La Quittance de minuit/04/03

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Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 47-77).


III

Le monstre.


On voyait encore briller dans la nuit deux ou trois de ces lumières mouvantes qu′Ellen avait aperçues par la fenêtre de la ferme.

Elles marchaient lentement, parties de divers points, et se dirigeant vers un but commun, situé tout au fond de la vallée.

Ce but était le cimetière de la paroisse de Knockderry, qui se cachait derrière la petite église et les maisons du village. À mesure que les lumières mouvantes arrivaient à l’angle de cette église, elles disparaissaient aux regards.

Bientôt il n’en resta plus que deux en vue de la ferme. Au bout de quelques secondes, on n’en vit plus qu’une, qui disparut à son tour.

La nuit sombre et sans lune étendait partout sur la campagne son voile impénétrable. Les maisons qui étaient restées éclairées depuis le soir de la veille avaient successivement éteint les chandelles de jonc qui brûlaient autour du lit des morts.

Le feu de Ranach-Head ne brillait point cette nuit. Tout était noir, et l’on ne distinguait dans l’obscurité uniforme que la brume grisâtre qui dessinait vaguement les contours du Corrib.

Mais aussitôt qu’on arrivait à l’angle formé par la petite église de Knockderry, les ténèbres s’éclairaient de nouveau. Les points lumineux qui avaient brillé çà et là durant la première moitié de la nuit dans la campagne n’avaient fait que changer de place et s’étaient rassemblés dans le cimetière catholique.

Il y avait là dix ou douze cierges allumés et autant de fosses ouvertes.

Autour de chaque fosse un double rang d’hommes et de femmes s’agenouillait.

Les femmes priaient. Les hommes priaient et veillaient, le fusil sur l’épaule.

Les trois prêtres de Knockderry allaient d’un cercueil à l’autre, récitant à la hâte les prières consacrées. Le jour approchait, et les premières lueurs du crépuscule devaient trouver le cimetière vide.

On se pressait ; il y avait bien des psaumes à dire, et l’aube arrive vite après les courtes nuits d’été…

Le cimetière de Knockderry était un simple champ couvert d’un tapis d’herbe touffue. Quelques croix de pierre, à demi ruinées, s’élevaient çà et là, couvertes d’antiques inscriptions. Entre ces monuments d’un autre âge, il y avait des ruines toutes neuves : de pauvres croix de bois à peine équarries et dont la pluie avait effacé les étiquettes funèbres. Point n’est besoin de dire qu’on ne voyait là aucune tombe luxueuse. Le plus riche habitant de Knockderry a trop de peine à vivre pour que sa mort soit fastueuse. L’homme de la pauvre cabane humide et nue ne demande qu’un trou dans la terre pour sa dernière demeure, un peu de gazon vert pour couvrir sa tombe, et de bonnes prières dites à Dieu par les cœurs aimés.

Malgré l’absence de tout monument, malgré l’apparence maigre et chétive des quelques arbres qui levaient à trois ou quatre pieds du sol leurs rameaux indigents, le cimetière de Knockderry présentait à cette heure un spectacle imposant et solennel.

À la faible lumière des cierges de jonc, les groupes agenouillés prenaient un aspect étrange, les sévères draperies des mantes rouges tranchaient parmi la sombre foule des carricks ; les canons noirs des fusils scintillaient faiblement dans la nuit ; c’étaient partout têtes découvertes et inclinées que voilait l’abondance inculte des grandes chevelures celtiques.

De chaque groupe s’élevait le chant grave et mesuré de la liturgie romaine ; çà et là, dans l’intervalle des strophes, éclataient quelques sanglots étouffés, le cri déchirant d’une mère, la plainte d’un orphelin, le dernier cri d’un amour brisé.

Cela était triste jusqu’à fendre le cœur.

Quelquefois la voix d’un prêtre s’élevait, enseignant la résignation et recommandant l’espérance en un monde meilleur. Les pleurs se séchaient à ces paroles consolantes, et quand le prêtre s’éloignait pour porter aux groupes voisins l’aide désirée de son saint ministère, les pleurs revenaient plus abondants, les plaintes éclataient plus désespérées.

Un seul groupe se taisait au milieu de ce concert lugubre. Il était composé de quatre hommes jeunes et forts qui entouraient, debout, un cercueil auprès duquel deux femmes s’agenouillaient.

C’étaient les quatre Mac-Diarmid qui priaient silencieusement pour leur frère mort.

