La Réforme de l’enseignement secondaire/02

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Raymond Thamin
La Réforme de l’enseignement secondaire
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 843-863).
LA RÉFORME
DE
L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

II [1]
LE RECRUTEMENT DE L’ÉLITE


Le titre seul que nous venons d’écrire implique une petite révolution dans les esprits. On éprouve le besoin d’une élite. La guerre a fait découvrir que les conducteurs d’hommes avaient parfois du bon ; elle a fait constater l’utilité des chefs, et des inventeurs. Peut-être aussi y a-t-il là un progrès naturel de l’esprit démocratique. Dans un premier stade, il a peur des supériorités ; dans un second, n’en ayant plus peur, il les accepte et même il les réclame. La pédagogie, comme toujours, suit et interprète ces mouvements de l’opinion. Pendant longtemps, nous avons médit des têtes de classes, et des maîtres qui, se laissant aller au pas de ceux qui marchaient le plus vite, négligeaient de vérifier si le reste de la bande les suivait. Et nous n’avions pas tout à fait tort. Car tout est ici question de mesure. La préparation aux épreuves du concours général semblait être la caractéristique de cette méthode. Pour supprimer la préparation, on avait supprimé le concours. Il créait sans doute des gloires factices et éphémères. Mais il provoquait une incomparable émulation. De l’émulation elle-même je m’accuse d’avoir dit du mal. On proposait de lui substituer l’émulation avec soi-même, et l’on dessinait les courbes des progrès individuels. Il y a souvent ainsi, mêlés aux erreurs qu’on commet, de nobles principes et de généreuses illusions, parfois même une part de vérité utile. On se rappelle enfin la campagne contre le surmenage. L’éducation, pendant quelque temps, a banni l’effort, alors qu’elle est surtout un appel à l’effort. Heureusement que la théorie n’est pas toujours passée dans la pratique. Et voici qu’on rétablit, du moins en principe, le concours général. Ce petit fait de l’histoire pédagogique prend une importance de symbole. De menues réformes ont le même sens. La discipline, le travail, sont remis en honneur. On prêche moins l’indulgence aux examens. On désavoue une pédagogie de laisser-faire, qui est à la pédagogie la plus libérale ce que la démagogie est à la démocratie. On parle même d’une aristocratie de l’intelligence, la seule à laquelle on fasse grâce. Mais on fait mieux que lui faire grâce. On veut créer une élite par des procédés nouveaux, plus méthodiques, et on sollicite les candidatures. L’école unique est censée avoir mis tout le monde sur le même pied au départ. Mais la course continue.


LES « NOUVELLES COUCHES » SCOLAIRES

Qu’il faille s’efforcer de maintenir les chances égales, c’est la règle du jeu ; et c’est, dans notre régime démocratique, un article de foi. Donc il faut ouvrir largement les enseignements qui succèdent à l’école unique. Il faut reconnaître que les portes de l’enseignement secondaire restent trop étroites pour ceux qui ne payent pas leur place en entrant. Il y a, à l’heure présente, un enseignement payant, le secondaire, et un enseignement gratuit, le primaire ; donc, ajoute-t-on, un enseignement de riches et un enseignement de pauvres. Une statistique générale portant sur les professions des parents des collégiens et lycéens n’a pas été faite, à notre connaissance, quoiqu’on en ait tous les éléments. Une statistique limitée, dans une petite ville, a donné moins de 10 pour 100 de fils de travailleurs manuels. Cette proportion serait plus faible encore sans doute à Paris et dans les grandes villes. M. Gréard écrivait, en 1880, que les parents des élèves de l’enseignement secondaire, pour un tiers, vivaient de leurs rentes, pour le reste appartenaient à la classe moyenne. Il suffit d’ailleurs, sans invoquer la statistique, que chacun de nous se rappelle son lycée : on y était bien entre petits bourgeois.

D’où le reproche adressé à l’enseignement secondaire d’être un enseignement de classe. On pourrait le définir, et on l’a fait, non seulement par les matières qu’on y enseigne, mais par la nature de la clientèle qui vient recevoir cet enseignement. Et cela explique certaines défiances dont il est l’objet. L’enfant va naturellement à l’école de sa classe sociale. En envoyant ses enfants au lycée, l’ouvrier a peur de les déclasser. Car on peut se déclasser en montant aussi bien qu’en descendant le long de l’échelle sociale. Il a peur de les placer dans un milieu qui n’est pas le leur, où ils seront comme des étrangers, et d’où ils sortiront plus étrangers encore au milieu paternel auquel ils seront rendus, si bien qu’ils auront à souffrir, pendant et après, de ce déclassement.

Cependant il répugne à tous nos instincts présents que l’éducation dépende de la fortune. En prenant possession de sa charge, le ministre de l’Instruction publique du cabinet Millerand s’exprimait sur ce point en termes émouvants : « Je dois avouer. Messieurs, que cette question me passionne, qu’elle est au premier rang de celles auxquelles j’ai rêvé, en arrivant ici, d’apporter au moins un commencement de solution. Je veux me garder là de toute chimère ; je voudrais seulement que l’enfant ne fût pas entravé dans son développement par l’infortune de sa famille, qu’il pût toujours, quand il en est digne, passer du primaire au secondaire, et du secondaire au supérieur. » Quiconque s’occupe d’enseignement en ce moment, et non seulement les individus, mais les congrès, les ligues, les journaux de toute forme reprennent le même thème. Nous épargnerons au lecteur les énumérations et les citations inutiles. Mais voici une belle formule d’un philosophe. « L’esprit démocratique, écrit M. Lalande, c’est l’esprit qui tend à nous faire devenir aussi pleinement que possible les semblables de « nos semblables. » Est-il sûr que l’éducation fasse tout le possible pour cela ? Est-il sûr que l’humanité soit élevée, autant qu’elle le devrait, même dans un pays d’enseignement obligatoire ? « Nous voyons en l’homme, dit l’auteur d’un livre qui a des allures de pamphlet, mais qui est riche d’idées et que nous rencontrerons d’autres fois, M. Zoretti, un terrain qui n’a été jusqu’ici que l’objet de défrichements insuffisants. Quand l’exploitation intensive en sera faite, nul doute que la moyenne ne donne des résultats bien supérieurs à ceux d’aujourd’hui. »

