La Réconciliation de M. de Bismarck et du saint-siège

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La Réconciliation de M. de Bismarck et du saint-siège
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 685-696).
LA
RÉCONCILIATION DE M. DE BISMARCK
ET DU SAINT-SIÈGE

Ceux qui croient ou affectent de croire que M. de Bismarck s’est mis en route pour Canossa ne le connaissent guère ou parlent de lui bien légèrement; on peut affirmer sans crainte de se tromper que M. de Bismarck n’ira jamais à Canossa. Il a fait des expériences qui l’ont averti, éclairé, et les intérêts dont il a la garde ont toujours eu le pas sur ses préférences et ses partis-pris. Au surplus, il n’avait porté dans la lutte contre l’église aucune passion dogmatique ; il n’est pas homme à s’échauffer pour ou contre une doctrine, il n’est théologien que par occasion et, comme on l’a dit, pour le besoin de sa cause. Il n’a jamais fait, il ne fera jamais durant toute sa vie que de la politique. S’il se réconcilie avec l’église, c’est qu’après avoir consulté les étoiles, il les a trouvées favorables. Il a jugé que les circonstances et la situation générale de l’Europe devaient rendre le saint-siège plus traitable, le disposer aux accommodemens, et, selon toute apparence, les négociations qu’il a entamées pour rétablir la paix religieuse en Prusse rapporteront à sa politique, si elles viennent à aboutir, beaucoup plus de profit qu’elles ne coûteront de sacrifices à son orgueil. Quand apprendrons-nous à nous régler sur son exemple? Au lieu de nous instruire à son école, nous aimons mieux lui rendre beaucoup de bons offices, et trop souvent il trouve en nous des instrumens involontaires et inconsciens de ses desseins. Si aujourd’hui son génie, secondé de sa fortune, l’aide à sortir sans trop de peine du mauvais pas où il s’était engagé, nous y sommes pour quelque chose, mais nous aurions tort de faire fond sur sa reconnaissance. On n’en est plus à compter ses ingratitudes.

Non, M. de Bismarck n’ira pas à Canossa; il se tirera d’affaire à moins de frais et à des conditions bien plus douces qu’il n’osait l’espérer. Il pourra se dispenser de transiger sur les principes et ne se laissera pas réduire à la cruelle extrémité d’abolir les fameuses lois de mai. Il se contentera de les réviser ou il obtiendra de son parlement des pleins pouvoirs, pour en adoucir l’application, pour laisser tomber en désuétude les articles les plus décriés et les plus gênans. Les lois dormiront, mais en cas de besoin ou d’incident fâcheux, on pourra les réveiller. Le 20 avril de l’an dernier, le chancelier écrivait au prince de Reuss qu’il ne consentirait jamais à se laisser désarmer : «Il est bon, disait-il, qu’une épée oblige l’autre à demeurer dans le fourreau. » Il ne signera pas non plus un concordat, dont on se soucie à Rome aussi peu qu’à Berlin ; on s’en tiendra à un arrangement quasi-concordataire, à un régime fondé sur une entente diplomatique. Il avait toujours soutenu qu’il appartient à l’état seul de régler, comme il lui convient, ses rapports avec l’église et de tracer à son gré les frontières du temporel et du spirituel. Sur ce point, il se ravise, il consent à traiter, à négocier avec le Vatican, à l’interroger, à consulter ses convenances. C’est la suprême concession qu’il ait faite, et il se chargera de trouver les termes d’un modus vivendi dont tout le monde puisse s’accommoder. En retour des complaisances qu’on aura pour lui, il rétablira son ambassade auprès du saint-siège et le budget du culte catholique, il condamnera au repos et au silence sa haute cour ecclésiastique, il exemptera les séminaristes du service militaire, il réduira l’examen d’état à une pure formalité, et d’un accord commun on rendra des évêques aux diocèses, qui en manquaient, des curés et des desservans aux nombreuses paroisses qui avaient perdu leur berger. L’église s’en trouvera bien ; tout fait croire que M. de Bismarck s’en trouvera mieux encore.

