La Réforme de l’enseignement secondaire/03

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LA RÉFORME
DE
L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

III [1]
LA QUERELLE DES PROGRAMMES

En face d’une clientèle, nous ne disons pas élargie numériquement, mais tirée de couches plus profondes de la nation, et vivifiée par la sève primaire qu’on a fait monter plus haut qu’elle n’en avait l’habitude, la question se pose, pour les maîtres de nos lycées et collèges, de savoir quelle nourriture intellectuelle ils vont lui donner, et ce que doit être ou devenir l’enseignement secondaire. Disons tout de suite que l’enseignement secondaire doit res-ter l’enseignement secondaire. Et cette tautologie enferme une réponse très nette. Il ne s’agit pas d’abaisser l’enseignement, et de le plier à la commodité de nouvelles recrues, mais, au contraire, d’élever à son niveau une partie de la nation qui jusqu’ici n’avait pas assez profité de ses bienfaits. Il devrait même s’agir d’exhausser ce niveau. Pour toute sorte de raisons, il y a eu une baisse de l’enseignement en France, à tous ses degrés : la guerre et les suites de la guerre en sont cause. Il y a eu une dépréciation de l’effort intellectuel et des valeurs spirituelles. On s’en est plaint à la tribune de la Chambre, et on a dit que la France était en train de se « désinstruire. » Il faut d’abord reprendre de bonnes habitudes et remettre de l’ordre dans la maison.


L’IDÉE D’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

L’enseignement secondaire, justement parce qu’il n’est pas sous la dépendance d’exigences déterminantes et pressantes, est celui qui a le plus besoin d’être protégé contre les menaces de dissolution. Il est destiné, par définition, aux enfants qui peuvent différer l’apprentissage d’une technique (il y a des techniques intellectuelles comme des techniques manuelles), et que leurs qualités scolaires désignent pour une prolongation d’études, qui les mettra à même de mieux faire ensuite ce qu’ils feront. Cet enseignement est organisé à part, comme une culture, ne visant aucune application immédiate. Il ne prépare à aucune fonction, sinon à la fonction d’homme. « Les humanités » sont un de ses noms. On l’appelle encore libéral, libéral par ses fins qui sont désintéressées, et par sa méthode qui est un perpétuel appel à la spontanéité de l’esprit, au bon sens, « la chose du monde la mieux partagée, » au goût dont chacun dispute. Il est dit encore classique, ce qui signifie qu’il représente une tradition, et les formes nouvelles d’enseignement ambitionnent ce titre comme une consécration. « Apprendre à penser, c’est en cela, écrivait Anatole France en 1886, que se résume tout le programme de l’enseignement secondaire. » La même chose a été dite sous cent formes. Il n’y a pas là de pédagogie de munificence. Il n’y a pas là, comme les « compagnons » l’ont reproché dans un jour d’utilitarisme, de « dépense somptuaire. » Il n’y a rien de plus démocratique que cet enseignement, quoiqu’il tende à former une aristocratie, puisqu’il la fonde sur des valeurs d’esprit. L’Amérique nous rappellerait l’utilité de ces inutilités, si nous étions tentés de l’oublier. Le président Lowell s’exprime presque comme Anatole France, quoique ce soient des hommes de formation et de tempérament différents : « La guerre a mis en évidence devant nous tous un fait. L’Amérique a un vif besoin d’hommes instruits, trained men. Il nous a fallu alors et il nous faut encore plus maintenant une élite dirigeante... Il nous faut des hommes... qui aient comme fond solide une éducation libérale » Dans un roman intitulé : la Flamme Immortelle, et dédié par lui aux éducateurs du monde entier, Wells prend parti, lui aussi, après l’avoir exposé à toutes les embûches dressées par des rivaux sans idéal, pour le maître dont le but « est de former des gentlemen, larges d’idées, bien élevés, l’esprit ouvert, dévoués, maîtres d’eux-mêmes, prêts à servir l’humanité. » Le but est indiqué. Quels sont les moyens ? De quoi est faite l’éducation libérale ?

Notre intention n’est pas de passer en revue toutes les disciplines dont l’harmonie com-pose cette éducation. Celles même que des considérations utilitaires ont peut-être introduites dans le concert se trouvent dépasser le rôle qui leur était d’abord assigné. Il n’est pas d’enseignement qui, donné d’une certaine façon, ne puisse servir à l’éducation de l’esprit. Il pourra nous apprendre quelque chose par surcroit. « Tant pis ou tant mieux, comme on voudra. Cela n’a aucune importance. » Cette boutade est d’un savant, M. H. Le Châtelier. Ce qui est important, c’est l’épanouissement de nos facultés auquel il contribue. De ce point de vue, il serait facile de justifier la présence, dans nos programmes, des sciences, de l’histoire, des langues vivantes, même si elles n’avaient pas conquis leur place de haute lutte, et si nous devions, dans l’abstraction de la pensée, et libérés de tout lien avec le passé et la tradition, ainsi que des exigences impérieuses du présent, rédiger un programme idéal, comme autrefois on rédigeait une constitution.