Aux arguments tirés de l’idée de justice se mêlent, on le voit, des arguments d’intérêt social. On compare notre méthode actuelle d’exploitation du capital humain (comme on dit dans un langage bien matérialiste) à celle d’un propriétaire qui ne ferait valoir que le dixième de son bien. Il nous faut une utilisation plus complète de toutes nos valeurs, de toutes nos possibilités. On dit encore : à l’entrée des carrières publiques, l’État a le droit de limiter le nombre de places : j’ai besoin de tant d’ingénieurs, de tant d’agrégés, de tant d’officiers. Il n’a jamais le droit de dire : je n’ai besoin que de tant de garçons intelligents. Il doit accepter tous ceux qui se présentent, et même les aller chercher. Notre ennemi d’hier le fait avec sa méthode à lui : neuf cents petits Allemands, désignés d’office par les instituteurs, sont invités et même condamnés à continuer leurs études. Ce qui est mieux, des classes de préparation viennent d’être instituées, au moins à Berlin, pour faciliter le passage du primaire au secondaire. Sans employer la même méthode, l’Angleterre arrive aux mêmes résultats. La population des écoles secondaires anglaises a quintuplé depuis la guerre, par le double effet d’une distribution de bourses plus abondante et de l’enrichissement de la classe ouvrière. La proportion des fils d’ouvriers dans ces écoles dépasse, dit-on, 60 pour 100. Il faut que la bourgeoisie française, elle aussi, en vienne à se dire que les lycées ne sont pas faits pour elle seule.

Toute aristocratie doit se renouveler. Faute de se renouveler, elle s’épuise et se stérilise. Or la bourgeoisie est une aristocratie plus ouverte seulement, et plus propice à ce renouvellement. Il faut donc qu’elle s’y prête. On pourrait dire sans doute qu’il n’y a qu’à laisser faire les choses. Sous la Restauration, les lycées nationaux ne comptaient que dix mille élèves. Par étapes successives, l’enseignement secondaire public a atteint soixante-dix mille élèves, chiffre de l’année 1913, Et il faudrait ajouter la clientèle à peu près égale de l’enseignement secondaire libre. Il y a donc une « démocratisation » automatique. spontanée de l’enseignement secondaire et de toutes les carrières dont il est le vestibule. Ce n’est pas seulement l’élargissement de la clientèle secondaire qui assure cette « démocratisation, » et le renouvellement des futurs cadres sociaux ; c’est aussi, mais le fait est d’hier, son déplacement. Le rapporteur du Conseil académique de Paris signalait récemment ce changement de clientèle dans certains collèges : les petits bourgeois s’en vont, les fils d’ouvriers prennent les places vides. Ailleurs ce sont les fils de paysans, et l’on assiste à ce phénomène, autrefois inconnu, d’un internat grandissant quand l’externat décroît. Dans le mouvement ascensionnel de tous les prix, on a cru devoir élever aussi le taux de la rétribution scolaire, qui reste bien inférieure au prix de revient. Les conséquences de ces prix nouveaux se font sentir, au moins dans certains établissements : on ne perd pas d’élèves, mais ce ne sont plus les mêmes. Et ce renoncement aux études secondaires, dans des familles où elles étaient une tradition, pourrait inspirer des réflexions mélancoliques.

Ce jeu des lois naturelles ne suffit cependant pas. La bourgeoisie a versé, avec une si noble profusion, son sang pendant la guerre qu’il lui faut un afflux de sang neuf plus large que celui qui résulterait de cette infiltration déjà facilitée par le mouvement des fortunes. A des situations extraordinaires il faut des remèdes extraordinaires. Il faut d’autres méthodes que celles dont le passé se contentait. L’armée, celle de l’industrie et l’autre, réclament, avec une insistance égale, des officiers qui succèdent, dans leurs tâches, à ceux qui sont tombés. Pour avoir trop généreusement sacrifié ses enfants, il faut que la bourgeoisie sacrifie maintenant ce qu’on appelle ses privilèges. Elle ne suffit plus aux remplacements nécessaires. L’élite, si elle existait autrefois, est à refaire.


THÉORIE DE L’ÉTAPE

Vaine tentative, nous objecte-t-on dès le principe ; une élite ne se crée pas à volonté, ni par des moyens artificiels. La nature humaine, comme toute nature, a ses lois qui ne se laissent pas forcer et que la générosité de nos doctrines n’attendrit pas. Une de ces lois n’est-elle pas celle qui est connue sous le nom de théorie de l’ « étape ? » Un roman célèbre l’a illustrée. On ne sort pas d’un seul coup de la condition de ses ancêtres. Il faut au moins qu’une génération intermédiaire prépare les voies et serve d’échelon. Autrement, l’ascension trop rapide est expiée par un défaut permanent d’accommodation, quand elle ne l’est pas par des chutes effroyables. On sait qu’un brusque changement d’atmosphère amène des troubles physiologiques. Il en est de même dans l’ordre moral. Il faut s’être donné la peine de grimper lentement. Il faut au génie en formation une « maturation par la durée, » selon une expression chère à M. Bourget. Dans notre Université où tant de maîtres ont une origine modeste, et où la montée due à l’effort personnel est presque la règle, on a pu observer cependant que les plus heureux de ces efforts ont eu des antécédents dans les générations qui ont précédé la réussite définitive. Les confidences des maîtres les plus illustres nous révèlent ces mérites qui n’ont pas vu le jour, et ces existences cachées qu’un rayon de gloire rétrospectif vient tardivement atteindre, parce que ceux, qui les ont vécues, ont ménagé et comme placé à terme toutes les virtualités intellectuelles et morales qui étaient en eux, pour qu’elles s’épanouissent plus sûrement après eux. On se rappelle l’émouvante piété avec laquelle Pasteur faisait l’hommage de son génie à ceux qui ne lui avaient pas seulement donné la vie. Quel intérêt, dit M. Bourget, y eût-il eu à ce que le grand-père ou le père de Pasteur fussent arrachés à l’humble condition au-dessus de laquelle ils étaient déjà ? Cette mise en valeur, « dont on n’eût pu dire qu’elle était précipitée, n’en eût pas moins compromis peut-être l’action fécondante de la durée, l’évolution plus lente requise par la grandeur du génie qui devait naître.

