La Question religieuse en France et en Prusse

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LA
QUESTION RELIGIEUSE
EN FRANCE ET EN PRUSSE

Il s’est tenu dernièrement dans une sorte de parlement extra-parlementaire des discours fort étranges. Des orateurs dont la parole a du poids se sont chargés d’apprendre à l’Europe étonnée que l’église souffre aujourd’hui en France de cruelles persécutions, que nous sommes revenus au temps de Galerius et de Dioclétien, qu’une nouvelle ère des martyrs s’est ouverte. « Nous sommes en présence d’une situation, nous a-t-on dit, qui attriste tous les cœurs chrétiens ; elle dure depuis longtemps, mais, dans ces derniers jours, elle est devenue plus aiguë. Une audacieuse conjuration s’organise contre la religion catholique. On s’efforce de lui enlever le peu de liberté dont elle jouit dans l’instruction et dans les œuvres de charité. Nous portons un habit religieux, cela suffit pour nous refuser tout droit. Pas de colère ni d’injures, il faut laisser nos adversaires se déshonorer en nous déniant la justice, en nous mettant hors le droit commun. »

Où se sont fait entendre ces amères doléances et ces véhémentes protestations ? Dans une assemblée générale des comités catholiques. Beaucoup de gens ignoraient qu’il y a en province des comités catholiques permanens, et que, lorsqu’il leur plaît, ils envoient à Paris des délégués qui s’organisent en congrès et en commissions spéciales, « correspondant aux neuf chœurs de la milice céleste. » De quoi s’occupent ces commissions ? Non-seulement des œuvres du très saint sacrement, de l’adoration nocturne et du vœu national, mais de beaucoup d’autres choses, de la presse, de l’enseignement, de l’économie sociale, de la législation et du contentieux. M. le cardinal-archevêque de Paris avait raison d’affirmer que l’église catholique est mise hors le droit commun ; ces comités, ce congrès, ces commissions d’anges et d’archanges en font foi. L’église jouit en France d’une liberté d’association et d’action qui lui est propre ; elle en a le monopole, c’est un privilège que personne ne songe à lui disputer. Elle ne laisse pas de se plaindre, car il est doux d’être plaint, et lorsqu’on a d’excellentes raisons de se louer de son sort, il est habile de mettre un crêpe à son bonheur, cela ferme la bouche aux envieux. D’ailleurs, si fortuné qu’on soit, possède-t-on jamais tout ce qu’on désire ? On rêvait de faire des docteurs, et Dioclétien vient de rédiger un projet de loi portant que les élèves des facultés libres s’adresseront aux facultés de l’état pour obtenir leurs grades. Le puits de l’abîme s’est ouvert, la bête de l’Apocalypse en est sortie, il ne reste plus qu’à tendre la gorge et à mourir.

Il est difficile au libéralisme de demeurer toujours conséquent avec lui-même et avec ses principes dans les questions d’église. Il ne peut voir sans inquiétude les envahissemens d’un certain parti religieux qui a l’esprit de domination et se déclare lésé, quoi qu’on lui accorde. Ce parti a une singulière façon de raisonner, il dit à ses adversaires : « Nous sommes la vérité, et vous êtes l’erreur ; partant, vous nous devez tout, et nous ne vous devons rien. En nous accordant la liberté, vous ne faites que votre devoir, et, quand nous serons devenus les plus forts, nous ferons également le nôtre en vous la refusant. Voyez plutôt ce qui se passe en Espagne, nous n’admettons pas qu’on y tolère les hérétiques. Si le ministère espagnol réussit à faire voter par les cortès l’article 11 de son projet de constitution, s’il s’obstine à donner aux protestans le droit de célébrer leur culte en lieu clos, le nonce du pape quittera Madrid, et Rome rompra tout commerce avec le roi Alphonse. Pour être libres, il faut que nous soyons les maîtres, et César nous opprime lorsqu’il refuse de nous obéir. » Le parti clérical met les gouvernemens libéraux à une rude épreuve ; ses exigences croissent avec les concessions qui lui sont faites, et il paie tous les bienfaits de la plus noire ingratitude. Cependant le libéralisme se doit à lui-même de ne jamais se démentir ; le libéralisme est une vertu, et il en coûte toujours d’être vertueux. Il se trouve au surplus que la vertu est souvent récompensée dans ce monde. Tolérer les intolérans, respecter la liberté des ennemis mêmes de la liberté n’est pas seulement le procédé le plus honnête, la conduite la plus honorable, c’est encore le parti le plus sûr et le meilleur moyen d’éviter les embarras.

