La Quittance de minuit/03/Texte entier

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Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 1-253).

TROISIÈME PARTIE.

LE CHÂTEAU DE MONTRATH.


Séparateur

I

Deux amies.


Le boudoir de lady Georgiana, au château de Montrath, était quelque chose de charmant. Son tapissier l’avait précédée au manoir et venait de jeter partout à profusion les merveilles toutes neuves du luxe parisien.

Le tapissier de milady demeurait rue de la Paix.

La pièce était, il faut le dire, admirablement disposée et formait par elle-même un délicieux réduit. Nous ne saurions point indiquer le style précis de son architecture intérieure, parce que les architectes anglais ont la bonne habitude de poser en ce genre d’inextricables énigmes : ils mêlent volontiers toutes les époques et trouvent encore moyen d’installer, au milieu de cet éclectisme, l’indispensable confort. Il y avait dans le boudoir de lady Montrath des réminiscences gothiques étonnées de s’allier à quelques intentions Pompadour ; comme transition, la revêche manière du siècle d’Élisabeth jetait çà et là ses roides essais.

Mais tout cela se voyait peu. La tenture de velours avait recouvert en grande partie ces froides excentricités du génie britannique. Le jour, qui arrivait, doux et brisé, dans ce nid de soie et d’or, éclairait seulement les riches moulures des frises et les arabesques du plafond.

Le reste était d’hier. Aux murailles vêtues il y avait çà et là quelques tableaux d’un grand prix : des Teniers que le siècle de Louis XV eût quatre fois couverts d’or, une fantaisie de Hogarth, deux scènes d’Angélica Kaufmann, et de ces beaux enfants qui sortaient, naïfs et souriants, de l’inimitable pinceau de Lawrence.

Lady Montrath était assise auprès d’un secrétaire en bois de rose, incrusté d’émail et chargé de miniatures exquises.

On ne peut pas affirmer que cet opulent boudoir fût irréprochable. Il n’eût point trouvé grâce peut-être devant les délicatesses d’un goût très-scrupuleux.

Parfois, d’ailleurs, ces amalgames imprudents de belles choses produisent de gracieux effets, et, bien innocemment, des mains anglaises peuvent rencontrer l’harmonie…

Lady Georgiana faisait bien parmi ces richesses. Elle était très-jeune, très-jolie, et son aristocratique beauté cadrait comme il faut avec son luxueux entourage.

Elle avait l’air d’une enfant. Vous eussiez dit une de ces blondes miss dont les visages sourient comme des vignettes et que l’on suit au parc, emportées par le trot allongé de leurs grands attelages ; une de ces figures d’anges dont les traits s’effacent doucement, qui jettent volontiers au ciel leurs regards alanguis, et dont le front penché a pour couronne l’or pâle d’une molle chevelure…

Ces anges vous font rêver et vous ramènent bien doucement aux créations éthérées que lance au-dessus du monde charnel le souffle caressant des poëtes.

Cela est si frêle et si suave ! Leurs pieds mignons touchent-ils à la terre ? Ces corps de sylphides sont-ils nourris par les grossiers aliments de l’homme ?

Hélas ! oui. Seulement, l’homme le plus robuste aurait peine à manger ce qu’engloutissent ces anges.

Elles passent leur vie à rêver, à dévorer d’énormes tartines, et à boire un océan de thé.

Lady Montrath avait le coude appuyé sur son bureau et son front se penchait dans sa main.

Les tentures bleues du boudoir donnaient une blancheur mate à son joli visage.

Ses yeux, à demi fermés, glissaient entre les rideaux de sa fenêtre et couraient, distraits, au dehors.

Devant elle, sur la tablette du secrétaire, il y avait un cahier de vélin où se séchaient quelques lignes d’une écriture fine et pointue.

Lady Georgiana, comme presque tous les anges pâles dont nous parlions naguère, faisait de longs petits romans fashionables, fades et interminables récits écrits avec une goutte de la bonne encre de Bulwer, délayée dans une immense quantité d’eau sucrée ; fashionables rapsodies dont les héros ont des talents de tailleur, et où les jeunes filles se prennent d’amour pour des nœuds de cravates.

Écrire est désormais, parmi les femmes de Londres, un travers endémique. On est bas-bleu comme on est poitrinaire, c’est le climat.

Lady Georgiana Montrath était à l’œuvre.

Elle racontait pour la centième fois cette histoire éternelle de Lovelace, que les plumes anglaises écrivent toutes seules dès qu’on les laisse courir. C’était délicat, gracieusement distingué, mais puéril au degré suprême. L’observation s’y montrait d’une finesse microscopique, et l’importance des événements rappelait le fameux bracelet perdu et retrouvé d’Artamène.

Lady Montrath avait laissé la plume ; son regard fatigué ne dénotait point une inspiration très-fougueuse ; il y avait de l’ennui sur ses jolis traits. C’était comme un à-compte sur le succès de son livre.

Elle avait repoussé son fauteuil, et de temps à autre un bâillement venait entr’ouvrir ses lèvres.

Au bout de quelques minutes sa pensée quitta le domaine littéraire et revint parmi les choses de la vie. Alors sa physionomie changea ; l’ennui fit place à la tristesse.

Elle se leva et gagna la fenêtre, qui donnait sur la baie de Kilkerran. Ses yeux errèrent sur la grande mer parsemée d’îles rocheuses. Çà et là quelques petites voiles blanches coupaient la ligne bleue de l’horizon. Lady Montrath était plus triste.

Elle soupira le nom de Londres avec un mélancolique regret ; puis elle ramena son regard sur le paysage voisin.

C’était le parc de Montrath, dont les hauts arbres bruissaient sous le vent du large : une nature opulente, mais sauvage, et à qui l’art avait laissé son aspect sombre. Entre les massifs touffus, la jeune femme apercevait de belles clairières, des pelouses vertes et unies comme de larges tapis de soie ; et, tout à côté, de grands rochers blancs, des ruines à demi voilées sous le feuillage ; puis à droite, en remontant la pointe, la masse noire des tours de Diarmid.

Et tout cela était désert. Dans les clairières, sur la pelouse, le long des tortueuses lisières du bois, en haut et en bas de la montagne, régnaient la solitude et le silence.

La jeune femme promenait son regard du paysage muet au château de Diarmid, dont le squelette à jour dominait encore la contrée.

Il y avait sur son visage un effroi d’enfant.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle, ce pays me fait peur !… Depuis que je suis en Irlande, les paroles de cette femme me poursuivent sans cesse… À Londres, je me riais d’elle ; mais ici, Seigneur, qui donc viendrait à mon secours ?

Son corps frêle, et dont les proportions offraient le type accompli de l’élégance mondaine, eut un léger frémissement ; sa joue devint plus pâle.

— Je crois bien que milord m’aime, reprit-elle ; j’ai trouvé en lui, jusqu’à présent, un mari indulgent et affectueux… Mais cette femme !… chaque jour elle était sur mon passage… ses mystérieuses menaces me reviennent en mémoire… Je cherche un sens à ses paroles ambiguës, et toujours je crois deviner un crime.

Elle s’interrompit, tremblante ; des pas sonnaient sur le carreau du corridor qui conduisait à sa porte ; elle tressaillit, comme font les enfants au moindre bruit qui s’entend dans les ténèbres.

La porte s’ouvrit, et la charmante figure de miss Francès Roberts parut sur le seuil.

Lady Montrath poussa un cri de joie et s’élança vers elle, les bras tendus. Il n’y avait plus sur ses traits ni crainte ni tristesse. Elle embrassa Francès avec une affection de sœur, et l’entraîna jusqu’à une causeuse où elle s’assit auprès d’elle.

Francès semblait heureuse aussi et témoigna franchement son plaisir. Cette sévérité de physionomie, que nous lui avons reprochée à Galway, n’était qu’une sorte de réaction involontaire contre la folie froide de Fenella Daws. Hors de la présence de sa tante, et auprès d’une bonne amie, Francès recouvrait la douce gaieté de son âge.

Ce fut entre les deux jeunes femmes un long échange de sourires, des baisers prodigués, une lutte de chers souvenirs.

Elles étaient du même âge. Dès l’enfance, elles s’étaient choisies pour s’aimer. Georgiana n’avait point peut-être la droiture de cœur et la franchise ferme de Francès. C’était une jolie femme, faite pour le monde et rompue aux accommodements du monde. En elle ce qui était appris étouffait bien un peu ce qui était naturel. L’éducation lui avait donné une bonne dose de ces délicatesses factices qu’on met à la place de la sensibilité vraie ; mais il y avait encore en son cœur ce qu’il faut pour aimer. Elle avait gardé à sa compagne d’enfance une affection sincère. À Londres même, au milieu des nobles plaisirs du West-End, elle aurait eu de la joie à revoir Francès ; dans cette solitude qui s’ouvrait pour elle si amère et toute pleine de vagues terreurs, elle eut à retrouver son amie un véritable transport.

Dès le matin, elle avait envoyé la voiture de milord à Galway avec une lettre pressante qui engageait miss Roberts à venir au château. Lady Montrath n’avait jamais trouvé le hasard si secourable. Elle bénissait du fond du cœur Joshua Daws ; elle lui savait gré d’être sous-intendant de police, et d’avoir été envoyé en mission dans le Connaught.

Francès, si ferme, si courageuse, si bonne, allait être pour elle une providence !

Il y avait un an à peu près qu’elles ne s’étaient rencontrées. Depuis leur sortie de pension, leur vie était bien différente. Elles suivaient des routes qui ne se croisaient point. Georgiana, fille d’un comte, avait été emportée tout d’abord par le tourbillon fashionable ; elle était riche et bien jolie ; son existence fut une suite non interrompue de triomphes.

Francès, au contraire, après avoir passé les années de sa première jeunesse dans une pension brillante, où le titre et la position personnelle de son père lui avaient donné accès, était rentrée tout à coup dans le monde bourgeois. Son père mort, il ne restait rien de distingué dans sa famille, rien qui pût la rapprocher de cette vie noble à laquelle son éducation l’avait préparée.

Francès eut pour mentor Fenella Daws, pour compagnes les amies de Fenella Daws, pour soupirants les incroyables de Poultry, les fanfarons du commerce, les dandys d’arrière-magasin. Ce changement aurait bien suffi lui seul à mettre sur son jeune visage ce masque de froideur austère. La société de Fenella était un choix opéré avec soin parmi tous les ridicules du moyen commerce ; elle avait fait appel à toutes les prétentions grotesques ; chez elle, les dames de cloutiers singeaient les ladys, les demoiselles de teneurs de livres faisaient des vers, et les courtauds de comptoir parlaient de steeple-chase. Si loin que pût se porter le regard de la pauvre Francès, elle ne pouvait apercevoir là un seul être raisonnable. Ces gens avaient tous la repoussante folie du siècle : ils s’éreintaient à vouloir paraître ; ils faisaient comme les filles de nos portiers qui apprennent la musique, au lieu de boucher les trous de leurs bas.

Personne à qui parler ! pas une seule cervelle parmi tant de têtes ! pas un seul cœur pour toute cette masse de chair marchande !

Francès avait ce qu’il faut de force et d’intelligence pour se suffire à soi-même, mais elle regrettait, et mettait son isolement à l’abri d’une réserve froide.

Dans le grand monde elle eût peut-être trouvé des déceptions analogues, car son esprit sincère et clairvoyant ne se fût point arrêté aux surfaces ; mais son intelligence eût été satisfaite, sinon son cœur. Elle eût bénéficié de tout ce qui sépare le ridicule original de sa burlesque copie.

Parmi les compagnes de son enfance, elle n’avait conservé d’autre amie que Georgiana. Durant les premiers mois, elles s’étaient vues souvent. Plusieurs fois par semaine, Francès prenait le chemin de West-End, et plusieurs fois l’équipage de la jeune lady s’arrêtait devant la demeure modeste du sous-intendant de police, au grand et vaniteux contentement de Fenella Daws.

On en parlait dans Poultry, dans Ludgate et jusque dans Cornhill. Cela donnait aux actions de Fenella un cours tout à fait considérable.

Mais, la saison finie, Georgiana quitta Londres, où il n’est point permis de rester après le mois de juin ; les visites cessèrent ; Francès fut seule.

Au printemps suivant, elle revit son amie une fois, deux fois peut-être : ce fut tout, parce qu’il y avait de si beaux bals ! Et puis Georgiana était sur le point de se marier.

C’était donc après une longue absence qu’elles se retrouvaient aujourd’hui, bien contentes : Georgiana, parce qu’elle était dans un moment d’ennui mortel et de tristesse ; Francès, parce qu’elle avait bon cœur et qu’elle aimait.

— Comme vous voilà devenue plus jolie, Francès ! dit Georgiana en caressant doucement les mains de la jeune fille ; on voit bien que vous êtes heureuse !…

Francès leva sur elle ses grands yeux bleus souriants.

— Et vous, milady, murmura-t-elle, n’êtes-vous pas heureuse ?…

Un nuage passa sur le sourire de Georgiana. Ce fut l’affaire d’une seconde. Il lui plaisait en ce moment d’être gaie.

— Chère, répliqua-t-elle avec une petite moue, vous me trouvez donc enlaidie ?…

Elles étaient là sur la causeuse tout près l’une de l’autre, et charmantes toutes deux. Leurs cheveux blonds se touchaient presque, mariant leurs nuances pareilles ; leurs yeux bleus rivalisaient de douceur ; le même rose pâle était leurs joues.

Pourtant elles ne se ressemblaient point. Parmi la délicate fraîcheur de Francès, il y avait une force vierge et vive ; chez lady Montrath, la fatigue se montrait déjà, et la beauté pâlissait, déflorée. Il y avait en elle quelque chose d’indécis, de lassé ; on devinait une de ces natures débiles qui n’ont même pas besoin de la douleur pour être vaincues, et qui se courbent après un jour d’ennui.

Francès couvrait lady Montrath d’un regard affectueux et inquiet.

— Je vous trouve toujours bien jolie, Georgy, dit-elle ; mais vous n’avez plus vos fraîches couleurs qui me faisaient envie… il y a un cercle bleu autour de vos yeux…

Lady Montrath poussa un gros soupir, mais elle répondit gaiement :

— La fatigue du voyage, Fanny !… Je suis moins forte que vous, et deux jours de mer, c’est une bien longue traversée !… Mais parlez-moi de vous, chère, je vous en prie… Ne songez-vous point à vous marier ?…

Francès baissa les yeux et rougit, non point de cette rougeur banale qu’une question pareille amène invariablement au front des fillettes, mais comme si la demande de sa compagne eût fait surgir en elle une pensée pénible.

Georgiana ne s’en aperçut point.

— Comment se porte mister Daws ? continua-t-elle. Et la bonne mistress Fenella, écrit-elle toujours ses mémoires ?

Tout cela fut dit avec beaucoup d’entrain ; mais dans la dernière question il y avait un peu d’ironie.

Lady Montrath était un ravissant bas-bleu de la noblesse ; Fenella était un vilain bas-bleu de la bourgeoisie ; mais, si grande que soit la distance entre deux bas-bleus, l’un ne parle jamais de l’autre sans se moquer, et c’est justice.

Francès ne répondit point. Son regard se tourna vers le secrétaire où gisait le vélin accusateur.

Les sourcils délicats de lady Montrath se froncèrent légèrement, comme si cette comparaison muette eût trouvé le défaut de son orgueil.

— Oh ! Fanny ! murmura-t-elle d’un ton moitié rieur, moitié fâché, je n’ai point voulu offenser l’excellente mistress Daws ; mais ne regardez pas ainsi mon secrétaire… j’écris pour moi toute seule… et je m’ennuie tant, chère Fanny, dans ce vilain château !…

Francès parcourut des yeux les gracieuses élégances du boudoir.

— Je sais ce que vous allez dire, s’écria lady Montrath avec impatience ; c’est beau, c’est pittoresque, c’est admirable !… Mon Dieu ! chère, vous avez raison… mais c’est si triste !

Elle prit le bras de Francès et l’entraîna vers la fenêtre.

Le paysage s’étendait au-devant d’elles, vaste, radieux, splendide.

Francès laissa échapper un cri d’admiration.

— Hélas ! oui, chère, dit Georgiana, c’est superbe ! et je compte bien le mettre dans un de mes livres… Mais que j’aime mieux les avenues sablées de Regent’s-Park !… Que tout cela est triste !… Voyez ces grandes tours… tout ne vous parle-t-il pas ici de mystères et de crimes ?

Francès se prit à sourire. Une sorte de fatalité l’entourait sans cesse de romans faits chair. La fière lady avait sa part du travers de la pauvre Fenella.

— Vous vous laissez emporter par votre imagination, Georgy, dit Francès, il n’y a là ni mystères ni crimes… ce sont de belles ruines, dominant un magique paysage, voilà tout… Moi qui ne suis pas poëte comme vous, je voudrais passer ma vie en face de ces merveilles.

— Dites-vous vrai ? s’écria Georgiana vivement.

L’expression de son visage venait de changer tout à coup. Elle releva sur Francès ses yeux, où il y avait un véritable effroi.

— Oh ! restez, restez avec moi, Fanny ! reprit-elle, venez habiter le château… j’en serais bien heureuse : je vous aime tant !… Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, si vous saviez comme j’ai peur !…

Ces dernières paroles avaient un accent de réalité peu commun dans la bouche de lady Montrath. Ses traits disaient une souffrance vague, mais sincère.

Francès la regardait étonnée.

— Vous avez peur, Georgy ? dit-elle, et de quoi ? On parle, il est vrai, des Molly-Maguires ; mais vous avez ici votre mari et une armée de domestiques…Comment d’ailleurs la présence d’une pauvre fille pourrait-elle vous rassurer ?…

Lady Montrath prit la main de son amie entre les siennes, qui étaient froides, et la serra convulsivement. Son visage était très-pâle et des tressaillements involontaires agitaient tout son corps.

— Francès, dit-elle d’une voix étouffée, ce ne sont pas les Molly-Maguires qui me font peur… Oh ! je suis folle peut-être, mais je suis bien malheureuse !…

Deux larmes roulèrent sur la mate blancheur de sa joue. Francès lui mit un baiser au front et l’attira contre son cœur.

Elles s’assirent toutes deux, parce que lady Montrath ne pouvait plus se soutenir.

— Je vais tout vous dire ! s’écria celle-ci en pleurant. Fanny, vous êtes ma seule amie, et vous me consolerez !…

Il n’y avait plus dans le ton de lady Montrath la moindre affectation. Sa détresse pouvait avoir un motif imaginaire, mais ses larmes coulaient malgré elle, et la terreur qui l’accablait n’était point jouée.

— J’ai peur, murmura-t-elle en parlant avec peine ; oh ! j’ai peur !… Lord George a eu déjà une femme… cette femme est morte, Fanny !… morte !… Mon Dieu, mon Dieu ! je crois que lord George veut aussi me tuer !…


II

Barbe-Bleue.


À cet étrange aveu, Francès regarda son amie comme si elle eût craint de découvrir sur son visage des symptômes de démence.

Lady Montrath avait l’œil fixe et grand ouvert ; ses larmes étaient séchées sous sa paupière qui brûlait.

Depuis bien longtemps, Francès était habituée aux bizarres comédies que sa tante jouait à tout propos. Fenella Daws inventait tous les jours des scènes nouvelles, afin de se rendre intéressante ; Francès avait le drame en défiance, et ne croyait pas volontiers à ces mystérieux désespoirs dont la cause se cache, et qui portent avec eux une forte odeur de roman. Toute différence gardée, lady Montrath était suspecte de théâtrales inventions, presque autant que l’ingénieuse Fenella. Le premier mouvement de Francès fut l’incrédulité.

Mais Georgiana souffrait cruellement ; il n’y avait point à s’y méprendre ; sa pâleur augmentait à chaque instant, et sa respiration affaiblie semblait prête à manquer tout à fait.

Francès avait passé son bras derrière sa taille, et la soutenait doucement.

— C’est bien vrai ! murmura lady Montrath, dont la voix s’étouffait ; il me tuera, Fanny… je sais qu’il me tuera !

Francès demeurait sans parole ; l’étonnement la faisait muette.

— Vous tuer, Georgy ! dit-elle enfin, en appuyant la tête vacillante de la jeune femme contre son épaule ; vous a-t-il donc menacée ?

Georgiana fit un signe négatif.

— Vous a-t-il parfois montré de l’aversion ? Avez-vous excité sa colère ?

Lady Montrath secoua la tête encore.

— Qui vous fait donc penser ?… commença Francès.

La jeune femme l’interrompit d’un geste, et parvint à se redresser sur la causeuse.

— Il faut que je vous dise tout, Fanny, murmura-t-elle ; vous ne pourriez jamais deviner… vous me croiriez folle… Laissez-moi respirer. Quand cette idée me vient, je me sens perdre courage… Mourir si jeune !…

Lady Montrath joignit les mains sur ses genoux, et sa tête se renversa sur le dossier de la causeuse.

Elle recueillait ses esprits troublés. Francès n’osait plus parler, et la contemplait, inquiète.

Au bout de quelques secondes, lady Montrath rouvrit ses yeux à demi clos et rompit le silence.

— C’est une étrange histoire, reprit-elle, et dont j’ai pu seulement saisir çà et là quelques pages détachées… Mais cela me suffit pour comprendre, et je sais le sort qui m’attend… Écoutez-moi, Fanny, et n’allez pas me taxer de folie, car ce que je vais vous dire sera la cause de ma mort…

« Lord George était veuf depuis quelques mois à peine, lorsque je l’épousai… Personne à Londres ne connaissait sa première femme. Il ne l’avait présentée nulle part, et tant qu’avait duré son mariage, on l’avait vu menant la vie de garçon.

« Lady Montrath, celle qui portait ce nom avant moi, était confinée en ce temps dans Montrath-house, la villa que milord possède au-dessous de Richmond.

« Le mystère qui entourait cette femme est resté entier pour le monde. Elle n’avait point d’amis, nul ne s’est préoccupé de sa disparition.

« J’ai su, moi, par les gens de la maison, que c’était une fille d’Irlande enlevée par milord, et qu’il l’avait épousée par force. Un homme de ce pays l’aimait d’un ardent amour. Il vint du Connaught avec ses frères et donna le choix à lord George entre une réparation immédiate ou la mort.

« Lord George choisit le mariage, et j’ai vu la tombe de la pauvre Irlandaise dans le cimetière de Richmond… »

Georgiana s’interrompit et mit son front dans ses deux mains.

— C’est une triste histoire, Georgy, dit Francès ; mais je n’y vois rien qui puisse faire soupçonner un crime.

— Son nom est sur le marbre, murmura Georgiana au lieu de répondre. Elle s’appelait Jessy O’Brien… Je prie Dieu bien souvent pour elle, car elle est ma sœur en souffrance, et son sort sera le mien…

— Mais qui vous fait croire ?…

— Attendez, Fanny ; vous ne savez rien encore… Entendîtes-vous parler quelquefois dans Londres d’une créature à qui son luxe audacieux a prêté récemment une sorte de célébrité ?

— Comment la nomme-t-on ? demanda Francès.

— Mistress Wood, répondit lady Montrath.

— Ce nom a pu être prononcé devant moi, dit la jeune fille ; mais le monde où je vis est bien en dehors de vos brillantes excentricités… Je ne me rappelle rien de ce qui concerne cette femme.

— Londres est bien grand, murmura Georgiana, mais il me semblait que ses deux millions d’habitants devaient connaître mistress Wood. Ce nom tinte sans cesse à mon oreille… Elle est partout, et je ne puis faire un pas sans que son visage redouté vienne me barrer le chemin… On parle d’elle en tous lieux ; ses grossières prodigalités occupent le West-End depuis quelques mois… mille bruits courent sur elle… mille suppositions se bâtissent chaque jour : les uns la disent princesse, les autres courtisane. Ce qui est sûr, c’est qu’elle possède des millions… Devinez qui est cette femme, Fanny.

— Je ne sais…

— Cette femme est l’ancienne camériste de la pauvre Irlandaise dont le tombeau est dans le cimetière de Richmond.

Francès fit un geste de surprise.

— Vous allez voir, reprit Georgiana qui s’animait, et dont la joue pâle se colorait d’un vermillon fiévreux ; vous allez voir, Fanny, si je suis folle et si j’ai raison de compter mes jours !… La première fois que je vis cette femme, ce fut le matin de mon mariage, à la chapelle, tout près de l’autel, si près, qu’elle se trouvait presque entre le ministre et moi !…

« Je me souviendrai longtemps de sa figure immobile et comme stupéfiée, de ses yeux ternes et lourds, qu’on eût dits chargés de sommeil, et de ce méchant sourire qui raillait autour de sa bouche.

« Son regard se fixait obstinément sur milord, et milord tournait les yeux d’un autre côté.

« Je ne savais point en ce temps qui était cette femme, couverte d’or et de soie, dont la parure extravagante semblait une insulte au lieu saint. Ma première pensée fut que c’était une pauvre folle qui avait trompé la garde de sa famille.

« Mais, à la longue, je dus remarquer le soin que mettait milord à fuir ses obstinés regards ; il évitait de tourner ses yeux vers moi, parce que tout auprès de moi cette femme se dressait comme une muette menace, son malaise, évident désormais, augmentait à mesure qu’avançait la cérémonie. Il était pâle et je voyais sa lèvre trembler.

« La femme se tenait debout devant l’assistance agenouillée. Elle avait les bras croisés sur sa poitrine, et son sourire devenait plus railleur.

« Involontairement et sans savoir pourquoi, je me sentais prendre d’épouvante.

« Au moment où, après la bénédiction nuptiale, nous sortions de la chapelle, cette femme, qui nous avait suivis pas à pas, vint se mettre entre milord et moi.

« — Elle est presque aussi jolie que l’autre, George Montrath, dit-elle en me toisant d’un œil hardi. Elle est bien riche… là-bas, il y a place pour deux !

« Je sentis lord George chanceler à mon bras.

« — Marie, murmura-t-il, laissez-nous, au nom du ciel !

« Elle se prit à sourire avec mépris, et tendit sa main que milord toucha, obéissant.

« — Voilà un beau mariage ! dit-elle. Montrath, je vous fais mon compliment.

« Puis elle se pencha jusqu’à son oreille et murmura quelques mots que je n’entendis point.

« — Vous les aurez demain, Marie, répondit lord George, je vous promets que vous les aurez demain !

« Elle tourna le dos sans saluer, et se dirigea vers un superbe équipage qui l’attendait à quelques pas.

« Sa marche était inégale et mal assurée : on eût dit une femme ivre.

« — C’est une pauvre folle, me dit milord qui semblait soulagé d’un grand poids ; je lui fais quelque bien, et…

« En ce moment, la femme, qui montait sur le marchepied de son équipage, se retourna et lança un dernier regard à milord, qui balbutia et ne put achever. Nous montâmes en voiture.

« À ma place, Fanny, qu’eussiez-vous pensé de cela ?… »

Francès fut quelque temps avant de répondre ; elle réfléchissait.

— C’est étrange, dit-elle enfin, étrange assurément… cependant je ne puis voir dans cette circonstance un motif suffisant à vos craintes.

Lady Montrath se rapprocha d’elle, comme si l’instinct de sa frayeur eût cherché machinalement protection et appui.

— Mes craintes ! murmura-t-elle ; oh ! Fanny, je ne crains pas, je suis sûre !… Écoutez, écoutez… Depuis lors, j’ai revu bien des fois cette mistress Wood, et toujours elle m’a lancé en passant de mystérieuses menaces… Plus d’une fois elle m’a abordée au parc et à l’église pour me parler, en des termes vagues et qui me font frémir, de la première femme de milord… cette pauvre fille d’Irlande, Fanny ! On l’avait vue la veille se promener dans les jardins de Montrath-house, et le lendemain on scellait le marbre de sa tombe !… Quand les gens de Montrath parlent d’elle, ils pâlissent, et de sourdes rumeurs ont couru jusque dans les salons du West-End !

Francès écoutait, attentive ; elle faisait effort pour ne point montrer ses craintes à son amie, mais ce récit commençait à l’impressionner vivement ; elle voyait vaguement, elle aussi, un crime dans le passé, un danger dans l’avenir.

Mais elle s’efforçait de sourire encore, et Georgiana se sentait presque rassurée à ses caressantes tendresses.

— Vous resterez avec moi, Fanny, n’est-ce pas ? dit-elle, vous ne m’abandonnerez pas ?… tant que vous serez là, je me croirai protégée !

— Je resterai, chère Georgy… vos craintes sont exagérées et je n’y vois guère de fondement, mais je resterai puisque tel est votre désir.

La jeune femme pressa la main de Francès contre son cœur.

— Merci, dit-elle, oh ! merci !… mais n’essayez plus de combattre mes craintes, puisque vous craignez comme moi… Je devine votre bon cœur, Fanny ; vous me comprenez et vous tremblez pour moi au fond de l’âme… et que vous trembleriez davantage si je pouvais vous dire un à un tous les détails de mes entrevues avec cette femme, les terreurs de milord quand il la voyait s’approcher de moi, son obéissance d’esclave aux moindres ordres de cette créature, et tous les vagues bruits qui de côté et d’autre sont parvenus jusqu’à mon oreille !…

« Je ne savais que croire, jusqu’au moment où ma servante m’eut appris que cette mistress Wood avait été autrefois la camériste de Jessy O’Brien. Je pensais comme le public, malgré le vice repoussant de cette femme qu’on voit ivre toujours, que c’était une ancienne maîtresse de milord, et que l’empire absolu qu’elle gardait sur lui prenait sa source dans un reste de passion.

« J’expliquais ainsi les incroyables prodigalités de lord George, car cette femme n’a rien, Fanny, et les millions qu’elle dépense, ce sont mes revenus et ceux de Montrath…

« Mais cette révélation fut pour moi le dernier trait de lumière. Je me rappelai tout ce que m’avait dit cette mistress Wood, et chacune de ses paroles prit une signification redoutable.

« Elle était la complice ou la confidente du crime ; elle savait tout ; elle pouvait menacer à coup sûr !…

« Si vous saviez comme lord George la redoute !… Pour la fuir, il m’a menée en France, tout de suite après notre mariage… nous devions passer trois mois à Paris. Le lendemain de notre arrivée, nous étions à l’Opéra. La porte de notre loge s’ouvrit, et mistress Wood vint s’asseoir entre milord et moi…

« Quelques heures après, nous étions sur la route de l’Italie. À Naples, où nous débarquâmes, la figure de cette femme arrêta nos premiers pas.

« Elle sème l’or partout : l’or ne lui coûte rien. Il n’y a pour elle ni obstacles ni distances.

« À Rome, à Milan, à Venise, toujours cette femme…

« Oh ! Fanny ! j’en étais à avoir pitié des angoisses de milord !

« En Suisse, en Allemagne, toujours cette femme, toujours, toujours !

« Nous revînmes à Londres, et nous l’y trouvâmes…

« Que de fois j’ai été sur le point de m’enfuir chez mon père et de lui tout révéler ! mais, au moment de porter une accusation si grave, je me suis arrêtée toujours… Que vous dirai-je, Fanny ? Depuis la première heure de notre mariage, lord George me traite avec tendresse et douceur… tout me dit que je ne me trompe point en le croyant coupable ; mais si je me trompais !… »

— Pauvre Georgy ! murmura Francès qui réfléchissait, et dont les traits exprimaient un doute douloureux.

— J’ai laissé passer les jours, reprit Georgiana, et le moment est venu où milord m’a ordonné de me préparer à ce voyage d’Irlande… mes terreurs ont redoublé, car en ce pays perdu nul bras ne viendrait me défendre… Mais mon père n’était pas à Londres ; à qui donc me confier ?… Ah ! Fanny ! Fanny ! vit-on jamais un sort à la fois plus bizarre et plus terrible ?…

Depuis quelques instants, l’accent de lady Montrath se modifiait sensiblement. On eût dit que son émotion, vraie d’abord, s’était usée peu à peu, et qu’elle avait besoin d’efforts pour soutenir jusqu’au bout son rôle de victime. Femmes de théâtre et femmes de plume ont ce commun défaut de poser presque malgré elles.

Elles arrangent tout ; elles travaillent ce qui se fait tout seul chez le reste du genre humain, et leur effort malheureux réussit d’ordinaire à mettre une glaciale défiance à la place de l’émotion qui naissait.

Francès avait été saisie tout d’abord énergiquement. Son amitié pour lady Montrath lui avait fait voir le danger pressant. Elle restait sous cette impression, et, malgré l’expérience qu’elle avait gagnée auprès de Fenella Daws, cette autre actrice d’un ordre inférieur, la réaction ne se faisait point en elle.

Elle s’efforçait de bonne foi et tâchait de sonder jusqu’au fond le mystère qui entourait son amie.

— Voici bien des aventures romanesques, dit-elle au moment où lady Montrath reprenait haleine, en levant ses yeux bleus vers le ciel. Je conçois vos inquiétudes, chère Georgy, et je les partage presque, tant la conduite de cette femme me semble inexplicable… Mais, au demeurant, tous ces mystères qui nous effrayent peuvent avoir pour base les faits les plus ordinaires de la vie… Ma tendresse pour vous m’avait portée à recueillir des informations sur votre mari, et tous mes renseignements s’accordaient pour désigner lord George comme un homme d’honneur et un digne nobleman.

— Je le croyais, je le croyais ! murmura Georgiana.

— Cette femme, reprit Francès, dont la droite raison se révoltait vite contre tout ce qui ressemblait au roman ; cette femme qui vous poursuit à ses heures d’ivresse est peut-être un de ces malheureuses que le gin affole, et dont la démence est cruelle.

Georgiana fit un geste d’impatience.

— Il faut si peu de chose souvent, reprit encore Francès, pour expliquer ce qui effraye de loin !

Georgiana retira sa main que Francès avait tenue jusqu’alors entre les siennes.