Les oraisons cependant étaient achevées. On entendit successivement, de toutes parts, le son étouffé des cercueils touchant le fond des fosses, puis cet autre bruit sourd, que rien n’efface du cœur : le bruit de la première motte de terre qui résonne sur la planche funèbre…

La tâche commune était achevée. Tous les morts dormaient dans leur dernier asile. On disposa sur les fosses remplies des pièces de gazon coupées à l’avance, et le tapis de verdure qui recouvrait le sol du cimetière redevint uniforme. Toute trace de l’inhumation récente avait disparu.

Les prêtres s’éloignèrent. Après leur départ, les femmes reprirent à pas lents le chemin de leurs demeures.

Les cierges s’éteignirent.

Les hommes se rassemblèrent en groupes serrés sous les murs noirs de la vieille église.

— C’étaient de bons cœurs et de braves Irlandais ! dit Mickey au milieu du silence profond qui régnait dans le cimetière ; il faudra les venger.

Plusieurs hommes se détachèrent du groupe, et profitèrent de l’obscurité pour faire retraite.

Les autres restèrent ; mais personne ne répondit à l’appel de Mickey.

— Sommes-nous des lâches ? reprit celui-ci, et oublierons-nous le cercueil de nos frères ?…

— N’y a-t-il pas assez de morts sous le gazon ? demanda une voix.

— C’est un jour maudit, dit Patrick Mac-Duff avec découragement, que celui où les pauvres gens d’Irlande osent attaquer les Saxons !

Un murmure approbateur accueillit ces paroles. En même temps le groupe diminué se divisa en deux parts.

La plus considérable s’éloigna des Mac-Diarmid ; les autres, au nombre d’une vingtaine, se rapprochèrent des quatre frères.

— Nous ferons ce que vous voudrez, Mac-Diarmid, dirent-ils ; les morts aiment la vengeance, et nous sommes prêts à venger nos morts.

— Allez-vous-en ! cria rudement Mickey à ceux qui hésitaient ; ceux qui sont sous la terre regrettent maintenant d’avoir aimé des lâches !

Quelques-uns obéirent ; d’autres se rappro chèrent, et tous ceux qui restaient sous le mur noir de l’église se prirent par la main et jurèrent de venger les morts.

 

Nous revenons aux premières heures de cette nuit.

Dans la retraite que le pauvre Pat s’était arrangée au rez-de-chaussée d’une des tours de Diarmid, Morris était assis sur une escabelle et dormait, la tête renversée contre la muraille humide. On voyait à sa pose que le sommeil l′avait surpris à l’improviste au milieu d’une veille laborieuse. De loin il semblait penser encore, et sa tête gardait l’attitude de la méditation.

Mais de près on ne pouvait s’y tromper. À la lueur d’une branche résineuse qui brûlait dans un coin, on pouvait voir les nobles traits du jeune maître tirés par la fatigue et affaissés en une sorte d’engourdissement.

Plus il avait lutté, plus son repos était profond, après tant d’émotions et de lassitude. C′était comme une léthargie. Il n’avait point ce souffle laborieux et fort qui annonce d’ordinaire le sommeil profond ; sa respiration tombait sans bruit de ses lèvres entr′ouvertes. Chacun de ses muscles reposait dans une immobilité complète, saisi, comme son esprit et sa volonté, par cette torpeur imprévue.

La retraite de Pat était un grand trou de forme ronde, dont le pavé de pierre polie disparaissait sous une épaisse couche de poussière. Ç’avait été autrefois une salle habitée par de plus nobles hôtes, car les murailles gardaient des traces de sculpture, et quelques pierres qui branlaient dans le mur montraient encore des débris d’insignes guerriers et d’héroïques emblèmes.

Mais tout cela était bien vieux, bien effacé, bien confus ! L’œil de l’antiquaire aurait pu seul déchiffrer les lignes des antiques devises grattées par la main patiente du temps. Pour des regards profanes, tout avait en ce lieu un aspect misérable et désolé. Çà et là, le long des murailles dégradées, s’amoncelaient des décombres. Partout régnait une malpropreté repoussante. Une mousse immonde tapissait les fentes et les crevasses, blessures du vieil édifice, comme la gangrène emplit et souille les plaies humaines. Les meurtrières étaient calfeutrées avec de la paille, mais le vent de mer, repoussé de ce côté, prenait sa revanche et se ruait à l’intérieur par une fenêtre ronde où restaient quelques tronçons de barreaux de fer.

Il n’y avait pour tous meubles que le billot où dormait Morris, et une litière de paille humide servant de couche au bon garçon Pat.

Au centre de la pièce, qui se trouvait déblayée à peu près, on voyait quelques tisons éteints auprès d’une petite marmite de terre.