On accuse le clergé d’avoir déployé un zèle imprudent et aventureux dans les dernières élections, et il est certain que dans plus d’un arrondissement il a eu ses candidats officiels. L’événement a trompé ses espérances. On ne peut s’étonner qu’un grand nombre de députés républicains, dont il avait combattu la candidature, soient arrivés à Versailles encore échauffés de la lutte, émus des injures qu’on leur avait dites et des tracasseries qu’on leur avait suscitées, résolus à donner une leçon aux évêques et aux curés qui s’avisent d’ajouter aux soins de leur ministère celui de gouverner le suffrage universel et qui enseignent à leurs ouailles que, « voter pour la république, c’est voter pour le diable. » Parmi ces nouveaux députés, il est beaucoup d’hommes nouveaux, et c’est l’ordinaire que les hommes nouveaux, n’ayant pas la pratique des affaires, les croient plus simples, plus faciles à manier qu’elles ne le sont. Ils n’ont pas encore perdu leur candeur, ils s’imaginent qu’avec un peu de bonne volonté on résout tous les problèmes, qu’il suffit d’avoir raison et d’aller droit devant soi. Ils ne se doutent pas que les bonnes intentions sont quelquefois arrêtées par un mur ou qu’elles restent prises dans les broussailles ; il faut du temps pour apprendre à se défier des murs et des buissons. « Venez à mon secours, mon cher Atticus, écrivait un jour Cicéron, et dites-moi si, selon le mot de Pindare, je dois suivre le chemin raide de la justice ou si je ferai mieux de prendre des détours. — Prenez des détours, » lui répondait son ami, et le grand Frédéric était de l’avis d’Atticus, lorsqu’il disait : « Les dissensions polonaises et les négociations avec l’église sont à peu près de la même espèce ; il faut vivre longtemps et avoir une patience angélique pour en voir la fin. »

Que la chambre des députés ait ordonné une enquête sur l’élection de M. de Mun, on ne saurait y trouver à redire. Le candidat officiel du clergé dans l’arrondissement de Pontivy ne peut s’en prendre qu’à lui, il s’est appliqué à provoquer cette mesure par les déclarations qu’il a faites à la tribune, par les intempérances préméditées de son langage. Les naïfs ont remarqué que les doctrines dont il a fait profession se trouvent en contradiction flagrante avec les lois organiques. Que sont les lois organiques pour M. de Mun ? Son principe est que « l’église a le droit de faire tout ce qu’elle juge qu’il est de son devoir de faire. » Selon lui, les seules lois qui obligent les consciences sont les décisions rendues à Rome, les décrets de celui qui tient les clés, de celui qui a reçu du ciel le pouvoir de lier et de délier. Ce qu’il faut espérer, c’est que la commission nommée pour procéder à une enquête sur l’élection de Pontivy se renfermera scrupuleusement dans son mandat. Elle a eu, comme on sait, avec M. le garde des sceaux un entretien dans lequel elle a fait paraître des curiosités indiscrètes. Elle a eu la fâcheuse idée de lui demander si les doctrines gallicanes et la déclaration du clergé de France de 1682 sont vraiment enseignées dans les séminaires comme le veut la loi, et dans le cas où il en serait autrement, si le gouverne, ment n’aviserait pas. M. le garde des sceaux a promis qu’il s’en informerait. Nous souhaitons pour notre part qu’il oublie sa promesse, et que la commission s’abstienne de lui en rafraîchir la mémoire.