— Vous ne voulez pas me comprendre, miss Fanny ! dit-elle en rougissant de dépit. Vous traitez mes craintes comme on fait des frayeurs insensées d’un enfant… Mon Dieu ! n’ai-je donc plus d’amie ?…

Les yeux de lady Montrath se mouillèrent, et Francès se tut, repentante.

— On explique tout, reprit la jeune femme avec amertume, on se rit des terreurs d’une pauvre femme, tant que la catastrophe n’est pas arrivée. Je ne vous demande plus votre pitié, Fanny… Parlons, s’il vous plaît, de choses qui vous intéressent davantage : j’ai eu tort de vous occuper de moi si longtemps.

— Oh ! Georgy ! répondit Francès avec reproche, pouvez-vous me parler ainsi ?… Je désire ardemment que vos craintes soient mal fondées, et je ne puis m’empêcher de l’espérer encore… Mais parlons de vous, chère Georgy, et dites-moi tout, je vous en conjure.

Lady Montrath garda durant quelques secondes un silence chagrin, puis elle reprit la parole, parce qu’au fond ses terreurs étaient bien réelles, et qu’elle avait besoin de s’épancher.

— Je fis mes préparatifs de départ, dit-elle ; j’étais triste, et j’avais comme un pressentiment de malheur… Il y a de cela quelques jours seulement… Nous montâmes en voiture, milord et moi, pour nous rendre au paquebot de Cork, qui nous attendait sous London-Bridge… Une autre voiture croisa la nôtre au moment où nous entrions dans le Strand ; j’y reconnus la figure enflammée de mistress Wood, qui se renversait sur les coussins de son équipage.

« — Où allez-vous, Montrath ? cria-t-elle passant.

« Milord ne répondit point, et le cocher ! fouetta les chevaux.

« Quand nous arrivâmes devant la douane, la voiture de mistress Wood, lancée au galop de deux magnifiques chevaux, dépassa brusquement l’équipage de milord. Elle nous avait suivis depuis le Strand.

« Elle mit pied à terre et vint au-devant de nous.

« — Eh bien ! Montrath, dit-elle, je suis bien aise d’être venue ici… Vous vouliez encore me cacher votre piste, et j’aurais été plus de huit jours en quête !… L’Irlande est loin. Votre servante, milady ! ajouta-t-elle en s’adressant à moi ; j’ai connu des gens qu’on a menés là-bas et qui n’en sont point revenus…

« Elle me fit un signe de tête, secoua brusquement la main de lord George, et regagna sa voiture en nous disant : « Au revoir ! »

« Nous montâmes sur le paquebot. J’étais brisée de terreur et mon cœur défaillait. Pour la première fois j’interrogeai mon mari.

« J’avais vu cette femme à Londres et j’avais pu constater son étrange pouvoir sur lord George ; je l’avais retrouvée en France, en Allemagne, en Italie. Partout elle nous avait suivis, et toujours lord George, obéissant, s’était courbé à ses moindres caprices.

« Si bien que mes revenus et les siens, formant ensemble une des maisons les plus opulentes des trois royaumes, n’ont pu suffire aux caprices insensés de cette créature, et que lord George a dû faire des emprunts considérables…

« Jamais je n’avais osé l’interroger. Ce jour enfin, mon épouvante fut plus forte que ma timidité ; je rassemblai mon courage et j’exigeai une explication. »

— Eh bien ?… dit Francès.

— Lord George fut longtemps avant de me répondre. Sa physionomie froide, mais bienveillante d’ordinaire, s’assombrissait à mesure qu’il réfléchissait.

« — Milady, répliqua-t-il enfin, je vous ai dit déjà que cette femme est une pauvre folle… c’est tout ce que je puis vous apprendre et je vous prie de ne plus m’interroger à l’avenir.

« Ces derniers mots furent prononcés d’un ton impérieux et dur que milord n’avait jamais pris avec moi…

« La traversée se fit. En arrivant à Galway, nous passâmes du paquebot sur un sloop côtier, afin d’entrer sans danger dans le port.

« Les matelots du sloop firent grande fête à un homme à longs cheveux qui avait été notre compagnon de traversée. Ils lui serraient la main tour à tour, et leurs yeux devenaient menaçants lorsqu’ils se tournaient vers lord George.

« J’entendis deux matelots qui se disaient :

« — Voici Mickey revenu, Jessy est morte.

« — Il l’a tuée ?

« — Il l’a tuée pour épouser la fille d’un homme riche. »

Georgiana se tut, accablée. Francès ne trouvait point de paroles pour combattre des soupçons qui étaient presque une certitude.

Tout s’accordait pour confirmer les craintes de la jeune femme, et Francès elle-même essayait en vain de conserver des doutes.

Il y avait là un crime, et la vie de Georgiana était peut-être menacée.

— Je resterai, Georgy, dit Francès ; je ne vous quitterai plus… Je ne suis qu’une pauvre fille ; mais s’il y a du danger, nous le partagerons ensemble.

— Oh ! merci, chère ! murmura lady Montrath ranimée ; je serai forte auprès de vous… Si vous saviez quelle nuit j’ai passée et comme on souffre quand on est seule ! Jusqu’au jour il y a eu de la lumière chez milord… Ces bois, qui sont déserts et silencieux maintenant, animaient leur solitude. Aux rayons de la lune j’y ai vu des formes indécises qui se glissaient, rapides, entre les troncs d’arbres…

— Lady Montrath se leva et se pencha en dehors de la fenêtre.

— Cette masse sombre, reprit-elle à voix basse en montrant du doigt le château de Diarmid, ce n’est point une illusion, Francès !… à l’heure de minuit, j’ai vu des lueurs rougeâtres serpenter le long des tours noires et monter jusqu’au faîte des ruines… C’était comme le reflet d’un mystérieux incendie… Oh ! j’ai pensé devenir folle ! et, si je restais seule ici, Francès, milord n’aurait pas la peine de me tuer !…

La jeune femme appuyait sa tête pâlie sur l’épaule de sa compagne, qui, plus forte, n’écoutait pas pourtant sans effroi ce récit extraordinaire.

Elles demeurèrent toutes les deux, durant quelques minutes, silencieuses et perdues dans leurs réflexions.

Les branches du massif voisin s’agitèrent. Georgiana serra le bras de Francès. Un homme parut entre les branches, et souleva sa casquette de chasse pour adresser aux dames un gracieux salut.

— C’est lui ! murmura Georgiana ; c’est milord !

Francès ouvrit de grands yeux, et considéra cet homme sous l’impression du récit qu’elle venait d’entendre. Elle cherchait dans ses traits immobiles quelque chose de sanguinaire et de cruel.

Mais c’était en vain : la physionomie de lord. George lui apparaissait épaisse, lourde et débonnaire. Ses doutes lui revinrent, lady Montrath avait pris ses frayeurs tout au fond de son imagination malade.

Il n’y avait rien, rien absolument en cet homme qui pût cadrer avec le portrait de Barbe-Bleue que Georgiana venait de tracer.

Celle-ci pourtant se repliait sur elle-même, comme un oiseau effrayé.

Lord George s’avança jusqu’au-dessous de la fenêtre. Il présenta son hommage à miss Roberts et poursuivit :

— Je présume que la fatigue du voyage vous aura procuré une bonne nuit, milady… Quant à moi, je n’ai fait qu’un somme, je vous jure.

— Il a veillé jusqu’au jour ! murmura Georgiana, de manière à n’être entendue que de Francès.

— Voici une belle matinée, reprit lord George. Ne vous plairait-il point, milady, de venir visiter vos domaines ?…

— Je suis à vos ordres, milord, répondit Georgiana qui se mit à trembler.

Puis elle ajouta en s’adressant à Francès :

— Fanny, ne me quittez pas, au nom de Dieu !…


III

Le sloop.


Peu d’instants après, Georgiana, Francès et lord George étaient réunis à l’entrée du parc.

Pendant les quelques minutes employées par lady Montrath à échanger sa robe de chambre contre un costume de promenade, Francès avait pu parler et combattre de son mieux les terreurs de la jeune femme. En ces circonstances, toute diversion est heureuse. Les fantômes qu’on se fait deviennent plus effrayants dans le tête-à-tête.

On veut justifier ses craintes et s’excuser d’avoir peur ; on colore, on poétise, on exagère. Si bien que la crainte grandit, et qu’on se meurt d’épouvante, pour avoir cherché à se rassurer.

Francès elle-même avait été sérieusement émue par le récit de Georgiana. Quelques circonstances de cette étrange histoire lui avaient donné à penser ; elle avait accepté un instant le crime pour vraisemblable ; elle avait frémi aux menaces de cette femme mystérieuse, dont l’obsession poursuivait son amie.

Mais cette émotion, Francès l’avait subie, en dépit de sa raison pour ainsi dire. Elle s’était révoltée plus d’une fois contre la persuasion qui se glissait en elle.

Elle se souvenait. Toute petite, Georgiana faisait des romans. Elle arrangeait les choses de la vie en drames mignons, et savait saupoudrer de mystères les plus vulgaires incidents.

C’était sa vocation que d’embellir ainsi le réel. Il y avait en elle, au plus haut degré, cet élément romanesque qui est une maladie chez les Anglaises. Elle s’entourait à plaisir d’une atmosphère convenue ; elle arrangeait le monde en théâtre, disposant avec une adresse infinie ses décorations, ses trappes et ses doubles fonds. Francès savait cela.

Et sa défiance, mise en éveil sans cesse par la folie de mistress Daws, se ranima au premier choc. Son amitié pour Georgiana, et la vraisemblance que cette dernière avait su mettre dans les événements racontés, avaient jeté Francès hors de sa voie ordinaire. Ç’avait été pour elle comme un rêve.

La présence de lord George suffit à lui rouvrir les yeux. Elle conserva bien une vague impression d’inquiétude, mais elle ne voulut plus croire et mit tout ce qu’elle venait d’entendre sur le compte de l’imagination malade de sa compagne.

Pourtant elle ne voulut point heurter de front ce qu’elle croyait être la fantaisie de Georgiana ; elle lui dit de bonnes paroles ; elle lui promit son aide fidèle, et la rassura doucement.

Lady Montrath avait subi elle-même l’effet de la venue de son mari. Cette diversion avait rompu brusquement sa lugubre histoire, et l’avait forcée de congédier ses terreurs, si complaisamment évoquées. En elle, ce qui était vrai faisait une confusion si étroite avec ce qui était joué qu’elle n’eût point su dire elle-même où finissait la réalité, où commençait la comédie. Elle souffrait. Elle avait sujet de souffrir, et ses craintes, qui avaient un fondement, s’alliaient à de fantastiques effrois que milady s’était faits à elle-même laborieusement, ingénieusement, qu’elle ne savait plus reconnaître de ses inquiétudes véritables.

Il lui restait seulement un sentiment vague qui la consolait beaucoup et la soutenait.

Quand elle avait grand besoin d’être calmée, une voix bienfaisante s’élevait au dedans d’elle et lui disait : « Le mal n’est pas si grand que nous le faisons ; nous avons un peu chargé tout cela… Nous ne savons point le compte de nos exagérations ; mais il y en a, nous pourrions bien le jurer… »

C’était la conscience de lady Montrath qui parlait ainsi, confessant sa faiblesse. Cela lui tait du baume dans l’âme et la rendait brave pour quelques instants outre mesure. Après avoir été au delà du vrai, elle revenait en deçà ; elle niait ce qu’il y avait de réel au fond de ses frayeurs, et se moquait d’elle-même.

Pour quelques heures, elle devenait esprit fort. Elle refusait de voir l’évidence, elle qui, l’instant d’auparavant, ajoutait à l’évidence acceptée tout un supplément de fantasmagorie.

Et, comme il arrive toujours, ces revirements avaient lieu après de fortes crises. Aujourd’hui, l’accès avait été violent, la réaction s’opéra presque toute seule, et Francès eut en vérité peu de peine. Avant d’avoir fini sa toilette, lady Montrath était notablement égayée.

— Chère Fanny, dit-elle, comme si elle eût voulu expliquer cette sérénité soudaine, il faut bien que je cache mes craintes… Le moyen le plus sûr de rendre le danger inévitable, ce serait de montrer de la frayeur…

Francès n’eut garde de contredire un raisonnement si sage. La vue de lord George avait en elle une pensée qui ne se rapportait point à son amie. Elle était venue à Montrath dans un but, et ce but, un instant oublié, lui revenait en mémoire.

Lord George était puissant, et Francès voulait sauver ce noble vieillard que les juges de Galway menaçaient de mort, et qui était le père de Morrris Mac-Diarmid.

Lord George accueillit les deux dames avec autant de grâce qu’un Anglais de la vieille souche peut en mettre à ces sortes de choses. Il baisa la main de Francès, il baisa la main de Georgiana, et offrit ses deux bras avec une franche bonhomie.

Il avait vraiment une bonne figure avec son costume de chasse sortant des ateliers de Holmes, sa casquette de sportman et son beau teint britannique, allumé encore par l’air frais du matin.

Francès avait sa simple toilette de chaque jour ; Georgiana portait une robe blanche, et toutes deux étaient coiffées du chapeau de paille, inévitable parure des fronts anglais.

Soit effort de volonté, soit disposition naturelle, Georgiana n’avait rien conservé de sa tristesse récente. Ses joues avaient maintenant de délicates couleurs, et sa jolie bouche retrouvait son sourire.

Francès gardait sa beauté douce, intelligente, sereine. On n’aurait point su dire laquelle des deux était la plus charmante.

On s’enfonça sous les grands ombrages du parc. Milord était prévenant, affectueux, cordial. Georgiana recevait comme il faut ses avances, et la promenade se poursuivait, égayée par un excellent accord.

Francès se convainquait de plus en plus en plus elle-même de s’être attendrie en pure perte. Elle regrettait presque ses frayeurs, et se promettait de n’être plus reprise à pareille comédie.

Et en vérité il eût fallu y mettre de la prévention pour voir en lord George autre chose qu’un honnête nobleman, amoureux de sa femme et content de son sort.

Georgiana elle-même avait l’air tout heureuse. Francès, confondant dans une même pensée sa tante et son amie, s’émerveillait et se demandait quel bonheur elles pouvaient trouver à travestir péniblement toutes les choses de la vie et à gâter jusqu’au bonheur.

Au récit de Georgiana, elle s’était fait de lord Montrath une idée si fausse que l’immobile figure du nobleman lui sembla toute pleine de franchise et de bons sentiments. Elle se sentait attirée vers lui ; elle prenait rapidement confiance, à tel point qu’au bout d’une demi-heure de promenade, elle avait gagné le courage de présenter sa requête en faveur du vieux Mill’s Mac-Diarmid.

À ce nom, lord George perdit le sourire qui ne l’avait point quitté depuis le château. Il jeta sur Francès un furif regard, puis ses yeux se baissèrent.

— On le dit bien coupable ! murmura-t-il.

— Il est innocent ! s’écria Francès chaleureusement.

Georgiana, qui n’était point prévenue, regardait son amie avec surprise.

Lord George avait eu le temps de se remettre ; son sourire était revenu.

— Assurément, dit-il, miss Roberts est un excellent juge, mais je ne me serais point attendu à recevoir une demande pareille de la part d’une nièce de M. Joshua Daws.

Francès avait les joues couvertes de rougeur, mais son œil ne se baissait point.

— Mon oncle a les devoirs de sa charge, répondit-elle, et je crois que sa charge donne de malheureuses préventions contre tout accusé… Mais j’ai assisté à l’interrogatoire de ce vieillard, milord… J’ai entendu ses nobles réponses… J’ai vu qu’il n’y avait point de preuves, et je viens vous supplier…

— S’il n’y a point de preuves, interrompit Montrath, on ne pourra le condamner.

Francès secoua sa blonde tête d’un air triste :

— Vous savez mieux que moi, milord, murmura-t-elle, que la justice humaine est sujette à se tromper… Mon oncle affirme que ce malheureux vieillard sera mis à mort.

Montrath garda le silence. Ils étaient assis tous les trois sur un banc de gazon, et les deux amies se trouvaient l’une auprès de l’autre.

Georgiana, qui s’occupait volontiers d’elle-même, suivait avec distraction cet entretien qui ne l’intéressait pas personnellement, et n’y prenait aucune part.

Montrath avait les yeux à terre depuis que le nom de Mac-Diarmid avait été prononcé ; il y avait de l’embarras dans son maintien ; il semblait réfléchir, et son visage exprimait de l’indécision.

— Je vous en prie, Georgy, murmura Francès à l’oreille de son amie, venez à mon aide et intercédez comme moi !

— Quel intérêt ?… commença lady Montrath également à voix basse.

— Je vous en prie ! interrompit Francès.

Lady Montrath ne put pas hésiter davantage.

— Milord, dit-elle, si je croyais que mon intervention pût avoir quelque influence, je joindrais ma prière à celle de miss Roberts.

Montrath releva sur elle un regard souriant et libre désormais de tout embarras.

— Êtes-vous donc aussi convaincue de l’innocece de l’accusé, milady ? demanda-t-il avec gaieté.

— Miss Francès est ma meilleure amie, répondit Georgiana, et ses désirs sont les miens.

Montrath porta la main de sa femme à ses lèvres et se leva.

— Je suis trop heureux, dit-il galamment en se tournant vers Francès, de faire quelque chose qui soit agréable à miss Roberts… J’agirai de mon mieux en faveur de ce pauvre homme qui m’est recommandé par de si charmantes protectrices… Je prends à cet égard un engagement formel.

— Ah ! merci, milord ! s’écria Francès, incapable de contenir l’élan de sa reconnaissance ; que Dieu vous bénisse pour l’espoir que vous me donnez !

Montrath avait sur la lèvre une question, et Georgiana partageait sa curiosité ; mais à cet égard la réserve anglaise fait grande honte à notre indiscrétion. Ils se turent tous les deux ; Montrath s’inclina courtoisement, et Georgiana se contenta d’interroger à la dérobée la physionomie de miss Roberts.

Celle-ci se recueillait en sa joie ; elle avait promis à Morris de sauver son vieux père, et sa tâche se montrait à elle accomplie à demi ; et ce lui était une si grande jouissance de se représenter Morris heureux !…

Les deux jeunes dues s’étaient levées à leur tour, et Montrath les guida de nouveau à travers les bosquets du parc, poursuivant la promenade commencée.

Au bout d’une centaine de pas, derrière un massif de verdure impénétrable à l’œil, l’horizon s’élargit tout à coup devant eux, et leur montra la baie de Kilkerran avec ses innombrables îles.

Leurs regards embrassaient toute l’étendue comprise entre l’île Mason et le port de Galway. De toutes parts ils apercevaient les voiles blanches des embarcations qui sillonnaient la baie.

Parmi ces embarcations il y en avait une plus grande et plus voisine, qui semblait se diriger vers Ranach-Head, dont la pointe se cachait derrière les ombreux bouquets d’arbres. C’était un sloop sous toutes voiles, dont les mâts pavoisés portaient les couleurs du Repeal.

Lord George fronça le sourcil et mit le binocle à l’œil.

— Les insolents coquins ! murmura-t-il, je serais tenté de croire, Dieu me pardonne ! que c’est Daniel O’Connel faisant une promenade en mer…

Les deux jeunes femmes dirigèrent en même temps leurs regards curieux vers le sloop, qui poursuivait sa course rapide et se balançait doucement, poussé par la brise molle.

Mais la distance était trop grande et l’on n’apercevait encore sur le pont que des formes indistinctes.

— Si vous désirez voir cela de plus près, dit Montrath, nous nous dirigerons vers le cap et nous attendrons le sloop au passage… En même temps, milady, ajouta-t-il, vous pourrez admirer les ruines du vieux château de Diarmid, le plus noble joyau de vos domaines.

— Ces ruines qu’on aperçoit de ma fenêtre ? demanda Georgiana, dont la voix trembla légèrement au souvenir de ses frayeurs nocturnes.

— Précisément, répondit le lord ; c’est un antique débris de la puissance de nos prédécesseurs… Et tenez, miss Roberts, ce vieillard dont vous demandiez la grâce tout à l’heure est le descendant des premiers maîtres de Diarmids… C’était autrefois une famille bien puissante.

— Et n’a-t-elle rien conservé de sa richesse passée ? demanda Francès.

— Une ferme de sept acres sur le versant du Mamturck, répondit le lord.

Cela fut dit d’un ton simple et froid. Montrath faisait sans y penser le résumé de l’histoire des grandes familles irlandaises. Cette décadence si complète d’une race souveraine ne portait pour lui aucun enseignement ; les descendants des rois étaient de pauvres fermiers, et lui, l’élu de la conquête, il possédait leurs immenses domaines.

C’était justice sans doute…

Francès se tut ; sa jolie tête pensive s’inclina sur sa poitrine. Elle demeura un peu en arrière, suivant à quelques pas de distance Montrath et Georgiana qui gravissaient, à travers bois, la pente du Ranach.

Elle réfléchissait. Mais sa méditation n’était point hostile à lord George ; elle lui gardait au fond du cœur une reconnaissance vive et s’étonnait d’avoir pu penser un instant qu’un homme si secourable pût avoir un crime sur la conscience.

Elle en voulait à Georgiana qui lui avait donné ces extravagants soupçons. Elle s’indignait et plaignait presque lord George, dont la bonne âme était si mal appréciée !

Lord George ne lui avait-il pas promis de venir en aide au vieux Mill’s, le père de Morris Mac-Diarmid ?

Le sentier, étroit et montueux, avait fréquemment des coudes brusques. Francès perdait à chaque instant de vue lord George et sa femme, pour qui la promenade devenait un véritable tête-à-tête.

Ils causaient de bon accord. Francès se guidait au son de leurs voix amies, et c’était là pour elle une preuve de plus de la folie de Georgiana, qui certes ne pensait guère en ce moment à la scène tragique qu’elle avait déclamée.

À travers le feuillage, on apercevait déjà d’un côté les constructions modernes de Montrath ; de l’autre, la masse noire et dentelée de Diarmid.

— Comme c’est sombre et grand ! dit Georgiana en ralentissant le pas pour attendre son amie.

On dépassa les derniers arbres, et Francès rejoignit ses hôtes. Les deux jeunes femmes s’arrétèrent en extase devant les restes imposants du vieux château.

— Venez, mesdames, dit Montrath, nous admirerons tout à l’heure ces belles ruines qui me rendent aux yeux des antiquaires de Londres le plus heureux landlord de l’univers… Si nous tardons, le sloop aura doublé la pointe et nous ne verrons rien.

Il entraina ses compagnes le long des ruines, et fit le tour de la vaste enceinte pour gagner l’extrême pointe du cap.

En passant au pied de l’une des tours, il s’arrêta un instant pour regarder une sorte de clôture en planches qui semblait destinée à remplacer les battants de la porte détruite.

— On dirait que Diarmid a trouvé un locataire depuis mon dernier voyage ! murmura-t-il.

Il poussa du pied la clôture, qui résista au choc.

Puis il passa.

Il venait de heurter, sans le savoir, à la porte du pauvre Pat, qui travaillait en ce moment de son mieux à couper la chaussée de planches, dans le bog de Clare-Galway.

Milord ne savait point, paraîtrait-il, tout ce qui se passait sur son domaine, car il ignorait que le pauvre Pat eût élu domicile dans les ruines de Diarmid.

Il ignorait peut-être aussi l’existence de ce monstre redoutable dont Pat était le gardien, et que les bonnes gens de Connemara l’accusaient, lui Montrath, de nourrir pour la destruction des catholiques du Connaught…

Quelques pas plus loin, et au moment de tourner les dernières constructions qui lui masquaient encore la mer, Montrath rencontra les débris d’un bûcher où restaient éteints quelques tisons consumés à demi.

Cette fois il ne chercha point le mot de l’énigme, et se souvint tout naturellement de la lueur rougeâtre qu’il avait aperçue la nuit précédente par la fenêtre de sa chambre, durant son entrevue avec Crackenwell…

— Assurément, assurément, pensa-t-il, c’est une excellente idée !… Je m’emploierai pour le bonhomme qui est là-bas dans les prisons de Galway… Si je le sauve, ses fils, qui ont des idées de gentilshommes (car ces mendiants sont prodigieux), me respecteront comme si j’étais un de leurs évêques !

Il tourna le dernier angle des constructions ruinées, et l’immense Océan se déploya sous ses pieds.

Francès et Georgiana laissèrent échapper un cri d’admiration. Elles dominaient la mer de toute la hauteur du cap Ranach. À droite et à gauche leurs regards couraient le long des rivages déchirés du Connaught. À quelques pieds au-dessous d’elles, l’escalier de Ranach élevait les sommets prismatiques de ses gigantesques colonnes. Tout en bas, entre deux grèves qui arrondissaient leurs minces rubans d’or, s’étendait le galet noir sur lequel s’ouvrait la galerie du Géant. Au-devant d’elles, la mer sans borne élevait jusqu’à l’horizon son dos bleuâtre.

Au premier abord, on ne voyait que la mer ; les objets plus prochains, aperçus d’une hauteur énorme, disparaissaient presque et ne frappaient point l’œil.

Les grèves, les deux masses de récifs qu’Ellen avait traversées la nuit précédente pour gagner le rendez-vous des Molly-Maguires, le galet noir, tout cela était si petit en comparaison de la grande mer !

Cependant les deux jeunes femmes distinguèrent au-dessous d’elles, à l’endroit où le sable touchait les récifs, un homme qui cheminait lentement ; c’était un fermier du pays, vêtu du carrick sombre, et appuyé sur le shillelah.

Lady Montrath, qui avait pris le bras de Francès, sentit le cœur de la jeune fille battre vivement. Elle la regarda, surprise, et vit son œil se diriger plus brillant vers le fermier, qui continuait sa route vers la base du cap.

— Le voilà, le voilà ! dit en ce moment lord George, en montrant du doigt le sloop.

C’était un joli bâtiment, aux formes élégantes et sveltes. Le vent pesait, inégal et faible, sur sa brigantine inclinée ; il se penchait, fendant la vague avec grâce, et gouvernait pour doubler le cap.

Il était à peine à un tiers de mille du rivage.

On apercevait assez distinctement maintenant des matelots qui s’agitaient sur le pont ; et, parmi les matelots, on voyait une femme de grande taille gesticulant et se donnant l’air de commander le navire.

Lord George ne songea point cette fois à maudire les couleurs du Repeal, qui flottaient au mât unique du sloop. Il ne prononça point le nom du Libérateur.

Il avait braqué son binocle sur le pont du sloop, et son regard ne s’en détachait point. Sa gaieté de tout à l’heure avait disparu. Il y avait un nuage sur son front.

— Comme il avance ! dit Georgiana ; dans deux minutes, nous allons pouvoir distinguer les traits de ses passagers.

Lord George ne répondit point ; il avait les dents serrées, et le rouge uniforme de son visage arrivait à une sorte de pâleur.

Francès, elle, ne faisait point attention au sloop ; ses yeux suivaient obstinément le fermier irlandais qui allait la tête penchée tristement et les bras croisés sur sa poitrine…

Le sloop avançait. À mesure qu’il s’approchait du rivage, les vagues, plus hautes, soulevaient sa coque légère. On devait croire encore qu’il voulait ranger le cap, car il n’y avait point de havre en ce lieu, et les nombreux écueils rendaient l’atterrissage presque impossible. Cependant sa marche rapide formait angle avec la ligne du rivage. Il tenait obstinément son beaupré sur la pointe même de Ranach. Quelques secondes encore, et tout changement de direction allait devenir impossible.

La femme qui était debout sur le pont avait auprès d’elle quatre laquais en livrée ; elle étendait sa main vers la plage dans une attitude d’impérieux commandement.

— Ils vont toucher ! murmura lord George.

Ces mots, prononcés à voix basse, avaient comme un accent d’espoir.

En ce moment le sloop bondissait entre les premiers écueils qui défendaient l’approche de la plage.

De cette première ligne de récifs à ceux qui bordaient la grève, il y avait un large espace où les vagues arrivaient brisées et affaiblies. Les voiles du sloop tombèrent à la fois, il jeta l’ancre et mit sa chaloupe à la mer.

La femme y descendit avec ses quatre laquais et des rameurs.

Les sourcils de lord George s’étaient froncés violemment ; le sang avait envahi de nouveau sa joue ; son visage exprimait une émotion extraordinaire. Il essuyait son binocle, le plaçait devant son œil et l’essuyait encore. Ses regards étaient comme aveuglés.

— Vous connaissez cet homme ? dit Georgiana à Francès, qui suivait toujours de l’œil la marche lente du fermier irlandais.

— Oui, répondit Francès.

Georgiana allait faire une autre question, mais son attention fut détournée par un blasphème qui s’échappa, retentissant, de la bouche de lord Montrath.

— Ils n’ont pas touché ! s’écria-t-il en serrant les poings avec rage. Damnation sur eux !

La chaloupe était en ce moment au beau milieu des brisants, et disparaissait presque parmi des tourbillons d’écume.

Les deux jeunes femmes, qui ne l’avaient point remarquée jusque-là, poussèrent à la fois un cri de terreur.

Le sloop se balançait à l’ancre, gracieux et bercé doucement.

De temps à autre, on voyait la chaloupe reparaître et l’on distinguait au milieu des rameurs, qui faisaient force d’avirons, la femme toujours debout.

À un certain moment une vague énorme déferla sur les brisants avec un bruit terrible on ne vit plus la chaloupe.

Un soupir souleva la poitrine oppressée de lord George, qui joignit les mains comme pour remercier Dieu, tandis que les deux jeunes femmes, les bras tendus en avant, demeuraient muettes d’horreur.

Si c’était de la joie qu’éprouvait lord George Montrath, elle fut de courte durée, car l’instant d’après la chaloupe avait franchi la dernière ligne des écueils et touchait le galet.

— Je les croyais perdus ! dit Georgiana, qui respira longuement.

Francès restait sous le coup d’une sorte de stupeur ; elle n’avait point vu le commencement de la scène, et le choc l’avait frappée d’autant plus rudement qu’il était imprévu.

Lord George était immobile. Ceux qui le connaissaient depuis des années n’avaient jamais vu pâlir complétement cette face où le sang affluait toujours ; mais en ce moment Montrath était pâle comme un homme mort.

Le regard de Georgiana tomba sur lui par hasard.

— Qu’avez vous ? murmura-t-elle épouvantée.

Montrath ne put pas répondre…

La femme sautait en ce moment sur le galet, escortée de ses quatre laquais. L’œil du lord était fixé sur elle, stupéfait et comme fascine.

Georgiana suivit ce regard et devint pâle à son tour.

Le souffle lui manqua.

Elle murmura par deux fois :

— C’est elle, c’est elle !…

Elle chancela. Francès la soutint.

Et tandis que la jeune fille, effrayée à son tour, s’informait du motif de ce trouble subit, lady Montrath étendait ses bras roidis vers le rivage en répétant :

— C’est elle, c’est elle !… Mon Dieu, ayez pitié de moi !…


IV

Le pain d’avoine.


Montrath, Georgiana et Francès se trouvaient sur l’extrémité la plus haute et en même temps la plus avancée de Ranach-Head.

Ils étaient séparés du vide par les restes d’un parapet, de construction plus moderne que le château lui-même, mais qui cependant semblait être vieux de plusieurs siècles.

Lord Montrath se tenait à trois ou quatre pas des deux jeunes femmes. Il était debout, derrière le parapet, immobile et droit comme un bloc de pierre. À sa gauche et si près de lui qu’il pouvait la toucher en étendant la main, la tour occidentale de Diarmid faisait saillie hors du parapet, et laissait pendre au-dessus du précipice une part de sa masse énorme.

Francès soutenait Georgiana et l’appuyait tremblante au parapet.

La jeune femme ne parlait plus. Ses yeux demeuraient fixés avec une sorte d’horreur sur l’endroit de la plage où le canot du sloop avait pris terre.

Le paysan irlandais qui cheminait naguère au delà des roches défendant l’entrée du galet, à droite de la galerie du Géant, avait vu, lui aussi, le danger de la chaloupe. Il s’était élancé en avant, et dans l′espace de quelques secondes il avait franchi la barrière des écueils en déployant une singulière agilité.

Mais, malgré la vitesse de sa course, lorsqu’il arriva sur le galet, le flot apportait au rivage la chaloupe sauvée.

Le paysan s’arrêta aussitôt et regarda le débarquement, appuyé sur son long shillelah.

Il était à peu près au centre du galet, sous la tour occidentale de Diarmid.

Le regard de Francès, qui le cherchait en vain sur la grève à l’endroit où il marchait naguère, le retrouva en ce lieu. Il y avait longtemps que la jeune fille avait reconnu en lui, malgré la distance, Morris Mac-Diarmid.

Mais en ce moment son attention tout entière était réclamée par lady Montrath, dont la détresse faisait pitié. Francès avait remarqué le trouble de lord George et comprenait à demi la scène muette qui se passait autour d’elle.

Cependant elle voulait douter encore. Elle voulait chercher à ces apparences une signification qui ne se rapportât point au récit de lady Montrath.

Elle interrogeait tour à tour la figure pétrifiée du lord et les traits bouleversés de la pauvre Georgiana ; puis ses yeux se reportaient vers le rivage.

Sur le rivage, la femme du sloop était au milieu de ses quatre laquais en grande livrée. Chacun d’eux, faisant office de femme de chambre, remettait en place quelque partie de sa splendide toilette, dérangée par la bourrasque.

Les traits de cette femme étaient beaux, mais alourdis et comme hébétés. Elle pouvait avoir trente ans. Sa taille était grande et hardie en ses proportions. Son costume se composait d’une profusion de soie, de velours, de dentelles et de bijoux, ajustés sans goût et avec une prétention théâtrale.

Elle ressemblait, avec ses diamants et ses plumes, à une reine de mélodrame échappée des planches d’Adelphi.

Pour quiconque n’eût point vu la détresse du lord et de Georgiana, au pied des tours de Diarmid, cette scène n’aurait eu rien vraiment que de comique. Il y avait du rire dans ce tableau : quatre grands laquais sur la grève, entourant une femme parée comme pour un bal travesti, et s’occupant gravement à réparer les désordres de sa toilette ; et derrière, sur la chaloupe, les bons matelots du Claddagh de Galway, qui regardaient cela d’un air sérieux et surpris.