Les journalistes et les écrivains officieux s’efforcent de démontrer aujourd’hui que M. de Bismarck n’a jamais changé de système ni de conduite, que, lorsqu’il portait à l’église les coups les plus terribles, il ne nourrissait aucun sentiment hostile, aucune animosité à l’égard du catholicisme, et qu’au fort même de la lutte, il s’occupait déjà de préparer la réconciliation et la paix. Il est permis de n’en rien croire. Si grand homme dictât qu’on soit, on n’est pas infaillible, et les plus habiles politiques pourraient écrire l’histoire de leurs illusions. Il est tout naturel qu’au lendemain de Sedan, M. de Bismarck ait connu l’enivrement du triomphe, qu’il ait trop attendu de ses forces, trop présumé de son omnipotence. Il a pu s’imaginer quelles catholiques allemands, devenus désormais plus Allemands que catholiques, étaient mûrs pour la servitude et disposés à tous les abandonnemens, à toutes les obéissances, que, sur un signe de leur maître, ils sacrifieraient sans balancer le saint-père à César, celui qui tient les clés à celui qui brandit le glaive. Il avait fait trop bon marché de l’autorité persistante des croyances, des traditions, des habitudes séculaires; il a dû reconnaître que César était insuffisant à remplir les âmes et à posséder les consciences. Il espérait que le concile du Vatican enfanterait un schisme ; les évêques allemands qui avaient protesté contre le nouveau dogme l’ont déconcerté par la rapidité de leur soumission. Il se flattait de trouver un appui solide dans le vieux catholicisme; ce roseau s’est dérobé sous la pesanteur de sa main. Il se flattait aussi que, par ses manœuvres, par ses violences, par ses ruses, il parviendrait à désagréger ce parti d’opposition compact qui s’appelle le parti du centre et qui, recruté parmi les catholiques de toutes les classes et de toutes les provinces du royaume, se compose des élémens les plus disparates. Ce parti ne s’est pas laissé dissoudre; les grands seigneurs réactionnaires et féodaux sont demeurés comme soudés avec ces chapelains de bas étage, aux allures révolutionnaires, à l’éloquence criailleuse et débraillée, qui se prêtaient sans remords à conclure avec les socialistes des alliances électorales et des pactes de circonstance. La parole du prisonnier du Vatican a suffi pour maintenir l’unité du parti. On a continué de marcher coude à coude sous la conduite de cet ancien ministre du roi de Hanovre, dont M. de Bismarck a dit « que l’huile de sa parole n’est pas de cette espèce qui adoucit les blessures, mais de celle qui attise les flammes, les flammes de la colère. »

Bien que sa campagne n’eût abouti qu’à lui créer de gros embarras en désorganisant une dizaine de diocèses et près de deux mille paroisses, M. de Bismarck a mis du temps à revenir de ses illusions, à changer de système et de méthode. Il ne se rebute pas aisément, les batailles ne lui ont jamais fait peur; il se sent de force à mettre ses adversaires hors d’haleine et sur le flanc. Cependant la lassitude gagnait de proche en proche autour de lui. Les conservateurs prussiens n’avaient voté qu’à regret et en soupirant les lois de mai. Le clergé évangélique les goûtait peu; il les jugeait dangereuses pour sa propre indépendance. Plus d’un membre de la famille royale estimait que, pour combattre les menées des socialistes et des révolutionnaires, ce n’était pas trop de la coalition de toutes les forces conservatrices du royaume et que l’exaspération des catholiques ne pouvait profiter qu’à la démagogie. On raconte que, dans l’automne de 1879, lors des grandes manœuvres, l’évêque de Strasbourg logeait chez lui la famille grand-ducale de Bade. Il eut un matin la surprise de trouver la grande-duchesse, fille de l’empereur Guillaume et zélée protestante, agenouillée dans l’oratoire du palais épiscopal. « Je viens de prier, lui dit-elle en se relevant, pour la réconciliation de l’état et de l’élise. »

Dans sa superbe indifférence à l’endroit de toutes les questions de doctrine, M. de Bismarck se souciait très peu de se marier pour la vie avec un parti. Son plus cher désir était de voir se former dans le parlement prussien comme dans le Reichstag une majorité gouvernementale et ministérielle, aussi docile que compacte, aussi stable que soumise, prête à voter les yeux fermés tout ce qu’il lui proposerait. Il n’a jamais dissimulé que le seul parti qui lui agréât était celui « des bismarckiens sans phrase. » Il a rêvé pendant quelques années de constituer cette majorité à sa dévotion par l’union des conservateurs et des libéraux modérés; mais il n’a pas tardé à se dégoûter des libéraux. Le libéral prussien est un être difficile à prendre, plus difficile encore à tenir ; il a un caractère à la fois ondoyant, flottant et fort épineux. Ce poisson est plein d’arêtes, et le chancelier de l’empire a failli plus d’une fois s’étrangler en le mangeant. D’ailleurs il n’a d’estime que pour ce qui est fort, la faiblesse lui inspire plus de mépris que de pitié. Il a vu le parti libéral s’affaiblir d’année en année par ses divisions intestines et diminuer à chaque élection ; il voyait, d’autre part, le centre catholique grandir incessamment au milieu des difficultés, des périls et des tempêtes, doubler en peu de temps son effectif, joindre de plus en plus la puissance du nombre à celle de la discipline. C’est ainsi qu’il fut amené peu à peu à lui faire des avances, dont les catholiques le récompensèrent en acceptant son nouveau tarif douanier.

