commission avec mandat de rédiger un avant-projet de constitution. Cette assemblée, à laquelle avaient été convoqués les membres, — 25 laïques, 6 ecclésiastiques, — du consistoire, les 36 membres de la Compagnie des Pasteurs et 42 délégués des conseils de paroisse, s’est réunie dans le temple de l’Auditoire, sous la présidence de M. Edouard Bordier, président du consistoire. Après lecture de divers rapports, l’un des dix-sept pasteurs séparatistes, M. Gambert, a pris la parole pour justifier son attitude et celle des co-signataires de l’appel du 21 juin.

La loi Fazy, a-t-il dit notamment, « nous apparaissait comme respectueuse des droits de la conscience religieuse et offrant à l’Eglise l’occasion favorable d’accepter un changement constitutionnel que réclamaient pour des raisons diverses la majorité de nos concitoyens. » Et encore : « Pas plus que l’union avec l’Etat, la séparation d’avec l’Etat ne constitue l’Eglise. » Il est vrai. La constituante élue par l’assemblée de l’Auditoire comprend 19 membres, soit 6 laïques représentant le consistoire, 6 ecclésiastiques désignés par la Compagnie des Pasteurs, 7 délégués des conseils de paroisse. Son président est M. Cramer-Micheli, ancien président du consistoire, antiséparatiste. Mais elle sera vice-présidée par un séparatiste très ardent, précisément par ce pasteur Gambert, dont je viens de citer le discours courageux.

C’est ainsi que séparatistes et antiséparatistes sont appelés à travailler ensemble à la réorganisai ion de l’Eglise séparée de l’État. Tous semblent vouloir à tout prix maintenir l’unité du protestantisme genevois, et la crise que traverse le protestantisme français suffirait au besoin à les convaincre de la nécessité d’un sérieux effort pour sauvegarder cette unité. Il est probable, il est même certain, si l’on en juge par l’opinion unanime qui s’est affirmée à l’Auditoire, que la constituante voudra conserver le caractère national de l’Eglise où toutes les tendances continueront donc d’avoir droit de cité. Il y aura à sa base, non pas une confession de foi proprement dite et obligatoire, mais une simple déclaration religieuse sans caractère dogmatique. Ses paroissiens seront tous les protestans de naissance qui ne refuseront pas absolument d’en faire partie. Les nationaux les plus attachés personnellement à l’orthodoxie, et entre tous, ce qui est bien caractéristique, le leader orthodoxe M. Chaponnière, qui mène une campagne dans ce sens dans son journal la Vie nouvelle, organe des protestans français, veulent que leur Eglise reste « multitudiniste. » L’Eglise nationale protestante de Genève sera donc demain, comme elle l’était hier, la seule Eglise du monde protestant tout entier qui représente le vrai « latitudinarisme, » car ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en France, ni en Suède et Norvège, on ne trouverait une Eglise ainsi constituée.

Il n’en est pas moins vrai que l’Eglise nationale protestante de Genève est ébranlée aujourd’hui dans ses assises officielles. L’est-elle dans sa vie intime et profonde ? Elle subit, en tout cas, une épreuve, et la manière dont elle la supportera nous pourra seule exactement renseigner sur les ressources de vitalité proprement religieuse dont elle dispose. Il convient de rappeler ici ce que Vinet a écrit dans son Essai sur les manifestations des convictions religieuses et sur la séparation de l’Eglise et de l’État envisagée comme conséquence nécessaire et comme garantie du principe : « Si l’on nous demande : Que voulez-vous que la religion devienne sans l’appui de l’Etat ? nous répondrons simplement : Qu’elle devienne ce qu’elle pourra ; qu’elle devienne ce qu’elle doit devenir ; qu’elle vive si elle a de quoi vivre ; qu’elle meure si elle doit mourir. Elle est venue dans le monde pour prouver que l’esprit est plus fort que la matière, fort contre la matière ; je ne dois pas l’empêcher de prouver cela. Si elle ne peut pas subsister par elle-même, elle n’est pas la vérité ; si elle ne peut vivre que d’artifice, elle n’est elle-même qu’un artifice ; si elle est de Dieu, il lui a été donné, comme à Jésus-Christ, d’avoir la vie en elle-même ; il faut qu’elle le montre ; c’est son premier mandat ; c’est le sceau indispensable de sa divinité… Nous déclarons hautement que, pour ce qui nous concernerions cesserions de croire au christianisme, du moment que nous ne le croirions pas fort au-dessus de cette épreuve. »