De ce même point de vue, bien des questions se poseraient à leur sujet. Aux sciences on pourrait demander de dégager d’elles-mêmes des humanités scientifiques. Au lieu que leurs programmes s’allongent, ils devraient se condenser, et il en faudrait extraire ce qui est le plus éducatif du double esprit de déduction et d’induction. Problème déjà posé par Fouillée, problème plus facile à poser qu’à résoudre sans doute. On ne voit pas en effet comment interrompre la chaîne des théorèmes et la série des découvertes sans perdre le fil. Il est certain cependant que les progrès croissants de la science et l’impossibilité grandissante d’en faire tenir même les éléments dans un cours d’études forceront à des simplifications, dont le secret n’est aujourd’hui qu’une inconnue de plus. — L’histoire apprend à nos lycéens à se reconnaître et à se mouvoir dans un passé dont elle jalonne au moins les grandes lignes. Elle a pour mission d’éveiller le sens de la continuité, et aussi celui des différences qui séparent les temps et les races. Mais puisque, aussi bien, dans la vie de l’espèce, nous faisons jalousement une place à part à la vie de la nation, l’histoire n’est-elle pas l’éducatrice désignée du sentiment national ? Et n’est-ce pas dès lors par un scrupule scientifique excessif que la connaissance des grands événements que nous venons de vivre est maintenue provisoirement hors des programmes ? Parce que la science de ces événements n’est pas faite, dans dix ans nos enfants pourront ignorer les noms de Joffre et de Foch, et ne connaîtront la Marne que comme une rivière, et Verdun que comme une sous-préfecture. Nous recommencerons les igno-rances qui suivirent 1870, mais qui avaient leur excuse dans la pudeur de la défaite. — Ceux qui ont réformé, d’une main si ferme, l’enseignement des langues vivantes, en 1902, avaient coutume de dire que la connaissance d’une langue étrangère doit être non un « savoir, » mais un « pouvoir. » Les Allemands disent, dans le même sens, que l’on « peut » une langue. Mais cette doctrine prise à la lettre ferait de l’étude des langues vivantes comme un corps étranger dans l’organisme secondaire, tel que nous l’avons défini. Cette doctrine a-t-elle depuis suffi-samment évolué, a-t-elle superposé assez de savoir au pouvoir qu’elle se loue, à bon droit, d’avoir créé ? — Les progrès même de l’enseignement philosophique enfin, progrès accomplis dans le sens de la précision et de l’acquisition de connaissances positives, progrès dont l’introduction de la psychologie ex-périmentale dans l’enseignement est l’exemple le plus caractéristique, sont-ils tels qu’on ne puisse par moments regretter cette libération de l’esprit, allant jusqu’à la griserie, que procuraient les nobles spéculations d’autrefois ?

Voilà bien des questions sans doute et, pour des maîtres, passionnantes. Il en est une cependant dont l’intérêt est, en ce moment, dominant ; car de la solution qu’on en donnera dépend toute l’orientation de l’enseignement secondaire : c’est la question du latin. Question de vie ou de mort. Nous voulons dire que les choses en sont venues au point qu’il s’agit de la vie ou de la mort du latin dans un enseignement qu’il constituait, presque à lui seul. — Nous disons : la question du latin ; nous ne parlons pas du grec, parce que, pour lui, quoique notre plume hésite à l’écrire, la question est tranchée. Il faut remarquer d’abord qu’il n’existe pas pour lui la tradition continue du latin. Le statut de l’Université de Paris est peu exigeant à son sujet : il demande que l’on sache « quelque chose » des œuvres d’Homère et de quelques autres écrivains grecs. Ce sont les Jésuites qui imaginèrent de le mettre sur le même pied que le latin. Ils curent, il est vrai, des imitateurs et des successeurs. Cependant, l’Université impériale couvre de fleurs « cette belle langue, » sans la rendre obligatoire. C’est la résurrection de la Grèce, au XIXe siècle, qui donna un regain de vitalité au grec scolaire, au même moment où le romantisme déterminait une certaine vogue des langues vivantes. L’histoire politique et l’histoire littéraire ont ainsi leur contre-coup dans l’histoire pédagogique. Peu importent d’ailleurs les leçons que l’on pourrait tirer de ces interrup-tions de la tradition. Le grec, à l’heure présente, n’est pas enseigné au quart des élèves de nos lycées ; il s’en faut même de beaucoup. Il n’est donc plus un élément fixe de l’enseignement secondaire. Il faudrait rétablir des positions qui n’existent plus. Ne multiplions pas les difficultés. Le grec doit garder ses autels, nous dirons comment. Mais il ne sera plus, il n’est plus déjà l’objet d’un culte commun. Nous savons quels regrets on peut formuler, et que rien ne rendra à nos élèves cette impression exquise de la jeunesse de l’humanité et de la beauté naissante. — Mais c’est le latin qu’il faut protéger maintenant contre l’éventualité de pareils regrets.


HISTOIRE DES PROGRAMMES

Ce n’est pas en vertu d’un choix délibéré, et pour des raisons qui cependant ne man-quent pas, que le latin s’est établi dans nos programmes. Nous l’avons reçu d’une longue tradition. On l’a d’abord enseigné par habitude ; on s’est ensuite demandé quelles raisons on avait de l’enseigner. La théorie est venue après coup justifier une pratique déjà vieille. Il en est ainsi de beaucoup d’institutions ; on pourrait même dire que, quand la théorie apparaît, elle est le premier symptôme d’un doute et d’une crise. Elle sollicite la discussion et substitue un problème à un article de foi. On ne soutient que ce qui est ébranlé ; on ne démontre que ce qui n’est plus évident.