Deux ou trois images de saints, dont l’humidité avait rongé les couleurs, étaient collées aux pierres de la muraille.

Au-dessus de la litière pendaient un couteau, un bâton et une pipe. Un peu plus loin, des pains d’avoine étaient entassés auprès d’un trésor de pommes de terre saines. À cette époque de l’année, qui rentre dans le néfaste buying times[1], une pareille provision était une fortune, et l’on n’en eût point trouvé de pareille dans les fermes les plus riches du voisinage.

Le trou lui-même, si laid qu’il puisse paraître au lecteur, était mieux clos et moins humide que la plupart des pauvres cabanes aux murailles de boue qui font la demeure des Irlandais campagnards.

De sorte que le bon Pat était, en définitive, un homme très-bien logé. Avec son ample provision de pains d’avoine et quelques cruches de potteen, cachées là-bas sous les décombres, il avait de quoi être heureux dans la vie comme le poisson dans l’eau.

Mais que d’amertume, hélas ! empoisonnait ce bonheur ! Crackenwell d’un côté, les Molly-Maguires de l’autre, et enfin ce monstre, habitant ténébreux des ruines de Diarmid, qu’il était obligé de nourrir !

Le pauvre Pat payait cher son bien-être. Si Crackenwell apprenait quelque jour ses accointances avec les Molly-Maguires, Pat savait bien qu’il serait pendu.

Il n’avait point à espérer un sort meilleur de la part des ribbonmen, et il se doutait bien que le monstre, las de dévorer toujours des pains d’avoine, avait grand appétit de sa pauvre chair.

C’étaient trois menaces suspendues sur sa tête ! En attendant, le bon Pat buvait et mangeait de son mieux, tremblant toujours et n’engraissant point.

Morris Mac-Diarmid était seul au rez-de-chaussée de la tour. La couche de Pat restait vide, et la branche de pin achevait de se consumer, éclairant vaguement les objets de ses lueurs rougeâtres et tremblotantes.

Tout était silencieux au dedans et au dehors. On n’entendait que le bruit lointain de la mer brisant sur les écueils et le sifflement plaintif du vent qui gémissait parmi les ruines. Ces bruits réguliers et monotones berçaient le repos de Morris, loin de le troubler.

Il y avait longtemps déjà qu’il dormait. Il s′était assis à cette place à la chute du jour, réclamant l’hospitalité de Pat et lui demandant quelques vivres pour restaurer ses forces épuisées. Outre que Pat n’était point un méchant homme, il n’avait garde de rien refuser au jeune maître, qu’il connaissait pour un des chefs des ribbonmen. Il lui avait prodigué les soins hospitaliers, et son wiskey avait réchauffé les sens abattus de Morris.

― Va-t′en au château, lui dit ce dernier après avoir bu et mangé.

Pat revenait du bog de Clare-Galway, où il s′était prudemment caché dans un trou pendant la bataille.

― Arrah ! grommela-t-il, je suis bien las, Mac-Diarmid !… Vous savez si nous avons dormi la nuit dernière, et toute la journée nous avons travaillé de l’autre côté du lac !… Ah ! Jésus ! Jésus ! il y a plus d’un bon garçon là-bas qui dort dans les herbes du bog !…

Pat frissonnait encore en songeant que, sans sa prudence, il aurait pu rester lui aussi dans les herbes du bog.

Morris ne l’entendait pas.

— J’ai fait ce que j’ai pu, pensait-il ; mais j’étais tout seul ! Je n’ai pas trouvé un ami sur ma route… Comment écarter cette armée de valets qui me barrait le passage ? Te souviens-tu de Jessy O’Brien, Pat ? ajouta-t-il tout haut.

— Ma bouchal ! la pauvre chère enfant !… si je m’en souviens, oh ! certes !…

Morris ouvrit la bouche, comme pour continuer ce sujet entamé brusquement. Ses yeux eurent un éclair et le sang revint à sa joue. Mais il ne parla point, et sa paupière alourdie se baissa de nouveau.

— Va au château de Montrath, reprit-il. Une femme étrangère y est arrivée aujourd’hui… il faut que tu saches d’où elle vient et qui elle est.

— Ça pourrait se faire demain matin ! murmura Pat en jetant un long regard d’envie sur la paille de sa couche.

— Il faut que tu interroges les valets de Montrath, poursuivit Morris. Ah ! je te donnerais ma part de la ferme, mon garçon, et tout ce que je possède au monde si tu parvenais à savoir où ils ont caché la pauvre Jessy !

— N’est-elle donc pas morte ? demanda Pat.