Toutefois, au lendemain même de cette expérience, il hésitait encore. Un incident décisif acheva de lui ouvrir les yeux. A l’ouverture de la dernière session du Reichstag, le bruit courait dans les couloirs que tes libéraux, s’étant engagés à se joindre aux conservateurs pour voter les nouveaux impôts, étaient rentrés en grâce au rès du chancelier et qu’il désirait que le candidat du centre catholique fût écarté de la présidence. On sait qu’à Berlin, la politique se fait moins dans les salons que dans les brasseries. Chaque groupe a son estaminet, sa Fraktionskneipe, où il se réunit tous les soirs entre dix heures et minuit. Ce fut dans un débit de bière de la Leipzigerstrasse que le chef des libéraux, M. de Bennigsen, et le représentant des conservateurs, M. d’Arnim-Boitzenburg, ex-président du Reichstag, eurent ensemble une importante conférence, dans laquelle il fut convenu que les libéraux donneraient leurs voix à M. d’Arnim et qu’en revanche les conservateurs porteraient un libéral à la vice-présidence. Cependant le chef très habile et très avisé du centre, M. Windthorst, qu’on a surnommé à Berlin la petite excellence, die Kleine Excellenz, s’occupait de parer le coup ; il convoqua tout son monde par lettres particulières. M. d’Arnim fut élu président par 154 voix sur 265 votans; mais grâce aux efforts du centre, assisté des Polonais et des Alsaciens-Lorrains, le candidat clérical, M. de Frankenstein, fut élu premier vice-président. L’épreuve cette fois était décisive, les catholiques étaient devenus les arbitres de la situation. De ce jour, le chancelier les invita à ses soirées parlementaires. On put le voir faisant les honneurs de son salon à la petite excellence et s’entretenant, le verre en main, avec M. Reichensperger, des principes et des beautés de l’architecture gothique. Dans le temps de ses hésitations, il y a deux ans de cela, M. de Bismarck disait au cours d’une conversation privée : « J’ai très peu de goût pour le catholicisme, mais je ne serais pas un homme d’état digne de ce nom si je pouvais oublier que douze millions de citoyens de l’empire sont catholiques. Je dois tenir à ce qu’ils ne soient pas froissés dans leur conscience religieuse et dans leurs sentimens les plus intimes. » Il y a deux ans, M. de Bismarck commençait à se douter qu’il avait froissé dans leurs sentimens les plus intimes douze millions de catholiques ; il en est tout à fait convaincu depuis que M. de Frankenstein l’a emporté haut la main sur son compétiteur national-libéral. Peut-être finira-t-il par avoir quelque goût pour le catholicisme; en attendant, il veut déjà beaucoup de bien à l’architecture gothique.

Pour que M. de Bismarck se réconciliât avec le saint-siège, ce n’était pas assez qu’il le voulût, il fallait que le saint-siège s’y prêtât ; quand on négocie, on est deux. Sans contredit, si le gouvernement de l’église était encore aux mains du pape Pie IX, de ce tribun mystique qui cherchait dans son cœur ou dans les oracles du Saint-Esprit les règles de sa politique, qui était le gant à Dioclétien, criait anathème à l’Attila de Berlin et annonçait « qu’une petite pierre, se détachant de la montagne, briserait le pied d’argile du colosse, » le chancelier de l’empire n’aurait à choisir qu’entre la guerre sans merci et une paix sans honneur ; l’otium cum dignitate lui serait à jamais refusé. Mais il avait dit à la chambre des députés prussiens, dès le 16 avril 1875 : « L’histoire nous montre des papes guerroyans et des papes débonnaires. J’ose espérer que nous verrons avant peu sur le trône pontifical un homme pacifique, avec lequel nous pourrons conclure un traité en bonne forme. » Ce souverain pontife s’est rencontré, il s’appelle Léon XIII, et c’est à lui que, dans un jour d’heureuse inspiration, M. Ferry a rendu un éclatant, mais trop platonique hommage. L’objet qu’il s’est proposé dès son avènement était de réparer les fautes et les imprudences de son prédécesseur, de ramener à lui les gouvernemens que le bouillant Pie IX s’était aliénés. Il souhaitait de se faire des amis partout, afin d’isoler ainsi l’Italie et de l’obliger à compter sérieusement avec lui. « Je sais, disait-il à quelqu’un qui lui reprochait sa modération, que je marche dans un chemin qui ne mène pas à la popularité; mais je ne veux pas dépenser infructueusement mes forces pour des résultats secondaires, je réserve mes foudres pour les questions qui touchent aux conditions essentielles de l’église et sur lesquelles je n’entends pas transiger. Ces questions mises à part, j’étonnerai les gouvernemens par l’étendue de mes concessions. »