La farce anglaise n’est pas faite autrement. À voir cela représenté sur le théâtre de Surrey, John Bull se fût tenu les côtes.

Mais, pour les spectateurs qui regardaient du haut du cap, la farce avait un terrible revers, parce que cette femme empanachée, couverte d’or, de diamants et de soie, avait nom Mary Wood…

Quand sa toilette fut finie, elle écarta ses domestiques d’un geste souverain, et se tourna vers les matelots qui l’avaient amenée.

Du sommet de Ranach on la vit gesticuler durant une ou deux minutes, sans ouïr le bruit de ses paroles.

Les matelots ôtèrent leurs chapeaux qu’ils agitèrent au-dessus de leurs têtes. Une acclamation arriva jusqu’au pied des tours de Diarmid.

Puis tout fut confusion dans la chaloupe. Il y eut grande mêlée entre les matelots, parce que Mary Wood, usant de sa magnificence ordinaire, avait jeté deux ou trois poignées de souverains au milieu de l’équipage.

Mistress Wood n’en agissait jamais autrement. Lord George Montrath en savait quelque chose.

Une nouvelle acclamation se fit à bord de la chaloupe, et les matelots agitèrent encore leurs chapeaux de cuir.

Mistress Wood les salua de la main, comme une reine affable remercie ses sujets soumis ; puis elle se mit en marche sur le galet.

Deux de ses grands laquais, qui portaient l’épée au côté, formèrent l’avant-garde. L’arrière-garde se composa des deux autres valets, armés également.

Au milieu, Mary Wood marchait, tête haute et le poing sur la hanche. Son pas chancelait bien un peu, mais moins qu’à l’ordinaire ; ses plumes avaient, au-dessus de son chapeau, des balancements belliqueux. On eût dit qu’elle allait à quelque expédition guerrière.

Morris Mac-Diarmid se recula jusqu’à la base du cap pour lui livrer passage. Mary Wood l’aperçut et lui jeta deux souverains, que Morris laissa parmi les pierres.

— Un beau garçon ! dit mistress Wood ; il faudra que j’épouse un de ces pauvres diables d’Irlandais… un fier gaillard comme celui-là, par exemple… et je forcerai Montrath à l’adopter pour lui transmettre sa pairie…

Elle se prit à rire tout bas et fit des signes de tête à Morris qui la regardait étonné.

Elle approchait de la base du cap. Lord George, qui ne l’avait pas perdue de vue un seul instant, et dont le regard semblait fixé sur elle invinciblement, fut obligé, pour la suivre encore, de courber sa taille roidie.

Il mit ses deux coudes sur le parapet.

Francès et Georgiana l’imitèrent. Ils étaient là tous les trois comme sur un balcon et voyaient parfaitement tout ce qui se passait au-dessous d’eux.

Ils regardaient et ne se parlaient point.

En ce moment où ils se penchaient au-dessus du parapet pour mieux voir, la scène se compliqua d’une façon étrange et qui demeura pour eux inexplicable.

Mary Wood, ennuyée du silence et de l’immobilité de Morris, tournait ses yeux de côté et d’autre pour chercher le sentier qui conduisait hors de cette plage étroite. Dans cette cervelle usée par l’ivresse, les idées, hormis une seule, ne demeuraient point. Elle était folle aux trois quarts sur toutes choses, et ne gardait de sa raison que ce qu’il fallait pour torturer lord George.

À cet égard, sa cervelle était parfaitement saine. Elle n’oubliait jamais qu’il lui était permis de tout oser.

Le sentier qui conduisait aux grottes de Muyr venait de frapper son regard. Elle ne songeait plus ni à Morris ni à la barque ; elle tourna sa marche de ce côté…

Un léger bruit se fit tout auprès de Montrath. Quelque chose frôlait la muraille de la tour occidentale de Diarmid.

Lord George regarda vivement de ce côté ; les deux jeunes femmes firent comme lui.

Ils voyaient tous les trois la tour de profil. Rien ne se montra d’abord sur la surface cylindrique de ces gros murs, mais le bruit continuait.

Au bout de quelques secondes, un objet de forme ronde sortit de la tour par une ouverture que le lord et ses compagnes ne pouvaient point apercevoir.

L’objet tomba, glissant d’abord le long de la muraille ; puis il rebondit sur le faîte des colonnes basaltiques de l’escalier de Ranach, et roula de pierre en pierre jusqu’au galet.

Il vint tomber aux pieds de Mary Wood.

Celle-ci le ramassa. C’était tout simplement un de ces pains d’avoine épais et ronds qui servent à la nourriture des moins pauvres fermiers de l’Irlande.

— Holà ! holà ! dit Mary Wood ; l’Irlande n’a pas si grand’faim qu’on le dit, puisqu’elle jette son pain aux passants… Ces mendiants voudraient-ils me faire l’aumône ?

Elle leva les yeux vers le sommet du cap, mais elle n’aperçut point le lord et les deux dames dont les silhouettes lointaines se perdaient parmi les aspérités du roc.

Elle vit seulement les grandes colonnes de Ranach, qui semblaient soutenir la tour noire du vieux château.

Mary Wood eut un sourire. On eût dit qu’elle savait d’où venait ce pain.

— Il paraît qu’on lui en donne de trop ! murmura-t-elle.

Elle porta le gâteau d’avoine à ses narines et le flaira.

— C’est de bon pain, ma foi ! reprit-elle.

Elle fit le geste de le jeter ; mais, se ravisant tout à coup, elle se tourna vers Morris arrêté à quelques pas d’elle seulement.

Morris ne la regardait plus. Ses yeux se baissaient, pensifs, vers la terre. Il semblait perdu dans une laborieuse méditation.

— Oui, Dieu me damne ! dit Mary Wood, celui-là est un beau garçon ! En attendant que je l’épouse, je vais lui donner ce pain… Holà ! Paddy !

Morris ne bougea point.

— Ho ! Patrick ! reprit mistress Wood ; holà ! Owen !… Ils s’appellent tous Owen, Patrick ou Paddy… Holà ! mon garçon !… Tu n’as pas ramassé mon or parce que tu ne sais pas ce que c’est… mais tu connais bien le pain, que diable ! mangeur de pommes de terre !… Tiens… Avale cela, mon beau Paddy.

Elle lança le pain qui roula aux pieds de Morris.

Milord et ses compagnes se penchaient sur le parapet tant qu’ils pouvaient, et regardaient avidement cette scène qu’ils ne comprenaient point.

Aux dernières paroles de mistress Wood, Morris s’était tourné lentement vers elle, mais il n’avait point jugé à propos de répondre.

En tombant auprès de lui, le pain s’était ouvert en deux, laissant à découvert un paquet de linge où il y avait des caractères tracés.

Morris Mac-Diarmid ne voyait point cela. Mais Mary Wood poussa un cri d’étonnement et s’élança pour ressaisir sa proie.

Ce fut seulement alors que Mac-Diarmid put reconnaître le contenu du prétendu pain d’avoine.

Mary Wood tenait déjà le paquet de linge entre ses mains, et lisait les premières lignes avec un évident contentement.

Elle riait, puis elle lisait une ligne encore, et riait de nouveau de tout son cœur.

— « Morris ! oh ! Morris, à mon secours !… » dit-elle enfin en se pâmant d’aise ; voilà du temps bien employé, ma foi !

Morris avait tressailli en entendant prononcer son nom, et, à la direction des regards de mistress Wood, il devina que ce nom était écrit sur le linge contenu naguère dans le pain d’avoine.

Sa pensée n’alla pas au delà dans ce premier moment ; mais c’en était assez. Il se glissa sans bruit derrière Mary Wood, en affectant assez d’indifférence pour ne point attirer l’attention des valets, qui étaient maintenant à une cinquantaine de pas.

— Comme nous avons la vie dure, nous autres femmes ! disait cependant Mary Wood, qui était en veine de réflexions philosophiques ; et comme nous avons de l’esprit !… En voici une qui n’avait ni plume, ni encre, ni papier, ni cassette, et qui s’est fait une cassette, des plumes, de l’encre et du papier… avec rien !… Ah ! les femmes ! les femmes !… Je ne sais pas s’il y a au monde une seule chose que les hommes sachent faire mieux que nous !… Boire peut-être… mais moi je bois autant que deux hommes !

Morris passait en ce moment son regard par-dessus l’épaule de Mary Wood. D’un seul coup d’œil il lut la première ligne tracée sur le linge, et s’élançant en avant avec un cri de stupéfaction, il arracha le paquet des mains de l’ancienne servante.

Les quatre valets accoururent aussitôt.

Mary Wood était restée un instant ébahie.

— Ah bah ! dit-elle enfin sans se fâcher. Pourquoi veux-tu me voler cela, Paddy… ou Patrick ?… Tu vois bien que les morceaux de toile sont trop petits pour qu’on en puisse faire une chemise… Rends-moi cela, mon beau garçon.

— Ce paquet est à moi, répondit Morris, où l’avez-vous pris ?

Mary Wood leva son bras pour montrer le sommet du cap ; mais elle le baissa aussitôt. Elle s’était ravisée. Son lourd visage prit une expression soudaine d’astuce.

— Ah ! Paddy, répliqua-t-elle, où je l’ai pris ?… Cela vient de bien loin, mon beau gaillard !… bien loin, au delà de la mer… Allons ! rends-le-moi, mon fils, j’y tiens beaucoup.

— Ce paquet est à moi, répéta Morris.

Mary Wood éclata de rire.

— Ces sauvages ont leurs idées ! murmura-t-elle. Voyons, Owen, je vais te donner assez de sous pour emplir ton vieux chapeau sans bords, mon fils… Sois bon enfant, et ne me force pas à te faire piquer par les épées de mes valets !…

Ceux-ci dégainèrent à cet ordre implicite, et coupèrent la retraite à Morris.

L’énigme se compliquait pour Montrath et les deux jeunes femmes.

C’était plus qu’une énigme pour la pauvre Francès, dont le cœur défaillait à voir ces quatre épées nues menacer la poitrine de Morris. Elle mettait sa jolie tête pâlie en dehors du parapet ; elle regardait et faisait effort pour ne point crier au secours…

Les matelots du canot avaient donné déjà quelques coups d’avirons pour regagner leur sloop ; mais en voyant briller les épées de loin, ils virèrent de bord et firent force de rames vers le rivage.

Morris compta de l’œil ses adversaires et se mit en garde avec son shillelah. En même temps, il glissa dans son sein le paquet de linge contesté.

Mary Wood fronça le sourcil, et son visage bronzé devint rouge.

— Vous jouez gros jeu, Paddy ! murmura-t-elle. Voulez-vous me rendre ce paquet ?

— Non, dit Morris.

— Du diable si je ne suis pas fâchée de faire du mal à un si beau garçon ! grommela l’ancienne servante en toisant Morris de la tête aux pieds d’un œil amateur ; mais il me faut ces chiffons : John et Mick, attaquez-moi ce gaillard-là par devant… William et Richard, prenez-le par derrière, et tâchez de le désarmer sans le tuer.

Cet ordre était aisé à donner seulement.

Les quatre valets s’élancèrent, mais un bond de Morris évita leur attaque, et ils se trouvèrent vis-à-vis les uns des autres, tandis que Mac-Diarmid s’acculait à la base du cap, à quelques pas de là.

— Chargez-le ! s’écria Mary Wood, dont la tête échauffée déjà se montait.

— Prenez garde ! dit Morris tranquillement.

Les quatre valets n’avaient point un énorme désir de tenter l’aventure. Ils s’ébranlèrent néanmoins à la voix de leur maîtresse et s’avancèrent au-devant de Morris, serrés les uns contre les autres.

Mac-Diarmid leva de nouveau son long bâton. On entendit le bois sonner contre l’acier une demi-douzaine de fois. Deux des valets tombèrent avec une tache sanglante à la tempe. Morris était à vingt-cinq pas déjà, courant vers le rivage.

Francès joignait les mains ; elle souriait, et remerciait Dieu tout bas.

Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait Morris sortir vainqueur d’une lutte inégale.

Le combat n’avait pas duré plus d’une seconde.

Les deux valets qui restaient saufs n’auraient point su dire comment Morris avait passé au milieu d’eux. Ils le regardaient s’éloigner, ébahis et penauds.

Les deux autres s’agitaient sur le galet en gémissant sourdement.

— Poursuivez-le ! poursuivez-le ! criait Mary Wood, qui joignait intrépidement l’exemple au précepte.

Mais les pauvres diables n’avaient garde de recommencer la partie.

De loin, les matelots du canot applaudissaient et riaient.

Mary Wood courait tant qu’elle pouvait sur les traces de Morris. Elle atteignit le rivage au moment que celui-ci, qui ne se pressait point, montait dans la chaloupe.

— Vingt livres, si vous me le rendez garrotté comme il faut ! s’écria-t-elle.

Les matelots lui ôtèrent leur chapeau avec un respect ironique.

— Quarante livres ! s’écria-t-elle encore ; cent livres !…

— Poussez ! dit Morris.

Les matelots nagèrent vers le gentil sloop du roi Lew, qui les attendait à deux encablures du rivage.

Mary Wood resta les pieds dans l’eau, écumant de colère, blasphémant, gesticulant et criant.

Elle revint enfin vers ses laquais et leva son poing fermé du côté des ruines de Diarmid avec un geste de menace…

Montrath, Georgiana et Francès avaient tout vu ; mais le sens de cette scène, qui, pour eux, avait été muette, leur était de plus en plus inexplicable.

Francès seule ne cherchait point à deviner. Morris était sauvé ; elle ne demandait rien de plus…


V

Ancienne servante.


Mitress Wood était arrivée à Galway le matin même ; Montrath n’avait gardé que vingt-quatres heures l’avance sur elle.

Le soir du jour où elle l’avait rencontré partant pour l’Irlande, elle était prête pour le voyage. Sa maison à Londres, bien que fort considérable, ne lui parut point suffisante pour une expédition de cette importance. Elle doubla le nombre de ses gens et se trouva à la tête d’une armée de huit laquais, sans compter ses femmes.

Il eût fallu attendre huit jours le départ du paquebot allant à Cork. Mistress Wood, incapable de s’arrêter pour si peu, fréta un steamer tout entier, à condition qu’il appareillerait le lendemain à la marée.

Sur ce bâtiment, elle embarqua sa voiture, ses chevaux, ses huit laquais et ses femmes.

Au lever du jour, Mary Wood était montée triomphante sur le pont de son paquebot. Largesse à l’équipage ! C’était, nous l’avons dit, une femme généreuse qui prodiguait volontiers les guinées du malheureux lord George.

Elle s’installa dans sa cabine, luxueusement ornée, avec une ample provision de rhum et de madère. Durant la traversée, elle ne fut point oisive ; elle visita ses chevaux, regarda ses grands laquais, se promena sur le pont, dîna six heures par jour et but le reste du temps.

Les matelots du paquebot déclarèrent après ce voyage qu’ils n’avaient jamais vu lady porter si glorieusement le rhum.

La fortune devait une traversée douce à une créature si méritante. Le voyage fut heureux ; nulle tempête ne vint secouer l’ivresse béate de la bonne Mary, et ces trois jours de mer lui firent à peu près l’effet d’une nuit plus longue, après de plus copieuses libations.

On l’aurait prise fort au dépourvu si on lui eût demandé pourquoi elle poursuivait lord George Montrath. Ce dernier, en effet, ne lui refusait rien ; il était à genoux devant ses moindres caprices, et la plus adorée de toutes les maîtresses n’avait jamais exercé une tyrannie si complète que la sienne.

Son obsession était donc toute gratuite ; elle persécutait le pauvre lord sans trop savoir pourquoi, et par suite d’une habitude prise.

Peut-être était-ce une vengeance instinctive exercée sur cet homme qui avait été son maître ; peut-être était-ce un calcul machinal qui consistait à faire incessamment acte de puissance, pour tenir Montrath en bride et rendre toute révolte impossible.

Et si tel était le but de Mary Wood, sa peine restait en vérité fort inutile, car le pauvre lord ne songeait point à regimber. Il payait, il payait sans cesse, demandant grâce parfois, mais ne luttant jamais.

Il semblait avoir accepté son sort avec une résignation chagrine. Il sentait sa chaîne, il s’avouait esclave, il obéissait.

Mary Wood le tenait pris entre les cornes d’un très-redoutable dilemme.

Si Jessy O’Brien venait à mourir, lord George était un assassin ; tant que Jessy O’Brien vivait, lord George était bigame.

Cet argument était de ceux auxquels on n’essaye point de répondre.

Il y avait bien à dire que Mary Wood était complice dans les deux cas, et qu’en perdant le lord elle se perdait elle-même. Mais les objections de cette sorte sont vaines lorsqu’elles s’adressent à de certains personnages.

Mary Wood était une joueuse intrépide ; elle tenait le tout pour le tout, Montrath le savait.

Jusqu’au moment où le crime accompli avait mis le lord en son pouvoir, celui-ci ne l’avait point connue sous son véritable aspect. Il avait vu en elle un instrument silencieux et inerte ; il s’était dit : « Je l’achèterai avec quelques poignées d’or, et je l’enverrai végéter loin de Londres dans quelque coin obscur où elle mourra ivre et muette… »

Dans cette persuasion, il s’était livré complétement à elle et l’avait chargée de le débarrasser de Jessy O’Brien, de quelque manière que ce fût, sauf le meurtre.

Car le meurtre faisait peur à lord George, qui aimait à dormir tranquille.

Crackenwell devait être de moitié dans l’office de Mary Wood.

C’était un homme ruiné, un malheureux qui ne demandait qu’à se vendre et qui ne regardait pas au prix.

Lord George s’était embarqué dans cette criminelle affaire sans trop réfléchir, et avec tout le laisser-aller de sa nature apathique. Dès le premier pas, il s’était livré pieds et poings liés à ses complices.

S’il se fût avisé de craindre l’un d’eux par hasard et de se défier avant d’agir, ç’aurait été certainement sur Crackenwell que fussent tombés ses soupçons.

C’était là l’erreur ; Crackenwell était un homme habile qui devait user de son pouvoir avec mesure et l’exploiter comme un bon père de famille exploite la forêt qui le fait vivre. Mary Wood, au contraire, était un caractère entier et indomptable, en même temps qu’un esprit inculte et grossier. Sa passion favorite brochait sur le tout et devait pousser jusqu’à l’absurde la tyrannie de ses exigences.

Elle partit une nuit de Londres, emmenant la pauvre Jessy. Montrath n’eut point de nouvelles de ce voyage, pendant lequel se jouait au cimetière de Richmond une scène impie : la tombe vide de sa femme se ferma. On grava sur le marbre le nom de Jessy O’Brien, et milord attendit.

Des semaines se passèrent. Un beau jour, Mary Wood revint ; elle lui demanda s’il voulait l’épouser.

Montrath, renversé d’abord par cette proposition étrange, se remit bientôt, et crut pouvoir traiter l’ancienne servante du haut de sa grandeur.

Mais celle-ci se moqua de lui fort irrévérencieusement, et lui ôta pour jamais l’envie de parler en maître.

— Quant à devenir votre femme, Montrath, dit-elle avant de se retirer, c’est une idée comme une autre, mais je n’y tiens pas absolument… Peut-être vaut-il mieux même que vous épousiez quelque riche héritière… j’en profiterai.

Montrath lui donna une forte somme et par vint à la congédier. Le même jour une lettre de Crackenwell lui demanda modestement l’intendance de ses biens en Irlande.

La lettre ne parlait point de la pauvre Jessy O’Brien. Mary Wood, de son côté, avait refusé obstinément de s’expliquer à cet égard.

— Soyez tranquille, Montrath, avait-elle dit, vous n’entendrez point parler d’elle… Je vous demande ce qu’il vous faut de plus !…

Au jour où se passaient les événements que nous avons racontés dans les précédents chapitres, Montrath n’en savait pas plus long qu’alors.

Il y avait toujours une menace au-dessus de sa tête, et sur ses yeux un bandeau toujours.

Mary Wood cependant possédait infuse la science de jeter l’or par les fenêtres ; cette science a la réputation d’être commune, ce qui constitue une très-grave erreur. Sur dix hommes, il n’en est souvent pas deux qui pussent suffire à la fatigue de dépenser un million annuellement, sans faire une seule chose utile.

Mary, elle, dépensait gaillardement son million. À quoi ? C’est plus que nous ne pourrions dire, et Mary elle-même en savait sur ce sujet moins que nous encore, s’il est possible.

Les guinées coulaient entre ses mains ouvertes comme un fluide glissant qu’on ne peut point arrêter au passage.

Elle affichait un luxe insensé, achetait tout, ne se servait de rien, et dissipait tous les jours de longs rouleaux de souverains, elle qui aurait pu tout aussi bien s’enivrer suffisamment pour quelques schellings.

Ce que lord George lui donnait disparaissait comme par enchantement. Elle y allait de si grand cœur, que milord avait à peine le temps de rassembler les bank-notes qu’elle jetait au vent chaque semaine. On eût dit vraiment qu’elle éprouvait une sorte de méchant plaisir à revenir si souvent à la charge.

Elle demandait sans cesse ; lord George ne refusait jamais.

Son riche mariage le mit à même, durant quelque temps, de satisfaire à ces rudes exigences de sa complice, mais il n’est si opulent revenu qui ne s’épuise, et Montrath, depuis quelques mois déjà, en était aux expédients.

Mary Wood, bien entendu, ne s’en inquiétait point. Elle allait toujours le même pas, et faisait même des progrès sensibles dans l’art de prodiguer son or, si aisément conquis.

Et, pour que ce flux de guinées n’interrompît jamais son cours, elle s’était habituée à ne pas perdre de vue lord George un seul instant. Elle le suivait partout patiemment, et avait la clémence grande de lui laisser la liberté des voyages.

Au moment où le malheureux lord se croyait le mieux à l’abri de ses atteintes, elle le saisissait au vol tout à coup, et lui faisait sentir plus rudement la férule.

C’était désormais son passe-temps. Elle aimait cela ; elle s’en faisait une tâche et comme un devoir.

D’autres visitent leurs terres, surveillent leurs fermiers, activent leurs gens d’affaires : Mary Wood, qui n’avait rien de tout cela, courait aprés George Montrath.

Et chemin faisant, lorsque son humeur quinteuse l’y portait, elle mettait le pauvre lord à la torture. C’étaient tantôt des menaces adressées à lui-même, tantôt de mystérieuses et emphatiques paroles prononcées devant lady Georgiana, qui devenait pâle à son aspect et laissait percer son épouvante.

Ce résultat divertissait fort Mary Wood. Elle n’était pas absolument méchante, ou plutôt sa pensée sommeillait trop souvent pour qu’on pût lui appliquer cette épithète supposant de la réflexion, mais elle aimait à faire peur. La frayeur qu’elle causait émoustillait son ivresse lourde et froide. C’était là une portion de sa manie.

Ses autres goûts, à part le rhum, consistaient à se parer follement, à briller comme un soleil, se couvrir de diamants et à rassembler la foule sur son passage.

Peu lui importait que l’on raillât, pourvu qu’on fit du bruit autour d’elle. C’était une véritable folie de servante qui cherchait à se payer en grossier triomphes des mépris essuyés autrefois…

Il était environ sept heures du matin lorsque son paquebot entra dans le port de Galway.

Elle voulut débarquer tout de suite. On mit à terre son équipage avec ses chevaux, et ce fut assise sur les moelleux coussins de sa voiture qu’elle fit son entrée triomphale dans Galway.

Les rues étaient déjà pleines de peuple. Les jours de fête se lèvent de bonne heure ; tous les public-houses étaient ouverts et le potteen commençait à couler comme il faut.

La voiture de Mary Wood s’avançait lentement par les rues encombrées ; il y avait deux laquais sur le siége de devant, deux femmes sur le siége de derrière, et les six autres valets escortaient à pied.

Les quatre magnifiques chevaux, impatients du pas qu’on leur faisait garder, piaffaient et écumaient sur le mors.

Les bonnes gens du Connaught, rassemblés sur le pavé de Galway, ne savaient point dire quelle était la princesse qui leur faisait l’honneur de les visiter ainsi.

Un nom illustre circulait tout bas de bouche en bouche, et quelques voix s’élevèrent pour crier :

— Longue vie à Sa Majesté !

Mary Wood saluait de la main gracieusement et distribuait à la foule des couronnes et des schellings.

La foule, émerveillée, hurlait d’enthousiastes bénédictions. On ne voyait en l’air que chapeaux vers le ciel, on n’entendait que clameurs joyeuses, sous lesquelles couraient de respectueux chuchotements.

Musha ! qu’elle est belle ! disait Bob la jambe de bois, en pressant sa course inégale.

— Mais où est donc le prince Albert ? demandait la sorcière Dorothée.

Arrah ! murmurait John Slig, le tenancier sans bail, en caressant d’un regard envieux la livrée rouge des laquais, voilà six généraux qui ne regardent pas le pauvre monde de travers !…

Et Bob le boiteux, John Slig, la sorcière Dorothée et mille autres criaient en chœur :

— Longue vie ! longue vie à sa gracieuse Majesté !…

Mary Wood ne se possédait pas de joie.

La popularité est bien douce chose, et les maniaques eux-mêmes savourent l’harmonie des vivat de la foule. Mary Wood avait épuisé les poches de sa voiture, qui naguère étaient pleines de schellings, et cependant elle n’était point lasse encore de son triomphe.

Si son portefeuille n’eût point été parmi ses bagages, elle l’eût assurément jeté à la foule.

Mais les personnages illustres ont plus d’un moyen de se rendre populaires, et, bien que l’argent soit en tous pays le moyen le meilleur, on peut à la rigueur s’en passer quelquefois.

Mary Wood avait avisé à tous les chapeaux des cocardes vertes et sur toutes les poitrines des nœuds de rubans de la même couleur. Elle fit signe à l’un de ses laquais, qui s’approcha et reçut un ordre à voix basse.

Le laquais s’éloigna, perçant les rangs de la foule, qui s’ouvrit pour lui livrer passage, comme cela se doit quand la foule est courtoise et qu’il s’agit d’un général. Un instant après, il revint avec un énorme paquet de rubans verts.

Mary Wood prit ce paquet, en fit un nœud large comme les deux mains, et l’attacha au milieu des plumes ébouriffées de son chapeau de paille.

Alors ce furent des cris frénétiques et comme Galway n’en avait jamais entendu !

Mille voix s’élevèrent à la fois ; pas un chapeau ne resta sur les têtes ; il est douteux que le Libérateur lui-même, paraissant tout à coup avec sa perruque historique et la fameuse toque de velours vert brodée d’or, eût excité un enthousiasme pareil.

— Oh ! voyez, disait-on, Sa Majesté prend les couleurs du Rapeal !

— Jésus ! que Dieu la bénisse !

— Que Dieu lui conserve son bon cœur !

— Par ma foi ! dit le cabaretier O’Neill, souverain maître de l’auberge du Grand-Libérateur, je n’aurais jamais cru cela !… Ah ! ah ! c’est l’évêque protestant qui va faire une laide grimace !…

— Et le doyen John Box !… dit Bob le boiteux.

— Et le vicaire Peter Proot ! s’écria la vieille Dorothée.

— Et le shérif, et le bailli Payne, et le juge Mac-Foote !…

— Et Saunder Flipp, le misérable coquin ! ajouta O’Neill en criant plus haut que les autres, et son patron James Sullivan !

La foule accueillit ce dernier nom par des huées formidables. Quelques orangistes honteux, qui se glissaient timidement à travers la cohue, durent se boucher les oreilles.

La voiture de Mary Wood arrivait au tournant du Claddagh. Elle avançait de plus en plus lentement, parce que la foule se serrait à chaque instant davantage au-devant des chevaux ; mais ce retard lui était manifestement fort agréable. Elle prenait au sérieux cette fête qu’on lui faisait, et n’eût point voulu céder, pour tout l’or du monde, la moindre part de cette ovation inattendue.

Elle aimait désormais l’Irlande de tout son cœur, et, tout en saluant de la main à droite et à gauche, elle faisait dessein de s’établir à Galway pour le reste de ses jours.

Une seule chose la chagrinait, c’était de voir tant de gens mal vêtus ; mais, au demeurant, avec quelques milliers de livres on pouvait donner à chacun de ces malheureux un habit complet de gentleman : c’était l’affaire de lord George Montrath.

Mais elle n’était pas au bout de son triomphe.

Comme elle entendait prononcer souvent autour d’elle le nom de William Derry, elle se prit à répéter ce nom par hasard.

Ceux qui marchaient auprès de la voiture l’entendirent et redoublèrent tout à coup leurs étourdissantes acclamations.

— Elle a crié pour William Derry, la chère petite reine ! dit-on bientôt de toutes parts ; oh ! le bon cœur !… oh ! le doux amour !…

— Elle a crié ! répéta John Slig, je l’ai entendue… Mes chéris, dételons les chevaux et traînons la voiture !

La motion eut un succès de prodige. Malgré les efforts des six généraux, on détela les chevaux en un clin d’œil, et vingt ou trente garçons de bonne volonté se mirent à traîner la voiture.

Mary Wood ne se possédait plus. Elle s’était levée et se tenait debout, représentant assez bien un triomphateur antique sur son char. Elle gesticulait en poussant des cris perçants ; sa face immobile s’illuminait d’allégresse, et les deux caméristes, des princesses sans doute, qui étaient assises sur le siège de derrière, s’attendaient à chaque instant à la voir se jeter, tête première, au milieu de la foule.

La procession s’arrêta enfin devant le principal hôtel de Galway, qui était situé au centre de la ville. Mary Wood descendit de son équipage et parvint jusqu’au parloir, portée sur les bras de ses sujets fidèles.

Elle se laissa tomber dans un fauteuil, écrasée de fatigue et de joie. Le maître de l’hôtel fit fermer les portes, mais on entendit longtemps encore les cris de la foule au dehors.

C’en était fait, mistress Wood était repealer enragée. Elle but en déjeunant du madère, du sherry et du rhum, à la confusion éternelle des suppôts de l’orangisme.

Pendant qu’elle déjeunait, un de ses généraux gagna le port, afin de retenir une barque pour traverser la baie.

Le sloop du roi Lew était la plus jolie embarcation de Galway ; de plus, il était pavoisé du haut en bas aux couleurs du Rapeal : le valet de Mary Wood ne pouvait faire un choix meilleur, et ce n’était pas trop d’un sloop pour une femme de cette importance.

Elle eût préféré peut-être arriver au château de Montrath dans son magnifique équipage ; mais la route de Galway au cap Ranach est presque partout impraticable aux voitures.

Au bout de deux heures de repos, mistress Wood sortit de son hôtellerie et remonta dans son équipage, dont les chevaux portaient maintenant de belles cocardes vertes.

La foule se porta encore sur son passage, mais on ne la prenait plus pour la reine. Pendant ces deux heures, des bruits nouveaux avaient circulé de cabaret en cabaret. Mille versions s’étaient croisées, dont la plus vraisemblable portait que la noble étrangère était la jeune épouse de Daniel O’Connell, marié tout récemment et en secret à une bonne fille de Kilkenny.

Ce n’étaient plus les mêmes acclamations bruyantes, mais une sorte de respect attendri.

— Que la Vierge et les saints la protègent ! disait-on. Le vieux Dan s’y connaît, le cher cœur !… il a bien choisi, sur ma foi !…

— Il va venir !… il va venir bientôt, et, avant midi, nous les verrons bras dessus, bras dessous, les deux chéris, se promener à pied, comme de pauvres gens, par la ville…

Mary Wood se renversait, affaissée, dans son équipage. Ces bruits parvenaient à son oreille comme un murmure confus. Elle était dans ce moment de béatitude lourde qui suit la première excitation de l’ivresse.

Il eût fallu, pour l’éveiller, le triomphant tonnerre qui avait salué son arrivée.

Le roi Lew et ses matelots n’étaient pas tout à fait aussi crédules que les pauvres gens des campagnes répandus ce matin sur le pavé de Galway. Mary Wood leur apparut ce qu’elle était en effet : une créature ivre ; mais elle avait des plumes à son chapeau de paille, des diamants et du velours.

On l’accueillit à bord du sloop avec de grands respects, et l’on ne se moqua d’elle que tout bas.

Elle avait pris avec elle quatre de ses valets seulement. Les autres, sur son ordre, étaient restés à Galway avec ses femmes. De vagues idées de crainte venaient parfois à Mary Wood, aux heures bien rares où elle était saine d’esprit. Elle songeait en ces moments que lord George Montrath avait un bien grand intérêt à se défaire d’elle.

Cela était vrai. Et dans ce pays lointain, les occasions pouvaient se présenter assez favorables pour vaincre l’apathie de Montrath.

Considéré sous ce rapport, le luxe de domestiques affiché par mistress Wood avait bien utilité ; il en était de même du bruit qu’elle faisait et de son fastueux étalage.

Comment faire disparaître en effet, si bonne envie qu’on en puisse avoir, une femme dont l’arrivée a soulevé une émeute, et qui laisse derrière elle un bataillon de domestiques pour la réclamer au besoin ?…

Qu’elle eût ou non fait ce calcul, Mary Wood se trouvait armée en guerre ; et il est probable qu’elle n’était point sans avoir songé à la nécessité où elle pourrait être de se défendre, puisque les quatre laquais embarqués sur le sloop portaient des épées par-dessus leur pacifique uniforme…

Après la grande bataille livrée par eux et perdue contre Morris Mac-Diarmid, Mary Wood se laissa emporter à une colère folle.

Elle revint vers eux et les frappa. Elle vomit contre les pauvres diables étendus sur le galet toute la série de ces blasphèmes savants que compose le peuple de Londres en sa verve du dimanche soir. Puis elle leur ordonna brutalement de se relever, et prit les devants par le sentier qui conduisait aux grottes de Muyr.