A quoi on pourrait répondre sans doute qu’il ne faut cependant pas attendre indéfiniment, et que c’est une faute égale de moissonner trop tôt, ou trop tard. Le génie trouve toujours sa voie, soit. Mais, dans l’attente le plus souvent vaine de ces miracles du génie, on risquerait de laisser se perdre des valeurs plus modestes, mais heureusement plus fréquentes, nécessaires au renouvellement désirable de l’élite sociale. La loi de l’étape n’est pas une loi d’immobilité. Elle nous apprend seulement, dans la mesure où elle est vraie, que les choses sont moins simples qu’on ne croit, et que le progrès souvent s’accomplit en plusieurs temps.

Plus décourageant que M. Bourget, son maître Taine soumet à la même loi l’honnêteté, comme l’intelligence ; et c’est plus d’une étape, semble-t-il, qu’il exige. Dans une lettre que publiait récemment cette Revue, il écrivait : « Un homme né dans l’aisance, héritier de trois ou quatre générations honnêtes, laborieuses et rangées, a plus de chances d’être probe, délicat et instruit ; l’honneur et l’esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre. » Et il ajoutait que cette doctrine, si elle est aristocratique, est expérimentale. Taine exagère. Il y a de la probité en dehors des serres, il y a une probité de plein air ; et on fait dire vraiment trop de choses à la science. — Il faut cependant prêter l’oreille ; car entre ce qu’elle dit et ce qu’on lui fait dire, la distinction n’est pas toujours facile à faire.

Or une autre loi de toute évolution semble bien être que la rapidité de cette évolution est en raison inverse du chemin qu’elle parcourra et comme de l’avenir qui s’ouvre à elle. Les enfants des hommes ont une éducation plus lente que les enfants des animaux. Et, parmi les races humaines, celles-là ont le développement le plus tardif qui vont le plus loin. Les petits nègres font souvent l’effet d’être plus intelligents que les petits blancs du même âge. Mais ceux-ci prendront bientôt leur revanche. Entre les enfants d’une même race, la même loi joue. Rien de plus trompeur dès lors que les premiers signes d’après lesquels on voudrait faire une sélection des intelligences. Il en est sans doute qui seront toujours les premiers, ou toujours les derniers. Mais, dans d’autres cas, il y a interversion des rangs en cours de route. Ceux qui sont partis d’un pas trop rapide se sont essoufflés, et ont mangé en herbe leur petit capital intellectuel ; les autres, plus ménagers de leurs forces, vont plus loin. Tous les professeurs connaissent ces histoires de petits prodiges vite surmenés ; tous ont connu des élèves qui, à l’âge de la puberté par exemple, se révèlent et prennent une avance jusqu’alors inespérée. Pasteur, puisque la psychologie des grands hommes est toujours sollicitée par cet exemple. Pasteur enfant était un élève ordinaire. On voit dès lors à quelles méprises s’expose un recrutement administratif des meilleurs. Les règles administratives et les lois de la nature auront toujours de la peine à s’entendre.

Il y a une antinomie plus profonde, antinomie entre notre conception individualiste de la justice et la nature qui n’est pas individualiste du tout, et dont la justice distributive, si justice il y a, lie par une invincible solidarité les familles, les nations et tous les groupements humains. M. Fouillée a cruellement raillé, dans ses conséquences et ses conceptions pédagogiques, ce qu’il appelle une démocratie sociale mal entendue. « Elle veut, dit-il, le système de la table rase. Elle voudrait, sous prétexte d’égalité, faire recommencer chaque génération ab ovo. Il n’y aurait qu’un moyen : prendre tous les enfants nouveau-nés, les arracher à leurs parents, les distribuer au hasard aux quatre coins de l’horizon, leur donner le même enseignement…. après quoi on les ferait tous concourir. » On créerait ainsi une aristocratie de mérite toute viagère. Et tout serait à recommencer à chaque génération. Encore ne peut-on aller au bout du système. Car nous naissons Français au lieu de naître Esquimaux, et cela constitue une chance, partant une injustice. Et M. Fouillée se demande si le véritable intérêt social commande ainsi de vouloir les supériorités éphémères, au lieu de les fixer, et de les rendre plus productives, en vertu de cette fixité même. — Nous invoquions déjà l’intérêt social, il y a quelques instants. Mais il parlait alors un langage différent de celui que M. Fouillée a cru entendre. Où est le véritable intérêt ? Où est aussi la vraie justice ?

Individu et société, l’histoire de la philosophie sociale est pleine de l’opposition de ces deux termes, cependant solidaires. Il n’y a pas de société sans individu, et aussi, ajoute-t-on avec autant de vérité, sinon autant d’évidence, pas d’individu sans société. Mais, selon que l’on fait pencher la balance, en attachant plus de prix à l’indépendance et à la valeur de l’individu, ou à la solidité des groupes qui l’encadrent, on rompt un difficile équilibre, et on entre dans un interminable débat. L’humanité rompt l’accord des lois qui la régissent en réfléchissant sur elles. Ce mot de loi lui-même est ambigu. « La loi morale est aussi loi naturelle, » dit M. Fouillée. Mais on peut dire, avec une égale vraisemblance, que la loi morale a pour raison d’être de se dresser contre la loi naturelle et de faire émerger la société de la nature. Et la difficulté se complique encore de ce que, dans les lois naturelles, il y a des éléments tout pénétrés de moralité. La famille, par exemple, est-elle d’ordre naturel ou d’ordre moral, ou de l’un et de l’autre à la fois ? En tout cas, il n’y a pas d’individualiste qui n’accepte au moins de voir ses fils hériter de ses vertus et de ses talents. C’est que le cœur a ses raisons plus puissantes que tout esprit de système et le plus souvent mieux fondées. C’est que certains problèmes tiennent à un verbalisme abstrait. Et dans la pratique, heureusement, bien des contradictions se résolvent et s’harmonisent.