Comme M. de Bismarck, le pape Léon XIII s’était fait des illusions. Lorsqu’il commença à négocier avec le chancelier, il connaissait peu Berlin; il se flattait que la souplesse romaine aurait facilement raison de la morgue prussienne, qu’il obtiendrait l’abrogation pure et simple des lois de mai et qu’on verrait renaître ces temps heureux où l’église catholique jouissait en Prusse d’une véritable autonomie. Il s’est heurté contre un Non possumus péremptoire qu’il n’avait pas prévu. — « Vous nous demandez l’impossible, lui a-t-on répondu. Notre parlement a décidé que les chefs des diocèses seraient tenus désormais de notifier aux présidens des provinces le nom des candidats aux cures vacantes, que les présidens auraient trente jours pour faire valoir leur droit de veto. Commencez par vous soumettre à nos lois, à toutes nos lois, nous verrons ensuite à les modifier ou à les adoucir dans l’application. » — Le souverain pontife a trouvé qu’on mettait sa mansuétude à une dure épreuve. Il s’est senti plus d’une fois partagé entre son amour de la paix et la crainte de trahir les augustes intérêts confiés à ses soins; plus d’une fois la négociation a paru traîner ou prête à se rompre. Cependant il a persévéré et il étonne en effet le monde par l’étendue de ses concessions.

Ce qui explique sa longanimité, ce sont les embarras de sa situation, qu’on prend plaisir à compliquer. Les catholiques ardens font une résistance sourde ou déclarée à sa politique d’apaisement, qu’ils traitent de chimérique ; le meilleur moyen de leur fermer la bouche serait de remporter quelque succès décisif. D’un autre côté, plusieurs des plus grandes familles romaines, fort empêchées d’avoir à servir deux maîtres qui sont brouillés ensemble, témoignent depuis quelque temps l’impatient désir de voir le Vatican oublier ses griefs et tendre une main amie au Quirinal. Le pape Pie IX avait enjoint au clergé italien de se désintéresser absolument des affaires du royaume, de ne prendre aucune part aux élections. Son successeur a levé cette consigne, mais il désire en demeurer là, et il verra toujours dans ile roi Humbert un usurpateur qui détient son patrimoine. S’il réussissait à conclure un traité de paix avec l’Allemagne, cet événement de grande conséquence le dispenserait à jamais de faire des avances au Quirinal et prouverait d’autre part aux catholiques ardens et belliqueux que le Christ avait raison de dire : « Heureux ceux qui sont doux, car ils posséderont la terre ! »

Une autre raison, plus grave encore, le pousse à surmonter ses répugnances et ses scrupules pour se rapprocher de l’Allemagne, c’est la situation de l’église en France et la haine que lui a vouée un parti fort influent, qui demain peut-être aura le pouvoir. Il ne tenait qu’au gouvernement français de se concilier la bienveillance du pape. Léon XIII en lui donnant de sérieuses sûretés pour l’avenir. Il connaît trop les hommes et la vie pour ne pas faire la part des entraînemens, des passions ; des sacrifices exigés par les partis, et il n’est pas dans son caractère de subordonner ses combinaisons à ses ressentimens ; il lui en coûte peu de s’entendre avec les hérétiques, pourvu que les hérétiques soient raisonnables. Il avait un faible pour M. de Freycinet; il disait de lui : « C’est un homme comme il faut, qui a le sens politique; je lui ferai des concessions que je ne ferais à nul autre, » Les fanatiques de la libre pensée n’ont pu pardonner à M. de Freycinet ses dispositions accommodantes, et les hommes d’état qui l’ont remplacé ont compté bien plus avec les passions des partis qu’avec les intérêts français.