Par tous pays, le valet chérit l’insulte qu’on lui paye. On gagnait beaucoup d’argent chez Mary Wood : les deux laquais blessés se relevèrent de leur mieux, et marchèrent dociles sur ses traces.

Le lord et les deux jeunes femmes avaient repris la route de Montrath, et pas une seule parole n’avait été échangée entre eux durant le chemin.

Ils se trouvaient réunis dans le salon de réception, vaste pièce meublée avec plus de richesse que de goût, mais dont l’aspect réveillait en somme une idée de noble grandeur.

Georgiana et Francès s’étaient assises dans l’embrasure d’une fenêtre.

Montrath se promenait en long et en large. Il semblait éviter les regards de sa femme, et ses yeux se dirigeaient à chaque instant, inquiets, vers la porte d’entrée.

Il redoutait l’arrivée de quelqu’un, et il cherchait à peine à dissimuler cette crainte.

De temps en temps, lorsqu’il passait auprès des deux jeunes femmes, son pas se ralentissait involontairement ; on voyait qu’il avait désir de parler, mais il n’osait pas.

La présence de Georgiana et de Francès le contrariait évidemment. Il eût voulu se débarasser d’elles à tout prix, car, dans la crise qu’il prévoyait, l’œil ouvert de deux témoins devait mettre le comble à sa détresse. Deux ou trois fois sa bouche s’ouvrit pour prononcer une prière et manifester l’envie qu’il avait d’être seul.

Mais il se retint toujours, et garda le silence jusqu’au bout.

Chaque fois qu’il tournait le dos, dans sa promenade circonscrite, l’œil de Georgiana se levait sur lui et le suivait, anxieux. Puis elle adressait un regard d’intelligence à Francès, qui se sentait monter au cœur des terreurs vagues, et qui cherchait à deviner ce qui allait se passer bientôt sous ses yeux.

On entendit la grille tourner sur ses gonds rouillés ; un bruit de pas retentit dans la cour.

Montrath passait en ce moment juste en face de Georgiana. Il s’arrêta court et prêta l’oreille, puis son regard se leva sur sa femme et lui adressa une muette prière.

Georgiana ne voulut point comprendre, et ramena ses longs cils sur sa joue pâlie.

Elle avait peur, mais elle désirait ardemment savoir. La présence amie de Francès lui donnait le courage de combattre son épouvante.

Montrath, depuis le premier moment où il avait aperçu Mary Wood sur le pont du paquebot, gardait une apparence d’abattement complet.

Il semblait n’avoir plus ni force ni vouloir, et s’inclinait, écrasé, sous la fatalité de son châtiment.

Il n’insista point auprès de Georgiana. Il croisa ses bras contre sa poitrine, et poursuivit sa promenade.

Un des valets du château ouvrit la porte et annonça mistress Mary Wood.

Francès ouvrit de grands yeux ; Georgiana, tremblante et prête à défaillir, mit son flacon de sels sous ses narines.

Lord George resta cloué sur la planche où son pied s’appuyait au moment où le nom de Mary Wood avait été prononcé.

On entendit la voix de celle-ci dans l’antichambre.

— Faites-vous soigner, disait-elle à ses laquais blessés ; vous êtes ici comme chez moi, et tout doit y être à votre service… Montrath est mon meilleur ami.

Elle entra en achevant ces dernières paroles.

— Un fauteuil, milord ! poursuivit-elle ; je suis rompue de fatigue… il vient de m’arriver une aventure au bas de la montagne, qui intéresse de bien près Votre Seigneurie… mais je ne vous en dirai pas un mot, parce que vous devineriez des choses qu’il ne me plaît pas de vous faire savoir… Faites-moi donner à rafraîchir, je vous prie.

Elle se jeta sur le fauteuil que lord George lui avait approché docilement.

— Ah ! ah ! reprit-elle en apercevant Georgiana et Francès, je vous salue, milady… Vous n’avez plus vos fraîches couleurs d’autrefois, savez-vous ?… Mais quelle est cette jolie miss ?… Est-ce que milord songe décidément à un troisième mariage ?…

Cette dernière question fut murmurée d’une voix presque inintelligible.

Georgiana tressaillit sur son siége et serra convulsivement le bras de Francès, qui se sentit frémir.

Lord George demeurait immobile et comme pétrifié devant Mary Wood. Celle-ci le regardait en face avec un sourire content.


VI

L’ivresse.


Le silence régnait dans le salon du château de Montrath. Mary Wood tenait ses grands yeux mornes fixés sur le lord, le plus naturellement du monde. Elle ne menaçait ni ne raillait. Un tiers pénétrant dans le salon à l’improviste, ne se fût point rendu compte aisément du contraste frappant qui existait entre le calme effronté de l’ancienne servante et l’effroi peint sur tous les autres visages.

Un valet entra, qui apportait sur un plateau un flacon de rhum et des verres. Lord George savait ce que mistress Wood entendait par le mot rafraîchissements.

Celle-ci prit un verre et le tendit au valet, qui l’emplit.

— À votre santé, milady ! dit-elle en s’inclinant gravement.

Elle but, et tendit de nouveau son verre ; le domestique l’emplit une seconde fois.

— À votre santé, miss ! reprit-elle en adressant un salut à Francès.

Elle vida son verre d’un trait, et le domestique le remplit encore.

— Montrath, à votre santé ! poursuivit-elle ; nous sommes de vieux amis, et je suis sûre que vous avez du plaisir à me revoir.

Une troisième fois le verre toucha sa lèvre, et se renversa vide.

Sa joue s’anima, et son œil eut un éclair.

— Encore un coup, vieux Nick ! dit-elle au domestique. Je boirai votre santé comme les autres, mon camarade… Qui sait si vous ne serez pas quelque jour un homme d’importance ?… Les valets de Montrath sont sujets à devenir maîtres…

Elle but, replaça le verre sur le plateau, et ajouta en se renversant sur son fauteuil :

— Allez au diable, Nick, vieux fou que vous êtes !…

Le valet sortit précipitamment, non sans jeter à la dérobée un regard vers son maître, qui détournait les yeux et feignait d’être distrait.

Quand il eut regagné l’office, il raconta ce qu’il avait vu. Chacun glosa, mais tout bas, parce que les grands laquais de l’ancienne camériste étaient là qui écoutaient.

La fugitive rougeur que le rhum avait apportée à la joue de Mary Wood n’avait fait que passer. L’éclair allumé dans son œil s’était éteint au bout de quelques secondes ; elle était redevenue froide et morne. Et ce calme lourd formait un contraste étrange avec le désordre complet de sa toilette.

Les riches atours de Mary Wood étaient en effet dans le désarroi le plus absolu. Le vent de mer, la bourrasque essuyée et la fameuse course sur le galet, à la poursuite de Mac-Diarmid, avaient brisé ses plumes, fripé ses rubans, taché son velours.

Ses traits, qui étaient dessinés régulièrement et qui, de loin, gardaient une apparence de beauté, se montraient, vus de près, grossiers et à la fois ravagés. L’ivrognerie avait imprimé profondément son stigmate sur ce visage brutal. On eût dit qu’il n’y avait point d’âme derrière ces traits, tant leur ensemble peignait la stupéfaction pesante et l’inerte abrutissement.

Durant quelques secondes, elle demeura renversée sur son fauteuil, savourant la chaleur aimée que l’alcool développait au dedans d’elle.

Au bout de ce temps, elle se redressa lentement et mit son regard fixe sur Georgiana.

— L’autre doit être plus pâle que cela maintenant ! murmura-t-elle d’une voix sourde et de manière à être entendue de lord George tout seul. À quoi pense-t-on quand on ne voit plus les vivants ?…

Elle eut un sourire et reprit tout haut :

— À bas les orangistes, de par le nom de Dieu !… Je suis la reine des bonnes gens de Galway, savez-vous, petite femme ?… Ils se sont attelés à ma voiture et l’ont traînée comme des chevaux !… Ah ! ah ! c’est que je suis une femme riche, milady : j’ai quatre laquais ici, à Montrath, et quatre laquais à Galway… Qui donc serait assez fou pour tenter de m’assassiner ?…

Les deux jeunes femmes échangèrent un regard.

Montrath, en qui une réaction se faisait, haussa les épaules avec colère.

— Asseyez-vous là auprès de moi, Montrath dit Mary Wood, et ne haussez point les épaules, car je ne veux pas me fâcher contre vous aujourd’hui. Asseyez-vous, asseyez-vous !

Lord George essaya de sourire, avança un fauteuil et s’assit.

— Où est Robert Crackenwell ? demanda Mary Wood.

Et, sans attendre la réponse, elle ajouta :

— Sur ma foi, ce Paddy, que j’ai rencontré là-bas sur le rivage, est bien le plus beau garçon du monde !… Vous donneriez beaucoup pour savoir la fin de cette histoire, Montrath ! Figurez-vous que le coquin a fêlé le crâne de deux de mes gens et m’a volé mon paquet de linge… un paquet dont vous donneriez tout de suite mille guinées, milord !

Montrath, tout en gardant avec effort son air d’indifférence, écoutait attentivement. Quelques mots prononcés déjà sur ce sujet par l’ancienne camériste avaient éveillé très-vivement sa curiosité.

J’ai vu quelque chose de ce combat dont vous parlez, Mary, dit-il. Ces dames et moi, nous étions accoudés sur le parapet, au pied des tours de Diarmid.

Mary le regarda, inquiète, puis elle se prit à sourire innocemment.

— Folle que je suis ! murmura-t-elle milord, comme ce beau garçon de Paddy. Ah ! ah ! vraiment, ajouta-t-elle, milady était là ?… et la jolie miss aussi ?… Ma foi ! vous avez dû vous amuser tous les trois, car John et William sont tombés sur le galet comme deux brutes qu’ils sont, et leurs épées ne pesaient pas une plume contre le bon bâton du Paddy !…

— Mais pourquoi ce combat ? demanda Montrath timidement.

Francès et Georgiana tendirent l’oreille.

Mary regarda le lord en dessous, et secoua lentement sa tête empanachée.

— Si je vous disais cela, murmura-t-elle, vous en sauriez presque aussi long que moi, milord… et c’est bien assez déjà que le Paddy m’ait surpris la moitié de notre secret !

Montrath ouvrit son œil, plus avide de savoir.

— Notre secret ! répéta-t-il, un homme a pu découvrir ?…

— Et un beau garçon milord je vous donne ma parole !… grand, bien fait, œil vif, longs cheveux…

— Mais que sait-il ? et de qui parlez-vous ?…

— Il sait ce que vous avez envie de savoir, Montrath… Il est… ma foi, je n’en sais trop rien… je l’appelle Paddy, parce que, sur trois mangeurs de pommes de terre, il y en a deux qui se nomment ainsi… Mais j’ai des raisons pour croire que son vrai nom… attendez ! quel nom y avait-il donc sur ces chiffons de toile ?… Morris, je crois.

— Morris ! s’écria le lord en tressaillant.

— Oui… je crois bien que c’était Morris… mais cela m’est égal.

— Et il sait quelque chose de… ?

Milord hésita. Son regard glissa de côté jusqu’aux deux dames, dont les figures attentives semblaient guetter ses paroles au passage.

Francès surtout se penchait en avant et le dévorait des yeux. Elle semblait plus impatiente d’apprendre que Georgiana elle-même.

En elle, désormais, il y avait deux intérêts éveillés, et celui de ces intérêts qui se rapportait à Morris Mac-Diarmid n’était pas le moins puissant.

Elle n’avait plus, à vrai dire, ce qu’il fallait de liberté d’esprit pour juger selon le vrai la position de Georgiana. L’idée de Morris l’absorbait. Ce qu’elle épiait avec ardeur et passion, c’étaient les paroles qui avaient trait à Morris. Elle devinait un danger nouveau suspendu au-dessus de la tête de Mac-Diarmid. Toute autre crainte disparaissait devant celle-là.

Cependant ces événements rapides et mystérieux, qui s’étaient succédé autour d’elle depuis quelques heures, avaient nécessairement modifié son opinion sur lord George Montrath. Elle voyait maintenant ce qu’il y avait de fondé dans les craintes de Georgiana. Un crime était au fond de la conscience du lord, et le pouvoir inouï de cette bizarre créature, Mary Wood, ne pouvait évidemment avoir une autre origine.

Mais ce crime, au lieu de concentrer ses inquiétudes sur son amie, ramenait impérieusement sa pensée vers Morris.

Morris aussi était en face du lord ! Son nom, dans la bouche de Montrath, avait un accent ennemi.

Il résultait d’ailleurs des paroles échangées entre Mary Wood et le lord que celui-ci avait des motifs tout récents de craindre Morris Mac-Diarmid. Et c’est chose mortelle que d’inspirer des craintes à qui ne recule point devant l’assassinat !

Francès écoutait. Elle cherchait à surprendre la pensée du lord, pour pouvoir le combattre. À quelque prix que ce fût, elle voulait défendre Morris, car, à mesure que la position de Mac-Diarmid devenait plus critique, Francès se sentait l’aimer davantage. Il y avait dans son cœur noble un trésor de dévouement généreux.

Le regard de Montrath n’avait fait que glisser sur les deux jeunes femmes ; mais il avait remarqué leur attention avide, et son malaise s’en était augmenté. Entre Mary Wood, qu’il savait disposée à ne rien ménager, et ces regards qui l’épiaient ardemment, il subissait une véritable torture.

— Voyez, Fanny, murmura lady Montrath à l’oreille de sa compagne, comme il souffre et quel est sur lui le pouvoir de cette femme !…

Francès ne répondit point et fit un geste qui demandait le silence, parce qu’on venait encore de prononcer le nom de Morris.

— Ce Morris, avait dit Montrath en baissant la voix jusqu’au murmure, vous a enlevé un objet au bas de la montagne… J’ai vu cela… Au nom du ciel, Mary, en quoi cet objet peut-il tenir à nos secrets, et que dois-je craindre ?…

Mary bâilla.

— Parlez plus haut, dit-elle. Ces jolies dames tendent le cou tant qu’elles peuvent, et ont peine à vous entendre.

Montrath se leva, pourpre de colère ; sa bouche s’ouvrit tandis qu’il jetait à sa femme un regard irrité. Une parole brutale était sur sa lèvre. Mais il se retint par un effort violent, et s’avança vers les deux dames en essayant de sourire.

Il prit la main de Georgiana et la baisa.

— Milady, lui dit-il avec douceur, je vous rejoindrai tout à l’heure dans votre appartement… Cette malheureuse, ajouta-t-il en se penchant rapidement à l’oreille de la jeune femme, cette malheureuse a des secrets qu’elle ne peut point révéler devant une étrangère.

Son regard désignait Francès, qui se leva aussitôt.

— À bientôt, milady ! Veuillez faire agréer mes excuses à miss Roberts.

Georgiana quitta son siége sans mot dire et gagna la porte.

Mary Wood, dans ce moment, éleva la voix comme si elle eût voulu donner au lord un démenti exprès.

— Eh bien ! eh bien ! dit-elle, ces chères belles nous quittent ?… Tant pis, ma foi ! car je m’ennuie quand je suis seule avec vous, Montrath.

Les deux jeunes femmes franchirent le seuil, et la porte retomba sur elles.

Montrath cacha son visage entre ses mains. Il n’avait plus rien qui le forçât à se contraindre ; sa poitrine rendit un gémissement sourd.

— J’en mourrai ! dit-il. Mary ! Mary ! vous me tuez !…

— Que disais-je ? s’écria Mary. Il n’y a pas d’homme aussi ennuyeux que vous dans le tête-à-tête, Montrath !… Que diable ! je n’ai encore rien dit à cette petite femme, et vous devriez m’en savoir gré !

— Vous appelez cela ne rien dire ? répliqua piteusement le pauvre lord, mais vos demi-mots valent une révélation tout entière !…

— Alors j’étais bien bonne de me gêner ! dit mistress Wood tranquillement ; je parlerai plus clairement une autre fois.

— Non, Mary ! non !… ayez pitié de moi !… Que vous ai-je fait ?

— Je n’en sais rien… mais qu’importe cela, milord ?… Votre cheval ne vous a rien fait non plus, pourtant vous ne vous gênez point pour le frapper à coups de cravache… Chacun a ses petits caprices.

La lèvre de Montrath saigna entre ses dents convulsivement rapprochées.

Il se reprit à arpenter la chambre à grands pas.

Mary le laissa faire durant quelques secondes, puis elle frappa du pied avec impatience.

— Allons, Montrath ! allons ! dit-elle du ton d’un pédagogue qui morigène un enfant turbulent ; venez vous asseoir auprès de moi, et faisons nos petits comptes !

Montrath obéit aussitôt.

— Vous ne voulez pas me dire ce que je dois craindre de ce Morris ? demanda-t-il.

— Le Paddy !… comment diable voulez-vous que je sache ça ?…

— C’est que ce Morris, reprit Montrath, était le fiancé de Jessy O’Brien.

— Ah bah ! fit l’ancienne servante dont l’œil alourdi exprima une manière d’intérêt. Le pauvre beau garçon !… eh bien ! alors, gare à vous, Montrath !…

— Au nom du ciel ! dites-moi…

— Volontiers… je vais vous dire qu’il me faut deux mille livres à l’instant même… Je suis à sec.

La figure de milord ne bougea pas. Elle ne pouvait aller plus loin dans l’expression de la détresse, mais ses deux mains, croisées sous sa veste de chasse, étreignirent sa poitrine.

— Sur mon honneur, Mary, répliqua-t-il, sur mon honneur de gentilhomme ! je vous ai tout donné ; je n’ai plus rien.

— Peuh ! fit l’ancienne camériste ; vous m’avez dit cela bien des fois, Montrath… et nous avons toujours fini par trouver quelque chose… Comment diable, milord, ajouta-t-elle tout à coup en fronçant le sourcil, vous me faites faire des voyages et vous ne voulez pas les payer !… Vous partiez pour l’Irlande : ne fallait-il pas bien que je vous suivisse, afin de voir un peu ce que deviennent nos domaines ?… Ne fallait-il pas bien fréter un paquebot pour moi toute seule, augmenter ma maison, jeter de l’or à ces bonnes gens de Galway, qui m’ont prise pour la reine ?… car ils m’ont prise pour la reine, Montrath ! poursuivit-elle en se rengorgeant, je vous le jure sur l’honneur !… J’ai de l’honneur, moi aussi !… Qui n’en a pas ? Ils criaient : « Longue vie à Sa Majesté !… » Ah ! ah ! ah ! ah ! J’aurais voulu avoir la valeur de Montrath en bank-notes pour les jeter à ces bonnes gens qui me prenaient pour la reine !… Vous ne croiriez pas cela, vous, Montrath, qui êtes un pince-maille : rien que pour venir de Galway ici, il m’en a coûté cent guinées !

— Cent guinées ! répéta le pauvre lord.

— Cent guinées, oui, vraiment !… et encore je n’ai pris qu’un sloop avec douze hommes d’équipage… S’il y avait eu dans le port un brick tout prêt, j’aurais préféré cela… J’aurais mieux aimé encore un trois-mâts, et si j’avais pu mettre la main sur un vaisseau de guerre…

— C’est de la folie furieuse ! dit Montrath.

Mary haussa les épaules.

— Faites apporter du rhum, dit-elle ; et, cette fois, qu’on ne remporte pas le flacon !

Lord George sonna. Le valet revint avec son plateau, qu’il déposa sur un guéridon, auprès de Mary Wood.

— À la bonne heure !… dit-elle en se versant un grand verre, nous allons pouvoir causer raisonnablement… Montrath, je bois à la santé de vos deux femmes !


VII

Le cœur de Morris.


Lord George se tourna vivement vers la porte, pour voir si le valet qui avait apporté le plateau avait pu entendre ce toast accusateur.

– À la santé de vos deux femmes ! répéta Mary Wood ; elles sont charmantes toutes les deux, savez-vous ?… Ne voulez-vous point me faire raison, milord ?

– Parlez plus bas, de grâce !… commença Montrath.

– Laissez donc !… nous sommes ici chez nous, Votre Seigneurie et moi… Qui donc trouverait à redire à nos paroles ?… Où donc est Robert Crackenwell ?

— À Galway, répondit Montrath.

— Ah ! ah !… c’est un coquin qui ne manque pas d’esprit… je ne serais pas fâchée de le revoir… À présent que j’ai bu à vos deux femmes, milord…

— Je vous en supplie, plus bas !

— Moi, je vous supplie de me laisser faire à ma guise !… À présent que j’ai bu à vos deux femmes à la fois, je vais boire à chacune d’elles en particulier… Prenez un verre, milord, et faites-moi raison… À la santé de Jessy O’Brien !

Montrath ne cherchait point à dissimuler son agitation croissante ; il traversa la chambre d’un pas rapide, et ouvrit brusquement la porte principale, afin de jeter un coup d’œil dans la chambre voisine. Il n’y avait personne dans cette chambre.

Montrath, rassuré de ce côté ; revint sur ses pas et ouvrit de même la porte par où les deux jeunes femmes étaient sorties. Là encore il ne vit personne, mais un léger bruit se fit entendre, et il lui sembla voir remuer la draperie de la portière qui lui faisait face.

Derrière cette draperie il y avait un corridor qui menait aux appartements de Georgiana. Montrath s’élança et jeta le rideau de côté avec violence, le corridor était silencieux et vide.

— Allons, Montrath, allons ! disait de loin Mary Wood, voilà qui est agir un peu trop sans cérémonie !… vous me laissez seule pour courir après des fantômes… je crois bien que je finirai par vous rendre fou… Voyons, revenez avec moi, et trinquons à la santé de notre pauvre Jessy O’Brien.

Ce nom parvint jusqu’aux oreilles du lord, qui avait fait deux ou trois pas dans la galerie ; il se retourna vivement et revint dans le salon, en ayant soin de fermer toutes les portes derrière lui.

— C’est là un jeu terrible, Mary ! dit-il avec cette voix étouffée des gens que tient la peur ; vous pouvez y perdre presque autant que moi !

— Bah ! fit l’ancienne servante en remplissant son verre pour la troisième fois ; je n’ai peur de rien, vous savez, Montrath… et puis, pourquoi ne pas boire à la santé de ceux qui se portent bien ?

— Avez-vous donc des nouvelles ?

— De Jessy ?… j’en ai reçu aujourd’hui même…

— Où est-elle ?…

— Milord, dit Mary gravement, il ne faut point être si curieux !… Qu’il vous suffise de savoir qu’elle n’a point envie de mourir de sitôt, et que, du fond de son tombeau, elle pourra bien nous enterrer tous tant que nous sommes.

— Mais pourquoi me cachez-vous sa retraite, Mary ?

— C’est une idée qui me vint tout de suite… La pauvre fille était si douce !… je me dis : « Milord pourrait bien quelque jour l’enfermer ailleurs… » Alors, moi, je n’aurais plus mon gage… j’aurais beau dire : « Milord est bigame, milord est assassin… »

— Plus bas ! au nom de Dieu, plus bas !…

— Il n’y a là pour nous entendre, milord, dit Mary dont la voix prit pour un instant une mordante amertume, que les vieux Fulton vos ancêtres… et le diable sait si vos ancêtres valaient mieux que vous !… Pour en revenir, une fois que vous auriez envoyé mon ancienne maîtresse (car j’ai été servante, moi, pourtant !) en France, en Amérique, n’importe où, je crois que je serais mal venue à venir vous demander deux mille livres sterling tous les quinze jours… et j’ai besoin de cela pour vivre, Montrath.

Mary éleva son verre de rhum et regarda le jour au travers.

— Si vous m’aviez épousée, milord, reprit-elle d’un air distrait, c’eût été pour vous un bien bon mariage !… Qu’a pu vous apporter en dot lady Georgiana ? quelque vingt mille livres de revenu ? Je vous coûte le double… En devenant mon mari, vous eussiez gagné cent pour cent.

Montrath ne répondait point. Il demeurait silencieux et soumis devant les grossières railleries de cette femme, comme il était resté vaincu en face de ses menaces. Il y avait dans sa posture et dans la piteuse expression de sa physionomie une sorte de comique plaintif. À le voir ainsi battu sans pitié, le rire fût venu jusqu’aux lèvres, mais il s’y serait glacé, parce que, derrière cette situation grotesque, il y avait tout un lugubre drame.

Mary Wood était en goût de parler.

— Cent pour cent et rien à craindre !… Ma foi, Montrath ! vous devez être aux regrets !… Mais je ne suis point jalouse de lady Georgiana, vraiment ! la preuve, c’est que je bois à sa chère santé… Saluez au moins, Montrath, puisque votre verre reste vide !

Lord George s’inclina machinalement.

— À quelle heure allez-vous me donner mes deux mille livres ? demanda mistress Wood.

— Écoutez-moi, Mary, répondit le lord ; vous savez bien que je ne puis pas vous refuser…

— C’est juste… Après ?

— Vous savez bien que j’obéis scrupuleusement à vos moindres caprices…

— Vous faites sagement… Ensuite ?

— Vous devez croire à ma parole, lorsque je vous affirme que je ne possède pas la somme dont vous avez besoin.

— Il faut vous la procurer, dit Mary Wood en étouffant un bâillement.

Quand Mary Wood bâillait, c’était signe de tempête.

— J’y ferai mes efforts, s’empressa de dire Montrath ; je vous jure que je n’épargnerai rien…

— Tout cela m’est égal, interrompit l’ancienne camériste ; ce que je vous demande, c’est l’heure à laquelle je puis compter sur mes deux mille livres.

Montrath faisait d’héroïques efforts pour ne point se jeter sur cette femme et l’étrangler. Son visage, d’ordinaire si froid, disait énergiquement sa colère contenue, et mistress Wood, qui le regardait en face, n’était pas sans distinguer parfaitement les symptômes de cette rage rentrée.

Mais c’était une femme intrépide : rien n’était capable de l’effrayer.

— Si vous pouviez me tuer, murmura-t-elle tranquillement, ce serait là un fameux coup, milord !… Je ne sais trop si j’aurais à m’en plaindre, et si le rhum lui-même vaut le sommeil qui dure toujours… Ce que je sais bien, c’est que ma mort vous laisserait un fier héritage !… Ah ! ah ! s’écria-t-elle en changeant de ton tout à coup, vous deviendriez le maître de vous-même, car Robert Crackenwell vous laisse à peu près tranquille, à ce que je vois… Vous auriez, comme autrefois, de quoi courir, de quoi parier, de quoi jouer… tout ce qu’il faut !… tout ce que je vous prends !… Mais vous ne me tuerez jamais, Montrath, parce que votre argent me sert à prendre mes précautions… Je fais du bruit ; on me regarde… Je suis connue comme Fanny Elssler ou comme Macready !… On se dirait : « Qu’est-elle devenue ?… » Et justement je me suis arrangée de manière à laisser derrière moi, çà et là, une douzaine de personnes qui répondraient : « Lord George Montrath l’a tuée… »

Le lord haussa les épaules d’un air contraint.

— Qui songe à cette folie ? murmura-t-il.

— C’est moi, quelquefois, Montrath… et vous, très-souvent… Ne vous défendez pas ; cela m’est égal, et vous ne sauriez croire jusqu’à quel point je suis tranquille de ce côté… Mais vous ne m’avez pas dit encore à quelle heure je toucherai mes deux mille livres !

Lord George fit un geste de dépit désespéré.

— Je ne les ai pas, murmura-t-il ; je vous dis que je ne les ai pas !… Vous fouilleriez tous les recoins du château sans trouver la moitié de cette somme !

— Il faut chercher hors du château, répliqua froidement Mary Wood.

— Mes ressources sont épuisées !

L’ancienne servante frappa du pied avec impatience.

— Voilà déjà deux fois que vous me faites de ces difficultés misérables ! dit-elle ; Montrath, je n’aime pas cela !… Puisque vous ne voulez pas fixer le moment, je m’en chargerai moi-même… Il faut quatre heures environ pour aller et revenir de Galway ; j’attendrai que vous ayez envoyé mettre en gage les diamants de milady…

Deux gouttes de sueur perlèrent aux tempes de lord George, dont le rouge visage devint tout blême, tant fut violent l’effort qu’il fit pour se contenir.

Mary Wood ne parut point y prendre garde.

— À votre santé, Montrath, dit-elle en poursuivant ses libations. Voilà une affaire entendue… aujourd’hui, je dînerai avec vous, et je coucherai probablement au château… Je puis me permettre cela : j’ai laissé à Galway assez de gens, pour dormir chez vous sur mes deux oreilles… Les jours suivants j’irai et je viendrai… Nous agirons ensemble comme de vieux amis qui ne se veulent point gêner… À présent, je ne vous retiens plus ; allez arranger cette bagatelle des diamants, et faites en sorte que votre messager soit de retour à l’heure dite.

Lord George sortit, la tête basse, sans prononcer une parole.

Mary Wood roula le guéridon qui supportait sa provision de rhum auprès d’un sofa, et s’y étendit paisiblement.
 

Morris Mac-Diarmid, en quittant la prison de son père, avait pris la route de Kilkerran, qu’il avait déjà traversée en sens inverse le matin de ce même jour, à la suite de l’assemblée des Molly-Maguires dans la galerie du Géant.

Son intention était de rôder autour du château de Montrath et d’y pénétrer au besoin, pour s’aboucher avec un des valets de lord George, qu’il avait connu autrefois fermier dans le pays, et dont il espérait tirer des renseignements sur la fin de la pauvre Jessy.

Tout en cheminant, les événements qui venaient de se passer dans l’enceinte de la prison de Galway, occupaient involontairement sa rêverie. Il revoyait la douce figure de cette belle jeune fille qui s’était jetée au-devant du coutelas de maître Allan, le geôlier, pour défendre sa vie, à lui, Morris.

Il ne la connaissait point. Pourquoi cet intérêt qui était assurément plus que de la pitié…

Elle avait dit en parlant de son père : « Il est innocent, nous le sauverons !… »

Il eût voulu la remercier et l’aimer.

Mais cette reconnaissance qu’il éprouvait pour elle ne ressemblait en rien à de l’amour. C’était un culte mystique, sans passion ni désir, et ressemblant à ce bel amour qui n’offense pas les anges…

Morris l’avait à peine entrevue, mais son image restait gravée tout au fond de son âme, et, sans y songer, il lui disait des prières comme on fait aux saintes du ciel.

Ce n’était point une rivale pour la mémoire de la pauvre Jessy. Jessy n’était point oubliée, et le cœur de Morris était tout entier à son souvenir. Mais il souriait à l’image évoquée de Francès, dont il ne savait point le nom ; il joignait ses mains sur son shillelah, et son cœur fort s’amollissait de plus en plus en des rêveries inconnues…

Il était bien loin en ce moment de ces laborieuses méditations où son patriotisme l’entraînait naguère. Son cœur était trop plein ; les affections intimes en chassaient victorieusement les préoccupations politiques. Son but, si ardemment suivi jusque-là, au milieu d’infatigables labeurs, disparaissait à son regard. La patrie se voilait devant les passions de la famille violemment réveillées.

Il ne pouvait penser qu’à son père et à Jessy.

Et encore à cette blonde enfant qui lui avait promis le salut de son père…

Il y avait bien longtemps que Morris n’avait fermé l’œil, et ses jambes fatiguées demandaient du repos ; mais il ne voulait point dormir avant d’avoir éclairé le mystère qui entourait la fin précoce de Jessy O’Brien. Il voulait interroger et savoir.

En sortant de Galway, il entra dans la première ferme venue, et y reçut l’indigente hospitalité de la campagne irlandaise ; quelques pommes de terre apaisèrent sa faim ; un verre d’usquebaugh galvanisa sa lassitude. Il reprit son chemin le long de la côte. En route, il aperçut, lui aussi, le sloop du roi Lew qui gouvernait vers la pointe du Ranach. Mais sa pensée était ailleurs ; il franchit les monts de Kilkerran, côtoya les clôtures du grand parc de Montrath, et gagna la route qui passait sous le château, cette même route que l’heiress avait suivie pour aller des Mamturks à la galerie du Géant.

De la route au château, il n’y avait qu’une courte avenue, dont la pente rapide gravissait en ligne droite le flanc de la montagne.

Morris fit quelques pas dans cette direction, puis il s’arrêta, irrésolu. Dans ce château était l’homme qui avait enlevé autrefois Jessy O’Brien aux doux bonheurs de sa jeunesse, qui l’avait épousée par contrainte, et qui l’avait tuée !

Cet homme, Morris ne voulait point le mettre à mort, mais il allait le rencontrer peut-être et se trouver face à face avec lui.

Morris s’interrogea. Il se demanda si sa main ne se lèverait pas malgré lui, et s’il aurait la force de ne point frapper.

La veille il aurait pu répondre de lui-même, mais le retour de Mickey avait réveillé le souvenir de l’injure. Mickey avait parlé d’un crime, et Morris n’avait point en ce moment, pour combattre l’idée de la vengeance, cette robuste volonté que les événements de la nuit avaient amollie.

Il était homme en ce moment ; il ne se souvenait que de Jessy assassinée. Il s’arrêta, indécis, entre sa colère et cette voix de la prudence qu’il écoutait depuis si longtemps.

Son œil était sombre et ses sourcils froncés. Son regard se fixait sur Montrath, comme s’il eût voulu en renverser les solides murailles. Ses doigts se crispaient autour du bois de son shillelah.

Un instant, la colère l’emporta, et au lieu de suivre l’avenue, il s’élança dans le taillis qui la bordait, en secouant sa longue chevelure.

Mais, quelques secondes après, on le vit revenir sur ses pas et reprendre, pensif, la route qui conduisait à la grève.

Il semblait s’éloigner du Montrath à regret ; il allait tête baissée, et perdu dans ses réflexions.

Ce fut à ce moment que Francès et lady Georgiana le découvrirent du pied des tours de Diarmid. Le sloop du roi Lew arrivait de l’autre côté de la pointe ; Morris ne pouvait encore l’apercevoir.