Dans une de ces études des programmes du passé, par lesquelles M. Gréard a l’habitude de préluder à l’étude des questions aujourd’hui pendantes, et qui les éclairent en effet d’une lumière vive, nous trouvons comme l’historique de ce passage lent de la suprématie incontestée du latin au partage que d’autres disciplines lui ont successivement imposé, puis à la défense de ses dernières positions. Au XVIe siècle, pour ne pas remonter plus haut, la question ne se pose pas, aujourd’hui si difficile à résoudre, d’un centre de gravité dans l’enseignement. On n’a pas à faire de l’unité avec de la diversité. Le latin est tout, ou bien peu s’en faut ; des éléments de grec apparaissent au cours des études, quelques théorèmes de mathématiques dans les dernières années. De physique, d’histoire et de géographie aucune trace. Et le français, dira-t-on ? Nous sommes au siècle où de grands écrivains ont écrit en français. Ce n’est pas au collège qu’ils l’ont appris. Au collège, il est interdit aux maîtres et aux élèves de parler français, non seulement en classe, mais hors de la classe. Et le collège en cela ne fait pas violence à l’opinion commune. Montaigne a été confié par son père à des maîtres qui « jargonnaient » latin avec lui ; et, à six ans, il n’entendait pas le français. Les Jésuites, portés aux accommodements, toléraient l’emploi de la langue maternelle pendant les récréations et aussi aux jours de fêtes. Mais les conditions mêmes de cette tolérance prouvent assez que, pour eux, le français n’avait rien à voir avec l’éducation sérieuse. La langue maternelle est un délassement, elle n’est pas un objet d’étude. Ainsi traite-t-on aujourd’hui les patois dans nos écoles. En 1612 encore, raconte M. Jourdain, dans une histoire de l’Université de Paris, un professeur de philosophie de Tréguier, la ville de ce Renan qui eut d’autres audaces, fut relevé de ses fonctions pour s’être servi du français dans son enseignement. Trois siècles après, j’ai entendu au Canada un professeur, Français de cœur et de langue, se vanter d’enseigner en latin comme d’une supériorité. Ces méthodes suran-nées ne sont donc pas si éloignées de nous qu’elles peuvent paraître. Rappelons enfin que le Discours de la Méthode (1637) faillit être écrit en latin. De même les Lettres à un provincial. Comme la pédagogie ne suit qu’avec un retard prudent le mouvement des esprits, on ne s’étonnera pas si elle parle encore latin, quand de pareils chefs-d’œuvre ont hésité entre les deux langues.

Ce sont les Oratoriens et les Jansénistes qui, un peu avant le milieu du XVIIe siècle, firent le pas décisif et rattrapèrent en partie ce mouvement des esprits dont nous parlions. La langue française avec eux acquiert droit de cité dans les collèges. Il reste encore sans doute des traces du préjugé vaincu, en particulier dans l’enseignement du catéchisme. Mais le rudiment n’est plus obligatoirement un abrégé de grammaire latine, le Despautère de fâcheuse mémoire. On commence par le français et on arrive au latin par le français. C’est là que gît l’importance de la réforme. « Nous instruisons les enfants du latin par des règles françaises, écrit Lancelot ; car nous ne sommes pas seuls à redire à la façon ordinaire de leur faire apprendre les règles de la langue latine en cette langue qu’ils n’entendent point encore ; et nous désirons les former dans leur langue autant que dans celle-là. » Dans le langage de la pédagogie contemporaine, on n’apprend plus le latin par la méthode directe, une méthode directe qui ne mettait pas d’ailleurs en présence de la vie, mais de la grammaire, une méthode directe appliquée à une langue morte, ce qui en constituait le paradoxe, quoique ce paradoxe ait duré. De la même façon, le « Jardin des racines grecques mis en vers français » de ce même Lancelot, que nous venons de citer, fut à son heure une aimable nouveauté. Etabli à la base de l’enseignement, le français, ce sera l’œuvre du temps, s’élèvera peu à peu jusqu’au sommet. Ce fut cependant notre génération seu-lement qui a vu, à la distribution des prix du Concours général, quand il existait encore, le professeur chargé du discours s’exprimer en français, si longue avait été la primauté du discours latin. Mais ce sont là des phénomènes de survivance. Et, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, La Bruyère pouvait se féliciter qu’on eût « secoué le joug du latinisme. »

« Tout l’enseignement, dit M. Gréard, en recevait une aisance et une ampleur inconnues jusque-là. » C’est l’histoire ou l’érudition, comme on dit alors, qui pénètre, à la suite du français, dans les programmes. Cependant les progrès seront lents. Bien plus tard, Rollin, après avoir écrit qu’il regardait « l’histoire comme le premier maître qu’il faut donner aux enfants, » laissait hors de son programme l’histoire de France. La surcharge des programmes l’effrayait déjà, et il se bornait à demander que fût inspiré le goût de cette histoire, afin que, sorti du collège, on s’efforçât d’apprendre ce que le collège n’avait pas enseigné. Un autre écrivit : « Mon fils, vos classes sont finies, vos études commencent. » Précepte excellent, s’il s’adresse aux jeunes gens, mais que les maîtres feront aussi bien d’ignorer. Car une interprétation abusive de ce précepte ferait le vide dans les programmes et simplifierait à l’excès la tâche et la responsabilité de ces maîtres. En réalité, c’est le XIXe siècle seulement qui sera le siècle de l’histoire ; cela peut s’entendre en deux sens, le second étant la conséquence du premier : il sera le siècle de l’histoire comme science, et par suite le siècle de l’histoire comme objet d’étude dans nos lycées et collèges. La géographie attendra plus tard encore ; son tour viendra après 1870. « Ainsi, dit encore M. Gréard, que nous ne nous lassons pas de citer, chaque siècle introduit dans son régime d’éducation le résultat de ses découvertes et de ses travaux, la préoccupation de ses intérêts et de ses besoins. »

A peu près parallèles à ceux de l’histoire furent les débuts des langues vivantes. C’est de l’italien et de l’espagnol qu’il s’agit au XVIIe siècle. Les maîtres de Port-Royal avaient, à l’intention de leurs meilleurs élèves, composé des méthodes pour l’enseignement de ces deux langues. Racine sortit de leurs mains en les possédant. Elles trouvaient place également dans un programme d’enseignement très libéral, inspiré par Richelieu et rédigé pour la ville qui devait porter son nom. La Bruyère enfin estimait « qu’on ne pouvait charger l’enfance de trop de langues. » Mais les langues vi-vantes resteront longtemps chez nous des accessoires. Elles n’apparaîtront que tout récemment comme des concurrentes dangereuses du latin, et des candidates aux premiers rôles.