Morris devint plus pâle, et sa tête se pencha.

— Je ne sais ! murmura-t-il ; mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de nous !

Pat le regardait curieusement. Morris se redressa tout à coup, et frappa du pied avec impatience.

— Tu n’es pas parti encore ! s’écria-t-il. Je te dis qu’il y a une pauvre douce créature qui se meurt en m’appelant à son aide !… Qui sait ce que valent les minutes en ce moment ?… Va donc, malheureux, va donc vite !… Tu interrogeras, tu écouteras, tu devineras… Si je pouvais pénétrer dans ce château maudit !…

Pat hésitait.

— Il faut demander où est la petite Jessy ? dit-il.

— Non, sur ta vie !… s’écria Morris. Si elle est à Montrath, ils la tueraient… Il faut deviner, te dis-je !… il faut savoir le nom de cette étrangère… et il faut revenir bien vite m’apprendre ce que tu auras su.

Pat caressa une dernière fois du regard son lit de paille, puis il sortit, n’osant désobéir…

Morris, resté assis sur un billot, écoutait les pas de l’ancien valet de ferme, qui s’éloignait dans la direction de Montrath, et dont il accusait déjà la lenteur.

Morris était accablé par la fatigue physique presque autant que par le découragement. Il y avait plusieurs nuits qu’il n’avait fermé l’œil ; car, avant ce choc qui avait réveillé violemment sa passion assoupie, et détourné complétement le cours de ses efforts, il avait dépensé sa vigueur avec un dévouement prodigue, et s’était pris corps à corps avec une tâche au-dessus de la force d’un homme. Il avait donné à l’Irlande sa vie tout entière, ses jours et ses nuits.

Le cri de détresse de la pauvre Jessy, entendu tout à coup, avait parlé plus haut à son cœur que la voix de la patrie. Il oubliait tout maintenant pour se donner à Jessy qui l’appelait, mourante. Mais, outre que nulle voie de salut ne se présentait où il pût marcher assurément et vite, les forces de son âme et celles de son corps faisaient défaut à la fois.

Sa vaillante jeunesse se fût bientôt réchauffée au moindre rayon d’espoir. L’espoir manquait comme tout le reste. C’était un cri d’agonie entendu dans une nuit sombre. Morris ne savait où diriger son effort aveugle ; il ne savait de quel côté presser son pas alourdi par la fatigue.

Toute cette journée s’était écoulée pour lui en vaines tentatives. L’affaire du bog de Clare-Galway avait éloigné de sa route tous ceux qui auraient pu lui venir en aide ; il avait cherché inutilement ses frères et ses amis.

Seul et sans se rendre compte de l’espoir confus qui le guidait, il s’était présenté à la porte du château de Montrath.

Il devinait que là était cette femme rencontrée au pied du cap Ranach, cette femme aux mains de qui, dans la matinée, il avait arraché le pauvre manuscrit de Jessy, cette femme qui savait sans doute où se mourait sa fiancée.

En tout autre pays, un homme dans la position de Morris Mac-Diarmid eût songé à la justice et appelé les magistrats à son secours.

Cette plainte, écrite avec du sang sur des lambeaux de linge, eût été partout ailleurs un moyen suffisant d’arriver à la découverte de la à vérité.

Mais en Irlande le paysan catholique n’espère point en l’équité du juge protestant. Montrath était un lord, le landlord le plus riche de tout le Connaught ; il exerçait sur les autorités de Galway une influence que personne ne pouvait ignorer.

Morris ne songea même pas à faire appel à cette magistrature aveugle et inique dont la main s’appesantissait depuis de longs mois sur son vieux père innocent.

Il n’avait foi qu’en lui-même. Il voulait voir cette femme, l’interroger, la supplier, la contraindre.

À la porte du château, les valets de Montrath l’avaient arrêté.

Il avait demandé cet Irlandais, ami de son enfance, que la misère avait fait le domestique d’un Saxon. Mais cet homme avait habité Londres trop longtemps ; il ne voulait plus ou il n’osait pas se souvenir.

La livrée de milord s’était sincèrement réjouie de l’embarras du pauvre Morris. On avait raillé ses longs cheveux, son carrick, son chapeau rond à bords étroits, et tous ces détails de costume qui font reconnaître le paddy. Ce costume, Morris le portait fièrement, et l’on n’eût point trouvé sous les fracs noirs des dandys de Pallmall de si noble tournure que la sienne. Mais Londres, non content d’opprimer, bafouera éternellement ce peuple, qui pousse le ridicule jusqu’à mourir de faim.