Il ne voyait point non plus les deux dames et le lord contempler la scène du haut de leur immense balcon.

Il marchait toujours, suivant les sinuosités de la grève, vers la base du cap. De but, il n’en avait point, et c’était le hasard qui le conduisait sur cette route.

Car son véritable but était le château de Montrath, et, depuis qu’il l’avait dépassé sans y entrer, sa course allait à l’aventure.

À l’instant où il s’engageait dans la ligne des rochers qui séparaient la grève du galet, le sloop du roi Lew jetait l’ancre hardiment au milieu des écueils.

L’attention de Morris fut éveillée, et lorsque la chaloupe, tourmentée par le ressac, menaça de sombrer à quelques brasses du rivage, Morris s’élança pour porter secours.

Nous savons que les bons matelots du roi Lew n’avaient pas besoin de son aide. Morris, intrigué d’abord par l’extravagant aspect de Mary Wood, était revenu bien vite à ses pensées, dont rien n’était capable de le distraire longtemps.

Il n’avait point vu tomber ce pain que Mary Wood avait ramassé sur le galet, et lorsque l’ancienne servante le lui lança en manière d’aumône, il n’y fit qu’une médiocre attention. Il fallut son nom prononcé pour le mettre en éveil, et son nom fut prononcé par ce que Mary Wood, en son accès de joyeuse humeur, lisait à haute voix la première ligne du manuscrit de Jessy, ce cri de détresse de la pauvre fille enterrée vivante :

« Morris ! oh ! Morris ! à mon secours !… »

Mac-Diarmid, après s’être emparé du paquet de linge, ne se rendait nul compte de la manière dont ce paquet était parvenu entre les mains de la femme inconnue.

— Cela vient de bien loin, lui avait-elle dit, avec ce prodigieux esprit de ruse et d’à-propos que rencontrent parfois les maniaques.

Serré de près, il n’avait pu interroger davantage, et il s’était donné tout entier à la défense de sa chère proie.

C’était l’écriture de Jessy ! en tête il avait lu son nom, tracé par la main de Jessy !

Dès ce premier moment, un espoir vague lui emplit le cœur. Jessy vivait-elle encore ?…

Dès qu’il fut dans la barque, il tira de son sein sa conquête précieuse et la pressa contre son cœur. Puis il se prit à lire avidement.

Jessy vivait ! Ce qu’il lisait, c’était sa plainte ! Elle lui demandait aide et secours. Hélas ! hélas ! où était-elle ?…

— Morris, mon garçon, lui demandèrent les matelots, pourquoi diable vous êtes-vous battu avec les laquais de cette folle ?

Morris ne répondait point.

— Venez-vous avec nous à Galway ? dirent encore les matelots.

— Non, répliqua Morris.

— Où voulez-vous que nous vous mettions ?

— À terre, le plus près possible du château de Montrath.

— Nous n’avons qu’à retourner sur nos pas, dirent les mariniers, mais gare aux laquais de la folle !…

Les rameurs nagèrent de nouveau vers le rivage. Mary Wood et ses laquais avaient dépassé déjà le sommet du Ranach ; il n’y avait plus personne pour voir ce qui se passait sur la plage.

Morris sauta hors de la chaloupe, franchit le galet en quelques bonds et disparut dans la fissure qui servait d’entrée à la galerie du Géant.

— Jésus ! disaient les matelots du roi Lew en le voyant courir ; voici Mac-Diarmid devenu fou !…

Mac-Diarmid s’était accroupi derrière les lèvres de la fissure, le dos tourné au jour. Et il lisait. Son cœur se fendait. De grosses larmes roulaient et se séchaient sur sa joue brûlante…

Il y avait en lui une joie qui allait jusqu’au délire et aussi un poignant désespoir…

De temps en temps ses pleurs abondants l’aveuglaient ; il ne pouvait plus lire l’écriture mal assurée.

Alors il joignait ses mains avec passion, et son âme s’élevait vers Dieu en une prière ardente.

Jessy ! Jessy ! Jessy ! Il avait ce nom plein le cœur…

Il désespérait, puis il reprenait courage. Tout son être s’élançait vers cette prison inconnue où Jessy pleurait, enterrée.

Plus d’autre tâche ! il fallait sauver Jessy ! Qu’importait la bataille commencée ?…

La tombe de Jessy pouvait se rouvrir, et Morris n’avait à donner qu’une vie ! Oh ! sa vie ! sa vie et son cœur, tout à Jessy !…


VIII

Beau rêve.


La galerie du Géant était silencieuse et solitaire autant que nous l’avons vue bruyante et remplie dans la nuit de l’assemblée des Molly-Maguires.

Morris était accroupi tout près de l’entrée, afin d’avoir du jour. Il s’adossait à la paroi oblique de l’étroit passage ; sa tête restait tournée l’intérieur de la caverne.

Il dévorait avidement chaque page du manuscrit, s’arrêtant parfois pour baiser avec passion l’écriture aimée, ou pour essuyer ses yeux que les pleurs aveuglaient.

— C’est bien vrai ! murmurait-il ; c’est moi… c’est moi tout seul qui lui ai fait ce malheur !… je suis la cause de son martyre !… Mon père et mes frères l’auraient sauvée ; mais moi… oh ! que maudit soit mon orgueil !… Devais-je croire que Dieu eût permis la chute de cet ange ?… devais-je me la représenter jamais autrement que pure et sans tache ?… Je l’ai jetée dans cette tombe où elle m’appelle en vain… c’est par moi qu’elle souffre, par moi seul !… Oh ! seigneur Dieu ! écoutez ma prière et permettez-moi de la sauver !

Il tournait la page. Le parfum de résignation douce qui embaumait chaque ligne du récit de la pauvre fille amollissait le cœur de Morris. Son âme s’affaissait, énervée par la douleur ; ce n’était plus ce rude courage bravant tout, et sachant se roidir contre toute plainte qui n’était pas celle de l’Irlande.

Le souvenir de la patrie elle-même se voilait devant l’image adorée de la jeune fille.

Il tressaillait à son cri d’agonie. Tout le reste était oublié ; il n’y avait plus rien en lui qui ne fût amour.

Jessy, rien que Jessy !

Pauvre enfant ! que sa plainte était douce ! comme elle ignorait le reproche ! et que de bel amour il y avait dans son martyre !…

Le nom de Morris était à chaque ligne. Dans sa détresse mortelle, c’était sa consolation et son appui. Du fond de sa misère, si sa prière s’élevait vers Dieu, c’était pour Morris autant que pour elle ! Et qu’elle souffrait pourtant ! que son agonie était lente et cruelle !…

Morris vit son enlèvement sur le lac Corrib ; il lut avec des tressaillements de colère le récit de l’orgie dans le château de Montrath. Il se mit à genoux et bénit Dieu, en arrivant à ce passage où Jessy, protégée par l’ivresse du lord, passait une nuit, tranquille et sanctifiée par l’oraison, à quelques pieds d’une couche impudique…

Puis vint le voyage de Londres. Il vit Jessy derrière une fenêtre, à la villa de Richmond, épiant son arrivée et remerciant Dieu qui lui envoyait le salut…

Hélas ! remerciant Dieu trop tôt ! car cette main qui devait la protéger l’avait poussée tout au fond de l’abîme !…

— L’honneur ! disait Morris, blasphémant, à cette heure désespérée, ce qui avait été sa religion toujours ; que m’importe l’honneur ! Ce qui était précieux, ce que je devais conserver au prix de tout le reste, c’était sa vie ! sa présence chère, son amour qui était mon bonheur !… Je l’ai trahie ; je l’ai livrée malgré mon père, malgré mes frères qui savaient l’aimer mieux que moi !…

La servante saxonne, qui semblait placée auprès de Jessy pour railler sa captivité triste, mettait du froid dans les veines de Morris ; ce nom de Mary Wood éveillait en lui comme un pressentiment sinistre.

Il l’abhorrait d’instinct et il la redoutait, avant même d’avoir lu la partie du récit qui montrait cette Mary Wood accompagnant Jessy dans son mystérieux voyage et l’abandonnant au fond de la prison qui devait lui servir tombeau.

Rien ne lui disait cependant qu’il venait de voir cette Mary Wood, et que les quatre épées qui tout à l’heure avaient menacé ensemble sa poitrine étaient sorties du fourreau sur l’ordre de la servante saxonne.

Jessy restait seule ! La Saxonne remontait vers le jour, et il se faisait du côté de la porte un bruit qui retentissait jusqu’au fond du cœur de Morris : le bruit des pierres qu’on scellait pour élever un mur et fermer cette tombe !… Cette tombe ! cette tombe ! où était-elle, mon Dieu ?… Jessy parlait de Londres. Dans Londres, si vaste, où tant de mystères se cachent, comment la retrouver ?… Et puis, elle n’était pas sûre d’être à Londres ; il y avait en ce long voyage des heures passées en voiture et la mer traversée. C’était le monde, en quelque sorte, qu’il fallait explorer. Et pendant cela Jessy attendait ; Jessy mourante, qui l’appelait et qui tâchait d’espérer encore !…

Morris reprenait le manuscrit d’une main tremblante ; il y avait bien des pages encore, et peut-être contenaient-elles une indication, un signe qui pût servir de premier jalon à sa recherche…

Il lisait ; mais l’ignorance de Jessy restait toujours la même. Elle était séparée des vivants ; qui donc eût pu lui dire le lieu de sa retraite ?

Hélas ! hélas ! il y avait des jours que ces lignes étaient tracées ! Jessy, pauvre martyre, que de souffrances depuis lors !…

Morris reprenait en frémissant sa lecture interrompue…

Il acheva la partie du manuscrit que nous connaissons, sans avoir rien appris de ce qu’il désirait si ardemment savoir.

Le manuscrit continuait encore durant quelques pages, et l’écriture en était visiblement changée ; les caractères devenaient mal assurés ; la main de Jessy avait tremblé en les traçant.

« Deux semaines se sont écoulées, disait-elle, depuis que je n’ai causé avec vous, Morris.

« J’étais trop faible ; la fièvre me retenait clouée sur ma couche ; j’aurais bien voulu vous écrire, car cela me soulage et me fait du bien, mais je ne pouvais plus.

« C’est bien long, deux semaines ! quinze grands jours ! Il me souvient qu’une fois, au temps où j’étais heureuse, je fus obligée de garder le lit durant un mois à la ferme de notre père…

« Ô Morris ! quel doux mal que celui qui attire autour de notre couche tous ceux que nous aimons !

« Nuit et jour il y avait quelqu’un auprès de moi pour s’enquérir de ma souffrance, et m’encourager, et me consoler. La noble heiress s’asseyait au pied de mon lit ; elle me servait, moi, pauvre fille, comme si j’eusse été son égale… Que Dieu la bénisse !… Je n’ai jamais oublié son digne cœur… et quand je vais aller vers Dieu, je lui parlerai d’elle… Notre père venait aussi bien souvent. Qu’il est bon, Morris ! et qu’il y avait pour nous tous de tendresse en son âme !… Dites lui que je l’aime et que je pense à lui toujours !

« Aucun de nos frères ne se dispensait de visiter la pauvre malade. Mickey, dont l’amitié ne m’a point oubliée, j’en suis sûre ; Natty, Sam, Larry, les compagnons de mon enfance, si complaisants à mes jeux, si doux à mes caprices ; Dan, notre joyeux Owen, et Jermyn, qui venait mettre sa blonde tête d’enfant sur mon oreiller, et qui pleurait à me voir souffrir…

« Et vous, Morris, et vous !… Les autres allaient et venaient ; ils étaient mes amis, vous étiez mon fiancé !… Comme vous m’aimiez !… Les veilles avaient pâli votre noble visage… Vous étiez là, toujours, épiant mon désir, interprétant ma plainte… Quand je m’endormais, mes yeux, en se fermant, voyaient votre affectueux sourire ; quand je me réveillais, mon premier regard vous retrouvait souriant et faisant effort pour me cacher votre inquiétude. J’étais bien heureuse au milieu de ma peine, et, lorsque vint la convalescence, j’avais presque regret à me guérir…

« Quelle différence, mon Dieu ! entre les jours d’alors et ceux d’aujourd’hui ! Ici la maladie est bien cruelle !… Je suis seule ; nulle main secourable ne vient adoucir mon mal, nulle voix amie ne console ma souffrance. Les longues nuits de fièvre m’apportent leurs terreurs. J’entends des bruits qui me glacent, et des voix effrayantes parlent de mort autour de moi, dans les ténèbres…

« Personne ne retourne ma couche, durcie sous le poids de mon corps. Ma lèvre était ardente ; la soif desséchait mon palais ; il y a loin de mon lit au vase qui contient l’eau que l’on me donne… Je ne pouvais le saisir…

« Cela vous paraîtra une bien petite souffrance, au milieu de mon martyre, Morris, mais j’aurais donné le reste de mes jours pour une goutte de cette eau, que je voyais si près de moi !

« Ah ! la soif ! quand la fièvre met du feu dans la poitrine ! Il me semblait parfois que vous alliez venir pour me donner un peu de cette eau… Je vous appelais, je vous disais d’avoir pitié de moi qui mourais de soif et qui étais trop faible pour me traîner jusqu’à cette eau !… »

La respiration de Morris sifflait dans sa poitrine oppressée. Ce mal affreux que dépeignait la pauvre Jessy, Morris le sentait au décuple. Sa lèvre était aride et sa langue desséché n’humectait plus son palais en feu.

« Je croyais bien que j’allais mourir, reprenait Jessy, et je priais Dieu de tout mon cœur qu’il vous fit heureux, Morris, sur la terre et dans le ciel !… Je me sentais plus faible d’heure en heure ; mes forces m’abandonnaient peu à peu, et il me semblait que mon esprit s’égarait en ce trouble qui précède, dit-on, la dernière heure.

« La vie est pour moi un fardeau pesant, mais je n’avais point de joie à sentir la mort s’approcher. Pour mourir heureuse, Morris, il me faudrait vous revoir…

« Vous revoir, ne fût-ce qu’un instant ! Oh ! que Dieu me prenne, après ce bonheur, et je bénirai sa clémence !…

« C’était une sorte de sommeil apathique, un engourdissement suprême ; je ne souffrais plus guère ; j’avais oublié jusqu’à ma soif. Je crois que je suis restée la moitié d’un jour ainsi. Le soir une chaleur vive courut par mes veines ; mon sang se reprit à couler, brûlant ; la fièvre me ressaisit.

« Mais j’étais si faible ! ce choc soudain acheva de m’abattre ; mes yeux se fermèrent et je m’endormis.

« Quelle nuit, Morris ! et quel rêve ! Je n’espère plus que Dieu me donne le bonheur ici-bas, mais, quoi qu’il arrive, jamais je n’éprouverai de joie plus grande ni plus complète…

« Mon rêve commença par reproduire la triste réalité. J’étais couchée sur mon lit brûlant, et mon œil avide regardait cette eau tant convoitée… Il se fit un bruit dans la partie de ma prison la plus éloignée de moi ; au même lieu où j’avais entendu, le jour de mon arrivée, cet autre bruit sourd et sinistre annonçant qu’un mur s’élevait entre moi et la vie.

« C’étaient des sons réguliers et qui devenaient plus forts à chaque instant.

« On va venir, me disais-je ; le mur qui ferme ma tombe va céder sous ces coups de marteau… et que vais-je faire pour me défendre, moi qui ne puis quitter ma couche ?…

« Je pensais à lord George Montrath, et je priais la Vierge Marie de m’appeler au ciel avant que cet homme parvint jusqu’à moi. Les coups redoublaient. En même temps une voix se faisait entendre derrière la muraille, qui déjà chancelait. J’écoutais, tremblante d’espoir, car cette voix, je croyais la reconnaître pour la vôtre. Mais vous savez comme sont les rêves, Morris ; les choses fuient et se transforment au gré de mystérieux caprices. Cette voix changea : c’était celle de Mary Wood, la servante saxonne.

« Mon cœur se glaça ; je me bouchai les oreilles pour ne plus entendre. J’avais beau faire, j’entendais toujours et les coups qui retentissaient sur la pierre, et la voix de Mary Wood qui ne cessait de me menacer… Tout à coup la muraille céda, et la prison s’emplit d’une vive lumière qui éblouit mes yeux, habitués aux ténèbres. Mary Wood s’élança vers mon lit ; elle avait un couteau à la main et chancelait en marchant, comme une femme ivre.

« Vous étiez derrière elle, Morris, et vous vous hâtiez vers mon lit pour me défendre, mais quelque chose arrêtait vos pas. Vous alliez bien lentement, et le couteau de Mary Wood menaçait déjà ma poitrine, que vous n’étiez pas encore arrivé au milieu de la chambre…

« Mes yeux ne se fermèrent point devant le couteau levé, et ma main toucha mes lèvres pour vous envoyer un baiser d’adieu…

« Mary Wood riait et raillait votre lenteur. Au moment où la pointe de son couteau effleurait ma poitrine à la place du cœur, une forme blanche que je n’avais point aperçue jusqu’alors se mit entre elle et moi…

« C’était une belle jeune fille, au sourire sérieux et recueilli ; son front pur avait une couronne de cheveux blonds qui retombaient en grappes le long de ses joues, et montraient çà et là ces reflets perlés que j’ai souvent admirés chez les femmes de Londres.

« Elle me regardait d’un air où il y avait de la tendresse et de la mélancolie.

« — Je viens vous sauver, me dit-elle, parce qu’il vous aime…

« Mary Wood agitait ses bras et cherchait à m’atteindre, mais la jeune fille lui mit sa main blanche sur l’épaule, et la repoussa si loin que je ne la vis plus…

« — Levez-vous, me dit-elle.

« Je me levai, sans garder souvenir de ma récente maladie. J’étais forte, et je n’avais plus peur.

« Elle vous dit d’approcher, Morris, et vous obéîtes.

« Elle avait pris ma main ; vous lui donnâtes la vôtre ; elle les joignit toutes deux en levant son doux regard vers le ciel avec une expression de tristesse.

« J’étais heureuse plus qu’on ne peut l’être sur cette terre ; vous aussi, Morris. J’aurais voulu consoler ce bon ange qui semblait souffrir auprès de notre bonheur, son ouvrage…

« Mais tout changea autour de nous. La jeune fille n’était plus là. Au lieu de ma prison glacée, c’étaient les murs amis de la ferme de notre père…

« La table était préparée. Il y avait dessus, outre les pommes de terre, de la viande comme au saint jour de Noël… C’était une grande fête.

« Notre père Mill’s occupait la place d’honneur ; à sa droite était la noble Ellen ; j’allai me placer à sa gauche comme d’habitude. Nos frères s’asseyaient autour de la table, et tout le reste de la salle était rempli de voisins et d’amis qui parlaient de danse et d’épousailles…

« Le gai soleil de mai entrait par les fenêtres ouvertes, et il y avait si longtemps que je n’avais vu le soleil ! J’étais parée comme pour une danse, et sur ma tête il y avait des fleurs…

« Vous aviez, vous aussi, Morris, vos plus beaux habits et des fleurs à votre boutonnière.

« Tout à coup je compris que c’était notre mariage ! Chacun nous souriait et nous souhaitait du bonheur… Des chants partout, de douces causeries, et des présents d’amis. Seulement, quelque part dans l’ombre, je voyais la figure de cette belle jeune fille qui m’avait sauvé la vie. Elle se voilait derrière ses longs cheveux blonds dénoués. Elle était bien triste !

« J’aurais voulu la consoler, Morris, mais tant de joie me rendait folle ; je ne pouvais songer qu’à vous…

« Vous étiez si beau ! et vos regards me parlaient d’amour si doucement !

« Hélas ! hélas ! je m’éveillai, Morris ! mes yeux s’ouvrirent ; il n’y avait plus là ni rayon de soleil, ni sourires, ni fleurs ! Le sombre crépuscule qui me tient lieu de jour commençait à poindre à travers la meurtrière.

« Je revis les murs noirs de ma prison. Hélas ! nulle main n’avait levé la pierre de ma tombe ! Mais tant de joie m’avait en quelque sorte ranimée. Je me sentais vivre davantage ; j’eus la force de quitter ma couche et de me traîner jusqu’au vase rempli d’eau. J’y trempai ma lèvre aride…

« Depuis ce moment ma fièvre s’est calmée peu à peu. Je suis bien faible encore ; mais je puis vous écrire. Que me faut-il de plus ?… Je vis pour vous aimer, Morris, et pour espérer de vous revoir.

 

« Je ne croyais pas craindre la mort, mon Dieu ! mais cette mort qui me menace est si lente et si cruelle !

« Morris, voici deux jours qu’on ne m’a point jeté mon pain… »

L’œil de Mac-Diarmid s’arrêta, fixe et tendu, sur cette dernière ligne. Le souffle s’arrêta dans sa forte poitrine. Il n’osait plus aller au delà.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il en pressant son front à deux mains ; c’est trop souffrir ! Pitié ! pitié !…

« Je ne souffre pas encore de la faim, reprenait Jessy, mais je n’ai plus qu’un pain, et ce pain m’est nécessaire pour servir d’enveloppe à ma longue lettre.

« Il est temps de clore cette dernière causerie. Dieu veuille qu’elle tombe entre vos mains !…

« Je regrette ce pain, car c’est un jour de vie, et qui sait si, durant ce jour, vous ne seriez point venu enfin à mon aide ? Mais ce paquet de linge, tombant au dehors, se perdrait ; l’humidité en effacerait l’écriture. Il y a bien longtemps que j’ai pensé à creuser un pain pour y introduire cette lettre et la lancer ensuite par la meurtrière, à la garde de Dieu.

« À Londres, il y a, dit-on, de la misère comme chez nous, et beaucoup de gens qui ont faim. Ils ramasseront ce pain, et peut-être son contenu vous parviendra-t-il…

« Je vais attendre quelques heures encore, puis je vous dirai mon dernier adieu… »

Il y avait au-dessous un espace blanc, et comme une trace de larme…

Au-dessous encore il y avait :

« Adieu, Morris ! la faim est venue. Si je gardais ce pain plus longtemps, je ne pourrais résister, et je le mangerais…

« Adieu, Morris !… »

Mac-Diarmid demeura quelques instants comme frappé de stupeur. Puis il se leva, et bondit hors de la fissure. Il traversa le galet en courant. Des paroles sans suite tombaient de ses lèvres, et il faisait des gestes insensés.

C’est que sa tête se perdait, et qu’il se sentait devenir fou.

Combien y avait-il de jours que ces dernières paroles étaient tracées ?…

Au moment où elle écrivait ces lignes, Jessy se mourait, se mourait de faim ! Était-elle morte ? N’avait-il retrouvé ce semblant d’espoir que pour s’enfoncer plus profondément en sa détresse ?…

— Loin, bien loin ! avait dit cette femme ; le paquet venait de bien loin ! Disait-elle vrai ? était-il temps encore de secourir la pauvre victime ? et s’il en était temps, où aller ? que faire ?…

Morris courait au hasard et sans savoir. Il avait franchi le galet, les rochers et une partie de la grève. L’idée que cette femme était au château de Montrath traversa son esprit troublé ; il s’élança vers le château. Mais il s’arrêta bientôt, parce qu’il sentait qu’il était le seul espoir de la pauvre Jessy. Après lui, nulle chance de salut ne restait. Or, au château de Montrath, la retraite devait être moins facile que sur la grève, et les épées sauraient bien trouver là le chemin de son cœur.

Il prit sa course vers la ferme des Mamturcks, afin de partager son secret avec ses frères.

— Ils l’aiment bien ! se disait-il en marchant à grands pas. Quand je leur aurai dit ce que je sais, je pourrai risquer ma vie et entrer au château de Montrath, car il y aura derrière moi de bons cœurs pour achever ma tâche.

Il arriva sur le versant de la montagne, harassé de fatigue et baigné de sueur. Le jour avançait ; la porte de la ferme était grande ouverte.

Morris entra. Il appela ses frères. La petite Peggy accourut à sa voix, tremblante et toute pâle.

— Oh ! Mac-Diarmid, dit-elle, n’êtes-vous pas à vous battre ?… il n’y a personne ici… Owen et Kate sont partis depuis bien longtemps : la pauvre Kate pleurait, et Owen était bien triste… On est venu chercher Dan et Mickey pour aller se battre là-bas dans le bog de Clare-Galway, où les habits rouges sont en train de tuer les Irlandais… Vous ne trouveriez personne de ce côté du lac, Mac-Diarmid… on se bat depuis ce matin… Tout le monde est parti, hommes et femmes !

Morris demeurait debout et immobile au seuil de la salle commune. Les paroles de l’enfant glissaient comme de vains sons sur son oreille fermée. Quand elle eut fini de parler, il promena son regard autour de lui avec égarement.

— Personne ! murmura-t-il, Morte de faim !… morte de faim !…

 


IX

La croix de Saint-Patrick.


Owen Mac-Diarmid dormait dans un des petits bâtiments accolés à la ferme du Mamturck. Il était étendu sur le lit occupé par le vieux Mill’s avant sa captivité. La première moitié du jour allait finir.

C’était l’heure, à peu près, où les dragons de la reine tombaient dans le piége tendu par les Molly-Maguires.

Owen avait le sommeil pénible et agité. Son visage, si joyeux d’ordinaire, et dont tous les traits semblaient faits pour exprimer la gaieté, avait dans son repos une apparence de tristesse soucieuse.

Kate Neale n’était point couchée sur le lit auprès de lui, comme d’habitude. Elle était assise sur une escabelle, et sa tête seule, lourde et abattue, s’appuyait à la couverture. Un désespoir morne pèse sur elle. Son jeune visage a perdu jusqu’à sa douceur, car ses sourcils se froncent avec menace, et sa lèvre contractée a murmuré de tragiques paroles…

Parfois, de loin en loin, une larme vient encore et tremble au seuil de sa paupière, mais elle disparaît bien vite séchée : sa paupière brûle…

Quelques minutes se passèrent. Owen s’agitait toujours en son sommeil, et sa plainte semblait ne point arriver jusqu’à l’oreille de la fille du middleman.

— Je ne puis plus rester ici ! murmura-t-elle d’une voix brisée ; il faut que je parte !… Je crois qu’il m’aime encore… mais là, là, devant mes yeux, je vois toujours le corps pâle de mon père !…

Elle s’arrêta et se dressa toute droite sur sa chaise. Ses cheveux, ramenés en avant, inondèrent sa joue blanche.

Il m’aime encore, reprit-elle ; le sais-je ?… cette nuit je n’ai pu suivre sa course mystérieuse… Suis-je bien sûre qu’une autre femme ?…

Ses sourcils se rapprochèrent, et ses yeux eurent ce sombre regard de la femme jalouse. Sa prunelle glissa entre ses longs cils et se fixa un instant sur Owen.

— Il dort, dit-elle ; qu’il est beau !… Seigneur, Seigneur ! que je l’aime !… Oh ! j’avais tout oublié !… j’avais oublié trop vite, mon Dieu ! et il ne m’était pas permis d’être heureuse…

— N’avancez pas ! dit Owen en ce moment avec cet accent précipité que donnent les rêves, ne la tuez pas !… je l’aime ! je l’aime ! je l’aime !

— Est-ce de moi qu’il parle ? murmura-t-elle avec un amer sourire.

Son regard se fixait, avide, sur Owen, qui restait bouche béante et respirait avec effort. Elle se leva et vint se mettre debout à la tête du lit. Ses bras se croisèrent sur sa poitrine. Son œil avait perdu ses rayons ardents. Un découragement froid était sur son visage.

— Qu’il m’aime ou non, dit-elle, où prendre désormais un motif d’espérer ?… Il faut que je m’éloigne… il faut que je m’éloigne s’il a quitté notre couche cette nuit pour chercher d’autres amours… il faut que je m’éloigne s’il m’a laissée pour obéir au signal de ce feu mystérieux qui brûlait sous les tours de Diarmid… Oh ! mon père ! mon père !…

Elle prit à deux mains son cœur endolori, et leva ses yeux secs vers le ciel.

— Je n’ai pas de forces, dit Owen dans son rêve ; je ne peux pas la soulever, et ils vont venir !

Kate ne comprenait point, parce qu’elle était évanouie au moment où Owen l’avait emportée dans ses bras hors de l’atteinte des Molly-Maguires.

Elle cherchait à deviner, et sa passion réveillée ramenait de nouveau la vie dans son regard. Elle écoutait ardemment, car, entre les deux tranchants du dilemme où elle était acculée, le plus cruel était la perte de l’amour d’Owen.

La pensée qu’Owen, affilié aux sociétés secrètes, avait pu tremper dans l’assassinat de son père, aurait brisé sans retour le bonheur de sa vie ; mais la pensée qu’Owen aimait une autre femme la tuait…

— Sauvée ! s’écria tout à coup Owen qui se souleva tout droit pour retomber aussitôt sur l’oreiller en poussant un long soupir.

Kate le contemplait, inquiète, attendant une autre parole. Un monde de pensées s’agitait dans le cerveau de la pauvre femme.

Le sommeil d’Owen était désormais paisible et muet.

Kate demeura encore durant quelques secondes attentive. Puis ses yeux se mouillèrent, attendris.

— C’est moi, dit-elle, je crois que c’est moi !… J’étais auprès de lui cette nuit quand je me suis éveillée…

Elle se pencha doucement, et mit un baiser sur le front d’Owen endormi. Puis elle se mit à genoux et pria Dieu pour lui. Puis encore elle jeta sur ses épaules l’étoffe lourde et à peine séchée de sa mante rouge.

Son pas chancelant se dirigea vers la porte. Avant d’arriver au seuil, elle se tourna bien des pour regarder Owen. Son cœur se fendait.

Tout auprès de la porte elle s’arrêta, composant avec elle-même et se disant :

— Je puis bien attendre encore un peu… Quand il sera tout près de s’éveiller je m’en irai.

Owen fit un mouvement qui semblait annoncer la fin de son sommeil. Elle rassembla son courage et franchit le seuil. La porte retomba sur elle avec un bruit connu qui retentit jusqu’au fond de son âme. C’était la dernière fois qu’elle l’entendait…

Mickey et Sam dormaient encore, couchés sur la paille commune. Kate traversa la salle des repas sans être aperçue.

Au dehors, elle prit sa course vers le sou de la montagne.

Le soleil de juin versait à flots sa radieuse chaleur. Tout était gai, calme, souriant. La nature était en fête…

Kate cheminait péniblement ; des sanglots soulevaient sa poitrine oppressée ; elle ne pleurait point, parce que ses yeux taris n’avaient plus de larmes. Où allait-elle ? Elle ne savait. Elle voulait s’enfuir loin, bien loin de son bonheur perdu !…

Au moment où elle était partie, Owen arrivait à cette période du sommeil où le moindre son fait ouvrir les yeux. Le bruit de la porte qui retombait suffit à l’éveiller. Il se dressa sur son séant, et regarda tout autour de la chambre.

— Kate, dit-il, où êtes-vous ?…

La pauvre Kate n’avait garde de répondre. Elle dépassait en ce moment les derniers arbres du petit bois de chênes verts qui entourait la ferme de Mac-Diarmid. À mesure que Kate s’éloignait de la maison, sa force semblait revenir, sa taille s’était redressée, sa volonté s’affermissait, et son pas se hâtait, plus assuré…

Owen s’étonna que son appel fût demeuré sans réponse. D’ordinaire, au premier son de sa voix, il voyait accourir Kate si joyeuse ! Le beau sourire de la jeune femme éclairait tous les jours son réveil. Mais il n’eut, dans ce premier moment, aucune inquiétude. Le souvenir des événements de la nuit restait confus en lui ; sa mémoire sommeillait encore ; il avait seulement sur le cœur ce poids vague dont la sourde gêne engage à ne point fouiller ses souvenirs.

Il appela une seconde fois, et le silence continua. Il était tout habillé sur son lit. Il se leva.

Aucun des vêtements de Kate n’était à sa place habituelle. Owen remarqua surtout l’absence de la mante rouge que la jeune femme prenait seulement lorsqu’elle allait au loin. Il ressentit à ce moment le premier aiguillon de la crainte.

— Pauvre Kate ! murmura-t-il ; que lui dire ?… Elle croit que je ne l’aime plus !… comment lui rendre son bonheur ?…

Son regard se dirigea vers la porte de la salle commune ; il était impatient de voir Kate, et en même temps il redoutait sa présence. Il vit la salle vide et ses deux frères endormis ; la porte du dehors était ouverte.

— Kate est sortie sans moi, se dit Owen tristement ; elle est allée s’asseoir sous les arbres du bosquet…

Owen poussa un gros soupir. D’ordinaire les sentiers de la montagne ne les voyaient jamais l’un sans l’autre.

Il sortit et fit quelques pas au dehors. Son regard, où l’angoisse se peignait déjà, s’élança, perçant et avide, vers le sommet de la montagne. Une exclamation de plaisir s’échappa de ses lèvres, et son front se dérida. À perte de vue et tout au haut du sentier qui gravissait le mont, il venait de voir un point rouge se glisser entre les roches blanchies. À cette distance, l’œil d’un amant pouvait seul distinguer et reconnaître. Owen aimait.

Il bondit en avant, souple et agile. La route que la jeune femme avait mis une demi-heure à parcourir, il la franchit en quelques minutes…

Au sommet de ce premier pic de la chaîne des Mamturcks, se trouve un petit lac de forme ronde, où prend sa source le torrent de la Deele, qui va se jeter dans le lac Mask.

Sur les bords dépouillés de cette espèce d’entonnoir, dont la sonde, dit-on, n’a jamais trouvé le fond, s’élève une vieille croix clonmacnoise, dont les dentelles de pierre ont bravé l’effort du temps. Sur sa base carrée, où trois étages de niches contiennent de nombreuses figures de saints, se pose un trèfle à jour dont le centre évidé représente cette figure héraldique que le blason nomme croix pattée.