Les sciences elles-mêmes avaient été dépendantes du latin. Leur émancipation, condition des progrès à venir, fut un fait accompli, lorsque furent substitués les Nouveaux éléments de géométrie d’Arnauld, éléments déduits en français, au Recueil latin des théorèmes d’Euclide. Mais, là aus-si, les progrès furent lents. Les sciences restent comme un département de la philoso-phie, selon la conception antique, celle de Platon et d’Aristote. Quelque chose de cette conception survit dans le plan d’études qui concentre dans la classe de philosophie tout l’enseignement de la physique et de la chimie. A la fin du XVIIIe siècle, on en est encore au démonstrateur ambulant qui circule dans les collèges et fait, devant les élèves, quelques expériences sur le vide, les met en face de phénomènes électriques ou magnétiques et les fait enfin re-garder dans un microscope. Cependant un professeur de sciences spécial apparaît dans quelques collèges, au collège Mazarin et au collège de Navarre en particulier. Pour toute discipline, l’apparition du professeur spécial est la marque de l’établissement définitif dans le plan d’études, — jusqu’à ce que de leur multiplication un autre problème naisse, celui de la coordination nécessaire, et un autre besoin, celui du professeur principal.

Mais c’est la Révolution qui fit faire aux sciences des pas de géant. Les Cahiers de 1789 présentaient des revendications discrètes en somme, et qui ressemblaient assez, par leur éclectisme, aux vœux de nos sociétés de pères de famille. En matière d’éducation, comme en d’autres matières, la Révolution dépassa les vœux des Cahiers. Dans les projets de Condorcet, les sciences occupaient tout le milieu de l’éducation ; les lettres anciennes n’apparaissaient qu’à la fin, comme un couronnement presque facultatif. Ces idées ne sont pas de Condorcet seul. Elles étaient dans l’air. Un an avant la Révolution, Lacépède avait proposé un cours d’études qui ne différait de celui de Condorcet que par les prétentions légèrement exorbitantes des sciences naturelles. L’énumération des matières enseignées dans les écoles centrales présente une encyclopédie confuse et comme une cacophonie. Mais, si on y cherche la part respective des sciences et des lettres anciennes, on constate un renversement des proportions d’autrefois. Daunou, qui mettra.de l’ordre dans ce désordre, et consolidera pour quelques années les conquêtes de la pédagogie révolutionnaire, répartit les élèves en cycles, comme nous dirions aujourd’hui, et tout le cycle intermédiaire (quatorze à seize ans) est, comme dans le projet de Condorcet, le domaine réservé des sciences. Ce n’est plus une révolte contre l’abus des lettres, c’est une révolution. Et, en même temps, cette pédagogie nouvelle ne fait nul effort pour dissimuler son caractère utilitaire.

Le Consulat marqua une réaction. Nous trouvons, dans un arrêté interprétatif de la loi de 1802, cette formule qui, pendant tout le XIXe siècle, apparaîtra comme l’expression de la sagesse pédagogique, et qui établit comme un double point fixe sur lequel on reprendra pied, après avoir cédé momentanément à l’esprit d’aventure et aux sollicitations de toutes les formes du savoir : « On enseignera essentiellement, dans les lycées, les lettres et les mathématiques. » Les décrets et arrêtés qui suivent insistent, bien que l’idée de bifurcation se soit déjà fait jour, sur ce caractère voulu des pro-grammes, l’alliance des sciences et des lettres et leur collaboration pour la formation de l’esprit. Mais la Restauration accentuera la réaction en faveur du latin, et les sciences subiront le sort fait aux lettres vingt ans auparavant, d’attendre les classes supérieures, et même finalement la classe de philosophie, défaveur cachée sous l’apparence d’un honneur. Et dès lors le latin deviendra réactionnaire. L’enseignement de la philosophie et celui de l’histoire suivent les progrès des idées libérales, et cela s’explique. On s’expliquerait moins que le latin eût une couleur politique, si le gouvernement de la Restauration ne la lui avait ainsi im-primée.

Il résulte de ce que nous venons de dire que le gouvernement de Juillet marquera un léger retour vers les sciences. Le ministère de Villemain correspond à une période de sage équilibre. Mais, malgré ces trêves passagères, le duel est nettement engagé maintenant entre les sciences et les lettres. Il eut son expression magnifique dans un débat où les deux champions furent Arago et Lamartine. Arago avait dit : « Ce n’est pas avec de belles paroles qu’on fait du sucre de betterave ; ce n’est pas avec des alexandrins qu’on extrait la soude du sel marin. » Puis, mettant en avant un argument politique, d’ailleurs contestable, il ajoutait : « C’est par les sciences que les préjugés sont tombés à jamais. » Lamartine rêve d’une harmonie possible entre les deux rivales. Mais si, par malheur, il fallait choisir, son choix est fait. « Si le genre humain était condamné à perdre entièrement un de ces deux ordres de vérités, ou toutes les vérités mathématiques, ou toutes les vé-rités morales, je dis qu’il ne devrait pas hésiter à sacrifier les vérités mathématiques ; car, si toutes les vérités mathématiques se perdaient, le monde industriel, le monde matériel subirait sans doute un grand dommage, un immense détriment ; mais si l’homme perdait une seule de ces vérités morales dont les études littéraires sont le véhicule, ce serait l’homme lui-même, ce serait l’humanité entière qui périrait. » Et il concluait, tou-jours éloquemment, en faveur de ces langues « que vous appelez mortes et que, moi, j’appellerai immortelles. »