Le pape ne demandait pas mieux que de transiger sur la question des congrégations ; mais peut-il nous vouloir du bien quand les radicaux, qui se flattent d’être déjà nos maîtres, annoncent tout haut leur dessein de rompre les relations diplomatiques avec le saint-siège, de supprimer le budget des cultes, d’abolir le concordat, de s’opposer par des mesures violentes ou perfides au recrutement du clergé, et quand notre gouvernement, qui se dit modéré, fait consister sa modération à transiger sans cesse avec les intransigeans ? M. de Bismarck a su mettre à profit ces heureuses conjonctures. Si le pape avait trouvé en France des hommes d’état résolus à assurer à l’église les garanties et les tempéramens d’équité qu’elle a le droit de réclamer, il eût tenu au chancelier de l’empire germanique la dragée plus haute, il se fût montré moins conciliant, il eût offert peu de chose pour recevoir beaucoup. Grâce à nous, c’est M. de Bismarck qui recevra beaucoup et donnera peu. a Le gouvernement français, nous écrit-on de Rome, n’a pas compris la pensée dont s’inspirait le Vatican. Il a eu le tort de sacrifier les intérêts de sa politique extérieure aux exigences des partis avancés, sans s’aviser qu’il procurait à M. de Bismarck les moyens de sortir d’une lutte périlleuse où il compromettait son pouvoir et son prestige. Les catholiques allemands, abjurant leurs rancunes, feront campagne avec lui contre la révolution et lui permettront, en votant toutes ses lois financières, de briser les dernières résistances particularistes. On pourra dire alors que le gouvernement de la république n’a rien négligé pour hâter l’unification générale et absolue de l’Allemagne. » Un lion qui ne nous aime guère souffrait d’une épine, profondément enfoncée dans son pied, laquelle le gênait beaucoup dans ses évolutions. Nous nous sommes employés fort obligeamment à l’en délivrer; mais, encore un coup, ne comptons pas trop sur sa gratitude. Les lions ne sont reconnaissans que dans les fables.

Si M. de Bismarck parvient à obtenir du saint-siège les conditions favorables qu’il espère, i! tirera de ce raccommodement des avantages qui le paieront de toutes ses peines. Il travaille, comme on sait, à consolider son œuvre, à en assurer l’avenir. L’empire qu’il a créé ne dispose jusqu’ici que de ressources insuffisantes ; son budget se solde régulièrement par un déficit considérable, qui, dans l’exercice de 1880, montait à plus de cent millions de marks et qui, chaque année, doit être couvert par les subventions des états confédérés. C’est dire que l’empire vit d’aumônes et qu’il ne sera solidement assis que le jour où il aura conquis son autonomie financière. On souhaite même que ses caisses regorgent, qu’il devienne assez riche pour s’accorder le noble plaisir de faire des largesses à ceux qui aujourd’hui l’assistent de leurs deniers. Aussi M. de Bismarck a-t-il résolu de remplacer les contributions matriculaires par de nouvelles taxes et d’introduire en Allemagne le monopole du tabac, qui produirait un revenu annuel de deux cents à trois cents millions. Dorénavant l’empire allemand deviendrait le bailleur de fonds des gouvernemens confédérés qui sont ses pourvoyeurs et ne seraient plus que ses emprunteurs et ses cliens ; il ne tiendrait qu’à lui de leur faire sentir leur petitesse et leur dépendance. On devine ce que pèserait dès lors la couronne d’un roi de Wurtemberg et que tel grand-duc, qui s’imagine être quelque chose, ne tarderait pas à rendre justice à son néant.