Morris eut bien la pensée de se frayer un passage par la force à travers cette armée de valets ; mais, une fois entré, pourrait-il ressortir ? Plus il se voyait seul, plus il craignait de tomber, captif ou mort, dans cette lutte où personne après lui ne devait prendre la défense de la pauvre recluse.

Ses frères ne savaient rien encore du sort de Jessy. Morris se disait que risquer en ce moment sa vie ou sa liberté, c’était jouer sur la plus précaire de toutes les chances le dernier espoir de Jessy O’Brien.

Et cependant il fallait agir, car le retard aussi était le désespoir.

Il quittait la porte du château, sourd aux moqueries des grooms qui le suivaient le long de l’avenue ; il courait comme un fou par la campagne déserte, cherchant ses amis absents.

Personne ! Il revenait vers Montrath, où l’appelait toujours une mystérieuse impulsion. Il savait bien qu’il n’en pourrait point franchir le seuil, mais il approchait le plus près possible ; il glissait son regard avide chaque fois qu’on ouvrait les portes. Sa raison, si lucide et si ferme d’ordinaire, avait cédé ; il ne se rendait point compte de ses actions, et, à mesure que s’écoulaient ces heures de tortures désespérées, il arrivait à n’avoir d’autre guide qu’un instinct de plus en plus confus.

Il allait absorbé par son mal. Ses yeux hagards ne voyaient point ; ses oreilles n’entendaient plus.

Au milieu de tout ce trouble, une voix s’élevait dans son cœur et criait le nom de Jessy. Il se redressait à ce choc ; pour un instant il retrouvait le pouvoir d’interroger sa situation, mais il n’y voyait rien que navrantes menaces et inévitables malheurs. Il retombait.

Parfois la pensée de Jessy ramenait en lui le souvenir de son père : le vieux Mill′s aimait tant sa fille d’adoption ! C’était le lendemain que les juges protestants devaient prononcer la sentence du vieillard.

Morris ne pouvait abandonner son vieux père en cette épreuve suprême. C’était là encore une agonie ; car la Thémis irlandaise tient la corde d’une main, de l’autre le glaive : elle n’a point de balance.

La journée se passa. La nuit venue, Morris, qui était trop accablé pour s’éloigner beaucoup du château de Montrath, se réfugia dans les ruines de Diarmid.

Après le départ de Pat, il voulut réfléchir encore et demander des ressources à son esprit épuisé. L’image de son père et celle de sa fiancée vinrent ensemble le visiter. Il vit l’austère et doux visage du vieillard que semblait éclairer cette auréole divine des saints qui vont mourir. Il vit les traits charmants de Jessy, pâlis par son martyre, mais gardant une suavité sereine, et souriant à la mort…

Il eut ce rêve laborieux des gens que la fatigue écrase. Il n’était pas endormi encore ; ses paupières battaient alourdies, et il ne sentait plus ses membres, saisis par une sorte de torpeur.

Et il se disait :

— Je travaille, je travaille… je vais… je m′efforce…

Il croyait se mouvoir et continuer son vain labeur de la journée.

Jessy et Mill′s, qu’il voyait toujours, aiguillonnaient sa lassitude. Il travaillait, il travaillait.

Puis sa paupière cessa de battre ; son corps devint immobile comme un bloc de marbre ; le rêve lui-même s’enfuit : son sommeil était de l′anéantissement.

Pat, pendant cela, était installé à la table des valets de Montrath. Sa bouffonne figure lui avait valu le meilleur accueil. Grooms et laquais faisaient assaut, à son endroit, de lourdes plaisanteries britanniques. Pat ne se fâchait point ; il buvait et il mangeait pour huit jours. Plus on le raillait, plus il semblait joyeux, et c′était merveille de voir sa mine futée et pateline, au milieu des pesantes physionomies des domestiques anglais. Son sourire obséquieux, où perçait une nuance de malice, faisait perpétuellement le tour de la table. Il remuait sans cesse, il enfilait l’une après l’autre toutes les exclamations irlandaises, qu’il prononçait avec respect et d’un ton d’admiration.

Les grooms, cartonnés dans leur livrée, suivaient ses mouvements sans fléchir le cou, sans plier le torse, se tournant tout d’une pièce comme des soldats de bois et riant de ce rire guttural des Londoners, qui est juste trois fois plus triste que les sanglots des autres hommes.

Tout en mangeant, buvant, caquetant et flattant, le pauvre Pat accomplissait assez bien la mission à lui confiée par Morris. Au beau milieu de son bavardage admiratif et flagorneur, il plaçait des questions auxquelles la froide valetaille répondait à peu près. Il logeait ce qu’il apprenait ainsi dans le meilleur coin de sa mémoire, et continuait à dévorer pour éloigner jusqu’à l’ombre du soupçon.