Selon toute apparence, les doctrines gallicanes et la déclaration de 1682 ne sont plus professées dans les séminaires, et il est hors de doute qu’aux termes des articles organiques l’état aurait le droit d’exiger qu’on les y professât ; mais, comme le disait un illustre jurisconsulte, le propre de la raison est de découvrir les principes et le propre du bon sens est de ne jamais les isoler des convenances. Depuis le concile du Vatican, l’infaillibilité personnelle du pape est devenue un dogme, et les évêques de France ne sauraient, sans encourir le reproche d’hérésie, enseigner encore que les conciles généraux sont supérieurs au pape dans le spirituel, que les dédiions du saint-siège en matière de foi ne sont sûres qu’après que l’église les a acceptées. Exigerez-vous des évêques qu’ils fassent ouvertement profession d’hérésie ? Ils n’y consentiront jamais. — Qui êtes-vous donc, vous diront-ils, pour prétendre nous prescrire ce que nous devons croire ? — Vous leur répondrez peut-être que vous représentez la raison ; mais la raison a-t-elle rien à voir dans un mystère de théologie ? Êtes-vous bien sûrs qu’il soit plus raisonnable de croire à l’infaillibilité d’un concile qu’à celle d’un pape ? Et au surplus où en serions-nous si vous vouliez supprimer de ce monde la liberté de déraisonner ? Peut-être alléguerez-vous les droits de l’état. Le droit de l’état dans le temps où nous vivons est de rester neutre entre les cultes et de les protéger tous en protégeant contre eux la paix publique. En 1869, M. de Bismarck, qui s’est ravisé depuis pour son malheur, écrivait à M. d’Arnim que « la politique prussienne en matière ecclésiastique avait pour règle d’assurer aux églises une pleine liberté dans les questions de doctrine et de culte et de s’opposer résolument à tout empiétement qu’elles pourraient faire sur le domaine de l’état. » Non, il n’est pas de la compétence d’un gouvernement de définir ce qu’il est nécessaire de croire pour être un bon catholique. Il ne lui appartient pas de prendre parti dans les controverses qui agitent l’église, il ne lui appartient pas même d’avoir une opinion en théologie. Un gouvernement qui dogmatise est ridicule, un gouvernement qui emploie la rigueur pour imposer ses doctrines est odieux. Puisse la commission chargée de faire une enquête sur l’élection de Pontivy laisser dormir en paix les principes gallicans et la déclaration de 1682 ! Une fée fit jadis sortir d’une noisette un carrosse à quatre chevaux, un cocher et deux laquais poudrés ; les assistans éperdus s’écriaient : — Qui aurait pu croire qu’il y eût tant de choses dans une noisette ! — On ne saurait croire non plus combien il peut y avoir de choses dans une simple question adressée par une commission à un ministre, et combien de calamités et de funestes complications peut engendrer une curiosité théologique.

M. de Bismarck disait un jour à la chambre des seigneurs de Prusse que la lutte entre l’état et l’église date de loin, qu’elle a commencé à Aulis le jour où Agamemnon eut maille à partir avec ses devins et se vit contraint de leur sacrifier sa fille. « Dès les premiers temps de l’histoire, ajoutait-il, il y a eu des gens, prêtres ou sages, qui affichaient la prétention de connaître les volontés divines mieux que tout le monde et qui, sur la foi de cette prétention, s’arrogeaient le droit de dominer les hommes. » Il est à noter que, dans cette rivalité séculaire entre Calchas et Agamemnon, le monde a tour à tour donné raison à l’un et à l’autre. Quand Calchas devient trop riche, trop insolent, trop intrigant ou trop factieux, quand il entreprend sur les droits de l’état, c’est avec l’applaudissement universel qu’Agamemnon lui fait sentir la pesanteur de son bras ; mais lorsque Agamemnon se mêle de ce qui ne le regarde pas, lorsqu’il dicte à Calchas des articles de foi et lui prescrit ce qu’il doit enseigner aux peuples, les peuples prennent parti contre Agamemnon. On a vu plus d’une fois l’église devenir si riche et si puissante qu’elle formait comme un état dans l’état, et les gouvernemens se sont bien trouvés de confisquer ses dîmes, de séculariser ses biens et de lui ôter les moyens d’en acquérir de nouveaux. On a vu aussi des républiques et des rois fermer des couvens, supprimer des congrégations qui foisonnaient et pullulaient en trop grande abondance ; ces mesures rigoureuses ont été approuvées par l’opinion publique ; elle reconnaît à l’état un droit de contrôle sur les associations et l’autorise à supprimer celles qui mettent en péril les lois et la société, comme un propriétaire nettoie son jardin, en retranchant l’ivraie et les folles herbes. En revanche, il est peu de gouvernemens qui se soient bien trouvés d’avoir attenté à la liberté doctrinale de l’église, et le métier d’oppresseur de consciences n’est pas de ceux qui portent bonheur.