Comme tous les monuments de ce genre, cette croix est en vénération profonde dans le pays. On y vient en pèlerinage de Tuam, de Galway, de Loughrea et jusque de Roscommon. Au commencement de l’hiver, une grande foule entoure chaque année son piédestal moussu ; des offrandes sont suspendues parmi le lierre antique qui court en longs festons autour de ses bras sculptés.

Le respect qu’elle inspire est si grand, que la piété publique n’a jamais osé toucher à ses pierres saintes, et l’a laissée s’incliner d’année en année au-dessus du petit lac.

Aux yeux de l’étranger, la croix, qui est dédiée à saint Patrick, paraît menacer ruine ; mais les bonnes gens du Connaught n’ont à cet égard aucune inquiétude, parce que le bras du saint est robuste et que jamais il ne laissera tomber sa croix…

Quand Owen arriva au sommet de la montagne, il vit Kate agenouillée au pied de la croix de Saint-Patrick.

La jeune femme avait les deux mains appuyées sur la pierre, et sa tête s’inclinait sur ses mains.

Owen s’arrêta court et s’assit derrière une roche, à cinquante pas du lac. Il n’osait point troubler la prière de Kate.

La prière de Kate dura longtemps ; elle demeurait toujours immobile, la tête sur la pierre. Après un quart d’heure d’attente, Owen crut voir de loin l’étoffe de sa mante s’agiter et tressaillir.

En même temps, un bruit étouffé de sanglots parvint jusqu’à lui. Kate s’affaissa sur elle-même et joignit ses mains sur ses genoux. Bien qu’on ne vît point son visage, le désespoir se lisait dans cette attitude lassée. La pauvre Kate semblait ne plus pouvoir porter le fardeau de sa peine.

Owen avait les larmes aux yeux ; incapable de se contenir davantage, il allait s’élancer vers elle, lorsque la femme se releva et tourna la tête du côté de sa cachette. Elle était pâle comme Owen ne l’avait jamais vue, même en ces jours mauvais qui suivirent la mort de Luke Neale. Un feu sombre brûlait dans son œil.

Elle s’avança, les bras croisés sur sa poitrine, jusqu’au bord de l’eau.

Sa tête se pencha sur le précipice, comme si une force invisible l’y eût attirée. Un instant Owen la vit en équilibre au-dessus de l’abîme. Il poussa un grand cri et prit son élan.

Kate se retourna ; elle le reconnut et tomba sur ses genoux.

Owen, en arrivant près d’elle, se laissa choir à ses côtés ; il était sans force, son émotion l’écrasait.

— Ô Kate ! murmura-t-il, que vous ai-je fait ? que vous ai-je fait ?…

La jeune femme tourna sur lui des yeux égarés ; elle avait toujours sur le visage ce même masque de morne désespoir. Elle ne répondit point.

Owen prit ses mains froides et les serra contre son cœur.

— Vous vouliez vous tuer ! dit-il.

Ces paroles semblaient déchirer sa lèvre au passage.

— Je voulais me tuer, répondit Kate froidement.

— Et pourquoi ? s’écria Owen, pourquoi ?

— Parce que je souffre trop.

Owen voulut répliquer, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge. Il resta un instant sans parler ni se mouvoir. Puis il se mit à genoux et implora sa femme d’un regard muet.

Kate restait glacée.

Owen attira sa tête sur son sein. Kate le laissa faire, mais son visage garda son immobilité froide.

Owen se tordait les bras et regardait le lac d’un œil de convoitise.

— Oh ! Kate ! Kate ! je souffre plus que vous, dit-il.

La jeune femme fit un mouvement faible ; sa paupière battit et ses lèvres remuèrent.

— On ne peut pas souffrir plus que moi, murmura-t-elle.

Un incarnat fugitif vint à sa joue ; sa respiration siffla plus oppressée et sa poitrine se souleva. Puis tout à coup ses sanglots éclatèrent et son visage fut inondé de larmes. Elle jeta ses bras autour du cou d’Owen et se serra contre lui avec un élan d’irrésistible passion.

Owen pleurait aussi et lui rendait caresse pour caresse.

— Vous m’aimez ! vous m’aimez ! dit-elle dès qu’elle put parler. Je le sais… je le crois… ma jalousie était folle…

— M’avez-vous donc soupçonné, Kate ?

— Oui… et que j’ai souffert !… Dites-le-moi bien, Owen… N’est-ce pas, n’est-ce pas que vous m’aimez ?

— Je vous aime, Kate… de toutes mes forces, de toute mon âme !…

— Merci !… Encore, Owen !… encore !… j’ai tant souffert !

Elle le contemplait, ravie ; sous ses larmes qui se séchaient, il y avait un extatique bonheur. Elle souriait plus belle que jamais : belle de sa joie et de sa douleur oubliée ; surtout belle d’amour.

Owen balbutiait et répétait sans savoir :

— Je t’aime ! oh ! je t’aime !

Mais, tout à coup, Kate se renversa en arrière et pâlit. Son œil se fixa sur l’œil d’Owen, qui se baissa.

— Si vous m’aimez, dit-elle, où étiez-vous cette nuit ?

Le sourire d’Owen se glaça, et toute sa joie s’enfuit.

— Où étiez-vous ? répéta-t-elle.

Owen n’espérait point pouvoir répondre ; mais il était Irlandais, et quel Irlandais fit jamais à son imagination un appel inutile ? Son front s’éclaira d’espoir.

— Vous gardez le silence ? dit Kate. Ce n’est pas à moi, en effet, que vous pouvez révéler ce terrible mystère… Je suis la fille de Luke Neale, Owen… de Luke Neale, que les Molly-Maguires ont assassiné !

Owen se taisait encore. Il réfléchissait.

— Vous gardez le silence ? reprit Kate ; vous ne voulez pas me dire que le feu de Ranach-Head vous a guidé cette nuit vers la galerie du Géant…

— Je ne puis vous dire cela, en effet, Kate, répliqua Owen doucement, car je mentirais.

La jeune femme le regarda d’un air soupçonneux et à la fois désireux de croire.

— Oh ! que ne m’avez-vous demandé plus tôt le motif de mon absence, chère ! reprit Owen ; que de larmes épargnées !… que de folles terreurs évitées !

Kate n’osait pas encore se réjouir, mais un espoir avide éclairait son visage.

— Parlez ! parlez ! murmura-t-elle.

Owen l’attira de nouveau contre son cœur.

— N’avez-vous point entendu parler des élections de Galway ? poursuivit-il en empruntant à son ardent désir de persuader un véritable accent de franchise.

— Si, répliqua la jeune femme impatiente.

— Et ne savez-vous point, demanda encore Owen, combien Mill’s, notre père, est dévoué à la cause de Daniel O’Connell ?

— Si, répéta Kate, qui se sentait déjà sourire au fond du cœur, et qui ne demandait qu’à être convaincue.

— Eh bien ! chère, reprit Owen en rougissant imperceptiblement, nous avons eu un meeting de nuit de l’autre côté du cap Ranach, sous le parc de Montrath.

— Est-ce bien vrai ? s’écria la jeune femme.

Owen voyait sa victoire.

— C’est bien vrai, répondit-il en s’animant. Oh ! chère ! le beau meeting !… comme ils ont fait de grands discours ! comme ils ont dit de belles choses sur William Derry, le bon garçon, qui est le protégé d’O’Connell !…

Kate se laissa glisser le long du corps et se mit à genoux ; elle joignit les mains, et son regard s’élança vers le ciel avec une reconnaissance passionnée. Owen parlait encore, mais elle n’écoutait plus. Elle croyait, et son âme était pleine de bonheur.

Au bout de quelques secondes pourtant, l’expression de ses traits changea ; il n’y avait plus de soupçon dans son regard, mais bien une résolution sérieuse et intrépide.

— Je vous demande pardon, Owen, dit-elle, et je vous remercie, car je méritais de bien cruels reproches… Vous avez eu pitié de moi.

La joie d’Owen lui sauvait le remords de sa supercherie.

— Maintenant, un mot encore, reprit Kate, dont la voix se faisait de plus en plus ferme et sérieuse. Nos frères étaient-ils tous avec vous au meeting du Repeal ?…

— Tous ! répondit Owen sans hésiter.

— Aucun d’eux ne fait partie des sociétés secrètes ?

— Aucun !

— Vous me l’affirmez ?

— Sur mon honneur ! s’écria Owen qui s’échauffait, les fils du vieux Mill’s sont comme leur père !

Kate passa son bras sous le sien ; ils descendirent tous les deux la montagne à pas lents. Owen exhalait sa joie en bruyantes paroles ; mais Kate demeurait silencieuse et recueillie. Un sourire étrange jouait autour de sa lèvre légèrement contractée.

Et, tandis qu’Owen lui parlait d’amour et de joyeuses bagatelles, Kate remerciait Dieu au fond du cœur et se disait :

— Mon père ! mon père ! vous serez enfin vengé !…

Car elle connaissait la retraite des Molly-Maguires, et Owen venait de lui affirmer sous serment que ni lui ni aucun de ses frères n’était affilié aux ribbonmen


X

La loge supérieure.


Galway présentait l’aspect d’une ville prise d’assaut. Ce n’était partout que tumulte, qu’ivresse folle et que bruyantes luttes à travers les rues.

Les repealers étaient maîtres de la cité. Ils avaient gagné tant et tant de courage au fond des cruches de potteen, qu’ils s’étaient aperçus enfin du petit nombre de leurs insolents adversaires. Ils avaient compris que leur multitude pouvait attaquer à coup sûr une poignée d’orangistes enragés, mal soutenus par les protestants timides, par les modérés, par les indécis, par toute cette cohorte irrésolue enfin qui forme la majorité des élections torys en Irlande.

Les repealers avaient battu les orangistes et couvert de boue James Sullivan, le saint devant le Seigneur ; ils avaient brisé les hustings, insulté les magistrats et porté leur candidat en triomphe.

Mais, comme ils étaient ivres outre mesure, ils ne s’étaient point arrêtés à temps dans leur victoire. Ils avaient mis en fuite les scrutateurs du poll, et au lieu d’une élection gagnée, ce n’avait été qu’une vaine bataille à coups de poing.

En Angleterre, et surtout en Irlande, il faut assurément bien des choses pour annuler une élection. Les trois quarts du temps le poll est une immense orgie, dont la comédie anglaise a vingt fois retracé les repoussantes extravagances ; mais tout en buvant on vote d’ordinaire ; tout en se battant on fait œuvre d’électeur. Ici on avait bu, on s’était battu, mais on n’avait point voté.

L’émeute avait envahi les hustings dès l’ouverture du scrutin. C’est à peine si on avait laissé le cher William Derry prononcer un tout petit bout de speech. Quant à James Sullivan, il n’avait pas encore ouvert la bouche, qu’il était déjà dans le ruisseau.

Et pendant toutes ces scènes de tumulte, la force armée était restée invisible. Quelques agents de police seulement s’étaient montrés çà et là, tout exprès pour recevoir d’énormes coups bâton sur le dos.

Le sous-shérif, escorté de quatre constables, était bien venu lire d’une voix tremblante le fameux riot-act (loi contre les rassemblements) ; mais il n’y avait derrière lui, pour faire feu sur la foule, qu’une douzaine de dragons, amenés à Galway par le colonel Brazer.

Les dragons, les constables et le sous-shérif, durent se retirer plus vite qu’ils n’étaient venus.

Quant aux défenseurs naturels de l’ordre dans le comté de Galway, quant aux troupes commandées par le major Percy Mortimer, on ne les vit nulle part. Les orangistes avaient compté d’abord sur leur secours, car ils savaient que Mortimer était toujours à son poste ; mais aujourd’hui Mortimer ne venait point, et les partisans du Repeal, parmi lesquels des bruits vagues avaient circulé dès le matin au sujet de l’attaque dans le bog, ne s’en montraient que plus âpres à la besogne.

Les membres les plus importants du parti orangiste s’étaient retirés prudemment de la lutte, aussitôt que l’absence du major et de ses dragons avait été constatée. Le colonel Brazer avait tempêté contre Mortimer, l’accusant de trahison, et jurant qu’il le ferait passer devant un conseil.

La bataille s’était continuée entre la populace des deux partis ; puis on avait recommencé à boire pour trouver la force de se battre encore.

Il était trois heures de l’après-midi environ. Le tumulte s’était éloigné peu à peu du centre de la ville, pour se rapprocher des faubourgs où foisonnaient les tavernes. Les maisons notoirement connues pour être habitées par des orangistes, et qui, jusqu’à cette heure, avaient tenu leurs portes soigneusement closes et barricadées, commencèrent à s’ouvrir. Des domestiques avancèrent dans la rue leurs faces effrayées, puis ils rentrèrent pour faire sans doute leur rapport à leurs maîtres.

Ceux-ci se montrèrent à leur tour, enveloppés de carricks, pour se donner une tournure moins suspecte et ressembler un peu à des campagnards catholiques.

Ils regardèrent à droite et à gauche, timidement, puis ils prirent leur course en se dirigeant tous vers le Lynch’s-Castle. Ils avaient tort de craindre en ce moment. C’était comme un instant d’accalmie au milieu de la tempête. Pour la cinquième ou sixième fois depuis la veille, le bruit que Daniel O’Connell était arrivé venait de circuler dans la ville. On ne songeait qu’à boire et à fêter dignement l’entrée du Libérateur.

Parmi les personnages qui se dirigeaient ainsi vers le Lynch’s-Castle, nous eussions reconnu l’austère Joshua Daws et le bon juge Mac-Foote. Ce dernier avait accablé Fenella de délicatesses et de galanteries. Il lui avait dit, le malheureux ! qu’elle était belle, tant il est vrai que l’ambition peut porter l’homme aux plus surprenants de tous les excès ! En outre, il avait exécuté sa promesse, et mistress Daws était installée depuis quelques heures dans l’appartement vacant du surveillant des prisons. Pour une femme considérable dans Poultry comme était Fenella Daws, cet asile était vraiment plus convenable qu’une simple chambre d’auberge. Elle avait vue d’un côté sur la prison, ce qui devait lui permettre d’observer les mœurs des captifs, et d’enrichir son immense portefeuille de considérations très-importantes. De l’autre côté, ses fenêtres donnaient sur la rue, et sa maison avait une porte de sortie qui communiquait sans entraves avec le dehors. De sorte que Fenella Daws jouissait de tous les agréments de la prison sans en connaître les ennuis ; et tout cela gratis, ce qui est une considération.

Une liaison formée sous de si heureux auspices devait marcher très vite. Joshua Daws, malgré son austère importance, avait laissé voir qu’il était touché des soins obligeants de Mac-Foote. Les deux dignes gentlemen faisaient maintenant une paire d’amis. Ils allaient bras dessus bras dessous par les rues où circulaient des groupes bruyants. Daws, sous son carrick d’emprunt, affectait du calme et de la hauteur ; Mac-Foote baissait les yeux d’un air contrit ou souriait doucement aux passants, suivant les circonstances.

Parfois, le hasard rassemblait les groupes dispersés. Il se formait instantanément une cohue compacte. La foule déguenillée s’agitait en poussant des clameurs folles. Au coin des rues, les enfants dansaient, les femmes ivres chantaient, les garçons continuaient les joies de la journée en s’allongeant de bons coups de shillelah. Et parmi tous les cris confus, parmi toutes les paroles bruyamment échangées, un nom dominait, prononcé à la fois par les hommes, par les enfants et par les femmes :

— Daniel O’Connell ! Daniel O’Connell !

Il était arrivé ; on l’avait vu passer, accompagné de son état-major fidèle. Il venait pour soutenir William Derry, son protégé. C’était le cas de boire davantage et de crier jusqu’à faire saigner les poumons.

Le juge Mac-Foote et Josuah Daws continuaient leur route en gardant la meilleure apparence possible. Sur leur passage, les mendiants tendaient la main, moitié riant, moitié menaçant. Les vieilles femmes, sans respect pour leur caractère, venaient les regarder sous le nez, et enfin la foule des catholiques les saluait au passage par des acclamations au moins équivoques.

— Cher monsieur, disait Josuah Daws, si j’avais seulement ici une centaine de nos policemen de Londres, toute cette canaille se tairait, ou elle verrait beau jeu !

— Londres est un paradis, monsieur et cher confrère, répondait Mac-Foote. Nous sommes de pauvres sauvages, et nos institutions sont à l’état d’enfance… Laissez mourir le vieil O’Connell, et vous verrez que peu à peu cela prendra une autre tournure !

La cohue, de loin et de près, répétait avec ses mille voix mugissantes :

— O’Connell ! O’Connell ! O’Connell !…

Après un demi-quart d’heure de marche, nos deux amis s’arrêtèrent devant une maison de médiocre apparence, située tout auprès du Lynch’s-Castle. Cette maison avait pour entrée une allée étroite et obscure. Mac-Foote et Daws s’y engagèrent.

— Mon cher collègue, dit le juge, le message du digne colonel Brazer, qui nous convoque en ces circonstances difficile, est assurément fort pressant ; mais je doute néanmoins que nos frères puissent omettre le cérémonial en usage pour l’entrée d’un membre étranger… Je vous avertis que cela fait toujours un certain effet ;… moi-même, je ne vous le cache pas, je ressentis une émotion pénible lorsque je fus soumis aux épreuves pour la première fois…

— Vous eûtes peur ? dit Daws.

— Oh ! Monsieur !… je vous prie de croire… je fus seulement ébranlé légèrement… Ces tentures noires, ces têtes de morts, ces personnages sombres, couverts de longs habits de deuil… ces bruits étranges, dont la source ne m’était point connue, tout cela me porta sur les nerfs… mais peur ! fi donc !…

Arrivés au bout de l’allée, au lieu d’entrer tout droit, ou de monter l’escalier, comme cela se fait d’ordinaire, le juge et son compagnon descendirent les degrés de la cave.

Au bout de quelques marches, une porte se présenta ; Mac-Foote y frappa trois coups discrets ; la porte s’ouvrit. Derrière ses battants se tenaient deux nègres de grande taille qui portaient à la main des flambeaux et des épées nues. Mac-Foote prononça quelques paroles mystérieuses qui avaient un fort parfum de cabale ; les nègres s’inclinèrent respectueusement et relevèrent leurs glaives.

— Passez, mon digne confrère, dit le juge, et surtout ne vous effrayez point !

En parlant, il avait franchi la pièce où se tenaient les deux nègres, et qui était une sorte d’antichambre souterraine. Dès que les deux amis eurent passé le seuil de la chambre voisine, la porte se referma derrière eux avec un fracas réellement diabolique.

— Où sommes-nous ? demanda Joshua Daws qui avait une légère inquiétude dans la voix.

Le juge eut un petit rire contraint.

— N’ayez pas peur, répliqua-t-il tout bas, les monstres que nous allons voir ne sont terribles que pour les traîtres papistes.

Daws toussa et tâcha de se guider dans les ténèbres.

Un craquement se fit autour de la chambre : on eût dit que les murailles brisées allaient cesser de soutenir la voûte. En même temps une lueur circulaire apparut, indécise d’abord, puis rouge, puis blanchâtre… Sur ce fond éclatant, des ombres grises se dessinèrent : c’étaient des masses confuses qui ne représentaient aucun objet distinct ; mais elles approchaient doucement, doucement, et leur marche muette convergeait vers un centre commun qui était le point où se tenaient Mac-Foote et le sous-intendant de police.

En approchant, les formes se dessinaient plus nettement ; elles prenaient des apparences humaines ; vous eussiez dit un cercle de personnages vêtus de blanc, qui allait se rétrécissant toujours et toujours se resserrant. C’étaient bien des hommes ; on distinguait leurs longs vêtements gris, qui drapaient leurs plis affaissés et ressemblaient à des suaires.

Mais la lueur s’éteignit. Quand elle reparut, après quelques secondes, sa teinte verdâtre emplissait la chambre de reflets livides. Ces personnages étranges, alignés en cercle, étaient maintenant immobiles ; ils n’avaient plus leurs longs manteaux, et la lumière verte éclairait les ossements à jour de leurs poitrines. C’était un cordon de squelettes. Chacun d’eux avançait sa main décharnée dans une attitude menaçante, et leurs yeux vides semblaient fixés sur les deux amis.

— Que signifie cette momerie ? demanda brusquement Daws.

Mac-Foote ne répondit point.

Le sous-intendant de police voulut lui saisir la main ; il la trouva froide et tremblante.

Une voix tomba de la voûte.

— Que ceux dont le cœur n’est pas pur, dit-elle, rebroussent chemin et retournent parmi les pécheurs ; que ceux dont le cœur n’est pas à l’abri de la crainte s’en aillent chercher la lumière du jour et se réfugient parmi les faibles !…

Les murailles craquèrent, les squelettes s’éloignèrent lentement, lentement… Leurs formes devinrent confuses, puis on ne distingua plus rien qu’un cercle faiblement lumineux. Puis les ténèbres revinrent plus profondes.

— Mon digne monsieur, murmura Mac-Foote dont les dents claquaient, je ne puis pas habituer à cela !… Ces diables de squelettes sont horribles à voir… J’ai vu construire la mécanique, et j’y ai même contribué de mes deniers ; mais c’est plus fort que moi… J’ai absolument besoin d’un verre de genièvre chaque fois que j’ai passé par cette maudite salle.

— C’est fort bien exécuté, répliqua sèchement Joshua Daws ; mais veuillez me présenter à ces messieurs.

Mac-Foote poussa un gros soupir.

— Cher et honorable collègue, murmura-t-il, nous ne sommes pas au bout !

Comme il achevait ces paroles, les murailles craquèrent ; une lumière éblouissante envahit la salle ; des flammes s’élançaient de toutes parts : c’était un affreux incendie. Daws se faisait petit au centre de la pièce, cherchant à éviter les rouges langues de feu qui se croisaient devant lui, derrière lui, à sa droite, à sa gauche et au-dessus de sa tête. Mac-Foote essuyait son front qui ruisselait de sueur.

— Le feu purifie, dit la voix de la voûte. Chrétiens, songez à Dieu !

— Va-t-on nous assassiner ? s’écria Daws dans un mouvement de terreur involontaire.

— Mon digne ami, répliqua Mac-Foote, prenez patience… nous n’avons plus que quatre épreuves…

Les murailles craquèrent. Un sifflement aigu se fit entendre. Les flammes rouges allèrent où étaient allés les squelettes verdâtres.

— Il faut supporter tout cela, cher et honorable collègue, reprit Mac-Foote, pour être jugé digne d’entrer dans la loge supérieure des orangistes de Galway… Quand on a passé par là, voyez-vous, on est naturellement capable de tout !… Rien n’effraie ; on braverait le malin esprit en personne !… Ah ! ah ! ça nous a coûté fort cher à établir, mais c’est joli. Qu’en dites-vous, cher et honorable collègue ?

Daws ne savait trop si c’était de la part du juge simplicité ou moquerie. Il faisait noir comme dans un four : impossible d’observer les physionomies. Daws grommela une réponse amphibologique et fit appel à son système nerveux pour soutenir vaillamment les autres épreuves promises.

— Vous sentez bien, poursuivait Mac-Foote bonnement, que les néophytes ne sont point prévenus et n’ont point comme vous, cher et honorable collègue, un ami intrépide pour les accompagner… On les fait voyager pendant quelques heures en voiture avec un bandeau sur les yeux… Quand leur bandeau tombe, les deux nègres sont devant eux avec leurs torches flamboyantes et leurs glaives nus… Les pauvres diables se croient aux portes de l’enfer positivement… positivement.

La voix du juge faiblit : les murailles avaient craqué. Ce furent des sifflements épouvantables, des plaintes, des sanglots, mêlés à des hurlements de bêtes féroces. Des points sanglants apparurent çà et là dans la nuit. Ces points approchaient et brillaient davantage. C’étaient comme des charbons ardents. Et la salle s’éclairait peu à peu d’un jour douteux, faux, mobile, tout plein d’illusions et de reflets menteurs. L’œil distinguait vaguement des choses effrayantes ; ces prétendus charbons ardents étaient les flamboyantes prunelles de toute une armée de monstres.

Il y avait des tigres, des lions, des loups, des panthères, et parmi eux des cadavres mutilés et sanglants qui venaient d’assouvir sans doute le terrible appétit des monstres. Le sol était jonché de reptiles hideusement entortillés : des serpents, des vipères, des couleuvres agiles et des dragons, montrant dans l’ombre les écailles miroitantes de leurs cuirasses.

— N’ayez pas peur, dit Mac-Foote dont les dents claquaient ; tout cela n’est qu’une plaisanterie… mais voyez ce diable de serpent… comme il approche ! comme il approche !…

Mac-Foote, tout brave qu’il était, se recula d’instinct en saisissant le bras du sous-intendant de police.

La voix de la voûte dit :

— Ainsi sont les soutiens de la vraie foi au milieu des monstres papistes qui naissent dans les cavernes de Rome la damnée, et qui emplissent le monde !… Chrétiens, aiguisez vos glaives et apprenez à frapper.

— Ceci vaut mieux, murmura Daws.

Un dernier hurlement se fit, affreux, épouvantable, et attaquant l’oreille comme un million de traits de scies. Le lion rugit, le loup hurla, l’once frémit, le sanglier gronda, le tigre prolongea ses rauquements qui font trembler ; les chats sauvages miaulèrent, les taureaux mugirent, les hyènes glapirent ; sous la voûte, les chauves-souris grincèrent ; d’énormes oiseaux à tête humaine firent entendre des cris inconnus ; sur le sol, les serpents sifflèrent et agitèrent leurs perçantes crécelles. Il y avait des hennissements, des aboiements, des coassements, des huées ; la création tout entière hurlait sous ces voûtes magiques. Puis tout se tut. Les murailles craquèrent ; l’obscurité se fit. Mac-Foote tira son mouchoir afin d’essuyer son front qui était baigné de sueur. Daws éprouvait une sorte de malaise où il y avait plus d’irritation que de crainte.

— Ne peut-on nous faire grâce du reste ? demanda-t-il avec une impatience très-marquée.

Le pauvre Mac-Foote essaya de rire.

— Ah ! ah ! cher et honorable collègue, dit-il, cela vous fait de l’effet !… Je vous avais prévenu… jugez donc ce que doivent endurer à cette place ces pauvres garçons de néophytes qui ne s’attendent à rien… Il y en a qui font des maladies atroces… c’est très-ingénieux !…

— Très-ingénieux, répéta Daws.

— Nous avons fait venir de Londres, tout exprès pour cela, le fameux physicien aéronaute Robertson, un vrai sorcier, monsieur ! Il nous a pris fort cher ; mais, en définitive, tous ces monstres, toutes ces flammes, tous ces squelettes ne nous reviennent pas à plus d’une guinée la pièce… et c’est solidement établi !… Cher et honorable collègue, il faut bien faire quelques sacrifices pour la cause sainte de la vraie foi.

— C’est vrai, répliqua Daws, mais il y a sacrifices et sacrifices.

Mac-Foote ne comprit point.

Les terribles murailles craquèrent. Mais cette fois rien ne parut. Seulement le sol manqua tout à coup sous les pieds de nos deux amis ; qui furent précipités d’une hauteur considérable. C’était l’épreuve de l’air.

Daws n’aurait point su se rendre un compte exact de la sensation qu’il éprouva. Ses membres ne reçurent aucun choc appréciable, et pourtant, après cette chute, il se trouva sur la pointe aiguë d’un rocher entouré de tous côtés par le vide.

L’intrépide Mac-Foote était toujours auprès de lui, pâle, mais gardant assez bien son équilibre. Leur situation était assurément effrayante. Le moindre faux mouvement pouvait les lancer dans un abîme sans fond.

— Ne craignez rien, mon honorable ami, dit le juge qui tremblait de tous ses membres ; tout cela n’est qu’illusion et fantasmagorie !… Nous n’avons point changé de place et nos pieds sont toujours sur le même plancher solide… Mais tout cela est si parfaitement imité !

Le sous-intendant de la police haussa les épaules. Il était à bout de patience. La voix de la voûte mugit quelques paroles emphatiques ; les murailles craquèrent, et l’on dut passer à d’autres exercices…

Ces momeries sont bien vieilles, presque aussi vieilles que le monde. Depuis les prêtres égyptiens, elles ont effrayé les imaginations faibles et subjugué l’ignorance durant quarante siècles. La Pythie leur empruntait une bonne part de son prestige sous les voûtes païennes de Delphes. Elles aidaient merveilleusement à la prospérité de tous les établissements d’oracles, et nous les retrouvons, au Bas-Empire, jusque dans le palais des Césars dégénérés. Plus tard, elles mirent un peu de drame dans les monotones ténèbres des sociétés secrètes, qui tinrent toujours le poignard d’une main quelque peu tremblante. Puis, de loges en ventes, ce fut une complète dégringolade. Elles tombèrent des grands souterrains de l’Allemagne féodale dans quelques caves de boutiquiers, où des bonnes gens s’en amusent encore, quand ils sont las de se disputer de la consommation au piquet.

Il y a loin de la copie puérile et bourgeoise au redoutable original, loin de ces spectres en carton aux mortelles épreuves de l’antre de Trophonius et des cavernes du nome de Memphis. Les prêtres de Thèbes la superbe et les magiciens qui menaient les grands mystères aux temps des Pharaons verraient de mauvais œil sans doute ces pauvres parodies, et leur baguette infernale ferait surgir peut-être de véritables monstres qui dévoreraient tout le personnel de la représentation, initiés et machinistes…

On ne fit grâce au sous-intendant de police ni de l’épreuve de l’eau, ni de l’épreuve du feu. Les murailles craquèrent encore trois ou quatre fois ; la voix de la voûte prononça une couple d’absurdes sentences ; puis une main mystérieuse saisit Daws dans l’ombre et l’entraina rapidement.

— Ouf !… fit le pauvre Mac-Foote.

Après ces épreuves formidables, ces flammes, ces monstres, ces poignards, le moins qu’on pouvait attendre, c’était une réunion composée de moines espagnols, de francs-juges allemands, de bravi vénitiens et de traîtres du mélodrame français.

Daws monta trois ou quatre marches ; une porte s’ouvrit, et il se trouva dans une chambre confortablement meublée, où quelques douzaines de braves gens prenaient paisiblement le thé.

Il n’y avait rien de menaçant dans cette tranquille assemblée, à l’exception d’un grand portrait représentant un grand Écossais à jambes nues, qui tenait d’une main une momie égyptienne, de l’autre un gigantesque coutelas. Ce portrait était celui de feu Dugald Campbell, en son vivant marchand de gilets de coton, inventeur de la franc-maçonnerie orangiste et fondateur de la loge supérieure de Galway…

Joshua Daws eut une entrée solennelle. Tous les membres se levèrent à la fois. Il y eut d’énormes saluts échangés et un nombre considérable de textes bibliques cités à tort ou à propos. Pour la forme, le président de l’assemblée, qui était un médecin roux du nom de Fitz-Roy, avertit l’étranger que la divulgation des secrets de la compagnie était punie de mort. Daws se le tint pour dit, et l’assemblée garda son sérieux. Il y avait là une grande partie des personnages que nous avons vus dans le parloir réservé de Saunder Flipp, à l’auberge du Roi Malcolm ; mais ici tous ces braves gentlemen étaient à peu près à jeun et gardaient une contenance en rapport avec la gravité de leur délibération.

Il ne faut point oublier que c’étaient là des chefs du grand parti orangiste, de ce parti vaillant qui prétend écraser O’Connell d’une main et de l’autre serrer le mors dans la bouche du premier ministre de Sa Majesté Britannique, dût-il lui briser toutes les dents.

Nous mentionnerons d’abord le lieutenant-colonel Brazer, soldat de fortune, brave comme son épée et stupide comme son cheval, entêté, borné, ami de l’absurde, irritable, rancunier, routinier, un vrai guerrier. Il y avait ensuite le gros procureur O’Kir avec sa Bible sous le bras, le bailli Payne et le sous-bailli Munro, deux personnages qui étaient l’un à l’autre dans les proportions du geôlier Allan et du bon porte-clefs Nicholas ; l’intendant Crackenwell, dont le regard froid et sceptique semblait railler l’importance bouffie de ses collègues ; deux ecclésiastiques, John Box, doyen de Saint-Pierre, et le vicaire Peter Proot : ces deux révérends étaient de douces gens un peu égoïstes, un peu avares et très-orgueilleux, qui jouissaient d’une grande estime dans le monde protestant de Galway. Il y avait le bon avocat Tom Picklock, l’architecte Shaker, le chirurgien Algernon Knife, le banquier Bullion et l’alderman Frown. Et bien d’autres : des marchands, des agents de propriétaires absents, des hommes d’affaires, des professeurs et des oisifs.

Tous ces membres du club orangiste de Galway, ou plutôt de la loge supérieure, comme ils aimaient à l’appeler, avaient des physionomies bonnes à décrire ; malheureusement ils étaient trop, et nous reculerons devant l’embarras de choisir.


XI

La loge supérieure.
(Suite.)


Après le premier feu des saluts, le révérend John Box se fit présenter à Joshua Daws.

— Je pense qu’il serait urgent, dit-il en se tournant vers l’assemblée, de demander tout d’abord au gentleman comment il entend la question du baptême, controversée entre le révérend Peter Proot et moi.

Peter Proot s’élança hors des rangs, comme un coursier qui sent l’odeur de la poudre.

De même que son rival, il avait sous le bras une énorme Bible dont la tranche portait les marques d’un long et fréquent usage.

— Demandez ! demandez, M. Box ! dit-il. Aujourd’hui comme toujours je suis prêt à soutenir ma thèse.

Il ouvrit sa grande Bible et en fit voler les pages, à l’aide de son pouce, passé sur sa langue préalablement, avec une effrayante prestesse. C’était un homme d’une quarantaine d’années, vif, brun et taillé en soldat. Le doyen de Saint-Pierre, plus âgé de dix ans à peu près, avait une figure quasi vénérable. Son pouce, non moins habile que celui du vicaire, toucha sa langue, et tourna les feuillets de sa Bible avec une égale rapidité. Ces deux révérends étaient là-dessus d’une force incontestable. Déjà ils se mesuraient avec des yeux d’athlètes qui vont entamer un acharné combat, lorsque la grosse voix de Brazer réclama énergiquement bataille ajournée.