En définitive, Pat n’était point un mauvais éclaireur. Il ne pouvait pas en apprendre bien long, parce que les valets de Montrath n’étaient pas initiés aux secrets de leur maître ; mais il apprit tout ce que les valets savaient, et d’un espion nul ne peut exiger davantage.

Quand il prit congé de ses hôtes, on lui versa un verre d’eau-de-vie de France qui contenait bien une demi-pinte. Pat le but religieusement, à la santé de la compagnie.

Puis il sortit, escorté par les vivat des grooms, qui suivirent longtemps dans l’obscurité sa marche chancelante.

Pat était resté trois ou quatre heures au château. Au moment où il sortait, les maîtres de Montrath achevaient leur veillée. Mary Wood se couchait ivre ; Francès et lady Georgiana se retiraient ensemble pour causer longuement et avec terreur des événements de la journée.

Lord George enfin s’enfermait avec son intendant et conseiller Crackenwell, afin de lui demander un moyen de sortir de crise.

Mary Wood attendait toujours ses deux mille livres que le lord, à bout de ressources, n’avait pu lui fournir. Elle lui avait donné jusqu’au lendemain matin pour dernier délai.

Montrath n’avait pas à sa disposition le quart de la somme, et il savait que la colère de l’ancienne servante ne ménagerait rien…

Morris dormait toujours. Les murmures du dehors berçaient son sommeil profond. À de longs intervalles, parmi les bruits uniformes de la mer et du vent, un autre bruit se faisait qui semblait sortir de l’intérieur des ruines.

Il eût été difficile de reconnaitre la nature de ces sons qui arrivaient brisés et dénaturés par les mille échos du vieil édifice.

Quand le vent faisait trêve pourtant, et qu’ils venaient à s’élever dans le silence, on aurait cru distinguer comme une plainte, assourdie et grossie à la fois par de mystérieux effets d’acoustique.

Cela durait quelques secondes, puis tout se taisait, et l’on n’entendait plus que la voix lointaine de la lame déferlant contre les rochers du rivage…

Pat ouvrit sa porte de planches vermoulues, en un de ces instants où les vieilles ruines redevenaient muettes. Il avait les cheveux épars et la démarche avinée. Son maigre visage était pourpre.

Och ! Mac-Diarmid, dit-il, j’aurais voulu vous voir là-bas, mon fils !… si vous saviez ce qu’ils mangent ces maudits Saxons de l’enfer… et ce qu’ils boivent, ma bouchal !… Arrah ! arrah ! Qu’est-ce qu’il y a donc sur la table de Sa Seigneurie ?

Le sommeil accablé de Morris était trop profond pour que la voix de Pat pût affecter son oreille.

La branche de pin était éteinte, et il régnait dans la salle une obscurité complète.

― Holà ! Morris, reprit le bon Pat, n’êtes-vous plus là, mon garçon ?… Je sais le nom de la femme et bien d’autres choses encore… Och ! mon beau fils, vous ne serez pas fâché de m′avoir envoyé là-bas, je vous le promets bien !

Morris ne répondit pas.

Pat s′avança en tâtonnant le long des murs, jusqu′à la couche de paille où il croyait trouver Morris étendu.

― Personne ! grommela-t-il ; oh ! le bon whiskey de France !… Morris, mon chéri, où êtes-vous ?… et de la viande comme au jour de la Noël !

Le silence continuait. Pat battit le briquet pour rallumer la branche de pin. Au moment où son bois mort s′enflammait, cette voix inconnue se fit entendre tout à coup.

La figure empourprée du paysan devint livide.

La branche de pin qui prenait feu s′échappa de ses mains et tomba sur le sol humide, où elle s′éteignit.

À sa lueur, qui avait brillé durant une seconde, Pat venait de voir Morris Mac-Diarmid toujours assis à la même place, immobile, pâle et la tête renversée contre la muraille.

Les yeux de l’ancien garçon de ferme, démesurément ouverts, semblaient prêts à saillir hors de leurs orbites.

— Le monstre ! murmura-t-il d’une voix étouffée. Jésus ! sainte Vierge Marie ! oh ! bon saint Patrick ! Il sera venu et il aura étranglé le pauvre Morris !…

Il faisait noir comme dans un four, et Pat n’osait plus rallumer la branche de pin.

— Malheureux ! malheureux ! reprit-il. Il devait avoir grand’faim, car voilà trois jours que je l’ai oublié !