Et le duel continua. Il continue encore. Lamartine et Arago prirent seulement d’autres noms, parfois presque aussi grands. Par surcroit, les langues vivantes, l’histoire, sans parler de la géographie, et bientôt le chant, le dessin et la gymnastique viennent compromettre, avec des exigences qui se justifient d’ailleurs, l’équilibre par moments rétabli entre les sciences et les lettres. C’est alors qu’on se demanda si, pour donner trop à apprendre aux enfants, on n’aboutira pas à ce qu’ils n’apprennent rien du tout. Avant 1848, l’idée avait gagné du terrain d’une répartition des élèves entre les différentes études qui s’offraient impérieusement à eux. Le plan du 10 avril 1852, auquel le nom de Fortoul est attaché, établit la bifurcation : études communes d’abord, spéciales ensuite. On a l’habitude d’en dire du mal. Mais nous avons connu depuis d’autres bifurcations qui nous ont appris l’indulgence. Ce qui compromit la bifurcation dans l’opinion, ce sont les mesures qui lui étaient associées, toutes restrictives de la liberté de l’esprit, toutes empreintes d’une défiance mesquine à l’égard du savoir, sous toutes ses formes, des mathématiques supérieures elles-mêmes, que d’ordinaire la réaction épargne. Elle faisait partie d’un système condamné à l’avance. Sans la défendre, notons que si, avec elle, le latin perdait des élèves, en fin d’études, il ne perdait pas du moins d’heures de classe pour les élèves qu’il gardait. Et ses méthodes, ses exercices propres n’étaient pas mis en question.

Ce fut un grand lettré, Jules Simon, qui porta la discussion sur ce dangereux terrain. Il n’eût sans doute pas accepté d’être classé comme un ennemi du latin. Mais il voulait l’enseigner autrement, plus rapidement, par des lectures cursives, et réduisait les exercices écrits. Les vers latins étaient supprimés, le thème latin ramené à la portion congrue. Les professeurs de latin sentirent le coup. Ce fut un grand émoi dans les lycées. J’étais élève alors, et me rappelle que la circulaire du ministre fit l’effet d’un glas. En 1874, tout fut remis dans l’ordre ancien. Mais la question était posée, et la tactique éprouvée. Il est bien plus facile d’obtenir une concession sur tel exercice latin que sur le principe même de l’éducation latine. On « grignota « ainsi le latin, selon une expression qui fut célèbre dans ces dernières années. Et, quand ses positions eurent été ainsi entamées une à une, l’objectif de la lutte engagée cessa d’être limité, le problème brutal se posa, non plus de restreindre, mais de supprimer son rôle séculaire dans la formation des esprits. Frary n’avait d’ailleurs pas attendu cette échéance pour écrire son livre fameux sur la Ques-tion du latin.


LA QUESTION DU LATIN

C’est maintenant l’histoire que nous avons vécue. Les vers latins succombèrent après une courte résurrection. La dissertation latine dans la classe de philosophie disparut, sans qu’on y prit garde. Le discours latin perdit son nom : on l’appela composition latine, puis on es-paça de plus en plus cet exercice réduit à l’état de symbole. Au concours d’entrée à l’Ecole normale elle-même, le thème seul figure avec la version. Le thème enfin est maintenu, mais contesté. Seule la version qui met en jeu toutes les subtilités de l’esprit, qui procure la double joie de découvrir un sens, et de l’exprimer, trouve vraiment grâce. Nous aurions voulu faire ressortir des horaires comparés de ces dernières années les sacrifices successifs demandés au latin. Cela eût été une démonstration mathématique. Mais ces précisions ne sont pas faciles à établir, parce que les parts faites au français, au latin et au grec forment bloc dans beaucoup d’horaires, ce qui est excellent si le maitre sait voir dans cette disposition une indication de la pénétration nécessaire des trois enseignements, ce qui est dangereux s’il fait pâtir les langues, qui ont le tort d’être mortes, de la liberté qui lui est laissée. Là où la comparaison est possible, elle fait ressortir un déficit au détriment du latin.

Ce qui est pire d’ailleurs que la perte d’une heure de classe, c’est le découragement des maîtres, et la désaffection des élèves. Une agonie qui dure trop longtemps donne aux meilleurs amis du moribond des impatiences d’en finir. Le latin en est au point où il lui faut un sursaut de santé et de vie pour rendre la confiance en lui à ceux qui commencent à la perdre. Les résultats présents sont plus qu’inquiétants. Je ne parle pas de ceux qui sont constatés au baccalauréat. Mais, au concours d’entrée à l’École normale, les copies des candidats, même des candidats admissibles, contiennent des fautes qui autrefois eussent fait scandale, tel ce datif : Romanibus. Il y a d’heureuses exceptions sans doute, quoiqu’aucune note vraiment bonne ne puisse être donnée en latin ; mais la lecture, dont le thème doit porter la trace, ne transparait plus, mais le sentiment de la langue s’en est allé là où la correction elle-même n’existe plus. On entre à l’École normale avec des solécismes ou des barbarismes qui condamnaient sans rémission, au temps de Jules Grévy, un candidat au baccalauréat. Et il s’agit de futurs maîtres. On se demande alors si des études qui aboutissent à de pa-reils résultats ne sont pas condamnées elles-mêmes. Il faut qu’on sache cela pour bien comprendre qu’il n’y a plus une concession à faire, mais plutôt une pente à remonter.