III

La séparation de l’Eglise nationale d’avec l’Etat est incontestablement pour l’Eglise évangélique libre, sans parler d’autres groupemens protestans qui se sont constitués sur le même principe séparatiste, un triomphe moral. Cependant, l’on exagérerait singulièrement la portée de ce triomphe si l’on ne prenait pas garde que les fondateurs de l’Eglise évangélique ne cédèrent point, quand ils abandonnèrent l’Eglise nationale, à un irrésistible besoin de se libérer vis-à-vis de l’Etat, et que leur grande raison d’abandonner cette Eglise fut son relâchement doctrinal. C’étaient, nous dit le pasteur Brocher, dans l’intéressant opuscule qu’il a consacré à l’Eglise évangélique à l’occasion de son jubilé, en 1899, « de petits groupes de chrétiens qui, ayant faim et soif de la vie de Dieu et ne la trouvant pas dans les cultes officiels, se réunirent pour méditer et prier ensemble. » La Compagnie des Pasteurs avait supprimé en 1725 la profession de foi, et dès lors on ne prêchait plus guère, dans l’Eglise nationale, que la religion naturelle. Ce n’était pas assez pour des âmes qui trouvaient, et avec raison, fort inconsistante une morale chrétienne dépourvue de toute assise dogmatique. D’autre part il arriva que l’Eglise nationale se montra intolérante à l’égard de pasteurs qui prétendaient réagir contre le relâchement doctrinal. César Malan se vit interdire l’accès des chaires de Genève pour avoir prêché en 1817, au temple de la Madeleine, la doctrine du salut gratuit. Il se résigna donc à faire le culte dans sa propre maison, en attendant de pouvoir ouvrir, en 1820, une chapelle du Témoignage. Un peu plus tard Louis Gaussen, pasteur à Satigny, pour avoir témoigné comme César Malan en faveur de la doctrine du salut gratuit, et rejeté le catéchisme imposé par la Compagnie des Pasteurs, se trouva en butte à des attaques violentes. Il fonda en 1831 une société évangélique qui ouvrit l’année suivante une école de théologie dont les premiers professeurs furent Gaussen lui-même, Merle d’Aubigné, Galland. La destitution de Gaussen suivit de près. Bientôt s’ouvrirent de nouveaux lieux de culte, sans attache avec l’Eglise nationale, notamment : l’Oratoire en 1831, la chapelle de la Pélisserie en 1839. C’est en ce temps-là que Vinet publiait son Essai sur la manifestation des convictions religieuses et sur la séparation de l’Église et l’État envisagée comme conséquence nécessaire et comme garantie du principe. Cet « Essai, » qui formulait avec une grande hauteur de vues les desiderata essentiels des dissidens, eut beaucoup d’influence sur les décisions qu’ils allaient prendre.

Ceux-ci se constituèrent en 1848 en Église évangélique dans-la maison du pasteur Louis Brocher. La première assemblée générale de la nouvelle Église eut lieu à la Pélisserie, en 1849, qui est donc la date officielle de sa naissance. Six années plus tard, l’Église évangélique inaugurait sa grande salle de la rive droite. Toutefois, de graves divergences de vues commençaient de s’accuser chez les réformateurs. Le groupe de la Pélisserie montrait plus d’intransigeance et plus d’audace. Le groupe de l’Oratoire, plus accommodant et plus timide, s’écartait moins des formes de l’Église nationale. En 1882, deux membres laïques du presbytère ayant déclaré qu’ils ne pouvaient plus en conscience signer la confession de foi, cet incident suffit à provoquer la séparation des deux groupes dont l’un, le plus petit, devint l’Église indépendante de la Pélisserie, qui existe encore, mais n’a jamais eu beaucoup d’adhérens et ne tiendra qu’une place des plus médiocres dans l’histoire religieuse genevoise, et l’autre, ayant pris le nom d’Église évangélique libre de Genève, se donna dès 1883 une nouvelle constitution, que l’on révisa en 1891. La constitution de 1883 comportait une confession de foi plus large que celle que l’Église indépendante de la Pélisserie a voulu maintenir. La révision de 1891 n’y a rien changé. L’Église évangélique libre reconnaît les Saintes Écritures comme « règle unique et infaillible de foi. » Elle professe les doctrines fondamentales « de la chute de l’homme et du salut gratuit par la rédemption de Jésus-Christ. » Elle adopte comme résumé de sa foi le Symbole des apôtres. Elle tient que le Christ est le seul chef de l’Église. Elle accepte comme membres « quiconque adhère à cette profession de foi et ne la dément point par sa conduite. » Elle croit au sacerdoce universel des croyans, mais elle admet la nécessité de ministères spéciaux, et c’est pourquoi elle a des anciens, des pasteurs et des diacres : des anciens, auxquels sont réservées les fonctions administratives et qui veillent en outre à ce que l’enseignement des pasteurs soit conforme à la profession de foi ; des pasteurs, chargés de la prédication, de la « cure d’âmes » et de l’instruction religieuse ; des diacres, qui s’occupent spécialement des pauvres et rendent certains services dans le culte public. L’Eglise évangélique libre a, comme l’Eglise nationale, deux sacremens : le baptême et la cène, la cène où elle accueille « sous leur propre responsabilité tous ceux qui, s’en approchent, » ce qui atteste une réelle largeur d’idées. Elle se divise en paroisses et stations d’évangélisation. Ses corps constitués sont : les conseils de paroisse, le presbytère.

Les conseils de paroisse convoquent au moins deux fois par an des assemblées paroissiales dont tous les membres participent à l’élection des pasteurs, des anciens et des diacres. Les deux tiers des suffrages sont requis pour l’élection des pasteurs. Les anciens et les diacres sont élus à la majorité. Chaque conseil de paroisse se compose du ou des pasteurs, des anciens et des diacres de la paroisse. Il est chargé de l’organisation des cultes. Il fixe l’ordre du jour des assemblées paroissiales.

Le presbytère est composé des pasteurs de toutes les paroisses et des anciens délégués par elles. Il veille aux intérêts généraux de l’Eglise, à la doctrine, à l’enseignement, au choix des livres dont on se sert pour les cultes, à la discipline, à l’administration des finances. Il fixe le traitement des pasteurs. Il préside à l’installation de ces derniers, des anciens et des diacres. Il juge des plaintes portées contre eux. Il a seul le droit d’agir au nom de l’Église.

Il semble bien que la vie religieuse soit plus intense dans l’Église évangélique libre de Genève que dans l’Eglise nationale, et c’est pour cela, sans doute, que le peuple appelle communément ses adeptes les « mômiers. » Leur exemple, ainsi que le fait remarquer le pasteur Brocher dans l’opuscule que j’ai déjà cité, n’en a pas moins été plus d’une fois un « stimulant, » un « aiguillon » pour l’Eglise nationale, qui, notamment, n’a fait que suivre l’Eglise évangélique libre en organisant les écoles du dimanche et le culte du soir. On dit que la concurrence est l’âme du commerce. Elle peut être aussi bien l’âme de l’apostolat.