Depuis trois jours en effet, le pauvre Pat, absorbé par ses hautes préoccupations politiques, avait négligé les devoirs de sa charge, et refusé pâture au monstre nourri par l’intendant Crackenwell.

Le monstre devait avoir grand’faim ! et Pat, qui venait d’entendre sa plainte, trouvait que sa voix était considérablement affaiblie.

En ce premier moment de terreur, rien n’eût pu l’engager à porter immédiatement au monstre sa nourriture quotidienne. Il s’assit sur la paille, tremblant de tous ses membres, et se boucha les oreilles pour ne plus entendre cette plainte qui l’épouvantait.

Mais au bout de quelques secondes il se dressa sur ses pieds comme si on lui eût enfoncé un aiguillon dans la chair.

— Ah ! Jésus ! dit-il ; ah ! saint Patrick, mon bon seigneur !… Si je le laisse mourir, je serai pendu !

Après quelques heures de délices et d’oubli, le malheureux Pat se retrouvait entre les cornes plus menaçantes de son terrible dilemme. La dent du monstre et la corde du gibet de Galway.

— Morris, reprit-il, mon ami cher… si vous n’êtes pas mort, venez à mon secours !

Toujours le même silence. Pat sentit son cœur défaillir ; mais c’est en ces moments extrêmes que surgissent les résolutions vaillantes. Pat trouva du courage tout au fond de sa frayeur.

Il se traîna sur les mains et sur les genoux jusqu’aux pains d’avoine amoncelés. Il en choisit trois des plus gros pour dédommager en une seule fois le monstre du long jeûne où il l’avait laissé.

Muni de ses trois pains et d’une cruche d’eau, il sortit par une petite porte, communiquant avec l’intérieur des ruines, et s’engagea dans un couloir tortueux, encombré de débris.

Il était sans lumière. Il monta l’escalier tournant de la tour qui formait l’angle du vieux château et pendait presque sur le vide à la pointe de Ranach-Head.

Il pénétra dans une salle ouverte à tous vents et formant le premier étage de la tour. Au centre de cette salle, il y avait une sorte de coffre enclavé dans le carreau. Pat y déposa les trois pains et la cruche d’eau bouchée. Il dénoua une corde fixée au mur, et l’on entendit crier des poulies.

En même temps le coffre descendit, laissant au milieu de la salle un trou de forme carrée.

Par ce trou, la voix des ruines, que nous avons entendue naguère, s’élança plus distincte et plus rapprochée.

C’était comme un cri humain ; mais ici, comme au rez-de-chaussée de la tour de Pat, les échos renvoyaient le son augmenté et faussé.

Le malheureux paysan se croyait sous la dent du monstre.

— Comme il hurle ! se disait-il. Oh ! Seigneur, il est bien en colère !

Et comme s’il eût espéré l’apaiser en s’accusant lui-même, il ajoutait de sa voix la plus pateline :

— Il a raison, ma bouchal !… trois jours sans manger !… je suis un malheureux coquin !

Pat sentit le coffre toucher le sol intérieur, et il se hâta de se pendre à la corde. Les poulies grincèrent en sens contraire : le cri souterrain redoubla, et à travers la portée mugissante que lui prêtait l’écho on distinguait un accent de plainte déchirante…

Le coffre revint au niveau du sol, après s’être vidé à l’étage inférieur, et boucha hermétiquement l’ouverture.

Pat respira longuement. Il n’était pas tout à fait rassuré, parce que la peur était chez lui une maladie originelle ; mais son humilité s’évanouit tout à coup.

Il montra le poing au monstre absent, en écarquillant les yeux d’une façon terrible.

Naboclish ! bête damnée, dit-il, si je te tenais par le cou une bonne fois, tu ne crierais plus jamais !

La gaine souterraine avait cessé de se faire entendre.

― Il se tait le méchant animal ! pensa Pat judicieusement ; il dévore le bon pain que je lui donne, et qui ferait tant de profit à de pauvres chrétiens !… Ah ! ma bouchal ! si je n’avais pas peur d’être pendu !

Tout en parlant, il regagnait l’escalier, dont il descendit les marches dégradées. Rentré dans sa retraite, il ralluma la branche de pin et trouva le courage de s’approcher de Morris.

Sa frayeur avait bien dissipé un peu les généreuses fumées de l’eau-de-vie de France, mais il était encore ivre à demi.

— Il s’est endormi là comme un bon garcon, murmura-t-il. Du diable si je ne le croyais pas mort !… Och ! och ! c’est bien heureux ! je n’aurais pas aimé à passer la nuit auprès d’un cadavre !