M. de Bismarck estime fort justement que le monopole du tabac vaut bien une messe, d’autant plus qu’il ne sera obligé ni de la dire ni de l’entendre: il en sera quitte pour permettre à chacun de ses nombreux sujets de faire son salut comme il lui plaît. Il n’a jamais fait mystère du marché qu’il se propose de conclure avec l’église. Les concessions qu’il offre au saint-père, le parti du centre les paiera par ses complaisances, et tout semble prouver qu’il a raison d’y compter. « Tant que les négociations n’ont pas abouti, disait dernièrement M. Windthorst, nous devons rester l’arme au pied, en ordre de bataille, et nous garder de noyer nos poudres. » Mais récemment aussi M. Windthorst avait prévenu le Reichstag que certaines questions financières ou autres, qui lui paraissaient troubles, lui sembleraient tout à fait claires, si M. de Bismarck se mettait en peine de contenter le Vatican. Hominis voluntas ambulatoria usque ad mortem, disait-il le 28 avril 1880, ce qui signifie que les volontés humaines sont changeantes jusqu’au tombeau. Cela est vrai pour les gouvernemens comme pour les particuliers, cela s’applique aussi aux assemblées et aux partis politiques. Quelques jours plus tard, quand le gouvernement réclamait un crédit pour couvrir les dépenses résultant de la création d’un conseil économique de l’empire, le chef du parti catholique déclara « qu’il n’était pas encore prêt à voter cette proposition. » Sur quoi de nombreux interrupteurs s’écrièrent : « Faites cesser le Culturkampf, et il votera tout ce que vous voudrez. » Donnant donant est le fond de la politique, en Allemagne surtout. Le Ik mai de l’an dernier, M. de Bismarck se plaignait au prince de Reuss de l’opposition systématique et acharnée que faisait le centre à toutes les mesures proposées par le gouvernement : « Ce parti, écrivait-il, a voté par exception la réforme du tarif douanier, et j’en avais conclu que nos négociations avec Rome avaient quelque chance d’aboutir. Ma confiance a fait place au découragement quand j’ai vu dans la dernière session du Landtag prussien les catholiques nous combattre résolument dans des affaires qui ne concernaient point l’église et accorder leur appui à toutes les menées des ennemis de l’empire[1]. » Sans doute M. de Bismarck est revenu de son découragement; il a de bonnes raisons de croire que le jour même où il aura signé son accord avec le Vatican, les répugnances que le monopole du tabac peut inspirer à M. Windthorst s’évanouiront comme par miracle et que ses objections lui paraîtront peu fondées.

En se réconciliant avec le saint-siège, M. de Bismarck se promet de mener à bonne fin ses combinaisons financières et de couronner l’édifice dont ses puissantes mains ont si laborieusement jeté les assises. La bienveillance du Vatican lui procurera un autre avantage, non moins considérable; il compte s’en servir pour faire la conquête morale de l’Alsace, pour venir à bout de cette constance dans le regret, de cette fidélité dans la protestation, de cette tranquille et indomptable opiniâtreté qui cause aux Allemands d’amers déplaisirs, mêlés de beaucoup d’étonnement et d’un peu d’admiration. C’est par l’armée et par l’école qu’on s’est efforcé de modifier l’esprit public dans les provinces annexées; on se flatte de réussir plus aisément si l’on peut obtenir le précieux appui du clergé, qui a été jusqu’aujourd’hui l’âme de la résistance. On s’est toujours étudié à le ménager, à se concilier ses bonnes grâces. Le président de Moeller disait jadis : « J’ai trop d’affaires délicates sur les bras pour y ajouter des questions religieuses. » Aussi se bornait-il à appliquer avec une extrême modération la loi de l’empire sur l’expulsion des ordres étrangers; il ne fermait les séminaires que pour les rouvrir bientôt, il ne cessait de faire les avances les plus empressées à l’évêque de Strasbourg. A vrai dire, les lois de mai ne furent jamais en vigueur dans l’Alsace-Lorraine, les rapports de l’église et de l’état continuaient d’être régis par le concordat français. A M. de Moeller a succédé, sous le titre de lieutenant impérial, le feld-maréchal de Manteuffel, et cet éminent homme de guerre doublé d’un éminent diplomate s’entend mieux que personne à pratiquer la politique de ménagemens. « Comparez un peu, dit-il au clergé alsacien, mes procédés à votre égard et ceux dont on use dans votre ancienne patrie, où l’on vide les couvens, en attendant de fermer les églises. » Le clergé est demeuré sourd à ces insinuations, les caresses et les courtoisies n’ont pas eu raison de ses souvenirs, et Rome, en guerre avec Berlin, ne pouvait qu’approuver l’obstination de ses regrets. Quand la paix sera faite, il se trouvera dans un grand embarras. Jusqu’ici, dans toutes les élections, ses candidats étaient d’ardens protestataires. Pourra-t-il encore les recommander aux électeurs? Le saint-siège lui ordonnera peut-être de les combattre, et quand le saint-siège ordonne, il faut se démettre ou se soumettre.