L’Église évangélique libre ne comprend pas tout à fait un millier de membres. Mais elle constitue une élite et, comme dit encore le pasteur Brocher, elle marque, au point de vue protestant, « l’idéal à poursuivre. » Verra-t-elle s’accroître, du fait de la séparation, son influence et le nombre de ses adhérons ? Peut-être, mais non pas, je crois, tout de suite. L’Église nationale n’est pas persécutée, mais elle subit une épreuve qui attire forcément de son côté la sympathie. Ses cadres ne seront pas amoindris par des exodes sans dignité. Toutefois, il n’est pas défendu de penser que l’attrait d’une situation matérielle, d’une situation officielle, garantie par l’Etat, a pu contribuer un peu dans le passé à déterminer la vocation de quelques-uns de ses pasteurs. Et, dès lors, il est permis de conjecturer qu’il se trouvera dans l’avenir des jeunes gens, qui n’ayant pas les mêmes raisons d’opter pour l’Eglise nationale, céderont plus facilement aux raisons, que leur conscience leur pourra suggérer, de s’attacher de préférence à l’Eglise évangélique libre. Il nous est loisible d’appliquer aux simples fidèles le même raisonnement, car on ne peut nier qu’ils n’eussent plus d’intérêt à rester dans l’Eglise nationale, subventionnée par l’Etat, qu’à entrer dans une Eglise dont l’entretien est tout entier à la charge de ses membres. Et d’ailleurs, question d’intérêt à part, l’Eglise nationale avait un prestige officiel qui en pouvait imposer. Ce prestige, il est vrai, sera encore sensible aux yeux après la séparation, comme il est vrai que nous voyons encore la lumière du soleil quand il vient de disparaître à l’horizon. Mais il ira en s’atténuant jusqu’à ce qu’il s’efface tout à fait.


IV

Nous avons dit quelle est la situation du protestantisme à Genève en face de la séparation et comment l’Eglise nationale protestante n’aura peut-être à souffrir que dans ses intérêts matériels d’un bouleversement qui, d’autre part, ne peut que servir les intérêts spirituels de l’Eglise évangélique.

En revanche la séparation d’avec l’Etat, c’est infailliblement, pour l’autre Eglise nationale, pour l’Eglise nationale catholique, l’agonie lente et la mort.

Cette Eglise catholique nationale fut l’œuvre du célèbre Père Hyacinthe, une œuvre que les collaborateurs de l’ancien prédicateur de Notre-Dame eurent vite fait de défigurer. Elle est née du Kulturkampf de 1873, mais dans des conditions fort peu connues en France. Je dois à l’obligeance de M. Henri Fazy, qui était à cette époque le plus jeune des collègues de M. Carteret au conseil d’Etat et qui en est aujourd’hui le dernier survivant, communication de toute une série de documens officiels relatifs au grave conflit dont fut précédé ce Kulturkampf. Et j’ose dire, encore que ces documens, s’ils ne justifient certainement pas les violences dont le clergé et les catholiques demeurés fidèles au Saint-Siège furent alors victimes dans la république de Genève, contribuent à les expliquer. Loin de moi, ai-je besoin de m’en défendre, la pensée d’amnistier les persécuteurs ! Mais comment les jugerait-on avec impartialité, si l’on ne voulait pas connaître les difficultés avec lesquelles ils se sont trouvés aux prises avant de décréter les lois odieuses qui viennent d’être abrogées ?

L’abbé Mermillod avait été nommé curé de Genève, par Mgr Marilley, évêque de Lausanne et Genève, résidant à Fribourg, en 1864. En même temps, Pie IX l’avait nommé auxiliaire de Mgr Marilley avec le titre d’évêque d’Hébron, et dès le 5 juillet 1865, le Pape faisait savoir à Mgr Marilley qu’il eût à ne plus s’occuper du canton de Genève dont l’administration incomberait seule désormais à Mgr Mermillod. Il s’agissait bien, dans la pensée de Pie IX, de rétablir, du moins en fait, un évêché à Genève, et il n’est d’ailleurs pas douteux que le Souverain Pontife, en agissant ainsi, était uniquement préoccupé des intérêts religieux de ce canton. Il n’en est pas moins vrai que le l’établissement d’un évêché à Genève était contraire aux arrangemens librement souscrits par Pie VII en 1819, puisqu’il résultait de ces arrangemens que l’évêque ayant juridiction sur le canton de Genève ne devait résider ni à Genève ni même dans le canton. C’est le P. Tarquini qui, dans son Traité du Droit public de l’Eglise, a donné cette singulière définition des concordats : « Des lois ecclésiastiques particulières faites par l’autorité du Souverain Pontife, pour un État ou un royaume, sur les instances du chef de cet État et entraînant pour le prince l’obligation, qu’il a contractée, de les observer régulièrement. » D’après cela, les concordats, et à plus forte raison des arrangemens moins solennels comme ceux de 1819, n’entraîneraient pour l’État contractant que des devoirs, et laisseraient intacts tous les droits inhérens à la charge apostolique. Je ne crois pas que cette doctrine ait beaucoup d’adeptes dans l’Eglise elle-même. Mais il est évident qu’aucun État ne s’en voudrait accommoder.