Il regarda durant un instant le visage défait et accablé de Morris, puis il leva la main pour l’éveiller. Mais il se ravisa.

— Il a grand besoin de repos et moi aussi, pensa-t-il. Si je l’éveille, il va m’interroger pendant deux heures, et j’ai si bonne envie de dormir !

Il bâilla et poursuivit :

— Reposez-vous, reposez-vous, Morris, pauvre chéri ! ce n’est pas moi qui voudrais vous éveiller, mon garçon !

Il bâilla encore, éteignit sa branche de pin, et se jeta sur la paille.

L’instant d’après, ses ronflements vigoureux se mêlaient aux sourds murmures du vent et de la mer.

 

Jessy O’Brien était étendue sur son lit, faible et brisée. Elle ne sentait plus les élancements aigus de la faim, parce que tous ses organes étaient engourdis par l’épuisement. Il y avait trois jours qu’on ne lui avait donné de nourriture. Il y avait douze heures à peu près qu’elle avait sacrifié son dernier pain pour servir d’enveloppe au paquet de linge qui contenait sa plainte suprême. Au moment où elle avait jeté le pain par l’ouverture oblique de la meurtrière, elle éprouvait déjà toutes les tortures de la faim.

Et il y avait douze heures !…

Elle tâchait de prier et de donner son âme entière à la pensée de Dieu. Mais bien souvent l’image de Morris venait troubler sa méditation pieuse et lui parler des joies de la vie, à elle qui allait mourir.

En ces moments le désespoir combattait sa douce résignation. Un cri s’échappait de sa poitrine et s’enflait, grossi par les échos de la voûte ronde. Elle appelait Morris à son secours, et elle demandait grâce à ses invisibles bourreaux.

Puis la pensée d’une vie meilleure, où elle retrouverait Morris, descendait comme un baume sur la blessure de son âme ; elle se taisait, résignée, jusqu’à ce qu’un autre élan de désespoir vînt secouer son agonie.

C’était vers le milieu de la nuit. Elle entendit tout à coup au-dessus de sa tête ce bruit connu de poulies et de rouages que les échos sonores transformaient en un véritable fracas, et qui lui annonçait sa nourriture quotidienne, ce bruit qu’elle attendait en vain depuis trois jours !

— Pitié ! pitié ! cria-t-elle, au secours ! au secours !

Elle mettait tout ce qui lui restait de force à pousser ce cri de détresse qui monta vers les hautes voûtes et s’enfla, répercuté à l’infini, jusqu’à produire une sorte de mugissement.

Nulle voix ne répondit à son appel. Un objet lourd tomba sur le sol, et les poulies crièrent de nouveau.

Jessy se tut, plus accablée, L’effort qu’elle venait de faire mettait le comble à son épuisement.

Il faisait nuit noire dans sa prison, mais elle savait qu’il y avait du pain à quelques pas d’elle.

Elle voulut se soulever sur sa couche, et ne put point y réussir. Il fallait se hâter pourtant, car chaque minute augmentait sa faiblesse, et le retard c’était la mort.

Avec bien de la peine et bien de la lenteur, elle se laissa glisser hors du lit et parvint à toucher le sol.

Elle tâcha de ramper, mais la terre froide glaçait son pauvre corps endolori. Elle avançait si peu, si peu !…

De longues minutes s’écoulèrent, et c’est à peine si elle avait franchi la moitié de la distance qui la séparait du pain, de la vie.

― Mon Dieu ! murmura-t-elle d’une voix qui se mourait, mon Dieu !… un peu de force encore, afin que je vive assez pour le revoir.

Son souffle râlait ; son cerveau était plein d’éblouissements sinistres…

Elle allait pourtant, elle allait ; sa main, tendue convulsivement, toucha la croûte rugueuse de l’un des pains d’avoine.

Elle poussa un faible cri de joie, et sa bouche ébaucha le nom de Morris. Ce fut le dernier son. Tout se tut dans la tombe muette.

On n’entendit plus que ce murmure sourd et continu du dehors que la pauvre Jessy prenait pour le bruit incessant des rues de Londres.

Ce murmure, nous l’avons entendu naguère dans la retraite du pauvre Pat. C’étaient les voix mêlées du vent et de la mer, du vent qui gémissait entre les ruines de Diarmid, de la mer brisant contre les écueils, au pied de Ranach-Head…

  1. On appelle ainsi cette période d’affreuse disette qui désole la plupart des comtés de l’Irlande, chaque année régulièrement, au moment où les pommes de terre germent et ne sont plus mangeables.