Les deux révérends fermèrent leurs Bibles, et regagnèrent leurs places d’un air désappointé.

— Messieurs, dit le colonel, j’ai usé de mon droit d’ancien membre de la loge supérieure, et je vous ai fait convoquer pour avoir votre avis sur une question de haute importance.

— Pas plus importante que le baptême peut-être ! grommela John Box.

— Écoutez ! écoutez !

— Percy Mortimer, reprit Brazer, nous a laissés aujourd’hui dans un cruel embarras !…

— Le misérable modéré ! dit le bailli Payne.

— Le traître !

— Le nécessitaire !

— Écoutez ! écoutez !

— Il mérite bien une punition, n’est-ce pas ?… poursuivit le colonel en adoucissant sa grosse voix jusqu’à la rendre insinuante.

— Oh ! certes !… une punition grave ! répondit-on de toutes parts.

— Eh bien ! messieurs, reprit le lieutenant-colonel qui renfla sa voix, le châtiment est tout trouvé… je viens de recevoir la nouvelle d’un engagement entre les dragons et les ribbonmen… le major a pris la fuite devant l’ennemi… nous pouvons le perdre.

La loge supérieure se frotta les mains à l’unanimité.

— Il a fui, répéta Brazer, fui comme un lâche coquin qu’il est, et, vis-à-vis de tout autre, je n’hésiterais pas à appliquer de mon chef la loi militaire… Mais il a su capter de hautes protections… il me faut votre aide morale, messieurs et honorables collègues…

Le club promit son aide morale.

— Maintenant, dit John Box, je présume que le révérend Peter Proot et moi nous pourrons…

— Quelle est la peine de l’officier qui a fui devant l’ennemi ? demanda le médecin Fitz-Roy.

— La mort, répliqua Brazer.

— Mais s’il ne revient pas ?

— Au bout de quarante-huit heures il sera considéré comme ayant déserté. La désertion met hors la loi… Tout sujet fidèle de sa très-gracieuse Majesté aura le droit de le tuer comme un chien…

Il y eut dans la loge un murmure content.

— Voilà qui est très-bien ! dit le procureur O’Kir ; puissent ainsi tous les ennemis de la foi pure tomber dans le piège !

— J’ai toujours pensé, reprit Mac-Foote, qui n’était pas fâché de se poser en membre influent vis-à-vis de Joshua Daws, j’ai toujours pensé que ce diable d’homme s’entendait parfaitement avec les ribbonmen… Ses blessures, voyez-vous, me paraissent un jeu joué… On ne le tuait jamais, en définitive !

— C’est vrai !

— C’est constant ! Oh ! le scélérat rusé !…

— Il savait fort bien où étaient les Molly-Maguires… et je tiens de bonne source qu’il les faisait prévenir d’avance…

— Je souhaite que Dieu lui pardonne, nasilla le vicaire Peter Proot, mais les hommes ne lui doivent point de pitié !

— Brazer écoutait cela d’un air singulièrement satisfait. Il était jaloux de Mortimer, et, s’il est une passion implacable, c’est la jalousie de la vieillesse vaincue.

— Bien ! bien ! bien ! dit-il par trois fois, je me charge désormais de tout, et j’ose vous promettre que justice sera faite.

— À présent, murmura John Box, il faudrait, je pense, tirer au clair la question du baptême, et savoir…

— Plus tard ! plus tard ! s’écria-t-on.

— Mon opinion est qu’il faut profiter de notre réunion, dit le président Fitz-Roy, pour aviser au moyen de réparer notre échec d’aujourd’hui… James Sullivan, messieurs, en définitive, est-il bien le candidat qu’il nous faut ?

— Non, non, non ! répondit l’assemblée en chœur.

Sur ce point, il n’y eut qu’un avis.

Le comté de Galway demandait à être représenté d’une façon glorieuse, et chacun s’accordait à convenir que Sullivan était tout au plus une médiocrité. Mais qui mettre à sa place ? Ici vingt opinions surgirent.

Le bon avocat Picklock insinua qu’un membre du barreau offrirait naturellement plus de garanties du côté de l’éloquence.

Le procureur O’Kir déclara que la connaissance des affaires était le principal mérite d’un député…

Le docteur Fitz-Roy donna à entendre que l’exercice de la profession médicale impliquait une profonde science du cœur humain. Et quoi de plus nécessaire à un législateur que la connaissance des hommes ?

Knife, le chirurgien, qui n’était pas à cela près d’un calembour, prétendit que sa spécialité lui permettait à tout le moins de tailler dans le vif et de trancher les questions nettement, ce qui fut trouvé médiocre.

L’architecte, le professeur, le bailli, le banquier, les marchands et tous ceux qui pouvaient prétendre à quelque influence, suivirent rondement cet exemple et se mirent en avant.

Quand on compta les suffrages, chacun de ces gentlemen eut sa voix ; quelques-uns allèrent jusqu’à deux voix ; l’alderman Frown eut trois voix, à cause de sa charge.

C’était là une position brûlante ; la loge supérieure bavardait sur un volcan. Il fallait en effet s’expliquer, et toutes ces prétentions personnelles, se heurtant de front, devaient amener une rude mêlée.

La fougueuse opposition des deux révérends écarta tout d’abord le banquier Bullion, parce qu’il était soupçonné de puséisme.

Le banquier Bullion mit son veto à l’élection du procureur O’Kir, parce que cet homme de loi était notoirement anabaptiste.

Algernon Knife, le chirurgien, était dissident ; l’avocat faisait partie de la secte des non-conformistes ; le sous-bailli Munro était quelque peu presbytérien ; le bailli Payne frayait avec des quakers.

Puis venaient de ces sectes sans nom que l’absence d’unité multiplie, et qui arrivent de plein pied au grotesque. Le père du professeur Hull avait été durant soixante ans un membre fidèle de l’Église établie, puis un beau jour il avait lu sa Bible de travers. De ce moment, il accomplit son petit schisme ; son fils, le professeur Hull, était hulliste.

Il y avait des brownistes, ainsi nommés de

Brown, meunier du comté de Clare, qui fonda, vers le commencement de notre siècle, cette secte importante. Il y avait les berristes, partisans du bachelier Berry, qui se faisait fort de rebâtir les doctrines d’Arius.

Chacun avait sa petite croyance, sa secte close, qui ne ressemblait point à la secte de son voisin, et où il était chez lui comme derrière son mur. Dans cette assemblée qui, au premier abord, avait une physionomie tout anglicane, on n’eût trouvé réellement que deux anglicans purs, qui étaient grassement payés pour cela : John Box, doyen de Saint-Pierre, et le vicaire Peter Proot.

Encore les deux révérends étaient-ils gravement en dissidence sur plus d’un point important : John Box voulait, entre autres choses, que le baptême fût donné exclusivement à l’aide d’eau de puits ou de fontaine, et Peter Proot soutenait que l’eau de mer était le liquide le plus propre à conférer ce sacrement.

Un jour on avait cru à la possibilité de paix entre les deux dignes clergymen. Box faisait une concession. Il proposait de se réunir à l’avis de Peter Proot si ce dernier voulait faire distiller son eau de mer. Mais le vicaire avait pour lui des textes accablants ; il dut être inflexible…

Durant une demi-heure, l’assemblée orangiste fut livrée à la confusion des langues. Tout le monde parlait à la fois et parlait pour soi ; personne ne voulait écouter ni entendre. Enfin tous les membres de la loge supérieure s’étant exclus mutuellement et fraternellement, la paix fut faite.

Méthodistes, anabaptistes, presbytériens, dissidents, non-conformistes, puséistes, quakers, brownistes, berristes et hullistes décidèrent qu’ils n’étaient bons à rien et réunirent de nouveau leurs voix sur James Sullivan, mais avec cette restriction que Sullivan devrait s’engager par acte authentique à voter dans le sens des opinions de la loge supérieure. Or Dieu sait si c’était là une œuvre facile ! Si absurde que soit une opinion, il est possible de s’y conformer ; mais la loge supérieure avait autant d’opinions absurdes que de membres.

— Il faut le faire signer, dit le procureur O’Kir, signer bel et bien !

— Et corroborer sa signature ; ajouta le révérend John Box, par un bon serment sur la Bible !

Il ne faut pas abuser des serments !… fit observer le révérend Peter Proot.

Ceci était un des mille casus belli qui tombaient entre les deux clergymen chaque journée.

Mais la voix générale se mit au-devant de leur courroux.

— Il signera, criait-on ; il signera et il jurera ! et il déposera une bonne somme qui sera sa caution !

On battit des mains à cette dernière idée.

— Il promettra, dit le bailli Payne, de provoquer la mise en accusation de Robert Peel, dès la prochaine session.

— C’est peut-être bien fort, objecta Crackenwell qui n’avait point parlé jusque-là.

— C’est à peine assez fort ! riposta aigrement l’avocat Picklock. Robert Peel a parlé dernièrement du barreau dans des termes que je ne veux pas qualifier… c’est un abominable traître !

— C’est l’ennemi mortel de la suprématie protestante, dit John Box d’une voix creuse. Il est vendu à Satan !

— Que n’a-t-il pas fait dans cette année maudite ! reprit le hulliste Hull. Il a soufflé à la chambre des lords cet arrêt infernal qui a remis O’Connell en liberté…

— Il a proposé le bill de Maynooth ! gronda le révérend Proot.

— Il a proposé le bill des collèges ! appuya le révérend Box.

— Il nous a renvoyé Mortimer avec le grade de major !…

— Pour nous humilier et se moquer de nous !…

— Il s’est fait l’allié des whigs !

— L’allié des whigs et des papistes ! Wellington et lui partagent avec O’Connell la rente du Repeal !…

Il y eut un tonnerre de bravos à ces dernières paroles.

Puis le révérend Box poursuivit :

— Sullivan signera l’engagement d’exiger le rétablissement des dîmes ecclésiastiques.

— Et le rappel de l’émancipation catholique, ajouta Peter Proot.

— Ceci est la moindre chose, opina l’assemblée tout d’une voix.

— Au cas où Mortimer parerait la botte que nous allons lui porter, dit Brazer, Sullivan devra s’engager à le faire destituer ignominieusement.

— Et à le dénoncer au gouvernement de la reine !

— Et à le faire pendre !

On en arrivait là toujours.

— Il signera l’engagement, reprit le procureur O’Kir, de maintenir notre code pénal, au moyen duquel nous bridons encore un peu ces coquins de papistes !

— Il signera l’engagement de porter au pouvoir un ministère entièrement composé d’orangistes !

C’était le bon Mac-Foote qui venait de faire cette superbe motion. On faillit le porter en triomphe.

L’assemblée, de plus en plus échauffée, trouvait sans cesse des clauses nouvelles à joindre au cahier des charges du malheureux candidat James Sullivan. Elle demandait la tête d’O’Connell, la tête des principaux partisans du Repeal, la tête de Percy Mortimer, la tête des ministères de la reine et une quantité d’autres têtes ; tout cela en buvant du thé que versaient de vieilles servantes à la mine discrète et respectable. Ils parlaient de sang et de gibet tout bonnement et à petites gorgées ; ils enterraient les personnages les plus illustres du royaume avec la même innocence qu’ils eussent mise à faire leur partie quotidienne de whist ou de backgammon.

La chambre où ils se trouvaient était à quelques pieds au-dessous du sol de la rue ; les fenêtres en étaient fermées hermétiquement, et des lampes y brûlaient pour suppléer à la lumière du jour. Enfin il y avait dans le choix de ce local une affectation de mystère qui cadrait parfaitement avec les momeries de la salle des épreuves. Tout Galway savait que les orangistes s’assemblaient en ce lieu ; leur secret était, dans toute la rigueur du terme, le secret de la comédie.

Or Galway, ce jour-là, était ivre et en train de s’amuser. Au moment où la réunion orangiste arrivait à son plus haut point d’intérêt ; au moment où l’on tuait O’Connell, Robert Peel et bien d’autres, de rudes coups retentirent contre les volets qui fermaient les fenêtres. Un silence profond se fit dans la salle.

Joshua Daws, que cette farce avait d’abord diverti, se prit à regretter sa curiosité. Il regarda autour de lui et vit tous ces honnêtes visages de bourgeois devenir affreusement pâles.

Mac-Foote tremblait tant qu’il pouvait, les deux révérends étaient jaunes de frayeur. Les autres s’interrogeaient de l’œil, guettant une parole rassurante, et n’obtenant qu’un silence épouvanté.

Les coups redoublaient au dehors ; à leur fracas retentissant se mêlaient de confuses clameurs. Il y avait évidemment une innombrable foule rassemblée devant la maison.

— Si nous nous en allions ?… dit le juge Mac-Foote.

— Il n’y a qu’une issue…, répondit le bailli Payne.

Toutes les têtes se courbèrent. Les volets de bois craquaient. On pouvait suivre aisément les progrès de leur destruction, et le moment approchait où ils allaient tomber, brisés, au dedans de la salle souterraine.

Le colonel Brazer se leva et remit sur la table sa tasse de thé commencée.

— C’est un siége ! murmura-t-il, un siége en règle !… Avons-nous des armes ici ?

— Nous avons les poignards des épreuves, répliqua Munro d’un ton plaintif ; nous avons des piques égyptiennes et des épées de bois…

Un long gémissement suivit cette réponse. Joshua Daws commença à trembler pour sa vie.

— Il faut au moins faire bonne contenance, reprit le vieux soldat ; ces coquins de papistes auront autant de peur que vous… et il ne s’agit souvent que de montrer des armes pour n’avoir pas besoin d’en faire usage… À défaut de pistolets et de fusils, messieurs, je vous invite à faire comme moi et à prendre ce que nous trouverons.

Personne n’eut le cœur de répondre. Brazer saisit une lampe et se fit suivre par les deux vieilles servantes, plus mortes que vives. Il se rendit dans la salle des épreuves. La lumière de la lampe éclaira un pêle-mêle de cordages et de poulies, de vieux tableaux, des miroirs et un amas poudreux de décorations théâtrales. C’était l’attirail complet servant à produire ces illusions d’optique qui procuraient de si profondes émotions au pauvre juge Mac-Foote. Brazer prit sans choisir des coutelas de fer-blanc, des piques dorées et des épées de bois, puis il revint dans la salle des séances. Les malheureux orangistes étaient aux abois, les volets ne tenaient plus, et à travers leurs ais à demi brisés on entendait les sauvages clameurs de la foule.

Et la foule criait :

— À mort ! à mort !…

Les deux révérends avaient ouvert leur Bible et récitaient des textes au hasard.

Parmi les autres membres de l’assemblée, les uns se tordaient les mains en criant au secours, les autres s’étaient jetés à genoux et donnaient leurs âmes à Dieu.

Brazer leur fit un petit discours militaire et parvint à les relever un peu. Il distribua tant bien que mal ses armes de parade, et réussit à ranger ses soldats en ligne au-devant des fenêtres. Ils n’étaient pas absolument disposés à vendre chèrement leur vie, mais ils avaient désormais une velléité de faire bonne contenance, afin d’essayer au moins d’effrayer l’ennemi.

Le juge Mac-Foote tremblait au premier rang. Il avait une grande pique égyptienne dont le bois peint était tout couvert d’hiéroglyphes. O’Kir brandissait un poignard de fer-blanc épouvantable à regarder ; Munro, Payne, le professeur hulliste, le médecin et le banquier avaient de grandes et belles épées de bois.

Tout cela présentait un aspect singulièrement belliqueux.

— Éteignez les lampes ! dit Brazer.

Les vieilles femmes soufflèrent les lumières et s’enfuirent en hurlant.

L’instant fatal approchait. Les volets, mis en pièces, tombèrent à l’intérieur avec fracas. Tous les membres de la loge supérieure de Galway fermèrent à la fois les yeux et attendirent la mort. La foule vociférait d’affreuses menaces, mais personne n’entrait dans la salle basse. Les malheureux orangistes, qui n’osaient point ouvrir les yeux, s’étonnaient de cet instant de répit ; ils n’entendaient point le son des souliers de bois sur le plancher de la salle, et nul assiégeant n’avait encore fait irruption dans le lieu sacré de leurs assemblées.

Mais en ce moment un bruit inexplicable se fit, et les orangistes sentirent à leurs pieds une subite fraîcheur.

Les plus hardis ouvrirent les yeux. Ils virent devant les soupiraux des figures grimaçantes qui se démenaient en clamant. La sensation de froid gagnait, gagnait et montait le long de leurs jambes. Le bruit inexplicable continuait de se faire entendre, et les pauvres orangistes, se croyant le jouet d’une illusion, voyaient comme une brillante cascade écumer et se précipiter par leurs fenêtres forcées.

— Ils veulent nous noyer ! s’écria Brazer.

Un immense éclat de rire répondit du dehors à cette exclamation, et la cascade redoubla de vigueur.

En même temps des jets de pompe, roides et admirablement dirigés, pénétrèrent dans la salle souterraine. Avant que les orangistes eussent pu se reconnaître, ils eurent de l’eau jusqu’à l’estomac.

Alors ce fut une déroute plaintive ; les malheureux s’élancèrent tous à la fois vers la porte de la salle des épreuves que Brazer avait eu la précaution de barricader, pour se mettre à l’abri au moins de ce côté.

Au dehors, la foule riait, se pâmait et poussait d’impitoyables huées.

Une chaîne qui rejoignait le puits voisin alimentait la cascade sans cesse. Les pompes, servies par le roi Lew et ses redoutables matelots, jouaient sans relâche, et dans la salle l’eau montait, montait toujours. Les plus petits perdaient plante ; le juge Mac-Foote se mit à nager ; les deux révérends barbotaient à l’envi, sans plus se soucier de disputer sur l’eau de mer et l’eau de puits.

C’était la plus belle et la plus complète épreuve qui eût jamais eu lieu pour les initiés de la loge supérieure. Quand la porte s’ouvrit enfin, il n’y avait pas un adepte qui ne fût à la nage.

L’eau s’écoula par cette large voie, la foule des malheureux orangistes s’échappa de même par cette issue, pataugeant, se poussant et blasphémant comme si elle n’eût point été composée de saints devant le Seigneur. Il y avait dans le cœur de tous une sourde colère. Brazer écumait et grinçait des dents.

Tandis qu’il rentrait dans sa maison, poursuivi toujours par les huées de la foule, il se disait :

— Que Dieu me damne ! ce misérable Percy payera pour tout cela !…


XII

Le Corrib.


Nous revenons dans le bog de Clare-Galway, au moment où l’arrivée de l’heiress troubla inopinément la vengeance des Molly-Maguires.

Ceux-ci ne prenaient plus désormais la peine de se cacher ; ils étaient rassemblés en foule, hommes, femmes et enfants, sur le bord fangeux du Doon, qui leur présentait en cet endroit un obstacle infranchissable. Les dragons continuaient à se débattre dans la vase ; les uns parvenaient à se reprendre aux débris de la chaussée, les autres mouraient. La plupart des chevaux avaient déjà disparu.

Personne, parmi les ribbonmen, n’avait reconnu Ellen Mac-Diarmid.

Jermyn lui-même ne se doutait point que la mante rouge recouvrait sa noble cousine. Mais au moment où son fusil partait, un souffle de vent ou la rapidité croissante du galop des poneys souleva le capuchon de l’heiress. Jermyn aperçut son visage, et la vit en même temps chanceler. Il sentit la mort entrer dans son cœur, car il pensa l’avoir blessée.

Et tandis que les Molly-Maguires poussaient des cris de sauvage triomphe, il laissa échapper son arme et tomba comme foudroyé.

Son coup avait porté, mais ce n’était pas Ellen qui avait été frappée.

Au moment où Jermyn avait tiré, les deux fugitifs se présentaient de profil et galopaient serrés l’un contre l’autre. Le major restait seulement un peu en arrière. La balle du mousquet de Jermyn l’atteignit à celui de ses bras qui était blessé déjà ; la douleur en fut plus vive, et il chancela sur son cheval.

Ellen, qui le vit pâlir, se pencha et le soutint de sa main étendue ; elle sentit la taille du major qui s’affaissait inerte ; elle vit ses yeux se fermer.

Ils étaient à l’endroit le plus découvert du bog, et la moindre halte les eût mis aux mains des Molly-Maguires en fureur. Depuis quelques secondes, en effet, leur course avait hésité, parce que Mortimer voulait revenir vers ses soldats en péril, et qu’il cédait seulement à la menace d’Ellen, qui lui disait :

— Si vous allez mourir, j’irai mourir avec vous !…

Il la suivait, mais avec répugnance, et son dessein formel était de regagner la chaussée de planches dès qu’il aurait mis Ellen hors de la portée des balles.

Mais cette nouvelle blessure qui venait le frapper convalescent à peine et affaibli par tant d’autres blessures plus anciennes, l’avait abattu complétement et tout de suite. Ses yeux se voilèrent ; il ne vit plus rien.

Le cœur de l’heiress se serra sous l’étreinte d’une mortelle angoisse, mais elle ne s’arrêta point, parce que les Molly-Maguires rechargeaient leurs armes et que le major restait à portée de mousquet du cours du Doon.

Au contraire, elle pressa la course des deux chevaux avec une ardeur croissante et mit ses deux bras à soutenir le major, se confiant, pour la direction à suivre, sur l’instinct fidèle des deux poneys.

Ceux-ci, prenant un élan nouveau, bondirent, effleurant à peine de leurs sabots légers le gazon spongieux du bog ; ils allaient comme le vent, toujours côte à côte, et mesurant avec une précision admirable la vitesse égale de leur course.

Ceux des dragons qui étaient parvenus à s’accrocher aux assises de la chaussée regardaient cette fuite avec un désespoir mêlé de rancune.

Ils étaient restés au fond du précipice : l’un d’entre eux se sauvait sans s’occuper de leur misère ! Celui-là était le chef, et il avait pour devoir rigoureux de rester le dernier au milieu du péril. Et il fuyait ! Et sa fuite se dirigeait, non point du côté de Tuam, où restaient en garnison leurs camarades qui eussent pu apporter du secours, non point du côté de Galway, où l’on aurait pu trouver de l’aide, mais vers les lacs ! Il fuyait, en un mot, pour fuir et non pour aller chercher un remède à la terrible agonie de ses soldats.

— Le cornette Dixon s’est sauvé, disaient les malheureux ; mais c’est un brave cœur !… il est allé du côté de Tuam, et si un secours nous vient, c’est à lui que nous le devrons.

— Courage, M. Brown, disaient les autres, encore un effort, et vous sortirez de ce trou maudit !… Ah ! nous sommes heureux de vous voir hors de peine, vous, et nous savons bien que si votre cheval peut vous porter jusqu’à Galway, nous aurons de l’aide avant ce soir !…

L’enseigne Brown avait tenu la tête de la cavalcade depuis le commencement du voyage, et il était le plus avancé de toute la troupe. Son cheval, qui était excellent et moins lourd que ceux des simples soldats, ne s’était abattu qu’après de nombreux efforts et touchait presque l’endroit où avait cessé l’œuvre des ribbonmen.

Une distance de quelques pieds le séparait seulement de la partie de la chaussée de planches qui restait intacte. Cette distance avait été franchie à peu et avec des efforts incroyables. Au moment où les Molly-Maguires, tournant le dos à cette partie de la chaussée, s’occupaient exclusivement de la fuite du major, l’enseigne Brown parvint à s’accrocher des deux mains au terrain solide. Il grimpa sur les planches sans abandonner la bride de son cheval, et s’attelant ensuite à cette bride, il aida sa monture à le suivre.

— Oh ! M. Brown, dirent les malheureux dragons, que Dieu vous protège et souvenez-vous de nous !

Brown était déjà en selle ; il piqua son cheval qui secoua ses flancs chargés de boue et partit au galop.

Les dragons ne lui envoyèrent que des bénédictions, car ils espéraient en lui.

Quant au major, ils le maudissaient et l’accusaient de lâcheté. C’est à peine si les Molly-Maguires eux-mêmes étaient animés contre lui de sentiments plus hostiles. Et Dieu sait pourtant que les Molly-Maguires avaient la rage au cœur, et qu’ils auraient donné tout le reste de leur vengeance pour cette proie qui leur échappait !

Les poneys cependant avaient couru vaillamment. On n’apercevait plus les deux fugitifs que comme un point rouge dans la direction du Corrib : ils disparurent tout à fait derrière les arbres qui s’étendent comme un cordon vert entre le bog et le lac.

Ellen s’arrêta ; sans descendre de cheval, elle déchira la manche de l’uniforme du major, et serra son mouchoir de toile sur la plaie. Le sang de Percy coulait abondamment.

Mais les Molly-Maguires avaient pu voir l’endroit où les deux fugitifs avaient quitté le marais. Plusieurs d’entre eux avaient déjà quitté le gros de la foule, et l’heiress s’attendait à être poursuivie. Il n’était pas temps encore de s’arrêter.

Les poneys, dont les flancs fumaient, reprirent intrépidement leur course parallèle. Mortimer poussa un gémissement faible en se sentant secouer de nouveau ; mais son regard était comme mort, et il ne se rendait point compte de ce qui se passait autour de lui.

L’heiress ne s’arrêta qu’au bord même du lac ; elle rendit la liberté à ses petits chevaux qui se couchèrent, haletants, dans l’herbe fraîche. Mortimer ne pouvait point se soutenir sur ses jambes ; si Ellen eût lâché prise un seul instant, il serait tombé à la renverse ; mais avec l’aide de la jeune fille, il restait debout.

Il y avait une barque attachée dans les roseaux, la même barque qui avait servi naguère à Ellen pour traverser le Corrib. Car c’était la deuxième fois que l’heiress faisait aujourd’hui cette longue route. Elle parvint à coucher Mortimer au fond de la barque, et saisit les avirons.

Le bateau léger se prit à fendre l’eau rapidement. Ellen savait manier la rame depuis son enfance, et souvent elle avait lutté de vitesse, en jouant, avec les pêcheurs du Corrib.

Tant que la barque resta en vue sur la surface unie du lac, la jeune fille n’eut garde de ralentir son mouvement ; son beau visage, animé par la fatigue, se couvrait d’une rougeur épaisse, et son front se mouillait de sueur ; mais-elle ramait toujours, et son ardeur semblait renaître sans cesse à la vue de Mortimer qui se couchait, immobile et pâle, sur les planches du bateau.

Enfin la barque entra dans le petit archipel d’îlots verdoyants qui se groupent au centre du lac. Il y eut bientôt une île, puis deux, puis trois, entre Ellen et le rivage qu’elle venait de quitter. À supposer que les Molly-Maguires eussent atteint le rivage du Corrib et que leur regard hostile épiât la barque, ils devaient la perdre de vue bientôt au milieu de ce dédale où elle était engagée.

Les efforts d’Ellen se ralentirent. Elle était à une cinquantaine de brasses de la plus grande des îles du Corrib, qui porte, à demi cachées derrière un exubérant rideau de verdure, les ruines vénérables de l’abbaye de Ballilough.

Ces ruines sont vertes comme les beaux arbres qui les entourent. La mousse et le lierre ont fait un vêtement épais à ces gothiques arceaux. De vieux troncs de chèvrefeuilles jettent chaque année leurs tiges frêles d’une ogive à l’autre et pendent en guirlandes, remplaçant la voûte tombée. C’est comme un immense berceau. On ne voit plus les broderies de pierres et ces délicates sculptures que l’art du quatorzième siècle jetait à profusion le long des murailles saintes. Tout a disparu sous le vert tapis qui est vieux comme les ruines elles-mêmes et que les siècles ont tissé lentement.

L’île entière est comme la vieille abbaye ; le sol y disparaît partout sous le luxe d’une végétation opulente. Elle ressemble à un bouquet de verdure, disposé avec art et gracieusement arrondi, qui surgirait sur l’eau bleue du Corrib.

Tout autour de ses bords, des aunes et de grands saules s’élancent pour retomber en arcades et baigner leurs basses branches dans le lac. Entre l’endroit où elles plongent et la terre, il y a comme une voûte continue, tantôt large, tantôt étroite, mais capable, la plupart du temps, de tenir une barque à l’abri.

Ce fut à cette île qu’Ellen aborda. Elle écarta les branches des saules, et son bateau se glissa derrière les longs rameaux, qui se refermèrent sur lui. Du dehors il était désormais impossible de l’apercevoir.

Ellen jeta les rames et se mit à genoux auprès de Mortimer. Jusqu’à cette heure, elle avait conservé la force infatigable que les riches natures gardent dans le danger ; mais le danger faisait trêve ; Ellen sentit un vent de faiblesse souffler sur son âme et l’amollir. Elle était seule en face de Mortimer, non évanoui, mais plongé dans cet engourdissement inerte qui suit certaines blessures. Elle n’avait de secours à espérer de personne ; tout ce qui l’entourait lui était ennemi. Il fallait panser Mortimer ; il fallait le sauver.

Ellen n’avait point pour cela les connaissances nécessaires. Parfois, après les fêtes batailleuses du Connaught, quelqu’un des Mac-Diarmid rentrait à la ferme avec une fêlure au crâne, avec un bras meurtri ou la poitrine déchirée. Ellen avait coutume de panser toute seule ces blessures. Mais il s’agissait ici d’un coup de feu ; quel chemin avait suivi la balle ? était-elle sortie, ou se logeait-elle dans les chairs du major ? Ellen osait à peine toucher son bras malade, et ses doigts hésitaient à dénouer le mouchoir appliqué sur la blessure.

Pour cette œuvre dont dépendait le salut du major, il fallait plus de courage à la noble fille que pour braver les balles des Molly-Maguires. Un instant elle demeura sans force, agenouillée auprès du blessé ; elle contemplait avec désespoir son visage livide, et comptait machinalement les pulsations presque imperceptibles de son pouls affaibli.

Les yeux du major étaient fermés ; ses traits, décolorés et comme privés de vie, gardaient une sorte de sérénité calme. On eût deviné que son dernier regard avait rencontré une figure aimée.

Ellen perdait à le contempler ce qui lui restait de courage. Le plus cruel aurait eu pitié en voyant cette généreuse nature courbée sous le poids trop lourd de sa détresse.

Elle ne pleurait point : elle souffrait trop pour avoir des larmes.

Quelques minutes se passèrent, durant lesquelles son inaction, qui lui était un reproche, mit le comble à son désespoir. En même temps une idée cruelle et qui n’avait point trait au danger immédiat du major vint à traverser son esprit. Dans ses longues causeries avec son amant, elle avait puisé la connaissance des mœurs anglaises ; elle savait ce qu’avait d’inflexible et de rigide la discipline militaire des Saxons ; elle savait en outre combien de haines jalouses et envenimées s’ameutaient autour de l’homme fort qui avait prétendu mettre la justice entre les rancunes aveugles des partis.

Elle se souvenait de l’énergique vouloir de Mortimer, dont le premier mouvement avait été de s’élancer vers la chaussée de planches lorsqu’il était sorti du lit fangeux du Doon.

Là était sans doute son devoir, et l’heiress devinait que Mortimer n’avait consenti à la suivre que pour l’égarer elle-même loin du péril et revenir dès qu’il l’aurait mise à l’abri.

Au lieu de cela elle l’avait entraîné, laissant derrière lui ses soldats à l’agonie. Certes, il ne lui avait point été possible d’en agir autrement ; mais, pour les malheureux qui se mouraient au milieu des bogs, cette fuite involontaire du major devait se présenter sous un autre aspect.

Et la veille, Ellen s’en souvenait en tremblant, Mortimer lui avait annoncé la venue du colonel Brazer, son supérieur et son ennemi.

Que de craintes maintenant et plus tard ! que de malheurs pour le présent et pour l’avenir !

Ellen était anéantie, mais de l’excès même de son abattement devait surgir la réaction prochaine. Le vaillant cœur de l’heiress ne pouvait rester longtemps engourdi. Sa noble nature, comprimée un instant, se redressa tout à coup dans sa vigueur retrouvée ; elle se sentit être elle-même de nouveau, et le besoin d’agir la réveilla de son sommeil découragé.

Elle secoua toutes ces pensées lugubres qui voulaient l’accabler, et les rejeta loin d’elle.

Son âme parla et dit : « Il faut le sauver ! »

Elle se pencha, empressée, au-dessus du blessé ; ses mains délicates dénouèrent le linge avec des précautions infinies. Elle ne pâlit point à la vue du sang qui coulait abondamment de la blessure. Il y avait dans ses yeux le courageux et sublime amour d’une mère.

Elle lava la plaie avec l’eau du lac, puis elle retourna le bras pour chercher la balle. Une autre ouverture qu’elle n’avait point aperçue jusque-là lui dit que le plomb avait trouvé une issue.

Elle adressa un sourire au ciel, et sa muette prière alla remercier Dieu. La blessure était sans danger ; elle se sentait assez savante désormais pour la panser et pour la guérir.

Elle appuya le bras de Mortimer sur sa mante rouge pliée en forme de coussin, et toucha la plage d’un bond. Entre les troncs moussus des grands arbres, elle chercha ces herbes connues qui étanchent le sang, et dont la bienfaisante vertu n’est pas plus un secret pour les pauvres filles de la montagne que pour les doctes chirurgiens des villes.

Ce fut l’affaire de quelques secondes ; elle rentra dans le bateau les mains chargées de son butin précieux. La plaie de Mortimer fut de nouveau bandée, et peu d’instants après il sommeillait, couché sur l’étoffe épaisse de la mante.

Ellen était assise auprès de lui comme un bon ange qui sourit à l’âme protégée. Elle contemplait avec un bonheur plein d’amour son repos profond et l’apparence de vie qui revenait lentement à ses traits. Elle tenait une de ses mains entre les siennes, et de temps en temps, pour se payer de son labeur, elle se penchait sur le front pâle du blessé, que sa lèvre effleurait doucement.