LA SÉLECTION ARTIFICIELLE DES INTELLIGENCES

Revenons à des questions plus terre à terre, quoique entre elles et celles qui viennent de surgir devant nous il y ait un lien certain. Il y a de la morale et de la métaphysique partout, disait Leibniz. Il y en a encore plus dans tout ce qui touche à l’éducation. Nous venons de voir que la sélection artificiellement opérée des esprits se heurte à des complexités redoutables, non point dirimantes cependant. On doit tout au moins aider à naître cette élite dont des lois naturelles plus fortes que nous ralentissent peut-être, mais aussi protègent l’éclosion. Que faisons-nous jusqu’ici ? Nous donnons des bourses. Le régime des bourses est très attaqué. D’abord il y en a trop peu. Le crédit des bourses, jusqu’au budget de 1920 exclusivement, permettait d’entretenir cinq à six mille boursiers, guère plus de 5 à 6 pour 100 du nombre total des élèves. Ce crédit a été doublé l’an dernier, mais reste insuffisant. Dans de bonnes intentions, et pour faire participer un plus grand nombre d’élèves aux bienfaits de l’Etat, on a pris l’habitude de fragmenter les bourses. On se réserve de donner, en cours d’études, ce qu’on appelle des promotions de bourses aux plus méritants, si bien que ceux-ci arrivent à achever leur scolarité avec des bourses entières. Tout cela se justifie. On tient compte aussi des mérites et des services des parents, en même temps que de leur état de fortune et du nombre de leurs enfants. De sorte que la bourse semble faite pour ceux dont les parents ont déjà quelques ressources, ont déjà, par leurs propres forces, escaladé les premiers degrés de l’échelle sociale, et comme franchi la première étape. Aide-toi, l’État t’aidera, semble-t-on dire. Et tout cela se justifie encore. Et il est curieux que cette pratique se trouve d’accord, sans l’avoir cherché, avec la doctrine à laquelle le nom de M. Bourget est attaché.

Mais il est incontestable que les bourses deviennent ainsi inaccessibles pour beaucoup. Être candidat à une bourse, c’est être candidat à une dépense, et on demande aux parents l’engagement de parfaire les insuffisantes générosités de l’Etat. Le résultat, le voici : le rapport de M. Viviani sur le budget de 1911 établit le pourcentage suivant des boursiers, d’après la profession des parents :

Professeurs et instituteurs : 17,54 pour 100 ;
Officiers, sous-officiers : 14,43 pour 100 ;
Fonctionnaires : 19,54 gour 100 ;
Employés : 21,39 pour 100 ;
Carrières libérales, magistrature : 6,65 pour 100 ;
Cultivateurs et petits propriétaires : 6,19 pour 100.
Artisans et ouvriers : 14,15 pour 100.

Sur un peu moins de 400 000 élèves qui sortent chaque année de l’école primaire, il y a un peu plus de 400 boursiers, à peine plus d’un pour mille. On cite une Académie où, une année donnée, il n’y a pas eu un boursier d’origine primaire. « Voilà comment, dit un député, la République démocratique ouvre les portes des lycées aux enfants du peuple. »

Et pour ceux qui les franchissent, que de difficultés encore ! C’est un luxe d’avoir un enfant au lycée. D’abord cet enfant ne rapporte pas, et les parents auraient peut-être besoin de son gain. Puis, quel que soit le taux de la bourse, il coûte. Il y a les accessoires, les livres, les cahiers ; il y a surtout la contagion d’un milieu plus riche, de camarades mieux vêtus, et qui ont sans cesse le porte-monnaie ouvert. M. Zoretti, que nous avons déjà cité, décrit avec âpreté et quelque exagération, croyons-nous, les souffrances des boursiers. Mais c’est déjà trop qu’il y ait une part de vérité dans le tableau qu’il trace. Nous dirons plus loin que le sort des boursiers serait bien adouci, s’ils étaient plus. Car on ne se plaint le plus souvent qu’en se, comparant. — Ainsi les bourses, telles qu’elles existent, ne répondent pas aux exigences présentes. Il faut chercher autre chose.

La solution serait-elle la gratuité complète de l’enseignement secondaire ? L’enseignement primaire est gratuit. L’enseignement supérieur l’est presque : on y paie les examens et des diplômes sans doute ; mais les droits d’inscription sont encore à 120 francs par an. L’enseignement secondaire payant apparaît donc comme une anomalie. Il semble faire exprès pour se réserver aux riches et appeler ainsi les critiques. Mais, quoique les élèves de chaque lycée soient, nous l’avons dit, loin de payer ce qu’il coûte, il coûterait bien plus cher encore le jour où l’article « recettes sur les familles » disparaîtrait de son budget. Ce sont mesures sur lesquelles on ne peut pas revenir, une fois prises. On l’a vu pour l’enseignement primaire, même supérieur. Il faut donc hésiter avant d’engager des dépenses qui ne feraient qu’aller croissant. Car les lycées se mettraient peut-être à avoir trop de succès.

Puis la gratuité n’apporterait qu’une partie de la solution. Il resterait un triage des élèves à faire. Personne ne demande en effet que tout enfant sortant de l’école primaire entre de droit au lycée. S’en rapporter à la discrétion des parents serait imprudent, et le crible du C. E. P. qu’on propose en laisserait passer encore un nombre excessif. L’enseignement secondaire perd son caractère, s’il cesse d’être un enseignement à clientèle limitée. Mais on ne veut plus que seule la fortune crée la limite et détermine cette clientèle.

Pour résoudre ce problème peu aisé, un projet de loi a été déposé par MM. Rameil et Laval. Sous le nom de projet Rameil-Laval, il est l’objet des discussions ardentes de toute la presse pédagogique. En voici les principales lignes :


A la fin de l’année scolaire où il a accompli sa douzième année, tout élève, garçon ou fille, d’un établissement d’instruction, public ou privé, est tenu de passer un examen d’accession au second degré de l’enseignement....