Cependant les « compagnons, » qui ont parlé de la culture latine en fils respectueux et fidèles, insistent pour le lycée de cinq ans. Il s’agit pour eux du raccord possible avec l’enseignement primaire et l’école unique. Nous avons vu, dans un précédent article, qu’il pouvait se réaliser autrement. S’il s’agissait, non du lycée de cinq ans, ce qui n’en ferait plus que quatre pour le latin, mais du latin de cinq ans, on pourrait peut-être discuter. D’excellents latinistes se résignent. On pourrait se demander avec eux si des études plus intensives ne rattraperaient pas l’année perdue, quoique, encore une fois, le latin soit au bout des concessions possibles. Car cette cul-ture que les « compagnons » réclament, loin de la répudier, c’est une lente initiation, c’est un commerce prolongé, c’est une pénétration. On ne peut mettre les bouchées doubles, comme on le peut, non sans fatigue de l’esprit d’ailleurs, pour certaines études. Le « latin court, » ce n’est plus la culture latine. La préparation extra-rapide des jeunes filles au baccalauréat l’a mis à la mode. Il était connu déjà pour avoir fait l’objet d’expériences dans des établissements de garçons. L’enseignement primaire enfin réclame sa part de latin, depuis qu’il est à si bon compte. Il est hors de doute qu’en trois ans, quelquefois moins, beaucoup moins, on peut arriver à faire une version d’examen. On n’a pas ce qu’on peut appeler la pratique de la langue, on ne connaît pas le vocabulaire ; mais, quand on a été bien dressé, on sait faire la construction, on a appris la grammaire et on a le maniement du dictionnaire. Dire que cette gymnastique a été inutile serait excessif. Toute gymnastique entretient et fortifie, du moins quand elle ne surmène pas. Mais cette gymnastique, sans autre attrait, sans autre résultat, ne serait, disent spirituellement les « compa-gnons, » qu’une gymnastique suédoise de l’esprit, et ils ajoutent que nous n’avons jamais aimé en France la gymnastique suédoise. Nous demandons autre chose au latin, à savoir de nous faire communiquer avec la civilisation et la pensée latines. S’il ne nous donne pas cet « autre chose, » ce serait trop de lui consacrer cinq ans et même trois. Le latin réduit serait, dans nos programmes, un souvenir du passé, une vieillerie encombrante ; il n’aurait plus de raison d’être véritable. Nous ne dirons pas, comme on l’a fait, qu’il faut qu’il soit tout ou rien. Mais son rôle, s’il n’est essentiel, est nul.

Avouons-le cependant, nous ne croyons pas, d’une foi assurée, à la perpétuité du latin, ni à l’immutabilité d’un programme d’éducation, si bien fait qu’il soit. Ce que nous avons raconté suffirait à ébranler tout dogmatisme pédagogique, et à enseigner le mouvement aux plus réfractaires. Il y a une vie des programmes, de même qu’il y a une vie des mots et des institutions, de même qu’on va jusqu’à parler d’une vie des dogmes. L’enseignement, aux vicissitudes duquel l’histoire pédagogique de ces derniers siècles nous a fait assister, a été lui-même, à ses débuts, une révolution. La rhétorique a chassé la scolastique dont la rude discipline a sans doute donné à l’esprit français sa rigueur dialectique et son impérieuse clarté. De cette scolastique il reste juste un chapitre dans nos cours de logique, et un chapitre qui de jour en jour va se rétrécissant. De la rhétorique à son tour le règne est à son déclin. On a même supprimé le mot pour s’encourager à exorciser la chose. Si le culte du beau et l’enseignement des belles-lettres constituent encore l’essence des humanités, cet enseignement lui-même se pénètre de plus en plus de méthode scientifique. Maison peut prévoir le moment où l’enseignement des sciences, devenu de plus en plus envahissant et encombrant, sera en butte lui aussi à des critiques, et où l’éducation physique et l’enseignement profes-sionnel par exemple, ou plutôt, je l’espère, une pédagogie encore intellectuelle, mais d’un ordre inédit et imprévu, brigueront sa succession. Tolstoï fît un jour une prophétie ana-logue.

Ces réflexions ont pour objet de donner un sens précis à la discussion qui va suivre. L’abbé de Saint-Pierre, toujours un précurseur et un paradoxal, a écrit dans l’avant-dernier siècle : « Un jour viendra que nous sentirons que nous avons moins besoin assurément de savoir le grec et le latin que le malabrais et l’arabe. » Ce jour qu’il annonçait est-il venu en ce qui concerne le latin, comme ses défaites successives pourraient le faire supposer ? Le moment est-il opportun d’en précipiter la décadence et d’en hâter les derniers moments ? Nous croyons tout le contraire. Nous parlons pour aujourd’hui et pour le siècle présent. Le prochain siècle reprendra la question, soyons-en sûrs.