L’état a deux moyens de contraindre l’église à enseigner ce qu’il désire qu’elle enseigne. Il peut la mettre sous tutelle, lui imposer une organisation, une discipline, un régime à sa convenance, ou ce qu’on nomme une constitution civile, et l’on sait combien sont éphémères les constitutions civiles et le triste souvenir qu’elles laissent après elles. Il peut aussi se charger de faire lui-même l’éducation des prêtres. Joseph II l’a tenté ; son essai ne fut pas heureux. Ce prince ne connaissait guère les hommes, il ignorait l’empire qu’exercent sur eux les traditions et les habitudes et combien certains abus leur sont chers. Il se piquait de rendre son clergé parfaitement raisonnable, et ce fut là sans contredit la plus déraisonnable de ses prétentions. Il entreprit de tout régler, jusqu’à la figure qu’on devait donner aux images des saints ; il prit des mesures somptuaires contre les madones, leur défendit de porter sur elles plus de bijoux qu’il ne convient à une honnête mère de famille. Après avoir interdit nombre de processions et de pèlerinages, il abolit la faculté théologique de Louvain et les séminaires épiscopaux, qu’il remplaça par deux séminaires d’état dont il nommait les directeurs. Qu’y gagna-t-il ? De perdre les Pays-Bas, et peu de temps avant sa mort, il engageait ses proches à graver sur sa tombe cette mélancolique inscription : « ci-gît un prince dont toutes les intentions étaient pures et dont toutes les entreprises échouèrent. » Aucun de ses imitateurs ne fut plus heureux que lui. Le joséphisme n’a jamais conduit qu’à des mécomptes, et voilà des expériences qu’il est bon de recommander à la méditation des assemblées et des commissions.

Ce qui se passe depuis quelques années en Prusse et en Suisse est aussi fort instructif. Le roi Frédéric II faisait cas de l’empereur Joseph ; il écrivait à Voltaire : « Ce prince est aimable et plein de mérite ; il aime vos ouvrages et les lit autant qu’il peut. Enfin c’est un empereur comme de longtemps il n’y en a eu en Allemagne ; nous n’aimons ni l’un ni l’autre les ignorans et les barbares. » Il ne laissait pas de juger fort sainement la politique ecclésiastique de Joseph ; il disait de lui : « Mon frère Joseph a le tort de faire toujours le second pas avant d’avoir fait le premier. » Aussi peut-on croire que, s’il revenait au monde, son prodigieux bon sens goûterait médiocrement le remue-ménage qu’on a fait depuis peu dans sa maison et les lois joséphistes qui ont été votées à Berlin.

Le gouvernement prussien était autorisé à prendre des mesures de précaution contre l’église catholique. L’indépendance, la liberté d’allures et la protection dont elle jouissait dans un pays aux deux tiers protestant lui avaient permis d’acquérir une importance excessive, et son envahissante ambition se donnait carrière. Ainsi que l’écrivait l’an dernier l’auteur d’une intéressante brochure[1], elle menaçait de devenir pour l’état, sinon un véritable péril, du moins une gêne et un grave embarras. Le clergé exerçait une grande influence sur l’école primaire ; en maint endroit, les instituteurs étaient à sa merci, et les tendances ultramontaines de l’enseignement étaient de nature à compromettre la paix entre les diverses confessions. Les biens de l’église s’accroissaient continuellement par des fondations ou par des legs. L’administration de ces biens était aux mains des évêques et de leurs chapitres, l’état n’avait rien à y voir, et l’on avait sujet de craindre que ces abondantes ressources ne fussent employées en partie à des fins occultes et dangereuses. Les couvens, les maisons religieuses se multipliaient à l’infini ; une foule de congrégations et de confréries enveloppaient certaines provinces de leur noir réseau. Enfin les jésuites et « les prophètes voilés qui se tiennent derrière le trône » prenaient sur le haut clergé allemand un ascendant toujours plus marqué.