La liste des élèves soumis à cet examen devra chaque année être dressée d’office par le maire de la commune, comme la liste du conseil de révision...


A noter, comme élément de cet examen,


des épreuves de psychologie expérimentale, ayant pour but l’appréciation aussi exacte que possible des aptitudes...

Tout élève reçu à cet examen recevra le titre d’élève de mérite...

Entre ces élèves de mérite, une première classification sera faite suivant la fortune de la famille, et les distinguera entre élèves de mérite payants, et élèves de mérite boursiers.


Les élèves de mérite boursiers n’entrent pas nécessairement au lycée, mais, selon les aptitudes, les vœux des familles, et aussi « les besoins sociaux du moment, » peuvent être affectés à l’enseignement primaire supérieur ou à l’enseignement technique. A la fin de chaque année, un examen fait conserver ou perdre le titre d’élève de mérite. Simple affaire de titre pour les élèves payants, mais, pour les boursiers, c’est la bourse qu’ils perdent avec le titre. Enfin, après les études du second degré, la bourse peut suivre ceux qui entrent dans l’enseignement supérieur.

Noblesse de l’inspiration, clarté de l’ordonnance, et relative facilité d’application, tels sont les mérites incontestables de ce projet. Et il serait injuste, avant d’entrer dans la discussion, de ne pas commencer par les saluer. Mais ils ne vont pas jusqu’à nous aveugler sur ce qu’il a d’inquiétant et, au fond, de tyrannique. Notre première inquiétude vient d’un appel excessif fait vers les carrières intellectuelles, et d’une sorte de désertion organisée au détriment de métiers dans lesquels l’intelligence trouve cependant moyen de s’exercer. Le triage des aptitudes et la considération des « besoins sociaux » n’empêcheront pas des préférences trop sollicitées. Pour former une élite, on décapitera les élites diverses qui sont l’honneur de chaque profession, des manuelles comme des autres. Il y a, à l’heure qu’il est, une élite ouvrière, une élite paysanne et, pour qui sait juger les gens autrement que par leur orthographe, il y a des qualités de finesse, de bon sens, des qualités morales enfin dans ces élites qui ne craignent aucune comparaison. Entre le paysan que ses succès scolaires ont mué en fonctionnaire, et le paysan fidèle à sa terre, qui l’aime et se fait comme aimer d’elle, puisqu’elle paie son effort et lui rend ce qu’il met en elle de sueurs, d’intelligence et de vertu, quel est l’échantillon d’humanité vraiment supérieur ? Et nous pensons tout d’abord à la terre, parce que c’est elle que l’on risque surtout de priver des bras nécessaires. Mais ailleurs aussi on a besoin de bras intelligents. Entre autres agents, l’hérédité contribua toujours à créer cette aristocratie de chaque métier. Le fils n’est pas rivé au métier paternel, sans doute. Quelles chances n’abdique-t-il pas le plus souvent cependant en renonçant à une expérience, à une tradition acquises et, de la part des autres, à la confiance, aux habitudes prises, à tout ce dont on hérite en même temps que du sang et du nom ? Les mots d’aristocratie et de tradition, même entendus ainsi, font-ils peur ? Il serait, en tout cas, du meilleur esprit démocratique, comme les anciens voyaient des dieux partout, de savoir découvrir dans toutes les tâches une vraie noblesse, quand elles sont bien remplies.

Il nous semblait que, dans ces derniers temps, autour de chaque métier, comme cela est arrivé pour chaque province, une littérature tendait à se constituer, qui y insère de la pensée, et en dégage la poésie qu’il contient. Notre littérature classique ignore les métiers. Il y a là un champ nouveau ouvert pour des Géorgiques aussi nombreuses qu’il y a de professions diverses, et que quelques hommes de lettres ont commencé d’explorer. Cette littérature, au lieu de détacher de la vie journalière, devrait y attacher. L’histoire du métier, de même, en enrichissant l’histoire générale, viendrait fortifier l’esprit corporatif et l’honneur professionnel. En Amérique, et ailleurs sans doute, on a fondé des « revues d’usines, » propres à chaque usine, où sa vie se reflète et prend conscience d’elle-même, revues grâce auxquelles plus d’intelligence se mêle à la pratique quotidienne. Mettre l’intelligence dans le métier, au lieu de laisser croire qu’elle a son domaine nécessaire en dehors de lui, qu’il y a incompatibilité entre elle et lui, n’est-ce pas là l’avenir véritable ? N’y a-t-il pas des progrès à réaliser d’après cette méthode, en vivifiant ainsi les diverses élites dont nous parlions, et en leur conférant cette dignité qui consiste à être-content de ce qu’on fait ?

Au lieu de cela, ne va-t-on pas, je ne dis pas les décourager, mais les empêcher de naître ? Cet examen, que l’on met à l’entrée de l’adolescence, condamne à une médiocrité sans appel ceux qui ne l’ont pas subi avec succès. Ils seront toute leur vie les « refusés, » et le ressort sera affaibli en eux qui rend possible ces revanches dont notre société moins scientifiquement organisée nous donne le réconfortant spectacle. Et c’est à douze ans que cette partie redoutable sera jouée, alors que les diagnostics sont si incertains et les possibilités d’erreur si nombreuses. Pour avoir une élite recrutée et brevetée d’après une méthode nouvelle, nous aurons non seulement décapité, comme nous le disions, mais étouffe dans l’œuf les élites.