On a beaucoup parlé de la nomination de l’abbé Korum à l’évêché de Trêves. C’est une histoire qui mérite d’être racontée avec quelque détail ; les dessous en sont curieux. L’évêque de Strasbourg, Mgr Raess, est un prélat très vénérable et très vénéré, dont le seul tort est d’avoir quatre-vingt-cinq ans. Quel sera son successeur? Cette inquiétante question tenait depuis longtemps en éveil le clergé alsacien. Il n’ignorait pas qu’on s’était promis d’installer avant peu à Strasbourg un évêque allemand, et il cherchait à conjurer à tout prix le redoutable et douloureux accident dont il était menacé. Il réclamait la nomination d’un coadjuteur alsacien, avec droit de succession. M. de Manteuffel feignit d’entrer dans ses craintes et dans ses désirs; sa diplomatie toujours vigilante, toujours avisée, devait en tirer parti. Il pria l’évêque de Strasbourg de lui désigner son successeur éventuel. Mgr Raess montra peu d’empressement à lui complaire ; il trouvait que la sollicitude qu’on lui témoignait était prématurée, que sa santé était encore solide, qu’il était un peu trop question de sa mort dans tout cela.

Pour triompher de ses résistances et de ses objections, on eut recours aux bons offices de l’internonce de Munich. L’évêque se soumit, mais il désigna des candidats qu’il savait mal notés à Berlin. Il recommanda surtout l’abbé Korum, curé de la cathédrale de Strasbourg, et son clergé tout entier applaudit à ce choix. On connaissait l’abbé Korum pour un prêtre distingué, pour un éloquent orateur, d’un caractère ardent et généreux, détaché de toute ambition personnelle. On savait qu’il avait le cœur très français; mais il avait eu soin de ne point se compromettre dans la politique, comme les députés du clergé protestataire. Aussi s’était-il acquis les sympathies de Mlle de Manteuffel, qui, quoique protestante, suivait assidûment ses sermons. Le lieutenant impérial faisait le plus grand cas de lui; toutefois, il refusa de le cautionner; il allégua sa jeunesse. — A quarante ans, disait-il, on n’a pas le calme d’esprit, la maturité de jugement nécessaires à l’administration d’un grand diocèse. — Il se garda bien cependant d’imposer à l’évêque un coadjuteur allemand; les vrais diplomates savent attendre. Le candidat de ses rêves était un chanoine alsacien de santé fort chétive, fort compromise. On amena adroitement l’évêque à le désigner; les négociations ne traînèrent ni à Rome ni à Berlin, ce valétudinaire fut nommé aussitôt que proposé. C’était un premier succès, bientôt suivi d’un second plus important pour la politique prussienne.

L’évêché de Trêves était vacant, l’empereur n’avait pas agréé les ouvertures que lui faisait le chapitre. M. de Manteuffel eut une idée lumineuse. Oubliant tout à coup qu’on n’a pas à quarante ans le calme d’esprit nécessaire à l’administration d’un grand diocèse, il proposa hardiment l’abbé Korum. « Eh ! quoi, lui répondit. M. de Bismarck, y pensez-vous? S’il m’en souvient, vous le trouviez trop jeune, trop ardent et trop Français. — Distinguons, repartit le feld-maréchal. Ses défauts, dangereux à Strasbourg, ne le seront plus à Trêves. Les prêtres des provinces annexées seront flattés de voir l’Allemagne entière s’ouvrir à leurs ambitions, et le jour où l’évêché de Strasbourg viendra à vaquer, il nous sera permis de leur représenter qu’après avoir nommé un Alsacien en Allemagne, nous avons bien le droit de nommer un Allemand en Alsace. Au surplus, ajoutait-il, l’abbé Korum est un homme superbe, ce qui n’a jamais rien gâté. » M. de Manteuffel gagna sa cause. Il restait à obtenir le consentement du candidat; ce ne fut pas chose aisée. L’abbé Korum est aussi clairvoyant que patriote; il devina sur-le-champ à quoi tendait cette ingénieuse manœuvre, il répondit par un refus catégorique. On mit tout en mouvement pour le fléchir, pour vaincre ses scrupules ; M. de Bismarck lui dépêcha un secrétaire de son cabinet, l’internonce lui livra plus d’un assaut. L’abbé Korum ne céda point; mais on le pressait si vivement qu’il demanda un congé de huit jours pour exposer au saint-père les motifs de son refus. On avait tiré parole de Léon XIII, qui n’avait aucune raison de ménager la France. Il ferma sa porte à ce rénitent, qui ne put l’approcher; il se contenta de lui signifier qu’il eût à se mettre en retraite et à se préparer à son ordination. Voilà comment il se fait qu’après avoir été dispensé du sarment de fidélité à l’empereur, l’abbé Korum est aujourd’hui évêque de Trêves et que, dans un délai plus ou moins long, le clergé alsacien aura la douleur d’être à la discrétion d’un prélat allemand. Si nous sommes sincères, nous conviendrons que nous n’y avons pas nui.