L’état n’a pas seulement le droit, il a le devoir de se défendre. Quoi qu’en puisse dire Calchas, Agamemnon a, comme lui, charge d’âmes ; il a une mission à remplir, un ministère à exercer. De précieux intérêts lui sont confiés, il leur doit la sécurité, et il répond de la paix publique. Si le gouvernement prussien s’était contenté de se défendre, s’il s’en était tenu aux mesures préservatrices que lui commandait sa sûreté, s’il lui avait suffi d’affranchir l’école primaire de l’influence abusive du clergé et de faire une loi sur les biens d’église, d’en faire une autre sur les couvens et sur les ordres, de dissoudre nombre de communautés religieuses et de congrégations, il aurait encouru les censures de la curie romaine, il aurait été en butte aux-réclamations plaintives ou hautaines de l’épiscopat, mais les laïques ne se seraient pas émus. Les uns se seraient résignés, d’autres auraient approuvé. On se serait mis aux fenêtres pour regarder passer les événemens, après quoi chacun serait retourné à ses affaires. « Le gouvernement prussien, a dit un écrivain protestant, auteur d’une savante et judicieuse étude sur les rapports de l’église et de l’état, doit imputer le mauvais succès de ses lois ecclésiastiques non à l’opposition des évêques, mais à la résistance des populations catholiques. Que l’épiscopat combatte aussi longtemps qu’il le peut toute tentative de donner des bornes à sa puissance, l’histoire en témoigne, et on sait l’audacieux usage qu’il a toujours fait de sa devise : Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Toutefois il est trop avisé pour engager une guerre qu’il ne pourrait soutenir. Les évêques autrichiens ont réclamé et protesté contre les lois de 1874 ; quoiqu’elles eussent été condamnées par le saint-siège, ils ont fini par s’y soumettre, sachant bien que s’ils s’obstinaient dans leur résistance, ils ne pourraient compter sur l’appui des laïques. De même la hiérarchie n’est point entrée en campagne contre le petit royaume de Wurtemberg ; elle s’est soumise à la loi de 1862. Au contraire, les évêques prussiens ont refusé d’obéir aux lois de mai, parce qu’ils étaient persuadés que non-seulement le clergé, mais le peuple catholique seraient avec eux, et l’événement a prouvé qu’ils ne s’étaient pas trompés[2]. »

Les hommes d’état de Berlin ont outre-passé leur droit. Par les lois incohérentes, mal digérées qu’ils ont présentées au parlement, ils ont attenté à la fois à la liberté doctrinale et au pouvoir disciplinaire de l’église, et les consciences se sont émues comme une fourmilière qu’un passant s’amuse à inquiéter avec son bâton, — car il en est des consciences comme des fourmis, elles entendent qu’on les laisse en paix dans leur maison, elles ont horreur de l’étranger qui se mêle de leurs affaires, et l’état est pour elles l’éternel étranger. Les politiques de Berlin ont dit aux évêques : — Vous avez promulgué depuis peu un nouveau dogme qui nous est désagréable et qui peut avoir de fâcheuses conséquences. Si quelques-uns de vos prêtres refusent d’enseigner ce dogme, nous prenons sur nous de déclarer qu’ils sont d’aussi bons catholiques que vous, et, s’il vous plaît de leur infliger des peines disciplinaires, nous leur permettrons d’en appeler à nous ; après avoir examiné le cas, nous réviserons ou nous casserons votre sentence. Nous vous défendons aussi d’excommunier pour ce fait aucun laïque. L’excommunication est un mauvais procédé, fort désobligeant, contraire à tous les principes de la civilité honnête et puérile. Vous nous ferez le plaisir d’y renoncer ; sinon, vous serez passibles d’un an de prison et d’une amende de 200 à 500 thalers. Vous élevez mal vos prêtres, vous en faites des fanatiques et des énergumènes, nous savons mieux que vous ce qu’il convient de leur enseigner ; désormais nous nous chargerons de leur éducation. Nous entendons qu’à l’avenir ils apprennent la théologie dans nos universités ou dans un grand séminaire dont le plan d’études aura été examiné et approuvé par nous. Vous ne procéderez à aucune nomination sans avoir présenté votre candidat au président-supérieur de la province, et vous attendrez pendant trente jours sa décision. S’il se trouve que votre candidat n’a pas fait les études réglementaires, ou si ses antécédens nous autorisent à penser qu’il n’a pas pour nous tout le respect qui nous est dû, vous serez tenus de nous en proposer un autre qui nous offre de meilleures garanties. Dans le cas où, par le fait de votre mauvais vouloir, quelque place demeurerait vacante, nous retiendrons votre traitement et nous vous infligerons des amendes jusqu’à concurrence de 1,000 thalers. Vous nous objecterez peut-être que nos nouvelles lois sont contraires à certains articles de la constitution. Qu’à cela ne tienne, nous supprimerons ces articles, nous changerons la constitution, car nous sommes résolus à mater votre fierté, et ; si vous refusez d’entendre raison, nous vous prierons de vous en aller et nous amenderons au besoin notre code pénal pour pouvoir vous bannir en sûreté de conscience.