Il n’est pas sûr d’ailleurs que le tort fait aux uns soit compensé par le service rendu aux autres, et que, pour les gagnants de l’examen, tout soit bénéfice. Mettons d’abord les choses au mieux, et supposons qu’ils aillent jusqu’au bout des études entreprises. Mais, après les études, il faut faire autre chose. Les bourses les suivront dans l’enseignement supérieur, et cela est excellent ; mais après encore ? S’il s’agit d’entrer dans l’enseignement ou dans l’armée, les portes seront ouvertes au mérite pauvre ; elles le sont déjà. Mais en dehors de ces carrières et des autres carrières d’Etat, auxquelles nous avons peut-être le tort de penser exclusivement, combien d’autres, d’ailleurs déjà trop remplies, demandent, avec des diplômes, une mise de fonds ? Pour d’autres encore, telles celles d’avocat et de médecin, le succès se fait d’ordinaire attendre ; et il faut vivre pendant cette attente. L’institution scolaire rêvée ne tient pas assez compte de l’organisation sociale. Cette organisation est-elle foncièrement injuste d’ailleurs, et n’est-ce pas une forme de la justice aussi que celle qui paye aux enfants, par des facilités offertes à leurs débuts, la dette prolongée de la société envers des parents qui l’ont bien servie ? Quoi qu’il en soit, comme le rappelait M. Fouillée, la société et la vie ne commencent pas à chaque génération. Et ceux qui, parce qu’ils ont réussi à un examen, croient que rien d’autre ne compte, et que tout leur est dû, se heurtent à des ripostes décevantes de cette vie. Craignons de multiplier outre mesure le nombre de ces déceptions et de ces diplômes sans emploi.

Parlons maintenant de ceux qui restent en route et que l’une des sélections successives élimine. Ils ont tenté de s’élever ; ils retombent. Ils seront pour la vie des ratés et des mécontents. Ils s’en prendront à la société qui n’avait qu’à les laisser où ils étaient. Et ils n’auront pas tout à fait tort ; car le coupable est le représentant de la société, le premier examinateur qui s’est trompé sur leur compte et les a engagés dans une voie qui n’était pas la leur, Mais ce n’est pas celui-là qu’ils trouveront injuste. Ils seront reçus sans bienveillance dans le milieu où ils rentreront, ferme ou usine ; ils y apporteront les regrets d’un autre avenir entrevu et reprendront péniblement les habitudes perdues. Sous le régime de la liberté, de pareils mécomptes se produisent déjà. Mais, outre que ce régime tire de lui-même des adoucissements, au moins l’Etat n’a-t-il pas mêlé sa responsabilité à tant de destinées, n’a-t-il pas de ses propres mains monté une machine à fabriquer de la souffrance humaine. Cette sélection progressive serait un supplice pour l’enfance, si légère qu’on la suppose, puisqu’elle la ferait vivre sous l’épée de Damoclès d’examens sans cesse renouvelés. Nous avons écrit ailleurs que l’examen était une maladie nationale. Mais chaque maladie a son âge. Épargnons celle-là à l’enfance, surtout si un premier succès ne doit pas vacciner, et si cela est toujours à recommencer.

Pour les élèves payants, nous l’avons vu, ils peuvent être déchus du titre honorifique d’élèves de mérite, mais on continue de les tolérer. On ne les élimine pas, on les dégrade. Admettons que cette note d’indignité soit supportée avec une indifférence résignée, quoiqu’il soit d’une mauvaise pédagogie de faire naître l’habitude de cette résignation. La porte reste ouverte à des révisions de jugement que l’évolution irrégulière de l’intelligence enfantine permet toujours d’espérer. Et c’est parce qu’on les espère que, dans l’état actuel, les examens de passage laissent passer à peu près tout le monde. En théorie, on les réclame implacables ; en fait, ils restent bénins. Rien de changé donc pour ces élèves, si l’on s’en tient aux termes du projet de loi Rameil-Laval.

Mais les commentateurs du projet poussent la logique plus loin. Pour eux l’ « élimination des inaptes » est le corollaire de la sélection des aptitudes. Pourquoi ce privilège fait à la richesse, privilège d’autant plus abusif qu’aucun élève, même payant, ne paye ce qu’il coûte, et que l’Etat se trouve ainsi subventionner les indignes et les incapables ? Le docteur Toulouse expulse donc les « cancres riches » qui encombrent l’enseignement secondaire, et alourdissent les classes au détriment de camarades mieux doués et plus laborieux. Alors ils iront vers l’enseignement libre ? Mais comme, une fois lancé dans une voie, on ne peut s’arrêter, et qu’il se trouve toujours des esprits absolus qui exigent qu’on aille jusqu’au bout d’un système, on a demandé, (un renvoi est ici nécessaire pour donner l’authenticité voulue à ce vœu, qui d’ailleurs devait tôt ou tard être formulé parce qu’il est dans la logique des théories que nous discutons) [2], on a demandé que soit créé un certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire, qui serait délivré par un jury départemental, et dont la production serait exigée de tout candidat au baccalauréat. C’est un petit baccalauréat à douze ans, avant le grand et le vrai. Entrez dans l’enseignement libre, sans ce « laissez passer, » si vous voulez. On vous retrouvera à la sortie. De quelque valeur que vous fassiez preuve alors, vous n’avez pas le droit de l’avoir acquise, si l’on ne vous y a pas autorisé. Vous n’aviez pas le droit de commencer vos études ; donc elles sont non avenues. — Que deviennent la liberté et le bon sens dans tout cela ?

Tel est en effet le malaise que nous ne cessons d’éprouver, et qui nous défend contre tout ce que cet effort pour extraire l’élite du peuple a de séduisant et de généreux : la méthode est trop artificielle et trop autoritaire. Il faut aider la nature, puisque la sélection naturelle donne des résultats insuffisants, mais faut-il la brusquer et la contraindre, et tenir si peu de compte de ses lois à elle, et des surprises d’une évolution qui en ménage tant aux psychologues de l’enfance les mieux informés et les plus pénétrants ? J’admire et je redoute ces juges infaillibles des intelligences enfantines dont les jugements, même quand ils sont fondés pour aujourd’hui, risquent de ne pas l’être pour demain. Ils n’ont donc jamais été examinateurs ceux qui ont tant de confiance dans les examens. Laissez au moins subsister la soupape de la liberté, laissez aux parents des responsabilités trop lourdes pour l’Etat. Ouvrez vos portes, mais ne les fermez jamais. Il resterait encore que cette conscription de l’enfance, comme on l’a dit, (et la comparaison avec un conseil de révision est dans le projet de loi même, cependant plus discret et plus modéré que les gloses et les amendements déjà annoncés,) a quelque chose de vraiment intolérable. La guerre nous a habitués aux méthodes militaires. Mais quand nous aurons repris notre tempérament du temps de paix, il nous en coûtera d’amener nos enfants, à douze ans, devant une commission qui les reconnaîtra « bons pour le service, » ce nouveau service obligatoire, l’étude, que l’amour-propre flatté et l’ambition feront accepter sans doute, ou bien les renverra avec cette estampille ineffaçable : inaptes, et, — déjà ! — réformés. Ces risques ne sont-ils pas les risques courants de l’examen des bourses ? Oui, mais, à cet examen se présente qui veut. Tout est là.