J’en viens maintenant aux faits. Un débat, d’ailleurs par lui-même insignifiant, s’ouvre à la fin de l’année 1871, au sujet d’une circonscription paroissiale à modifier. Le conseil d’État s’adresse à Mgr Marilley, lequel renvoie naturellement l’affaire à Mgr Mermillod. Mais le conseil d’Etat ne l’entend pas ainsi, et il s’empresse d’écrire de nouveau à Mgr Marilley, — lettre du 9 décembre 1871, — pour préciser « la manière dont il conçoit la position légale de l’autorité diocésaine dans le canton de Genève : »


… Les paroisses catholiques de notre canton ont été réunies à perpétuité en 1819 au diocèse de Lausanne à la suite de pourparlers et de négociations entre le Saint-Siège d’une part, le gouvernement suisse et le gouvernement de Genève, de l’autre. Par bref daté de Rome le 20 septembre 1819, Sa Sainteté le Pape Pie VII a reconnu le nouvel état de choses, et ce bref lui-même est devenu exécutoire dans notre canton, en vertu d’un arrêté du conseil d’État du 1er novembre 1819. Le bref et l’arrêté conforme faisant dès lors partie de notre droit public, le conseil d’Etat ne peut reconnaître d’autre autorité diocésaine que celle de Sa Grandeur l’évêque de Lausanne, et il estime de son devoir de faire dès aujourd’hui toute réserve à l’endroit de toute décision ou direction qui pourrait infirmer ou altérer le bref de Sa Sainteté Pie VII ; en effet, la position diocésaine des paroisses catholiques du canton résulte, comme nous venons de le dire, d’un accord préalable entre le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique, accord auquel le Saint-Siège ne saurait en aucun cas porter atteinte sans le concours formel du pouvoir civil.


Le 21 mars 1872, le conseil d’Etat demande à Mgr Marilley de vouloir bien donner un successeur à l’abbé Marin, chapelain des collèges, qui vient de mourir. Mgr Marilley répond qu’il ignorait même que l’abbé Marin « eût été choisi et nommé pour remplir les fonctions de chapelain des collèges, cet acte d’administration ecclésiastique, comme tous ceux qui se sont produits depuis le 5 juillet 18665, ayant été accompli par Mgr Mermillod. Il ne peut donc que transmettre à ce prélat la demande du conseil d’Etat.

Le 2 août 1872, nouvelle démarche du conseil d’Etat auprès de Mgr Marilley. Il s’agit, cette fois, de pourvoir à la vacance des cures d’Hermance et de Présinges. L’évêque se récuse encore. Le conseil d’Etat revient à la charge, le 9, pour demander à Mgr Marilley une copie authentique de l’acte par lequel le Saint-Siège « aurait chargé exclusivement M. Mermillod, curé de Genève, de l’administration ecclésiastique du canton, acte qui, ajoute-t-il, ne nous a jamais été communiqué. »

Mais Mgr Marilley n’a reçu, au sujet d’une communication de ce genre, « aucune mission ni direction de la part du Saint-Siège. » Il se bornera, en conséquence, à faire connaître au représentant du Saint-Siège, Mgr Agnozzi, le désir du gouvernement.

Le 30 août, le conseil d’Etat adresse une lettre comminatoire « à Monsieur le curé de Genève » : «… L’administration ecclésiastique dans le canton de Genève étant du ressort de Sa Grandeur l’évêque de Lausanne et de Genève, le conseil d’Etat vous invite à vous abstenir de tout acte ayant le caractère de ceux qui, dans les évêchés, sont généralement réservés à l’évêque diocésain. » Ce n’est pas tout. Le conseil a notifié à Mgr Marilley qu’il cesserait de reconnaître l’intervention de son vicaire général aussi longtemps que l’évêque ne lui aurait pas déclaré d’une manière expresse qu’elle s’exerce dans tous ses actes en son nom et sous sa responsabilité, comme seul chef du diocèse de Lausanne et de Genève. Mgr Marilley n’a pas fait et l’on comprend bien qu’il ne pouvait pas faire cette déclaration. «… En conséquence, ordonne le conseil d’Etat, vous voudrez bien, monsieur le curé, vous abstenir également jusqu’à nouvel ordre de tout acte que vous feriez en qualité de vicaire général ou de fondé de pouvoirs de l’évêque diocésain, n’ayant plus aucune fonction officielle dans le canton que celle de curé de Genève. »

Mgr Mermillod répond le 23 septembre qu’il en référera à ses supérieurs : « C’est à eux qu’il appartient d’apprécier une question qui touche aux droits garantis de l’Eglise catholique, à la liberté et à la dignité de son ministère spirituel. »

L’évêque d’Hébron est mandé à la chancellerie, où MM. Carteret, président du conseil d’Etat, et Cambessèdes, chef du département de l’Intérieur et des Cultes, le somment de répondre par écrit à cette question écrite : « M. Mermillod, curé de Genève, entend-il se conformer dès à présent aux prescriptions du conseil d’Etat contenues dans sa lettre du 30 août ? » Et voici les passages essentiels de la réponse écrite du prélat : « Mgr Mermillod ne reconnaît pas la compétence du conseil d’Etat dans une question d’administration exclusivement ecclésiastique… Jamais depuis 1815 les vicaires généraux n’ont été agréés ni suspendus par aucun conseil d’Etat… En conséquence de la lettre du conseil d’Etat du 30 août, Mgr Mermillod en a référé à ses supérieurs ecclésiastiques. En conséquence, en son honneur et en sa conscience, il ne peut obtempérer aux ordres et aux menaces du conseil d’Etat d’avoir à cesser ses fonctions d’évêque auxiliaire et de vicaire général ; c’est pour lui un devoir d’inviolable fidélité aux droits de l’Eglise, qui sont compatibles avec le dévouement à son pays. »

Cette réponse a une fière allure. Mais Mgr Mermillod était à côté de la question quand il rappelait que jamais depuis 1815 les vicaires généraux n’avaient été agréés ni suspendus par aucun conseil d’Etat. Il ne s’agissait pas en effet de l’agréer ni de le suspendre comme vicaire général, mais de savoir s’il l’était vraiment, et, dans la négative, de l’empêcher d’en exercer les fonctions. Or il avait cessé de l’être, du jour où il avait cessé d’administrer le diocèse de Genève au nom et par l’autorité de Mgr Marilley.