Que César soit jaloux de son autorité, que dans l’intérêt public il supprime des congrégations ou prenne des mesures pour empêcher l’accroissement des biens de mainmorte, ceux qui souffrent de ses rigueurs crieront, mais leur voix trouvera peu d’échos ; le jour où César dogmatise et veut obliger l’église à l’en croire sur parole, les indifférens eux-mêmes lui donnent tort. Ce n’est pas que le monde se soucie beaucoup de controverse, ni qu’il attache un grand prix aux définitions de théologie. Un écrivain anglais a eu raison de dire que « la plupart des hommes se donnent pour but de traverser la vie en dépensant le moins de pensée possible ; » mais quand l’état dispute avec l’église sur quelque article de foi, les demi-croyans, qui abondent dans ce siècle et décident du gain des batailles, se trouvant forcés de faire un choix, déclarent à l’ordinaire que chacun doit faire son métier et se tenir à sa place, que dans les matières de doctrine l’estampille de l’église est plus sûre que le poinçon de l’état, qu’en tout ce qui concerne le Credo les évêques sont plus compétens qu’un président de conseil, et que les prêtres qu’ils excommunient ne sont pas de vrais prêtres. Or les demi-croyans désirent que leur curé soit un vrai curé, sans tare et sans défaut, et un prêtre constitutionnel ou assermenté sera toujours à leurs yeux un intrus, dont le cas n’est pas net. Cela se voit en Suisse : le vieux-catholicisme y est mort de la dangereuse amitié que lui a témoignée l’état. Les gouvernemens de Berne et de Genève, qui s’imaginent qu’on peut forcer les gens à être libres, ont dit à leurs ressortissans catholiques : « Nous voulons vous affranchir du joug odieux de la hiérarchie romaine, nous vous octroyons le droit de nommer vous-mêmes vos pasteurs ; ne vous gênez pas, choisissez-les aussi raisonnables qu’il vous plaira. » Les catholiques genevois et bernois n’ont pas su apprécier la faveur qu’on leur faisait. Dernièrement la commune de Mputiers, qui compte près de 1,400 catholiques romains et 24 vieux-catholiques, devait nommer son curé. 5 électeurs ont pris part au scrutin, 3 ont donné leur voix au titulaire actuel, 2 ont voté contre. Le gouvernement, comme c’était son devoir, a validé l’élection. L’église de Moutiers et ses biens appartiennent aujourd’hui aux 24 vieux-catholiques, et la caisse de l’état sert un traitement à un curé national élu par 3 voix. C’est ainsi que dans les républiques qui permettent à la politique d’envahir la religion, la démocratie et le suffrage universel aboutissent quelquefois au règne oppressif des minorités.

C’est un insaisissable ennemi qu’un dogme ou une idée. Il se dérobe à toutes les étreintes ; quand on croit le tenir, il s’échappe dans l’air, par levibus ventis, et l’on ne se bat pas à coups de poing contre le vent. Le radicalisme suisse ne fait pas une brillante figure dans cette grande partie de pugilat qu’il vient d’engager avec un dogme. La Prusse a eu plus de souci de sa dignité. L’homme supérieur qui dirige ses destinées n’a pas l’habitude de prêter à la plaisanterie ; la vue d’une soutane ne lui donné point de syncopes, et jamais il ne se serait avisé qu’il suffit d’un rabat qui se promène dans la rue pour mettre une république en danger. Cependant M. de Bismarck est-il arrivé à ses fins ? Peut-il se vanter d’avoir ville gagnée ?

Qui fut jamais mieux armé pour une lutte contre l’église que le gouvernement prussien ? Il n’avait pas seulement pour lui la force, une imposante autorité, l’assistance de la plus puissante et de la plus respectée des bureaucraties ; il avait encore le prestige de la gloire militaire, il tenait dans sa main Pépée de Sadowa et de Sedan. Il a donné des ordres aux consciences du même ton qu’il en eût donné à ses soldats ; il se flattait d’être obéi, il ne l’a point été. Il espérait que, protégé par lui contre les foudres de l’excommunication, le vieux-catholicisme ferait de rapides conquêtes et qu’avant peu il pourrait le prendre sous son patronage officiel, lui faire une part léonine dans le budget des cultes, qui sait encore ? le proclamer comme le vrai catholicisme et déclarer que les infaillibilistes sont des sectaires. Il s’appuyait sur un roseau, le roseau s’est dérobé sous sa main. On affirme que sur 8 millions de catholiques à peine y a-t-il en Prusse plus de 6,000 vieux-catholiques pratiquans. Le pape avait frappé d’anathème les lois de mai 1873 ; on a tenté de faire signer une protestation contre son encyclique, on n’a guère recueilli qu’un millier de signatures. Les évêques refusaient de pourvoir aux cures vacantes dans les formes prescrites par le gouvernement ; en vertu d’une loi votée en 1874, les paroisses étaient autorisées à élire elles-mêmes leur curé, aucune n’a fait usage de ce droit. Des souscriptions ont couvert toutes les amendes infligées aux ecclésiastiques renitens, et ceux qui sortaient de prison ont été portés en triomphe.