Il n’est pas jusqu’aux procédés d’expertise au moyen desquels on se propose de vérifier les aptitudes de nos enfants qui ne nous inspirent une défiance supplémentaire. Un psychologue français, M. Binet, a imaginé, il y a quelques années, des épreuves qui substituent à l’appréciation personnelle d’un maître une sorte de mesure mathématique de telle ou telle faculté intellectuelle. La mémoire se prête en particulier à ce genre d’expérience, et on peut en imaginer un grand nombre, selon qu’il s’agit des qualités diverses de la mémoire : la fidélité du souvenir, la promptitude à apprendre, ou encore ce que Binet appelle la faculté de préhension, c’est-à-dire le nombre de souvenirs pouvant être acquis dans un temps donné. On varie encore les expériences, selon qu’il s’agit de la mémoire des chiffres, des lettres, des mots, des dimensions, des sensations diverses. Même dans la complication subtile de nos mémoires cependant il y a quelque chose qui échappe à la mensuration. Et en général les « tests » de Binet, élégante invention française dont nous nous garderons de médire, sont surtout applicables à ce qu’il y a d’un peu gros dans l’intellect humain. Binet ne tarit pas lui-même d’ailleurs sur les précautions à prendre. Les supériorités, même en herbe, ne se laisseront atteindre que rarement par ces procédés d’investigation. Mais ils serviront utilement à répartir les débutants dans les classes de nos écoles, et à calculer, avec une approximation suffisante, le nombre de degrés à franchir d’une classe à l’autre. Ils feront de même merveille dans la psychologie des anormaux.

Il faut dire quelque chose d’analogue des procédés empruntés à la psycho-physiologie. Récemment, par exemple, un journal pédagogique célébrait un diagnostic pneumogastrique du menson.ge : les courbes de la respiration changeraient d’une façon très nette, selon que l’on est véridique ou que l’on ment. Il ne faut jamais dire : non, à la science, ni même à la recherche. Mais il ne faut pas non plus, quand il s’agit de cet objet d’expérience délicat et ondoyant qu’est l’âme humaine, croire, au premier indice, qu’on a découvert une des lois qui la régissent, et tirer hâtivement des conclusions judiciaires ou pédagogiques d’inventions peut-être sans lendemain. Ajoutons que le domaine de cette jeune science semble se limiter, pour l’instant du moins, à la sensibilité et à la motilité. L’intelligence reste provisoirement en dehors. Or, c’est de la sélection des intelligences qu’il s’agit.

On a imaginé d’autres moyens presque mécaniques pour cette sélection, et pour la découverte de ceux qu’on appelle les surnormaux, afin de les mettre à part et de leur faire subir un entraînement qui accentue encore leur supériorité. Il y a des épreuves ingénieuses et amusantes parmi celles auxquelles on soumet les enfants. L’épreuve des conjonctions : on remet aux candidats une feuille sur laquelle est imprimée une histoire. Mais le texte comprend des blancs : c’est la place des conjonctions, place que les enfants doivent remplir. Nous faisions autrefois un exercice d’esprit analogue avant de commencer un thème grec ; nous cherchions la place d’enclitiques et de conjonctions nécessaires au grec la même où le français n’en met pas. Et, dans le thème grec, ce travail préalable opéré sur le texte français n’était pas ce qu’il y avait de moins utile. — L’épreuve des trois mots : avec trois mots donnés, le candidat doit composer autant de phrases différentes qu’il peut. De multiples épreuves de ce genre et un questionnaire abondant aboutissent à la constitution d’un « psychogramme ; » le mot a été inventé. Epreuves intéressantes en elles-mêmes, et qui n’ont d’ailleurs rien d’absolument nouveau, mais recherche d’une précision impossible, effort vain vers un type d’examen automatique. Cette documentation peut aider l’examinateur et lui servir de travail d’approche. Elle ne peut se substituer à lui. Un esprit seul peut juger un esprit. — D’ailleurs, l’idée même des écoles de surnormaux est des plus contestables : exaltation de la vanité chez les uns, et découragement semé chez les autres, sans parler des risques de maldonne et des déceptions qui s’ensuivent. Ces précoces écoles de caporaux ne nous disent rien qui vaille. — Mais cela se passe en Allemagne.

L’ « orientation professionnelle » est chose française, et c’est chose excellente, là où jusqu’ici on la pratique. Mais ce succès même doit nous mettre en garde contre des abus possibles de la méthode. En étudiant les aptitudes physiologiques des mutilés, et aussi leurs inaptitudes, au moyen d’instruments habilement combinés (plancher dynamométrique, varlope enregistreuse, lime idéographique, etc.), le professeur Amar, des Arts et Métiers, et d’autres, à son exemple, ont épargné à ces mutilés bien des écoles. Des chambres de métiers ont de même orienté des apprentis vers telle ou telle profession, d’après l’observation de leur nature physique, intellectuelle et morale. Les initiatives sont venues ici de Strasbourg et de Bordeaux. A l’Institut J.-J. Rousseau de Genève, il existe de même un cabinet d’orientation professionnelle, sorte de cabinet de consultation psycho-physiologique. Comprenez bien le service qu’on veut nous rendre. « La chose la plus importante à toute la vie, c’est le choix du métier, » a dit Pascal. Ce choix, au lieu d’être dicté par des préférences mal informées, et de se faire au hasard des caprices, sera le résultat d’un examen objectif, fait par d’autres, des moyens de tout ordre qu’ils constatent en nous. La vocation sera ramenée à une équation entre les exigences d’une profession et nos capacités.