Les événemens se précipitent. Le 20 septembre, le conseil d’Etat prend deux arrêtés. Par le premier, Mgr Mermillod « cesse d’être reconnu comme curé de la paroisse de Genève. » Par le second, il lui est interdit « de faire soit directement, soit par procuration, aucun acte du ressort de l’ordinaire ; il lui est interdit également de faire aucun acte en qualité de vicaire général, de fondé de pouvoirs de Mgr l’évêque du diocèse ou comme chargé à un titre quelconque de l’administration des paroisses catholiques du canton. »

Le 28 septembre, Mgr Mermillod proteste énergiquement contre ces deux arrêtés : « Ils violent écrit-il, les droits fondamentaux de l’Eglise catholique ; ils portent atteinte à son organisation ; méconnaissent les sources, le caractère et le libre exercice de la juridiction ecclésiastique, lui dénient l’indépendance de son ministère sacré et détruisent son autorité spirituelle. Ces arrêtés violent encore le droit public de notre pays, en blessant les droits reconnus, la liberté de conscience et du culte de la moitié de la population. » Et Mgr Mermillod expose que le bref de Pie VII sur lequel le conseil d’État prétend s’appuyer n’est ni un concordat, ni même une convention, et qu’en réalité « les seules tractations diplomatiques qui aient touché aux rapports si délicats de l’Eglise avec la société civile se sont bornées à affirmer : 1° « que la religion serait maintenue et protégée » comme elle l’était avant la réunion des paroisses catholiques à la République ; 2° qu’au Saint-Siège seul il appartient « d’en régler autrement. » (Tr. de Turin, art. 12. Protocole du Congrès de Vienne, art. 3, par. 7.) Ces droits garantis par des traités et d’ailleurs rappelés dans le bref de 1819, le conseil d’Etat les a-t-il respectés ? Non, car il conteste aux catholiques « la propriété de leurs églises, la liberté du culte extérieur, la liberté de leurs cimetières chrétiens, le caractère religieux de leurs écoles, la liberté de l’enseignement, la liberté de leurs associations religieuses. Donc, conclut Mgr Mermillod, je ne puis accepter vos arrêtés, inexacts dans les considérans, illégaux dans leurs conclusions, et remplaçant l’équité, le droit, la loi, par des mesures oppressives… Catholique, prêtre, évêque, j’en appelle au Saint-Siège, gardien de nos droits et protecteur des opprimés. Citoyen genevois, j’en appelle au bon sens et à l’impartialité de, mes compatriotes. »

A la protestation de Mgr Mermillod, les curés du canton s’empressent de joindre la leur. Ils dénoncent dans les arrêtés « un complet oubli des droits de la conscience ainsi qu’une violation de la liberté des cultes et de la liberté de l’Eglise catholique, l’une et l’autre solennellement garanties par les constitutions fédérale et cantonale. » C’est pourquoi « nous protestons : 1° que nous reconnaissons pour notre évêque celui qui nous est donné par le Pape et que nous n’en reconnaissons pas d’autre, 2° que nous ne pouvons admettre aucune entrave à nos communications avec notre chef ecclésiastique. »

La guerre était déclarée. L’ère des pires violences allait s’ouvrir. Le 11 octobre, le conseil d’Etat invitait, pour la forme, Mgr Marilley à pourvoir à la cure de Genève. Bien entendu ce prélat déclinait l’invitation, et le conseil d’Etat se décidait alors à annoncer « au peuple genevois » son intention de proposer, dans la prochaine législature « des modifications importantes dans les formes organiques de l’Eglise genevoise. »

Les élections de 1872 se firent sur la question religieuse. On sait qu’elles furent favorables au gouvernement. Le 10 janvier 1873, Pie IX érigeait par bref le canton de Genève en vicariat apostolique, avec, bien entendu, pour vicaire apostolique Mgr Mermillod. Lecture fut faite de ce bref, dans toutes les églises. Le gouvernement supprima pour trois mois le traitement des curés. Entre temps, le nonce Agnozzi portait le bref du 16 janvier à la connaissance du président de la Confédération. Le conseil fédéral répondit que le Saint-Siège n’avait le droit d’apporter aucune modification aux circonscriptions diocésaines de la Suisse sans le consentement des pouvoirs publics du pays. En conséquence, la Confédération refuse de reconnaître le nouveau vicariat, et « elle s’opposera absolument à ce que M. Mermillod exerce les fonctions que le Saint-Siège n’avait pas le droit de lui attribuer. »

Le gouvernement de Genève fait publier, le 12 février 1873, cette décision du conseil fédéral. Mgr Mermillod refuse de se soumettre. Le 17 février, le conseil fédéral prononce contre lui l’interdiction de séjour sur le territoire de la Confédération, et l’évêque, qui n’entend céder qu’à la force, est expulsé par un commissaire de police.

Le 19 février, le grand conseil votait par 76 voix contre 8 les « modifications importantes dans les formes organiques de l’Eglise catholique genevoise » que le conseil d’Etat avait annoncées au peuple ; et le peuple les ratifiait le 23 mars. Or à peu près toutes ces modifications, et, en tout cas, les plus essentielles, étaient, à des degrés divers, en opposition absolue avec la constitution de l’Eglise catholique. Voici d’ailleurs les dispositions capitales de la loi constitutionnelle du 19 février :


Article I. — Les curés et les vicaires sont nommés par les citoyens catholiques inscrits sur les rôles des électeurs cantonaux. Ils sont révocables.

Art. II. — L’évêque diocésain reconnu par l’État peut seul, dans les limites de la loi, faire acte de juridiction et d’administration épiscopales… Le siège de l’évêché ne pourra être établi dans le canton de Genève.