Le concile de Rome avait été une cruelle épreuve pour l’épiscopat allemand. Après avoir fait une vive opposition au nouveau dogme, il s’était soumis ; on lui avait reproché son inconséquence et sa faiblesse, on avait attribué sa conduite à des motifs de crainte ou d’intérêt. M. de Bismarck s’est généreusement employé à le relever de son abaissement. — Prenez-y garde, disait l’abbé Maury, il n’est pas bon de faire des martyrs. — Un évêque persécuté n’est plus un évêque, on oublie qu’hier il s’est déjugé, qu’avant-hier il avait la main dans une intrigue ; il est devenu tout à coup le représentant auguste d’une liberté violée et d’un droit méconnu. Par votre faute, le discrédit s’attache à vos lois, et l’honneur à la désobéissance ; vous avez grandi vos ennemis, et vous voyez sans cesse se redresser devant vous des fronts que votre injustice a couronnés. Passe encore si vous étiez sûrs de réussir ; mais à la lutte des intérêts et des idées s’est joint le conflit des orgueils. Qui aura le dernier ? « La passion politique est forte, dit M. Geffcken, qui n’est pas suspect de tendresse pour l’ultramontanisme, la passion ecclésiastique est plus forte encore, et aucune puissance ne commande à autant de passions nonnes ou mauvaises que la hiérarchie catholique. De temps à autre, les feuilles libérales annoncent que les esprits s’apaisent, que le clergé est sur le point de céder, et chaque fois il faut revenir de son illusion. Non-seulement on n’a rien obtenu, mais on a fait le contraire de ce qu’on voulait faire. On a fourni aux évêques prussiens l’occasion de prouver que leurs intérêts temporels n’avaient été pour rien dans leur soumission aux décisions du concile, dans ce sacrificio dell’ intelletto qu’on leur reprochait et qui avait endommagé leur crédit. On espérait détacher le clergé inférieur de l’épiscopat, il lui est demeuré fidèle. On voulait émanciper les laïques, ils forment aujourd’hui une phalange serrée, commandée par ces chefs contre lesquels on se proposait de les insurger. Il est impossible que le gouvernement reste longtemps en guerre avec le tiers de la population, et l’on ne voit aucun moyen de briser une résistance passive organisée par le fanatisme. Quand une loi serait juste, qu’est-ce donc pour un homme d’état qu’une loi qu’il ne peut faire exécuter ? » Voilà de sages paroles, elles méritent d’être prises en considération. Qui se flatterait de réussir où M. de Bismarck a échoué ?

Frédéric II, qu’on ne se lasse pas de citer en pareille matière, souhaitait un jour que les philosophes fussent toujours aussi pacifiques qu’ils font profession de l’être, et il ajoutait : « Toutes les vérités ensemble qu’ils annoncent ne valent pas le repos de l’âme, seul bien dont les hommes puissent jouir sur l’atome qu’ils habitent. Pour moi, qui suis un raisonneur sans enthousiasme, je désirerais que les hommes fussent raisonnables et surtout qu’ils fussent tranquilles. Nous connaissons les crimes que le fanatisme de religion a fait commettre ; gardons-nous d’introduire le fanatisme dans la philosophie. » Il disait encore : « Vivons et laissons vivre les autres. » Cette devise est bonne à retenir. Vivons et laissons vivre les hommes et les idées qui nous sont désagréables. La séparation de l’église et de l’état est, assure-t-on, un idéal chimérique, une utopie. Soit ; mais tout ce qui nous rapproche de cet idéal est bon, tout ce qui nous en éloigne est mauvais. L’état ne saurait être trop attentif à mettre ses droits hors d’insulte, à défendre la société civile et les idées modernes contre toute ingérence indiscrète ou malfaisante. Qu’il fasse son devoir, et qu’il se désintéresse de plus en plus des questions qui ne le concernent point. Il sera toujours un mauvais théologien, et, qui pis est, un théologien sans conviction. Quand il se fait professeur de dogme, il lui arrive comme à ce jésuite missionnaire qui avait perdu la foi et ne laissait pas de se donner beaucoup de peine pour convertir les sauvages. Un ami lui représentait l’inconséquence de son zèle : « Ah ! répondit le jésuite, vous n’avez pas d’idée du plaisir qu’on goûte à persuader aux hommes ce qu’on ne croit pas soi-même. » Il n’est pas à présumer que cet étrange missionnaire fît beaucoup de prosélytes ; la première condition pour persuader, c’est de croire, et y a-t-il aujourd’hui en Europe un seul gouvernement prêt à jurer sur sa tête qu’un concile œcuménique est plus infaillible qu’un pape ?

