La Question romaine (Edmond About)/9

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Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 91-99).
IX
LE POUVOIR TEMPOREL DU PAPE EST ABSOLU

Le conseiller de Brosses, qui ne voulait aucun mal au pape, a écrit en 1740 :

« Le gouvernement papal, quoiqu’il soit en effet le plus mauvais qu’il y ait en Europe, est en même temps le plus doux. »

Le comte de Tournon, homme de bien, économiste habile, conservateur de tous les pouvoirs existants, et juge un peu trop prévenu en faveur du pape, disait en 1832 :

« De cette concentration de pouvoirs de pontife, d’évêque et de souverain, naît naturellement l’autorité la plus absolue sur les choses temporelles ; mais l’exercice de cette autorité, tempéré par des usages et des formes de gouvernement, l’est encore plus par les vertus des pontifes qui, depuis bien des années, se sont assis sur le siège de saint Pierre ; de sorte que le gouvernement le plus absolu s’exerce avec une grande douceur. Le pape est un souverain électif ; ses États sont le patrimoine de la catholicité, parce qu’ils sont le gage de l’indépendance du chef des fidèles, et le pape régnant est le suprême administrateur, le curateur de ce domaine. »

Enfin M. de Rayneval, le dernier et le moins heureux apologiste de la papauté, faisait en 1856 les aveux que voici :

« Naguère les antiques traditions de la cour de Rome étaient fidèlement conservées. Toute modification aux usages établis, toute amélioration, même matérielle, était vue de mauvais œil et semblait pleine de dangers. Les affaires étaient exclusivement réservées aux prélats. Les emplois supérieurs de l’État étaient de droit interdits aux laïques. Dans la pratique, les différents pouvoirs étaient souvent confondus. Le principe de l’infaillibilité pontificale était appliqué aux questions administratives. On avait vu la décision personnelle du souverain réformer des sentences des tribunaux, même en matière civile. Le cardinal secrétaire d’État, premier ministre dans toute la force du terme, concentrait entre ses mains tous les pouvoirs. Sous sa direction suprême, les différentes branches de l’administration étaient confiées à des commis plutôt qu’à des ministres. Ceux-ci ne formaient pas conseil, ne délibéraient point en commun sur les affaires de l’État. La gestion des finances publiques s’exerçait dans le plus profond secret. Aucune information n’était donnée sur l’emploi de ses deniers. Non-seulement le budget restait un mystère, mais on s’est aperçu plus tard qu’on avait souvent omis de le dresser et de clore les comptes. Enfin, les libertés municipales, qui, plus que toutes les autres, sont appréciées par les populations italiennes et répondent à leurs véritables tendances, avaient été soumises aux mesures les plus restrictives. À partir du jour où le pape Pie IX est monté sur le trône…, etc. »

Ainsi, le naguère de M. de Rayneval est une date précise. Il signifie en bon français : « avant l’élection de Pie IX, » ou encore : « jusqu’au 16 juin 1846. »

Ainsi, M. de Brosses, s’il était revenu à Rome en 1846, y aurait retrouvé, de l’aveu même de M. de Rayneval, le plus mauvais gouvernement de l’Europe.

Ainsi, le gouvernement le plus absolu, comme l’appelle M. de Tournon, s’y exerçait encore en 1846.

Jusqu’au 16 juin 1846, la catholicité a été propriétaire des quatre millions d’hectares qui composent le territoire romain, le pape en a été l’administrateur, le curateur ou le fermier, et les citoyens de l’État en ont été quoi ? Probablement les garçons de charrue.

Jusqu’à cette ère de délivrance, un despotisme routinier a privé les sujets du pape non-seulement de toute participation aux affaires, mais des libertés les plus modestes et les plus légitimes, des progrès les plus innocents, et même (je l’écris en frémissant) du recours aux lois ! La fantaisie d’un homme a réformé arbitrairement les sentences de la justice. Enfin une caste incapable et désordonnée a gaspillé les deniers publics sans en rendre compte à personne, quelquefois sans s’en rendre compte à elle-même. C’est M. de Rayneval qui le dit ; il faut le croire.

Je constate avant d’aller plus loin qu’un tel état de choses, avoué aujourd’hui par les apologistes de la papauté, justifie tous les mécontentements des sujets du pape, toutes leurs doléances, toutes leurs récriminations, tous leurs soulèvements antérieurs à 1846.