Art. III. — La loi détermine le nombre et la circonscription des paroisses, les formes et les conditions de l’élection des curés et des vicaires, le serment qu’ils prêtent en entrant en fonction, les cas et le mode de leur révocation, l’organisation des conseils chargés de l’administration temporelle du culte ainsi que les sanctions des dispositions législatives qui le concernent…


La loi constitutionnelle du 12 février fut complétée et adaptée par la loi organique du 27 août de la même année. Cette loi organique fixait à 23 le nombre des paroisses catholiques du canton et donnait à celle de Genève 3 curés. Son article 5 stipulait que « les curés et les vicaires ne pourraient sans l’autorisation de l’Etat exercer des fonctions ni accepter des dignités ecclésiastiques supérieures à celles qui leur auraient été conférées par l’élection. » Encore cette autorisation serait-elle « toujours révocable. » Par là, ce n’était plus le Pape, mais M. Carteret qui devenait le véritable chef de l’Eglise de Genève. L’article 6 astreignait curés et vicaires à prêter devant le conseil d’Etat, avant leur installation, le serment suivant : « Je jure devant Dieu de me conformer strictement aux dispositions constitutionnelles et législatives sur l’organisation du culte catholique de la République et d’observer toutes les prescriptions des constitutions et des lois cantonales et fédérales. Je jure encore de ne rien faire contre la sûreté et la tranquillité de l’Etat ; de prêcher à mes paroissiens la soumission aux lois, le respect envers les magistrats et l’union avec tous leurs concitoyens. » L’article 8 accordait aux électeurs de toute paroisse le droit de demander, par une pétition motivée, que leur curé ou leurs vicaires fussent soumis à une nouvelle élection. C’était la négation et la destruction de la hiérarchie catholique. L’article 9 voulait que chaque paroisse fût administrée par un conseil pris parmi les électeurs laïques. Enfin l’article 11 soumettait l’administration des conseils de paroisse au contrôle d’un conseil supérieur, nommé tous les quatre ans par un collège unique, composé de tous les électeurs catholiques du canton. C’était la négation et la destruction du principe d’autorité sur lequel repose l’Eglise catholique.

Il est permis de se demander si le Saint-Siège n’aurait pas pu, avec un peu plus de souplesse diplomatique, prévenir de pareils excès. Mais Pie IX était le Pape de l’absolu. Peut-être aussi pensait-il que la persécution, cette trempe des âmes, serait bonne, en fin de compte, pour l’Eglise de Genève. Et qui oserait affirmer qu’en cela, il se soit trompé !

Dans l’intervalle du vote de la loi constitutionnelle du 19 février par le grand Conseil et de celui de la loi organique du 27 août, les catholiques libéraux de Genève avaient appelé à eux le Père Hyacinthe. Ils s’étaient déjà mis en rapport avec les associations de langue allemande qui avaient refusé de reconnaître l’infaillibilité pontificale ; réunis en assemblée générale dès le 24 février 1873, ils s’étaient empressés d’adhérer aux principes et statuts votés à Soleure et à Olten dont l’élection du clergé par le peuple est l’article fondamental.

Le Père Hyacinthe arriva à Genève le 12 mars 1873. Je n’ai pas à raconter ici comment l’ancien carme était sorti de son couvent d’abord, de l’Eglise romaine ensuite, malgré les affectueuses objurgations de son ami Montalembert, qui lui écrivait le 3 février 1869 : « Vous ne servirez bien la cause qui nous est si chère qu’en restant au dedans, au lieu de vous laisser entraîner ou rejeter au dehors. C’est par là seulement que vous pouvez déconcerter nos implacables adversaires ; ils seraient trop heureux s’ils pouvaient, à force de provocations et de dénonciations, vous faire sortir du giron de l’Eglise. » En rompant, comme il l’a fait, avec l’Eglise romaine, le Père Hyacinthe s’est trompé non moins gravement sur ses droits que sur son devoir. De ceux qui l’appelaient à Genève il avait exigé l’assurance, sans rien demander pour lui-même, « que la réforme qu’il s’agissait d’entreprendre en commun serait chrétienne, catholique et libérale, chrétienne dans le sens du christianisme positif et révélé, catholique dans le sens du catholicisme traditionnel et historique, moins l’absolutisme romain, libérale enfin par l’abstention de toute mesure oppressive à l’égard des catholiques ultramontains. » On lui avait répondu textuellement : « Nous ne vous appelons pas parmi nous pour vous imposer la plus petite chose ; nous vous demandons au contraire de venir nous éclairer et nous guider. La nouvelle Eglise sera donc ce que vous la ferez. »

Fort de ce billet de La Châtre, le Père Hyacinthe répondit donc à cet appel. Il donna tout de suite à Genève une série de conférences qui le firent acclamer comme un Messie. On l’applaudissait, mais on ne l’écoutait pas. Je veux dire que le mouvement qu’il était convenu qu’il dirigerait échappa presque immédiatement à sa direction. Les lois Carteret lui inspiraient une profonde aversion, et cependant il était loin de prévoir toutes les injustices et toutes les violences que le gouvernement allait bientôt couvrir du manteau de la légalité. C’est pourquoi il se laissa élire curé de Genève le 12 octobre. Mais quand il vit quels étranges collaborateurs, — non pas tous sans doute, — et quels étranges paroissiens le schisme lui amenait, quand il se rendit compte de ce que pouvait produire la subordination du clergé à des conseils composés de laïques dont plusieurs n’avaient de catholique que le nom, quand il comprit qu’il ne lui serait pas possible d’empêcher que les catholiques romains ne fussent indignement spoliés de l’église Notre-Dame à Genève, bâtie avec leur argent, et de celles des églises de la banlieue où la réforme ne pouvait s’appuyer que sur une minorité, quelquefois même sur une minorité insignifiante, alors il écrivit au gouvernement de Genève ce qui suit : « Attaché par le fond de mes entrailles à l’Eglise catholique dans laquelle j’ai été baptisé, dont je désire la réforme, non le bouleversement ; convaincu d’ailleurs par une expérience désormais suffisamment prolongée que l’esprit qui prévaut dans l’œuvre catholique-libérale de Genève n’est ni catholique en religion, ni libéral en politique, j’ai l’honneur de vous adresser ma démission des fonctions de curé de la paroisse catholique de cette ville. »