Cela est parfait quand il s’agit de quelque chose de physique de part et d’autre. Nos facultés intellectuelles et morales se laissent moins aisément mettre en équation. De plus, nous avons besoin sans doute de toutes sortes d’informations même sur nous-mêmes, et nous devons les prendre ; mais une vocation imposée risquera toujours de nous déplaire. Ce mot de vocation signifie, en effet, l’appel obscur, mais souvent divinateur de forces inconscientes. Il y a là quelque chose qui échappera toujours au meilleur observateur en psychologie. En supprimant le risque dans le choix du métier, on supprimerait le courage d’oser, d’entreprendre, celui de violenter enfin une nature ingrate. L’homme peut dépasser ce que l’enfant laissait prévoir, parce qu’il a su s’adapter et ajouter sa propre volonté aux données initiales du problème de sa destinée. Tout nous ramène à la même conclusion : ne ligotez pas, sous prétexte de protéger. Ne transformez pas les lisières en liens. Car rien ne vaut la liberté.


CONCLUSION

Mais notre conclusion sera-t-elle seulement négative, et nous bornerons-nous à dire qu’il n’y a rien à faire, parce qu’à tout ce qu’on a jusqu’ici proposé de faire nous trouvons d’insurmontables difficultés ? Il y a deux dangers égaux : faire des sottises pour faire quelque chose, et ne rien faire de peur de faire des sottises. Rappelons le but à atteindre : renforcer l’élite et la dégager en la tirant du peuple. « Enseigne-nous que tout vient du peuple, disait Renan à la déesse de l’Acropole, ... apprends-nous l’art d’extraire le diamant des foules impures. » Cet art se ramène-t-il à une conscription brutale ? Nous ne le croyons pas ; nous préférons la méthode de l’engagement volontaire, mais largement stimulé. Appelez les boursiers élèves de mérite, comme on l’a proposé. Il y a déjà des bourses dites bourses de mérite dans le régime actuel. Quelquefois les mots ont de l’importance, et quelques-uns emportent comme un discrédit avec eux. Qu’une bourse entière soit donnée, dès le principe, à qui en a besoin. Que jamais l’impossibilité matérielle de payer les études ne soit un empêchement à l’étude. Il est douloureux qu’un élève de l’Ecole centrale ait récemment dû démissionner, faute des ressources nécessaires à sa subsistance. Que donc les bourses suivent l’élève devenu étudiant dans l’enseignement supérieur. Que des comités de patronage le protègent ensuite (cette précaution est venue à la pensée, au cœur de quelques-uns) contre les conséquences d’échecs toujours possibles. Que les parents, privés des bras de leurs fils, et de tout ce qu’ils apporteraient aux dépenses du foyer, soient, lorsqu’il est nécessaire, dédommagés. La municipalité du Havre vient de donner le généreux exemple de voter 100 000 fr. à cet effet. Que le mérite des enfants soit surtout considéré dans l’attribution des bourses, malgré les objections indiquées ailleurs. — Que surtout les bourses soient plus nombreuses. Nous avons dit la misère des crédits. Le boursier est une exception. L’élève de mérite de demain, parce qu’il aura beaucoup de pareils, se sentira plus en confiance dans nos lycées. Il ne sera plus le prolétaire égaré parmi les bourgeois. Les classes sociales se fondront mieux dans les lycées, quand les proportions du mélange seront devenues autres. M. Zoretti cite telle école technique, fréquentée par des fils de riches industriels qui y coudoient des fils d’ouvriers, comme exemple de ce mélange parfait. Que, d’impossible qu’il était autrefois, de difficile qu’il est encore, l’échange d’une bourse d’enseignement primaire supérieur contre une bourse d’enseignement secondaire devienne chose courante. Que, par suite, l’enseignement primaire ne s’obstine pas à garder pour lui ses élèves, cette séquestration d’un nouveau genre, qui a des excuses aujourd’hui, risquant, au double préjudice des individus et du pays, de limiter des avenirs intellectuels. Que, au contraire, le courant, qui doit amener vers les sommets du savoir les mieux doués, s’établisse avec le minimum de stations et d’arrêts.

Ce sont menues réformes, sauf en ce qui concerne la dépense. Mais de petites réformes valent souvent mieux que les grandes. Seulement, c’est en réclamant celles-ci qu’on obtient celles-là. Nous n’avons point d’ailleurs clos la liste de ces petites réformes. Et nous acceptons à l’avance toutes celles qui, s’inspirant des méthodes de la liberté, ne constitueront pas un empiétement intolérable de l’Etat, et ne dispenseront pas la jeunesse du soin de vouloir, de l’obligation douloureuse, mais féconde de chercher et de trouver elle-même sa voie. Le mouvement d’idées auquel nous avons assisté n’a pas été inutile. Il naît parfois d’un projet autre chose que ce qu’il propose. Si, en matière sociale le lien des causes et des effets est souvent obscur, il n’est pas douteux dans le cas présent. Je ne sais ce qu’il adviendra des projets que nous avons discutés. Mais voici ce qui est déjà acquis : le crédit des bourses est passé, en 1920, de 6 472 000 francs à 14 175 000 francs. Aux propositions budgétaires de 1921, il est de 22 920 000 francs [3]. Combien de campagnes de presse et d’opinion peuvent enregistrer de pareils résultats ? Les « compagnons » et leurs successeurs n’ont pas perdu leur peine.


RAYMOND THAMIN.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Bulletin trimestriel de l’Association amicale des censeurs de lycées. Août 1920, p. 5.
  3. Dans ce total sont comprises, il est vrai, les bourses d’enseignement primaire supérieur. Mais le crédit qui vient de sortir des longues délibérations du Parlement est de 12 000 000 de francs pour les bourses de l’enseignement secondaire seul. Il convient d’y ajouter 2 800 000 francs au titre des remises universitaires.