C’étaient un bel amour et de chastes baisers. Dieu n’avait fait jamais âme de vierge plus haute ni plus pure. C’étaient un amour profond et des baisers pleins de passion ; jamais Dieu n’avait fait âme de femme plus ardente ni mieux faite pour la tendresse qui s’oublie.

Le sommeil de Percy Mortimer, qui d’abord avait été tranquille, ne tarda pas à s’agiter. La fièvre vint mettre des taches enflammées aux pommettes de ses joues. On voyait qu’il souffrait sur sa couche trop dure, et son souffle, en s’échappant de sa poitrine, rendait un son plaintif.

L’heiress avait songé d’abord à le ramener à Galway dans la soirée. Elle voulait passer les dernières heures du jour sous les ombrages impénétrables de l’île, et profiter des ténèbres pour gagner la rive du lac la plus voisine de la ville.

La distance à franchir à pied était si courte, que le blessé, reposé par quelques heures de sommeil, pourrait la franchir sans trop de fatigue.

Et, une fois à Galway, aucun secours ne pouvait manquer au major. Tout danger serait évité.

Telle avait été la première pensée d’Ellen ; mais, en réfléchissant, des craintes nouvelles lui étaient venues.

Galway, loin de se présenter à elle comme un asile, lui apparaissait tout plein de périls. Là étaient les ennemis les plus acharnés du major. Le colonel Brazer, les autorités protestantes et le club orangiste cherchaient une occasion de se venger.

Ellen, que son amour faisait clairvoyante, devinait cette occasion venue. Elle n’osait plus confier Mortimer à ces hommes qui voulaient sa perte et qui avaient un prétexte de le frapper.

Mais où le conduire ? La nuit allait arriver, humide et froide. Un instant, Ellen songea aux grottes de Muyr où ils avaient passé ensemble des heures enchantées, mais les grottes étaient bien loin, et leurs bouches, que rien ne fermait, laissaient passer l’air froid de la mer. Et puis il n’y avait dans les grottes ni couche pour s’étendre, ni drap pour se couvrir, et c’était un lit qu’il fallait au blessé.

Ellen cherchait. Hélas ! toutes les pauvres demeures de la plaine et des montagnes tenaient leurs portes ouvertes aux hôtes envoyés de Dieu. Il suffisait de s’y présenter pour avoir une place à la table indigente et un coin sur la paille commune. Mais ces portes hospitalières, ouvertes pour tous, devaient se fermer devant le major. Montagnards et habitants de la plaine le regardaient comme un ennemi mortel. Il ne fallait espérer pour lui, l’infatigable chasseur de Molly-Maguires, ni secours ni pitié.

Car, bien que les gens des campagnes ne soient pas tous affiliés, tant s’en faut, aux sociétés secrètes, ils ont pour la plupart les mêmes haines et les mêmes colères que les ribbonmen. Il s′intéressent à eux, ils font cause commune dans le secret de leur cœur, et si, la nuit venue, ils ne prennent pas le masque de toile, c’est par frayeur seulement, et non par répugnance.

Ellen cherchait. Elle ne trouvait point. De quelque côté que se portassent ses regards, partout elle rencontrait des ennemis !

Dans le Connaught entier, le major saxon n’avait qu’elle pour le soutenir et l’aimer.

Et, tandis qu’elle cherchait, le temps se passait. Tout à coup un bruit lointain vint troubler sa laborieuse rêverie.

C’était une fusillade intermittente qui s’entendait du côté des bogs. Ellen s’orienta et reconnut que le bruit venait justement dans la direction de la chaussée de planches.

Il y avait là évidemment une lutte engagée. Ceux des dragons qui n’avaient point trouvé la mort dans le lit fangeux du ruisseau étaient parvenus sans doute à gagner la terre ferme ; peut-être encore était-il arrivé du secours de Tuam ou de Galway.

Ellen se prit à écouter, inquiète. La fusillade se poursuivait, laissant entre chaque coup des intervalles inégaux. On eût dit que la bataille se livrait sur une large étendue de terrain, ou que l′un des partis était en fuite et cherchait à tromper l’attaque.

En même temps d’autres bruits arrivèrent à l’oreille attentive de l’heiress ; c’était un son de rames, battant l’eau dans diverses directions.

Aucun brouillard n’était sur la surface unie du lac. Le regard pouvait s’étendre en tous sens. Ellen mit doucement sa tête entre deux branches ; elle vit plusieurs barques remplies de femmes qui couraient parallèlement et venaient de s’engager dans les canaux sinueux du petit archipel.

Les voix de ces femmes parvenaient maintenant jusqu’à elle. C’était un concert de clameurs bavardes et pressées ; elles parlaient toutes à la fois, gesticulant et tendant leurs bras vers le bog.

Ellen ne pouvait point saisir le sens de leurs paroles.

Une de ces barques doubla cependant l’île voisine et vint à passer si près d’Ellen, que ses avirons agitèrent les branches baignées des saules. Sur cette barque était la femme de Patrick Mac-Duff avec d’autres commères de Knockderry.

― Allons, ma bouchal ! disait-elle ; ils vont tous rester là-bas, si nous ne leur apportons pas des fusils !

— Oh ! les pauvres chéris ! une journée si bien commencée, et qui finit par le malheur !

— Ces coquins de dragons !

— Jésus ! que le diable ait leur âme !

― Allons ! mes filles, allons ! dit Molly Mac-Duff ; nous avertirons les Mac-Diarmid et tous ceux qui sont restés dans les fermes… S’il plaît à Dieu, tout n’est pas fini encore !

La barque disparut derrière un îlot, et les voix s’étouffèrent.

Le major, à demi éveillé par ce bruit, se retourna sur sa dure couche, et poussa un gémissement.

Ellen retenait son souffle. Mais elle souriait, parce qu’une idée de salut venait de traverser son esprit.

Elle s’assit sur une des planches de la barque, et attendit, impatiente.

La fusillade continuait de l’autre côté de l’eau. Trois quarts d’heure environ se passèrent. Au bout de ce temps un nouveau bruit de rames se fit entendre, qui venait dans la direction de Knockderry et des Mamturcks.

Ellen glissa son regard entre les feuilles. Les barques revenaient. Il y avait des hommes maintenant avec les femmes.

Sur le premier bateau qui passa auprès des ruines de Ballilough, Ellen reconnut quatre des Mac-Diarmid, Mickey, Sam, Larry et Dan. Elle savait que Jermyn était dans le bog. Owen et sa femme ne restaient guère à la ferme du Mamturck durant le jour.

Le visage de l’heiress s’éclaira. Ce que les paroles de Molly Mac-Duff lui avaient fait espérer se réalisait de point en point : il ne restait plus personne à la ferme du Mamturck.

Morris peut-être, mais Ellen connaissait le cœur chevaleresque du second des Mac-Diarmid ; elle n’avait pas peur de Morris.

Elle laissa passer l’une après l’autre toutes les barques qui se dirigeaient vers Clare-Galway. Quand la dernière eut disparu derrière les îles voisines, elle attendit quelques minutes encore, puis elle écarta les branches des saules et mit son bateau dans le canal. Ses avirons battirent l’eau sans bruit. Elle dirigea sa route au milieu des îlots, de manière à s’approcher le plus possible de la base des Mamturcks sans sortir du petit archipel.

Quand elle quitta enfin l’abri que lui offraient les îles, ce fut après avoir promené son regard sur toute la surface du lac, où pas un objet suspect ne se montrait désormais. Elle fit dès lors force de rames, et sa barque glissa rapidement sur l’eau tranquille. Au bout de peu d’instants elle avait gagné la rive, au-dessous du petit village de Corrib.

Jusqu’à perte de vue la campagne était déserte. Tous les habitants de ce côté du lac étaient sur l’autre bord.

Le cœur d’Ellen tressaillait d′espérance et de joie. Les événements justifiaient son calcul. Il y avait devant elle une route ouverte.

Mais le plus difficile restait à faire. La route était ardue ; Mortimer pourrait-il la parcourir ? Le voudrait-il ?

Le mouvement doux de la barque avait favorisé son sommeil. Il dormait plus profondément que jamais.

Ellen eût bien voulu respecter ce repos si nécessaire, mais le temps pressait, et les minutes valaient des heures.

Elle prit les mains de Mortimer et prononça son nom tendrement. Il ouvrit les yeux. Ellen le souleva entre ses bras et l’entraîna vers l’avant du bateau.

Percy se laissait faire. Il n’avait point encore la conscience de ce qui s’était passé récemment ; mais le repos lui avait rendu quelque force physique, et il put mettre le pied sur la terre ferme.

Le cœur d’Ellen battait bien fort dans sa poitrine, elle ressentait une vive joie du succès de cette première épreuve, mais il lui restait tant de craintes ! Ce qu’elle redoutait surtout, c’était le réveil de l’intelligence du major.

Elle interrogeait son visage pâli, à la dérobée. Les yeux de Mortimer étaient égarés encore, et il semblait stupéfait, comme un homme qui s’éveille d’un long et profond évanouissement.

Ellen profita de ce trouble. Sans mot dire, elle mit son bras autour de la taille du blessé, et commença à gravir la montagne.

Ils allaient bien lentement. Mortimer semblait un fantôme, et ses jambes chancelaient à chaque pas sous le poids de son corps. Il se laissait guider avec une obéissance passive ; ses yeux attendris se fermaient, blessés par l’éclat du jour ; il ne savait point ce qu’il faisait, il ne savait point où il allait.

Leur course se poursuivait cependant par les sentiers déserts de la montagne. À travers le lac, le bruit presque imperceptible de la fusillade venait encore parfois jusqu’aux oreilles d’Ellen. Elle pressait alors le pas autant que pouvait le permettre la faiblesse croissante du major.

Sur le chemin personne ne croisa leur route. Ils étaient arrivés avec des peines infinies jusqu’à deux cents pas environ de la ferme des Mamturcks, lorsque le major s’arrêta, épuisé.

— Encore quelques pas, dit doucement Ellen.

Mortimer ouvrit les yeux à sa voix et jeta autour de lui son regard étonné.

— Pourquoi suis-je ici ? demanda-t-il.

Ellen pâlit et ne répondit point.

Le major voulut porter ses deux mains à son front, où il y avait comme une lutte entre la lumière et les ténèbres. Ce mouvement secoua son bras blessé ; sa plaie lui donna un élancement aigu.

Il se souvenait…

Ellen sentit sa taille affaissée se roidir sous son bras ; il se redressa de toute sa hauteur, et sa figure reprit ce calme fier qui était son expression habituelle.

— Que Dieu vous pardonne, Ellen ! dit-il. Vous avez abusé de moi, et mon honneur est en péril !

L’heiress baissa la tête sous ce reproche.

Le major, dont la taille s’affaissait de nouveau, sembla chercher quelque chose autour de lui dans la campagne.

— Un cheval ! un cheval ! murmura-t-il, au nom de Dieu ! Ellen, si vous m’aimez, trouvez-un cheval !

Ellen étendit son bras, sans répondre, vers la ferme de Mac-Diarmid.

— Merci, dit Mortimer, qui fit un suprême effort et parvint à marcher vers la maison du vieux Mill’s ; hâtons-nous, hâtons-nous, Ellen, car si je meurs, il faut que ce soit à mon poste !…

Ellen refoula les larmes qui venaient à ses yeux, et se reprit à soutenir la marche chancelante de Mortimer. Son mensonge muet avait réussi.

Ils arrivèrent au seuil de la ferme.

— Un cheval ! un cheval ! murmura Mortimer d’une voix épuisée.

En même temps ses jambes tremblèrent, et l’heiress eut besoin de toute sa force pour l’empêcher de tomber.

À la voix d’Ellen, la petite Peggy accourut et avec elle les deux grands chiens de montagne, qui s’approchèrent du major et le flairèrent en hurlant hostilement.

Le regard d’Ellen se fixa sur eux avec inquiétude.

— À bas, Black ! dit-elle ; à bas, Bell !

Les deux chiens assourdirent leur grondement ; mais ils continuèrent de fixer sur le major leurs gros yeux flamboyants.

Peggy regardait aussi l’étranger avec un étonnement mêlé d’aversion.

L’uniforme anglais ne sait point produire d’autre effet que celui-là dans les pauvres fermes de l’Irlande.

— Peggy, dit Ellen, aide-moi…

L’enfant demeura immobile ; elle n′osait point approcher.

— Aide-moi ! répéta Ellen défaillante.

Peggy, habituée à obéir, s’avança enfin et mit ses deux mains sous l’aisselle du major. Avec le secours de l’enfant, Ellen parvint à introduire Mortimer dans sa chambre, dont elle ferma la porte sur lui.

— Jésus ! disait Peggy stupéfaite. Oh ! Jésus !…

Derrière la porte, les deux chiens grattaient et hurlaient.

Ils étaient, avec Peggy, les seuls témoins de l’entrée du major sous le toit de Mac-Diarmid.

Ellen, toujours aidée par l’enfant, étendit Mortimer sur sa couche.

— Écoute, dit-elle, et que Dieu te punisse si tu me désobéis !… la présence de cet homme doit être un secret pour tous !

— Oh ! noble Ellen, répliqua l’enfant, qui dardait sur le major son regard farouche, un Saxon ! un Saxon maudit !…

Ellen fit un geste d’impérieux commandement, et Peggy murmura :

— J’obéirai, noble heiress !

Les chiens grattaient plus fort et hurlaient à l’envi. Ellen jeta vers la porte un regard d’épouvante.

— Ils le sentent, murmura-t-elle, et Jermyn va revenir !…

Mortimer, étendu sans mouvement sur le lit, remuait ses lèvres sans produire aucun son. On devinait ses efforts muets ; on devinait les paroles prononcées au dedans de lui-même, et que son anéantissement étouffait au passage.

Il voulait mourir à son poste ; il demandait le péril ; il disait :

— Un cheval ! un cheval !…


XIII

Veillée de mort.


La nuit était sombre ; depuis plusieurs heures on n’entendait plus les échos lointains de la fusillade dans la direction du bog de Clare-Galway.

Quelques barques, venant de la rive orientale du lac, avaient abordé déjà au pied des Mamturcks.

Les équipages de ces barques, silencieux et tristes, avaient pris terre et s’étaient dirigés, soit vers le village de Corrib, soit vers Knockderry, soit enfin vers les hameaux dispersés de loin en loin sur la montagne.

La plupart du temps, les groupes qu’avait rassemblés le commun désir de passer le lac se divisaient en touchant la rive ; chacun regagnait sa demeure, et l’on se séparait en murmurant tout bas un morne : Au revoir !

Quelques groupes cependant ne se séparèrent point. Ceux-là, en quittant le bateau qui les avait apportés, tiraient après eux un fardeau lourd ; les plus robustes chargeaient ce faix sur leurs épaules, et les autres suivaient à pas lents, la tête découverte.

C’étaient les Molly-Maguires qui revenaient des bords du Doon et qui rapportaient leurs morts, car il y avait eu combat aux environs de la chaussée de planches.

Tandis que les ribbonmen s’acharnaient autour de leurs victimes, des secours étaient venus à la fois de Tuam et de Galway.

L’enseigne Brown et le cornette qui était parvenu à se sauver avaient fait leur devoir. Tuam envoyait toute sa petite garnison, conduite par le lieutenant Peters. Galway fournissait ses gens de police et les quelques dragons du colonel Brazer.

Il n’est pas dans les mœurs des Whiteboys de résister à la force armée, si inférieure en nombre qu’elle puisse être. D’ordinaire, la vue seule d’un habit rouge ou d’une masse de constable suffit à les mettre en déroute ; mais, en cette circonstance, il n’était pas en leur pouvoir de refuser la bataille. Ils étaient pris entre deux feux, et les dragons qui s’étaient accrochés aux débris de la chaussée de planches, étant parvenus enfin à se dégager avec l’aide des nouveaux arrivants, augmentèrent le nombre de leurs adversaires.

Les bateaux chargés de femmes que nous avons vus traverser le Corrib pendant qu’Ellen s’était mise à l’abri sous les saules de Ballilough, allaient chercher de l’aide à Knockderry et dans les villages environnants, pour dégager leurs maris et leurs frères qui se trouvaient pris à leur tour comme en un piége.

Une moitié des ribbonmen en effet avait pu gagner au large, lors de l’arrivée des dragons de Tuam et des policemen de Galway ; mais une centaine d’hommes s’étaient trouvés cernés. Il ne fallait rien moins que cette circonstance pour amener des Molly-Maguires à tenir pied, en plein jour, contre des dragons de la reine.

Le désavantage était maintenant tout entier de leur côté. Ils étaient mal armés, et le cours du Doon leur opposait un obstacle infranchissable.

Si les policemen eussent été plus hardis, et si les dragons ne se fussent point obstinés à rester en selle sur leurs pesants chevaux, il ne serait pas resté un seul des ouvriers de destruction qui avaient coupé la chaussée de planches.

Mais, soldats de la reine et hommes de police, intimidés par les périls que présentait le marais autour des Whiteboys, laissèrent le combat traîner en longueur, et se bornèrent à décimer de loin, à coups de fusil, les rangs de leurs adversaires.

Pendant cela les femmes revinrent, apportant des mousquets et des munitions. Quelques renforts les accompagnaient. La bataille s’engagea, plus vive, et vers le soir, ce qui restait de ribbonmen parvint à regagner le lac.

Les Saxons n’osèrent pas prolonger la lutte au delà du coucher du soleil, et firent retraite vers Galway.

Pour quelques cadavres de dragons ensevelis dans la fange du Doon, il y avait une soixantaine d’Irlandais couchés morts sur le gazon du bog.

Mais les dragons n’emmenaient point de prisonniers avec eux, et, en se retirant, ils savaient bien que tous ces cadavres étendus dans les diverses places où avait erré la bataille auraient disparu le lendemain.

Si les ribbonmen avaient manqué, en effet, à une de leurs coutumes en combattant sous la lumière du soleil, il n’était pas probable qu’ils pussent déroger à cet autre usage, consistant à faire disparaître durant la nuit les cadavres de leurs morts.

C’est là, parmi eux, une loi constante et qui arrête la plupart du temps les investigations de la justice. Molly-Maguire enterre toujours avant le lever du soleil ceux de ses enfants qui ont succombé en payant la dette de minuit.

Les dragons de la reine ne s’étaient point trompés. Les barques irlandaises, après s’être éloignées du rivage et s’être mises hors de portée des carabines, demeurèrent stationnaires ; elles attendirent : et quand la nuit fut venue, elles se rapprochèrent de la rive.

Des éclaireurs furent envoyés pour s’assurer de la retraite des dragons, puis tout le monde se dispersa sur le vaste champ de bataille qui s’étendait depuis la lisière des terrains cultivés jusqu’à la chaussée de planches.

Chacun savait où était tombé l’ami qu’il avait perdu ; les femmes allaient en pleurant chercher le cadavre de leur mari ou de leur frère. La lune éclairait cette scène funèbre à travers le voile diaphane des brumes d’été. On entendait çà et là des sanglots sourds et des plaintes étouffées.

Les uns trouvaient tout de suite, les autres cherchaient longtemps. Quelques cris de joie s’élevaient au milieu du commun désespoir, lorsqu’une main de sœur ou d’épouse sentait un cœur battre sous une chemise sanglante.

On s’appelait tout bas ; un groupe se rassemblait autour de chaque corps étendu sur le gazon du bog. Morts et blessés étaient chargés sur les épaules et dirigés vers le lac.

Ce fut une lugubre traversée. Les barques partaient l’une après l’autre à mesure qu’elles recevaient leur charge mortuaire. Au milieu du brouillard qui recouvrait l’eau tranquille du Corrib, on entendait le bruit mesuré des rames. Dans la plupart des bateaux, la douleur était muette. Dans quelques-uns, les femmes essayaient en vain d’étouffer leurs déchirants sanglots. Dans d’autres on priait à voix haute, et les versets funèbres du De Profundis s’entendaient, prononcés par des voix invisibles, dans le vaste silence de la nuit.

Deux ou trois heures après le coucher du soleil, il ne restait plus personne sur le bord oriental du Corrib, ni vivant ni mort.

À mesure qu’une barque abordait de l’autre côté du lac, les rameurs jetaient leurs avirons. S’il n’y avait point de cadavre dans le bateau, chacun s’en allait triste et muet. S’il y avait un cadavre, on l’étendait sur les bras croisés de six hommes, et on le portait ainsi à la maison qui avait été la sienne.

Les bords du lac se faisaient déserts : il y avait quelque temps déjà que le dernier bateau avait touché la rive, lorsqu’un bruit de rames retentit encore dans le brouillard.

Une barque approchait, muette et rapide, poussée par quatre vigoureux rameurs. Elle aborda ; quatre hommes de grande taille quittèrent les bancs où ils étaient assis, et se penchèrent à la fois pour soulever un objet étendu sur les planches de la cale. C’était encore un cadavre.

Les quatre hommes le placèrent sur leurs bras entrelacés, et commencèrent à gravir un des sentiers de la montagne.

Le sentier qu’ils suivaient conduisait à la ferme de Mac-Diarmid. Ce fut au seuil de la demeure du vieux Mill′s qu’ils s’arrêtèrent.

Les quatre hommes étaient Mickey, Sam, Larry et Jermyn, et ils portaient le corps de leur frère Dan, tué par les dragons de la reine.

Mickey frappa à la porte ; la petite Peggy vint ouvrir et se recula en poussant un cri d’épouvante.

— Taisez-vous, enfant ! lui dit Mickey. Où est Mac-Diarmid ?

Les fils du vieux Mill′s appelaient ainsi Morris en l’absence de leur père, parce qu’ils l′avaient choisi pour chef.

— Mac-Diarmid est venu, répondit l’enfant, qui tremblait, et dont le regard se détournait du cadavre avec horreur ; je lui ai dit que vous étiez à vous battre dans des bogs… Seigneur ! Seigneur ! sais-je ce qu’il y a dans cette maison depuis deux jours !… Morris était aussi pâle que cet homme mort.

Son doigt étendu montrait le pauvre Dan ; dont le visage était couvert du masque de toile et qui montrait seulement sa bouche et son menton livides. L’enfant ne le reconnaissait point.

— Et Mac-Diarmid est reparti ? demanda Mickey.

— Il s’est assis là sur la paille, répondit Peggy. Ses jambes ne pouvaient plus le soutenir… je lui ai donné un morceau de pain d’avoine et un verre de potteen… Il est sorti sans me parler et a descendu la montagne dans la direction de Kilkerran.

Mickey secoua la tête d’un air de doute.

― Notre frère Morris ne nous doit point compte de ses actions, murmura-t-il.

Puis il ajouta tout haut :

— La noble heiress est ici ?

Le visage de la petite Peggy se couvrit de rougeur, mais nul n’y prit garde.

— Elle est ici, répondit-elle.

— Allez, enfant, reprit l’aîné des Mac-Diarmid, allez réveiller la noble Ellen… Dan était son parent et le fils de l’homme qui lui a servi de père… Il faut qu’elle prie comme nous pour le repos de Dan.

Des larmes vinrent aux yeux de l’enfant.

— Ah ! Jésus ! Jésus ! murmura-t-elle, encore un que nous ne verrons plus !… Quand le vieux Mac-Diarmid reviendra, il trouvera bien des places vides autour de la table !

Elle entra chez l’heiress. Les quatre frères demeuraient debout au milieu de la salle commune et portaient toujours le cadavre de Dan. Les deux grands chiens de montagne, qui lors de leur entrée étaient assis dans une attitude menaçante aux deux côtés de la porte d’Ellen, rôdaient autour d’eux maintenant et dressaient leurs grosses têtes en hurlant plaintivement.

— La noble Ellen va venir, dit Peggy en rentrant dans la salle.

— Maintenant, reprit Mickey, allez éveiller Owen et Kate ; dites-leur de se lever… Les vivants peuvent s′étendre sur la paille, mais il faut un lit à ceux qui sont morts.

Peggy obéit. L’instant d’après, Owen et Kate se précipitaient dans la salle ; Ellen les suivit de près. De toute la famille, il ne manquait là maintenant que le vieux Mill’s et Morris. Dan fut étendu sur le lit d’Owen ; les cinq frères, les deux jeunes femmes et Peggy s’agenouillèrent alentour. Mickey trempa le rameau de buis, suspendu au-dessus de la couche, dans l’eau sainte du bénitier. Il aspergea le visage découvert du mort. Puis il se mit à genoux comme les autres et ouvrit un livre d’heures pour réciter ces belles prières dont la piété catholique entoure ceux qui ne sont plus.

Les cinq frères répondaient amen d’une voix triste et grave ; Peggy pleurait ; Ellen était pâle, mais sa tête se tournait parfois, distraite, du côté de la porte, et une pensée étrangère semblait venir trop souvent à l’encontre de sa douleur.

Kate aimait chèrement tous les Mac-Diarmid, parce qu’ils étaient les frères d’Owen et les fils du vieux Mill′s qui l’avait accueillie, orpheline, après la mort de Luke Neale. Elle regrettait le pauvre Dan comme un bon frère et comme un ami. Au premier moment son chagrin avait dominé toute autre pensée ; mais maintenant, tandis que la prière se prolongeait autour de la couche funèbre, des souvenirs cruels envahissaient l’âme de Kate, et reportaient son esprit vers un autre lit de mort…

C’était comme une fatalité ! Chaque fois que la confiance renaissait en elle, un événement survenait qui ranimait ses doutes et la faisait plus malheureuse. Owen l’avait-il trompée ? Elle eût voulu dire non à sa conscience, mais ce cadavre qu’on rapportait de nuit était une accusation terrible. Kate essayait de prier ; mais souvent, au travers de son oraison, se jetait une sombre pensée. Son regard interrogeait alors les cinq frères. Elle cherchait à lire sur leurs visages ; elle tâchait de deviner ; elle épiait… Sur les visages des cinq frères, elle ne voyait que tristesse recueillie et austères regrets.

Owen ne la regardait point ; il était absorbé comme les autres dans son devoir pieux. Le seul Jermyn tournait les yeux quelquefois pour lancer à la dérobée un regard du côté d’Ellen.

Mais Kate n’avait point l’esprit assez libre pour observer le trouble du dernier des Mac-Diarmid ou pour en rechercher l’origine. L’attention qu’elle volait à l’oraison mortuaire se portait, sans partage, sur Owen et sur ses vieilles terreurs revenues. Elle était la fille d’un homme assassiné, et tout cœur irlandais regarde la vengeance comme un devoir sacré…

Jermyn Mac-Diarmid n’aurait point pu donner à sa préoccupation un motif si légitime. Il n’avait d’autre excuse que l’amour, l’amour qui le tenait esclave et paralysait en lui tous les autres sentiments.

Jermyn ne songeait qu’à Ellen auprès du lit de mort de son frère. Ses lèvres seules murmuraient la prière latine ; son cœur ne savait point ce que faisaient ses lèvres. Il y avait en lui un regret vague et faible qui ne comptait point auprès de la poignante souffrance de son amour jaloux.

Depuis le commencement de la prière, Ellen semblait distraite, et le remords de sa distraction se peignait sur la noble beauté de son visage. Jermyn épiait avidement les efforts qu’elle faisait pour se donner tout entière à l’oraison.

Il cherchait un sens à ses regards mobiles qui soulevaient de temps à autre sa paupière dévotement baissée, et qui se tournaient vers la porte close. Qu’y avait-il derrière cette porte ?

Dans la salle commune les bestiaux ronflaient et les deux chiens de montagne continuaient leurs hurlements plaintifs. Jermyn sentait naître en lui un soupçon vague : il ne savait que penser ; mais quelque chose, tout au fond de son cœur blessé, lui révélait la présence d’un ennemi. Il devinait en ce moment que sa balle n’avait point tué Percy Mortimer ; il devinait que le major était caché quelque part aux environs, sans doute dans une des pauvres cabanes dispersées sur le flanc du Mamturck.

C’était cette retraite mystérieuse que cherchait involontairement le regard d’Ellen. Une haine jalouse et furieuse faisait bondir le cœur de Jermyn.

Ses mains croisées sur sa poitrine se crispaient et déchiraient la peau de son sein. Son visage était pourpre et livide tour à tour. Il souffrait, et il avait soif de sang. Il eût tué son ennemi à genoux, il l’eût tué couché sur un lit d’agonie !…

Ce soir, en voyant Ellen sans blessure, il avait remercié Dieu ; mais maintenant il maudissait la Providence, parce que la balle qui avait épargné l’heiress avait manqué le cœur de Percy Mortimer.

Ces sanglantes pensées étaient derrière un front d’enfant, couronné de blonds cheveux doux et flexibles comme la soie. Il restait de la douceur dans cet œil menaçant ; cette bouche convulsivement froncée était faite pour les sourires…

La longue prière se continuait, monotone et triste. Quatre chandelles de jonc étaient allumées aux quatre coins du lit ; leur lumière vacillante tombait sur le pâle visage du mort.

Quand Mickey avait fini un psaume, il s’arrêtait ; le silence régnait dans la salle durant quelques minutes, troublé seulement par les sanglots de la petite Peggy et par la voix lugubre des chiens qui hurlaient dans la salle commune. Puis la voix de l’aîné des Mac-Diarmid s’élevait de nouveau, monotone et grave : l’assistance se reprenait à répondre les versets sacrés.

En un de ces moments où Mickey venait de reprendre les litanies catholiques, le valet de ferme Joyce entra. Il arrivait du dehors. Il s’approcha de Mickey, qui interrompit sa prière.

— Si le prêtre vient, dit-il à voix basse, ce ne sera que demain matin, car il y a bien des morts sur la paroisse, et votre demande est venue la dernière.

La rude figure de Mickey se couvrit d’un nuage plus épais.

— Il était bon chrétien durant sa vie, dit-il en jetant un regard triste vers le corps de Dan. Mais quelle âme n’a besoin de prières ?… Il faut la voix d’un prêtre pour ouvrir la porte du ciel.

— J’ai fait ce que j’ai pu, dit Joyce.

— As-tu vu les deux vicaires et le diacre ?

— Je les ai tous vus.

— As-tu dit que la maison de Diarmid renfermait encore deux vaches et six moutons ?

— J’ai dit que mes maîtres donneraient leur dernier schelling pour une bonne prière… Mais ce sont des hommes de Dieu, vous savez bien, Mac-Diarmid… ils n’aiment l’argent que pour le rendre aux pauvres, et les morts qu’ils vont aider cette nuit n’ont pas de quoi payer leur peine.

Mickey secoua sa tête chevelue et fronça ses gros sourcils.

— Ce sont de saintes gens, murmura-t-il ; mais il faut que mon frère Dan ait une prière… Il nous aimait bien durant sa vie ; nous lui devons une bonne mort… Venez avec moi, Sam et Larry ; le prêtre viendra de gré ou de force !

Les deux jeunes gens hésitaient ; mais ils songèrent à l’âme de leur frère qui errait, en peine, entre la terre et le ciel ; et malgré le respect profond et plein d’amour que les populations catholiques gardent à leurs pauvres prêtres, Sam et Larry suivirent Mickey sur la route de Knockderry. Il ne restait auprès du mort qu’Owen, Kate, le valet Joyce et la petite Peggy.

Ellen en effet avait profité de l’entrée du valet pour s’échapper sans bruit. Personne ne s’était aperçu de son absence, excepté Jermyn, qui l’avait suivie.

Joyce et Peggy étaient toujours à genoux. Kate s’était rapprochée d’Owen.

— Notre frère est mort les armes à la main ? dit-elle tout bas.

— Oui, répondit Owen.

— Les Molly-Maguires se sont battus aujourd’hui dans le bog de Clare-Galway ?

— Les repealers se sont battus dans les rues de la ville. Priez pour notre frère, Kate ! c’était un digne cœur, et, auprès de son lit de mort, je n’aurais point la force de me défendre contre vos soupçons.

Owen s’agenouilla. Kate l’imita, convaincue une fois encore et repentante. Le silence régna dans la chambre funèbre.

Dans la salle commune, où il n’y avait point de lumière, Jermyn était aux écoutes, l’oreille collée à la porte d’Ellen. Auprès de lui les deux chiens de montagne essayaient de fourrer leur museau sous la porte, et grondaient sourdement.

Jermyn, l’œil attentif et les sourcils froncés, suivait tous leurs mouvements. Une faible lueur passait par la serrure. Jermyn s’était déjà penché plus d’une fois, afin d’introduire son regard par le trou et de voir ce qui se passait ans la chambre de l’heiress.

Mais il s’était relevé toujours avant d’exécuter son dessein. Son front était rouge de honte et à la fois de désir. Il n’osait pas. Le respect religieux que les Mac-Diarmid gardaient à leur noble parente l’arrêtait victorieusement toujours.

Jermyn avait conservé ce respect au milieu de sa passion. Une sorte de muraille sacrée était entre l’heiress et lui. Il l’aimait jusqu’à la fureur, mais aussi jusqu’à l’adoration, et l’adoration implique la crainte.

Un quart d’heure s’écoula. Jermyn restait à la même place, couvant de l’œil avec convoitise cette lueur faible qui sortait par la serrure d’Ellen, et n’osant point y mettre son regard. Pourtant la fièvre le poignait, et il eût donné des années de sa vie pour savoir ce qui se passait, à quelques pieds de lui, derrière cette planche.

Il n’y pouvait plus tenir. Il allait se retirer, pour ne point céder à la tentation qui devenait irrésistible, lorsqu’il entendit comme une plainte étouffée dans la chambre d’Ellen. En même temps les deux chiens s’élancèrent contre la porte et hurlèrent avec menace.

Un soupir rauque s’échappa de la poitrine de Jermyn, dont les yeux se troublèrent et qui vit passer dans la nuit, comme un fantôme, le pâle visage du major Mortimer. Il se baissa par un mouvement rapide et impossible à réprimer. Son œil se plaça devant le trou de la serrure. Il ne vit rien, parce qu’au même instant un objet opaque se posa de l’autre côté de l’ouverture.

Les chiens, en se jetant contre la porte, avaient éveillé les craintes d’Ellen qui, elle aussi, devinait et redoutait…