L’illusion, somme toute, avait été de courte durée : à peine quelques mois. Le Père Hyacinthe a confessé d’ailleurs publiquement la faute qu’il avait commise, en acceptant les lois au nom desquelles s’accomplissait une besogne si peu chrétienne : « Malgré des répugnances profondes et persévérantes, après un refus public de la candidature qui m’était offerte pour la cure de Genève, s’écriera-t-il, je finis par me rendre. J’acceptai cette cure et je prêtai serment à la loi organique ! Voilà ma faute. Elle fut réelle, elle fut grande : j’en demande pardon à Dieu et aux hommes. »

Le gouvernement s’empara donc de l’église Notre-Dame pour la livrer aux catholiques-libéraux, et la plupart des autres églises du canton eurent le même sort. « Il est des hommes, a dit encore le Père Hyacinthe, qui se font de tels actes un mérite et un honneur, je les laisse à leur conscience ; moi, je m’en ferais une honte et un remords. »

Les vieux-catholiques du canton de Genève, ou si l’on veut les catholiques libéraux ou nationaux, se sont rattachés à l’Eglise helvétique qui reconnaît pour évêque et qui a d’ailleurs élu en cette qualité, le 7 juin 1876, M. Herzog. Ils professent donc avec cette Eglise, qui compte environ 75 000 adhérens, la doctrine des sept conciles acceptés comme œcuméniques par l’Orient et l’Occident. Ils professent également la liberté de la confession, la liberté du mariage des prêtres, et ils célèbrent les offices liturgiques en langue vulgaire. Mais leur nombre n’a cessé de décroître. Ils ne comptent guère aujourd’hui que 3 000 adeptes nominaux, dont à peine 600 électeurs. Le Kulturkampf leur avait donné 23 paroisses. Ils n’en ont plus que cinq : Genève, Carouge, Lancy, Chêne et Versoix. Encore ces deux dernières leur sont-elles enlevées par une disposition spéciale de la loi Fazy. Onze prêtres, dont sept dans la ville, et quatre dans la banlieue, forment tout leur clergé. Cette décadence progressive du catholicisme libéral, sous le régime des lois Carteret, prouve que le Père Hyacinthe ne se trompait pas quand il disait, dès 1875, que la séparation de l’Église et de l’Etat s’imposait « comme l’unique solution des difficultés communes aux catholiques et aux protestans. »

Maintenant, la séparation se fait contre les catholiques libéraux au point que l’on ne voit pas comment leur Eglise pourra vivre sous le nouveau régime. Elle manque d’enfans, cette réserve de l’avenir ; elle manque d’argent, et comment donc entretiendra-t-elle ses prêtres et assurera-t-elle l’exercice de son culte ? elle manque aussi, et cela est encore plus grave, de foi ; elle ne croit plus ni en elle-même, ni en sa doctrine. Le clergé catholique libéral essaie néanmoins de faire bonne contenance. Il a communiqué à la presse genevoise une note où l’on voit que « loin de se laisser décourager, et confians dans la force des principes chrétiens et démocratiques qui sont à la base de l’Eglise catholique nationale, » ses membres « prennent l’engagement de continuer avec plus d’ardeur que par le passé l’œuvre commencée. » Mais cela, c’est du bluff, et nul n’a pu s’y tromper.

La revanche des catholiques romains contre les bénéficiaires des lois de 1873 est donc complète et, ce qui vaut mieux, elle n’a été achetée par aucune compromission. Les débats au grand Conseil ont toutefois mis en relief le sens politique du groupe indépendant. « Il y a lieu de reconnaître, m’écrivait récemment M. Henri Fazy, que dans tous les débats qui ont précédé la votation, les députés catholiques ont fait preuve de beaucoup de tact et d’intelligence, leur altitude a fait bonne impression. » Ce n’est pas trop dire. Le président du conseil d’Etat a dû être d’autant plus favorablement impressionné par l’attitude générale et surtout par le vote des députés catholiques, qu’il ne s’était à aucun moment dissimulé que le sort de son projet de loi dépendait, au moins pour la votation populaire, de la façon dont se comporteraient les catholiques, et qu’il avait bien lieu de supposer que ceux-ci ne démentiraient pas, au référendum, l’attitude et le vote de leurs représentans au grand Conseil. Il me disait, à Genève, il y a près d’un an : « Je reconnais que le sort de mon projet de loi est entre les mains de vos coreligionnaires. Comprendront-ils que leur intérêt est de le voter ? » Ils l’ont parfaitement compris. Ce n’est pas qu’ils n’eussent sans doute préféré que la tardive réparation des injustices commises trente quatre ans plus tôt à leur préjudice affectât une autre forme, par où l’égalité aurait pu être rétablie d’une manière plus positive et plus avantageuse pour eux. L’un de leurs députés, M. Fontana, avait proposé au grand Conseil, pour remédier à la situation, un projet de loi rétablissant légalité des citoyens devant le budget. C’est parce que cette proposition fut repoussée que les catholiques se décidèrent à voter la loi Fazy qui rétablissait aussi l’égalité des citoyens, mais, comme l’a dit M. Adolphe Gros, dans la déclaration par laquelle le groupe indépendant l’avait chargé de motiver son vote unanime, « devant l’absence de budget. » Les nationaux auraient été mieux inspirés, et ils auraient témoigné de plus de sens politique, s’ils avaient pris en sérieuse considération la proposition Fontana. Ils ne l’ont pas fait, parce qu’ils prévoyaient avec certitude le rejet de la loi Fazy par le peuple. « Gouverner c’est prévoir : » mais encore faut-il prévoir de préférence ce qui doit arriver.