Mais est-il vrai que depuis 1846 le gouvernement papal ait cessé d’être le plus mauvais de toute l’Europe ? Si vous pouvez m’en montrer un pire, j’irai le dire à Rome, et les Romains seront bien étonnés.

L’autorité absolue de la papauté est-elle limitée par autre chose que par les vertus privées du saint-père ? Non. La Constitution de 1848, qu’on a déchirée ; le motu proprio de 1849, qu’on a éludé dans tous ses articles, sont-ils des limites ? Pas du tout. Le pape a-t-il renoncé à son titre d’administrateur ou de curateur irresponsable du patrimoine de la catholicité ? Jamais. Les affaires sont-elles exclusivement réservées, aux prélats ! Toujours. Les emplois supérieurs sont-ils de droit interdits aux laïques ? De droit, non ; de fait, oui. Les différents pouvoirs sont-ils encore confondus dans la pratique ? Plus que jamais : les gouverneurs des villes continuent à juger, les évêques à administrer. Le pape a-t-il rien abdiqué de son infaillibilité en affaires ? Rien. S’est-il interdit le droit de casser l’arrêt des cours d’appel ? Aucunement. Le cardinal secrétaire d’État n’est-il plus ministre régnant ? Il règne, et les autres ministres sont ses laquais plutôt que ses commis : vous les rencontrerez le matin dans son antichambre. Y a-t-il un conseil des ministres ? Oui, quand les ministres vont prendre les ordres du cardinal. La gestion des finances publiques est-elle publique ? Point. La nation vote-t-elle l’impôt, ou se le laisse-t-elle prendre ? Comme par le passé. Les libertés municipales sont-elles étendues ? Moins qu’en 1846.

Aujourd’hui, comme dans les plus beaux temps du despotisme pontifical, le pape est tout ; il a tout, il peut tout ; il exerce sans contrôle et sans frein une dictature perpétuelle.

Je n’ai point d’aversion systématique pour la magistrature exceptionnelle des dictateurs. Les anciens Romains la prisaient hautement, y recouraient quelquefois, et s’en trouvaient bien. Quand l’ennemi était aux portes et la République en danger, le sénat et le peuple, si ombrageux à l’ordinaire, abdiquaient tous leurs droits entre les mains d’un homme et lui disaient : « Sauve-nous ! » Il y a de belles dictatures dans l’histoire de tous les temps et de tous les peuples. Si l’on comptait les étapes de l’humanité, on trouverait presque à chacune un dictateur. Une dictature a créé l’unité de la France, une autre sa grandeur militaire, une autre sa prospérité dans la paix. Des bienfaits de cette importance, et que les peuples ne sauraient se donner tout seuls, valent bien le sacrifice temporaire de toutes les libertés. Un homme de génie, doublé d’un homme de bien, et investi d’une autorité sans bornes, c’est presque un Dieu sur terre !

Mais les devoirs du dictateur sont infinis comme ses pouvoirs. Un souverain parlementaire qui marche à petits pas dans un sentier tracé par deux Chambres, et qui entend discuter le matin ce qu’il devra faire le soir, est presque innocent des fautes de son règne. Un dictateur, au contraire, est d’autant plus responsable aux yeux de la postérité, qu’il l’était moins aux termes de la Constitution. L’histoire lui reprochera ce qu’il n’a pas fait pour le bien, dans le temps où il pouvait tout, et ses omissions mêmes lui seront comptées pour crimes.

J’ajoute que dans aucun cas la dictature ne doit durer longtemps. Non-seulement il serait absurde de la vouloir héréditaire, mais un homme qui prétendrait l’exercer toujours serait un fou. Le malade se laisse attacher par le chirurgien qui va lui sauver la vie ; mais, l’opération faite, il veut être délié. Les peuples n’agissent pas autrement. Du jour où les bienfaits du maître ne compensent plus l’abandon de la liberté, la nation réclame l’usage de ses droits, et les dictateurs intelligents le lui rendent[1].