Assurément ceux qui ont promulgué le nouveau dogme avaient des intentions dont il est permis de se défier. Ils ont moins consulté le besoin des consciences que les intérêts de leur politique. En proclamant l’infaillibilité du saint-siège, ils ont voulu attribuer le caractère d’articles de foi aux déclarations contenues dans l’Encyclique et aux condamnations renfermées dans le Syllabus, et nous obliger de croire que le pape était inspiré d’en haut quand il amis à l’interdit tous les principes sur lesquels repose la société moderne. Nous vivons dans un siècle où les anathèmes ne sont guère pris au sérieux. Les demi-croyans n’en tiennent aucun compte, et les croyans eux-mêmes se réservent le droit de les interpréter. C’est à l’application qu’il faut attendre les doctrines. Tant qu’un dogme n’a commis aucun délit, tant qu’il est encore dans l’âge d’innocence ou qu’il n’a pas trouvé l’occasion d’en venir aux effets, les gouvernemens ont mauvaise grâce à l’attaquer et, comme nous l’avons dit, ils risquent d’avoir contre eux non-seulement ceux qui croient, mais les tièdes, les indifférens, les philosophes eux-mêmes, qui les accuseront de se prendre de querelle avec des fantômes. Le jour où l’état se défend contre une entreprise, il peut frapper aussi fort qu’il lui plaît, et dût-il abuser de sa victoire, peu de gens songeront à le lui reprocher. Aussi bien il a plus d’une arme contre les doctrines qu’il juge pernicieuses. Les moyens indirects sont presque toujours les meilleurs, et tel ennemi qu’on ne peut attaquer de front redoute beaucoup les mouvemens tournans. On ne peut nier qu’il ne se fasse de grands efforts pour réveiller les mauvaises passions religieuses. Nous voyons se propager autour de nous des rites, des pratiques qui n’ont rien à démêler avec l’Évangile, des dévotions puériles ou malsaines que Fénelon eût peu goûtées et qui eussent révolté Bossuet. On travaille à changer le cœur et le cerveau de la France, à lui faire abjurer ses souvenirs et brûler tout ce qu’elle adorait depuis 1789. Il ne tient qu’au gouvernement de troubler dans leur œuvre ces instituteurs trop zélés. Qu’il multiplie, qu’il améliore les écoles et qu’il sécularise de plus en plus l’enseignement primaire ; ce sera pour la société moderne une meilleure garantie que la déclaration de 1682.

Encore un coup, la commission chargée de faire une enquête sur l’élection de Pontivy agira sagement en dispensant M. le garde des sceaux d’aller aux informations et de lui rapporter ce qui se dit dans les séminaires. Il est toujours mal d’écouter aux portes, et dans ce cas-ci nous ne voyons pas quel serait le profit de cette indiscrétion, nous voyons très bien quel en serait le danger. Quand M. de Bismarck souleva la question religieuse et entama sa dispute avec l’église, le plus spirituel des hommes d’état français, qui prévoyait les inextricables difficultés où il allait s’engager, dit ce mot : « Je crains que M. de Bismarck ne se trompe et qu’il ne prenne des guêpes pour des abeilles. » Il est à souhaiter que la France ne fasse point cette confusion et que son bon sens naturel la mette en garde contre toutes les questions qui sont des guêpiers.


G. VALBERT.

  1. J. H. von Kirchmann : Der Culturhampf in Preussen und seine Bedenken.
  2. Heinrich Geffcken : Staat und Kirche in ihrem Verhältniss. M. Geffeken a été autrefois ministre des villes hanséatiques à Berlin et à Londres ; il est aujourd’hui professeur à l’université de Strasbourg.