En Allemagne, c’est la politique qui gouverne ; chez nous, c’est l’esprit de parti, et c’est vraiment là notre malheur. Dernièrement un homme de grand savoir et de grand mérite se faisait applaudir en déclarant que l’ennemi, c’est le curé, et ces applaudissemens, parait-il, ont « illuminé son avenir. » M. Paul Bert, qui est du bois dont on fait aujourd’hui les ministres, n’aime pas le curé; il le considère comme le représentant ici-bas de la métaphysique, et la métaphysique lui cause des colères rouges. Il a décidé aussi que les religions dépravent le cœur de l’homme, que la vraie morale doit être fondée sur les sciences naturelles. Cette thèse nous paraît hardie, rien n’étant moins moral que la nature. Elle nous offre le spectacle de la bataille pour la vie, de la concurrence vitale sans trêve et sans merci; elle nous montre la perpétuelle et fatale victoire de la ruse sur la candeur, de la force sur la faiblesse, et les cris des victimes ne déconcertent jamais son impassible ironie. Mangez-vous les uns les autres, — telle est sa devise, d’où il est permis d’inférer qu’il y a dans la morale quelque chose qui dépasse la pure nature. Mais nous pouvons nous en remettre à M. Bert; cet intrépide vivisecteur a promis à l’univers que, toute affaire cessante, il s’occuperait de découvrir, à l’aide de son bistouri et de ses canules, « les lois de la morale scientifique, » et l’univers y compte. Peut-être serait-il prudent de nous laisser, pendant l’intérim, la morale du curé, à titre provisoire. Mais ce terrible homme ne veut entendre à rien, il a déclaré que l’ennemi, c’est le curé, et nous risquons fort de rester quelque temps sans morale. Que le ciel nous protège!

A vrai dire, ce n’est pas là ce qui nous inquiète, l’univers saura bien s’en tirer. Ce qui nous afflige davantage, c’est qu’au moment où le chancelier de l’empire germanique, faisant passer ses intérêts avant ses rancunes, s’applique à rendre à l’Allemagne la paix religieuse tout en sauvegardant les droits de l’état, ceux qui avant peu disposeront de nos destinées ne songent qu’à remuer les eaux dormantes et à faire un pacte avec les tempêtes. Ils se flattent de réussir où M. de Bismarck a échoué; ils se sentent de force à opprimer les consciences, à contraindre les minorités, qui demain peut-être seront des majorités, car la persécution fait des miracles. Nous leur en voulons surtout de sacrifier trop légèrement les intérêts de notre politique étrangère à leurs passions et à leurs dogmes. L’horreur qu’ils ressentent pour le capucin et pour la sœur grise est plus forte que tout; malgré l’avertissement que leur donna jadis M. le comte de Saint-Vallier dans le remarquable discours qu’il prononça au sénat, ils font bon marché de tous ces religieux qui propagent notre influence en Syrie et ailleurs, et si on les laissait faire, l’Autriche comme l’Italie auraient beau jeu pour substituer leur action au protectorat français en Orient. Ces mêmes fanatiques à courtes vues ne demandent qu’à pousser le saint-siège à bout, à rompre ouvertement avec lui, sans se soucier des fâcheuses alliances qu’il pourrait conclure à notre dam. Dieu nous garde de douter de leur patriotisme! mais que faut-il penser d’un patriotisme qui semble mettre son honneur à travailler assidûment et aveuglément pour le roi de Prusse, devenu empereur d’Allemagne?


G. VALBERT.

  1. Geschichte des Kulturkampfes in Preussen, von Ludwig Hahn; Berlin, 1881, page 236. Ce livre, qui a le caractère d’une publication officieuse, est un recueil ou plutôt un choix de discours, de lettres, d’articles de journaux relatifs à l’histoire du conflit religieux. Ces documens, triés sur le volet avec beaucoup d’art et même d’artifice, sont destinés à prouver aux naïfs que M. de Bismarck n’a jamais varié ni dans ses sentimens ni dans sa conduite, qu’en faisant la guerre il voulait la paix.