La conduite des catholiques se justifie donc d’elle-même dans cette affaire de la séparation, puisque aussi bien on refusait de rétablir pour leur clergé les traitemens garantis loin à tour par les traités de Vienne et de Turin et par la loi constitutionnelle de 1868. Sans parler de l’occasion de revanche qui s’offrait à eux contre les intrus de 1873, la loi Fazy abolissait une législation dont ils avaient encore à souffrir, elle garantissait leurs églises et leurs biens cultuels, elle consacrait enfin la liberté des cultes. Et que l’on ne vienne pas dire que les catholiques de Genève n’auraient pas dû voler la séparation, puisque le principe de la séparation est condamné par l’Eglise romaine. Outre que cette condamnation est de pure thèse, et que l’Eglise se peut fort bien accommoder, dans la pratique, d’être séparée de l’Etat, pourvu que l’Etat lui laisse une suffisante liberté, la thèse elle-même n’est applicable, dans la pensée de l’Eglise romaine, qu’à la situation de cette Eglise, et non des autres, vis-à-vis des divers Etats. Or l’Eglise romaine était déjà séparée en fait, à Genève, de l’Etat. En votant la séparation, ce n’était donc pas réellement leur propre séparation d’avec l’Etat qu’ils accomplissaient, mais celle des deux Eglises nationales, l’Église protestante et l’Eglise schismatique. Et ce qu’ils votaient qui les concernât, c’était la liberté chèrement achetée et leurs droits reconquis, c’était non pas la séparation, mais la réparation.

Il ne me reste plus qu’à ajouter quelques mots sur la question dite de Notre-Dame. Notre-Dame, dont les catholiques romains furent dépossédés en 1874 et qui va leur être rendue, est cette belle église toute blanche, que l’on aperçoit à droite quand on sort de la gare de Cornavin. Elle a été bâtie sur un terrain cédé par l’Etat aux catholiques en vertu de la loi de 1850. « Aux catholiques » sans épithète, mais en fait elle fut jusqu’en 1874 en la possession incontestée des catholiques romains. À cette date, les catholiques nationaux réclamèrent l’élection d’une commission administrative pour cette église, par application de l’article 6 de la loi de 1850, ainsi conçu : « A l’avenir, dans tous les cas où les citoyens catholiques de la ville de Genève auront à faire valoir leurs droits de propriété, possession ou jouissance tant dudit terrain que de la nouvelle église et de ses dépendances, à traiter avec l’autorité administrative ou tous autres pouvoirs légalement constitués, au sujet du terrain concédé et de la nouvelle église, en un mot pour tous actes relatifs à la propriété ou à la jouissance de cette église, ils nommeront à ces fins une commission de cinq membres, citoyens du canton et faisant partie de la commune de Genève, pour leur organe légal, en assemblée générale de tous les électeurs catholiques de la ville de Genève. »

On fit droit à la requête des catholiques nationaux. La commission élue leur fut favorable. Ils s’emparèrent donc de l’église. Ils en offrirent, il est vrai, la co-jouissance aux catholiques romains, sachant d’ailleurs fort bien que ceux-ci ne l’accepteraient pas, qu’ils ne pouvaient pas l’accepter. Cette prise de Notre-Dame par les catholiques nationaux fut l’une des causes, je l’ai dit, qui déterminèrent le Père Hyacinthe à résigner ses fonctions de curé de Genève. Or le nombre des catholiques nationaux a tellement diminué à Genève que la restitution de Notre-Dame aux catholiques romains, qui l’ont payée de leur argent, il ne faut pas l’oublier, s’impose aujourd’hui à tous les esprits. Il ne s’agit que de s’entendre sur les conditions de cet acte de justice. M. Rutty avait proposé d’élire une nouvelle commission de Notre-Dame, les membres de celle de 1874 étant morts, et d’appliquer donc cette fois l’article 6 de la loi de 1850 en faveur des catholiques romains. M. Rutty voulait en outre que l’on ne convoquât que les catholiques romains pour cette élection. Précaution fort inutile, semble-t-il, puisque les catholiques libéraux ne sont plus à Genève qu’une infime minorité.

Le grand Conseil a adopté une autre solution. Il a voté, le 9 juin dernier, la disposition suivante : « Dans l’intérêt de la paix confessionnelle, le conseil d’État est chargé de réaliser dans le délai d’une année une solution équitable de la question de l’église Notre-Dame. A cet effet, l’État interviendra par une allocation pécuniaire définitive pour faciliter le rachat des droits des catholiques nationaux par les catholiques romains. Lors du transfert de l’église Notre-Dame aux catholiques romains, cette cession sera exempte des droits de mutation. »

La solution de juste milieu adoptée par le grand Conseil a donné, somme toute, satisfaction aux catholiques romains, et l’on ne voit pas que les catholiques libéraux soient fondés à s’en plaindre ; elle a satisfait peut-être plus encore la conscience publique. Elle a certainement contribué à rallier les catholiques romains à la cause de la séparation. Dieu veuille qu’elle contribue aussi, comme la séparation elle-même, selon l’espoir exprimé par M. Adolphe Gros, à la tribune du grand Conseil, « à resserrer les liens de confiance et d’amitié qui, dans un canton mixte, doivent unir tous les citoyens sans distinction de confession religieuse. »

Si ce vœu se réalise, il en résultera pour d’autres Eglises et pour d’autres États une belle leçon de tolérance dont tous pourront faire leur profit.


JULIEN DE NARFON.