J’ai causé souvent dans les États du pape avec des hommes éclairés, honorables et qui ont rang parmi les chefs de la classe moyenne. Ils m’ont dit à peu près unanimement :

« S’il nous tombait du ciel un homme assez fort pour tailler dans le vif des abus, réformer l’administration, renvoyer les prêtres à l’église et les Autrichiens à Vienne, promulguer un Code civil, assainir le pays, rendre les plaines à la culture, autoriser l’industrie, faciliter le commerce, terminer les chemins de fer, séculariser l’enseignement, propager les idées modernes et nous mettre en état de soutenir la comparaison avec la France, nous tomberions à ses pieds et nous lui obéirions comme à Dieu. On vous dit que nous ne sommes pas gouvernables : donnez-nous seulement un prince capable de gouverner, et vous verrez si nous lui marchandons le pouvoir ! Quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, il sera maître absolu de tout faire, tant qu’il restera quelque chose à faire. Tout ce que nous demandons, c’est que, sa tâche terminée, il nous permette de partager le pouvoir avec lui. Soyez sûr que, même alors, nous lui ferons bonne mesure. Les Italiens sont accommodants, et ils ne sont pas ingrats. Mais ne nous demandez pas de supporter plus longtemps cette dictature sempiternelle, oisive, taquine, ruineuse, que des vieillards hors d’âge se transmettent de main en main. Si encore ils l’exerçaient eux-mêmes ! Mais chacun d’eux, trop faible pour gouverner, se décharge avec empressement d’un fardeau qui l’écrase, et nous livre pieds et poings liés au pire de ses cardinaux.

Il est trop vrai que les papes n’exercent pas eux-mêmes leur pouvoir absolu. Si le pape blanc, ou le saint-père, gouvernait personnellement, nous pourrions espérer, avec un peu d’imagination, qu’un miracle de la grâce le fera marcher droit. Il est rarement très-capable ou très-instruit ; mais, comme disait la statue du Commandeur, « on n’a pas besoin de lumières quand on est éclairé par le ciel. »

Malheureusement, le pape blanc transmet ses fonctions politiques à un pape rouge, c’est-à-dire à un cardinal omnipotent et irresponsable, sous le nom de secrétaire d’État. Un seul homme représente le souverain au dedans et au dehors, parle pour lui, agit pour lui, répond aux étrangers, commande aux sujets, exprime toutes les volontés du pape, et les lui impose quelquefois.

Ce dictateur de seconde main a les meilleures raisons du monde pour abuser de son pouvoir. S’il espérait de succéder à son maître et de porter la couronne à son tour, il donnerait peut-être l’exemple ou la comédie de toutes les vertus. Mais il est impossible qu’un secrétaire d’État soit élu pape. Non-seulement l’usage s’y oppose, mais la nature humaine ne le veut pas. Jamais les cardinaux réunis en conclave ne s’entendront pour couronner l’homme qui les a dominés pendant un règne. Le vieux Lambruschini avait pris toutes ses mesures pour être élu. Il y avait bien peu de cardinaux qui ne lui eussent promis leur voix, et ce fut Pie IX qui monta sur le trône. L’illustre Consalvi, un des grands hommes d’État de notre siècle, tenta la même fortune avec aussi peu de succès. Après de tels exemples, le cardinal Antonelli n’a aucune chance d’obtenir la tiare, ni aucun intérêt à faire le bien.

Si du moins il pouvait croire que le successeur de Pie IX le conservera dans ses fonctions, peut-être ménagerait-il quelque chose. Mais il est inouï qu’un secrétaire d’État ait régné sous le nom de deux papes. Cela ne se verra jamais, parce que cela ne s’est jamais vu : nous sommes dans un pays où l’avenir est le très-humble serviteur du passé. La tradition exige absolument qu’un nouveau pape disgracie le favori de son prédécesseur, et se rende populaire par ce moyen.

Ainsi, tout secrétaire d’État est dûment averti qu’il règne dans une impasse, et qu’il rentrera dans la foule du sacré-collège le jour où son maître prendra le chemin du ciel. Il doit donc profiter du bon temps.

Il sait, de plus, qu’après sa disgrâce, personne ne lui demandera compte de ses actions, car le dernier des cardinaux est inviolable comme les douze apôtres. Il serait donc bien sot de se refuser quelque chose, tandis qu’il a le pouvoir en main.

Le moment est venu d’esquisser, en quelques pages, le portrait des deux hommes dont l’un possède et l’autre exerce la dictature sur trois millions de malheureux.


  1. Voir le décret du 24 novembre 1860. (Note de la 2e édition.)