Il y a les arguments de toujours. Une éducation libérale a pour fonction essentielle de nous libérer de nous-mêmes, et de nous faire voir le présent et l’immédiat avec une sorte de recul. Or la connaissance d’une autre civilisation et d’une autre littérature est la meilleure voie qu’on ait encore trouvée vers cette libération. L’esprit n’a qu’à s’ouvrir pour s’émanciper, et c’est déjà un progrès que de se comparer. C’est en ce sens élevé que les voyages forment la jeunesse. Mais un voyage dans le passé est plus instructif, parce que le temps a laissé tomber ce qui ne méritait pas de durer, et qu’il s’est fait à notre usage un triage de ce que ce passé avait d’essentiel et de ce qu’il garde de vivant jusque dans la mort. Et si ce passé est le nôtre, si c’est avec sa substance que nos âmes à nous ont été pétries, nous avons ce privilège, pour nous élever au-dessus des contingences présentes, de n’avoir qu’à remon-ter à nos propres origines, et de trouver l’instrument de notre libération dans notre tradition même. Nous éprouvons une joie saine à nous plonger dans ce passé comme dans notre milieu naturel. Nous nous connaissons mieux nous-mêmes pour avoir revécu nos propres sentiments dans leur naïveté et leur vigueur primitives. Nous retrempons notre conscience comme à sa source, en contemplant les idées morales dont elle est faite, sous la forme d’esquisses si fermes, en profils si nets, qu’elles apparaissent, écrit un théoricien délicat de l’éducation clas-sique, « un peu comme les figures qui découpaient leurs silhouettes inoubliables sur le pur azur des métopes. » En même temps, la langue qui les a ainsi une première fois traduites, n’étant plus soumise au changement, confère à ces mêmes idées sa propre immutabilité et les fixe dans un lointain mystérieux. Une langue morte est bien faite pour exprimer ce qui est immortel. De cette langue encore, c’est de la latine que nous voulons parler, on a dit et répété qu’elle était, dans sa structure rigide, un robuste outil à former l’esprit logique ; on a dit que rien ne vaut la comparaison des deux grammaires, avec leurs contrastes et leurs analogies, et la traduction d’une langue dans l’autre pour mieux apprendre le français lui-même, et qu’il était plus facile de le parler purement à qui s’était abreuvé au courant qui lui a donné naissance.

Tous ces arguments mériteraient de plus amples développements. Mais ce que nous tenons à dire surtout, c’est que les grands événements d’hier les ont rajeunis, et que la culture latine leur doit de nous être devenue plus chère. Elle a été menacée avec nous, et nous nous y attachons comme on s’attache à des choses, à des êtres qu’on a failli perdre. C’est alors qu’on s’aperçoit combien on les aimait. L’Allemagne en effet n’a pas tué que des hommes ; elle a tué des œuvres d’art, des paysages, et fait une hécatombe, dans une vaste partie de la France, de tous les souvenirs par lesquels les générations qui nous ont précédés se survivaient au milieu de nous, et qui enveloppaient notre présent de passé. Dès lors notre tendresse s’est accrue pour tout ce qui sentit l’approche de la même menace, notre campagne française, notre architecture. Nous avons mis de la piété dans le simple mot de « nôtre. » Pour la culture latine, la menace a fait plus que l’effleurer. Le germanisme lui a expressément déclaré la guerre et l’a désignée par là à notre attachement. Car son entreprise était aussi de tuer des idées, des traditions, des âmes pour étaler sur un désert moral, comme sur les ruines matérielles, son unique domination. Si leurs manifestes de nationalisme pédagogique ont quelque peu baissé le ton, l’hostilité des pédagogues allemands contre l’humanisme, en qui ils flairent l’ennemi, ne désarme pas. Inversement, par le fait d’une sorte d’instinct naturel, et sans qu’un mot d’ordre ait été donné, dans les premières années de la guerre surtout, un retour se produisit chez nous vers l’esprit classique. Petit effet de grandes causes, la section A de nos lycées se repeuplait. Le fait fut noté au conseil académique de Paris. Le latin participait à l’union sacrée. Les Allemands nous avaient rendu ce service de nous apprendre qu’il faisait partie des trésors de la France, qu’il était comme de la famille.

Et, avec nous, le latin a vaincu. Les races latines ont vaincu, malgré les pronostics de décadence qu’une propagande intéressée multipliait. Mais l’éducation qu’elles tiraient de leur fidélité à leurs origines a vaincu en même temps qu’elles. La guerre, qui a confronté toutes les valeurs morales, a été un triomphe de l’éducation française. Nos officiers en ont été les glorieux échantillons. On peut dire que c’est l’enseignement secondaire qui a encadré la nation. Mais il y a mieux : ces mêmes cadres ont fait le tour de l’Europe, et n’y ont pas laissé, que nous sachions, une mauvaise réputation. Dans les situations les plus humiliées même, dans les camps de prisonniers, ceux qui étaient « instruits, » parmi les Français, se sentaient mieux instruits que leurs compagnons d’infortune qui avaient reçu, dans leurs pays, une éducation du même degré. Sans parler de leur force morale, ils s’adaptaient plus vite aux tâches imposé et auxquelles rien ne les avait préparés. Cela faisait enrager un instituteur anglais : « Veinards de Français ! s’écriait-il, vous seuls êtes vraiment instruits. » Un grand Américain vient de rééditer, sous une autre forme, cet hommage spontané. Le président Butler écrit ceci pour ses compatriotes : « Il vaut la peine de se rappeler que l’idéal de l’éducation de la France moderne... s’est formé sous l’influence classique, et que les Français sont probablement la nation la mieux éduquée du monde. »

Ce n’est donc pas pour nous le moment de changer de méthode. Ajoutons que ce n’est pas seulement l’éducation classique, mais la façon particulière que nous avons de l’entendre et de la donner qui lui vaut le privilège d’être une éducation vraiment libérale. Ce fut une heure émouvante, lors des dernières séances du comité consultatif de l’enseignement secondaire, celle où le recteur de Strasbourg exposa à ses collègues les progrès de l’enseignement secondaire français en Alsace. Il conquiert, nous disait-il, non seulement les élèves, mais leurs parents qui avaient fait leurs études sous le régime allemand. Nous avons eu beau, pendant quelques années, nous montrer trop dociles envers la pédagogie d’outre-Rhin, il parait que nous n’avons pas réussi à cesser d’être nous-mêmes puisque, là où il nous est le plus doux de l’emporter, les différences éclatent et la comparaison se fait à notre avantage. C’est notre appel constant au goût individuel, à la liberté de l’esprit dans le commentaire des textes, et aussi dans la classe de philosophie, qui fut pour l’Alsacien une révélation supplémentaire de la patrie retrouvée. Notre enseignement secondaire lui a donné la sensation de la France. Ses défenseurs ont-ils jamais rêvé pareille consécration et pareille récompense ? Cette expérience, qui nous est la plus chère de toutes, n’est pas isolée d’ailleurs. Demandez aux enfants belges et serbes que les malheurs de leurs patries ont forcés à venir s’asseoir sur nos bancs, quel souvenir ils ont gardé de la méthode et des maîtres de France.

Cette remarque nous mène à un dernier argument : nous représentons, que nous le voulions ou non, la latinité dans le monde. Et, en ce moment, c’est par notre intermédiaire que beaucoup de jeunes nations cherchent à se rattacher aux ancêtres de toute civilisation humaine. La culture française, ne fùt-elle que la culture française, exercerait sans doute une attraction qui ne craindrait aucune comparaison. Devant les nations latines, devant celles de l’Amérique par exemple, quelle force supplémentaire pour elle cependant, si quelque solidarité continue à la lier à la culture latine, et quelle facilité plus grande pour notre propagande ! Nous ne nous présentons plus seuls, mais avec un passé qui n’excite pas de jalousie. Et de même que, dans le latin, c’est le grec encore que nous aimons, dans le français, c’est le latin que quelques-uns provisoirement croiront aimer. Ne négligeons pas pour notre propre culture cette alliance utile dans les conflits futurs.

Voici cependant une nation, nation amie et nation latine, qui, après avoir fait l’essai du latin dans son enseignement, le répudie et le remplace par le français. N’est-ce pas là une leçon qui nous est donnée, et serons-nous moins amis de nous-mêmes que nos amis ? Nous répondrons que, pour les Roumains (c’est d’eux en effet qu’il s’agit), l’éloignement dans l’espace s’ajoute à l’éloignement dans le temps, et qu’ainsi nos classiques bénéficient d’un recul plus grand. Pour ceux du XVIIIe et du XIXe siècle au moins, la chose n’est pas indifférente. Mais il y a autre chose à dire. C’est justement parce que nous voulons que le français joue ce rôle pour toutes les nations qui nous demandent des professeurs, après nous avoir demandé des instructeurs militaires, que le français doit, en ce qui le concerne, rester en contact avec les lettres latines, pourquoi ne pouvons-nous plus dire avec les maîtres du latin eux-mêmes, avec les Grecs ? Il faut que le maître français continue à puiser aux sources vives dont il répand ensuite les bienfaits. Il est, pour ceux qui se mettent à son école, l’initié qui a vu la beauté antique face à face. Plus tard seulement il pourra se passer de ce supplément de prestige. — Ainsi notre victoire même nous lie, d’un lien raffermi, à notre éducation traditionnelle. Il nous est défendu d’y renoncer quand une partie du monde aspire vers elle, et vient nous en demander les leçons.


DE L’ENSEIGNEMENT SPÉCIAL A LA RÉFORME DE 1902.

La création de l’enseignement spécial avait un double objet, et eût pu avoir un double résultat : donner l’enseignement qui lui convient à une clientèle déterminée, sauvegarder le caractère de l’enseignement classique en détournant de lui ceux pour qui il n’est pas fait, mais qui viennent à lui, faute d’autre direction ouverte, et l’abaissent à leur niveau. Car telle est la rançon du nombre : un idéal, quel qu’il soit, pédagogique, religieux ou politique, s’altère quand le nombre de ses adeptes dépasse la mesure qui lui convient. L’enseignement spécial, l’enseignement secondaire spécial, pour lui donner son titre complet, date de la loi du 21 juin 1865. Il est l’œuvre de Victor Duruy. Mais ce ne fut pas une œuvre improvisée pendant la durée d’un ministère, quoique cette durée fût un peu plus longue alors qu’aujourd’hui. L’idée de l’enseignement spécial est très ancienne. L’auteur d’un Traité des études, qui n’est pas celui de Rollin, mais qui fut aussi très goûté, Claude Fleury, disait au commencement du XVIIIe siècle : « Les praticiens, les financiers, les marchands et tout ce qui est au-dessous peuvent se passer de latin ; l’expérience le fait voir. » Nous savons déjà que les réformes pédagogiques ont une démarche lente ; un siècle après, Victor Cousin disait à son tour : « Un cri s’élève d’un bout de la France à l’autre, et réclame pour les trois quarts de la population française des éta-blissements intermédiaires entre les simples écoles élémentaires et nos collèges. C’est une affaire d’Etat. » Des essais furent tentés sans beaucoup de méthode. Les noms mêmes des établissements qui se succèdent témoignent d’une hésitation sur leur véritable objet, que nous verrons peser sur toute l’histoire de l’enseignement spécial : Écoles supérieures universitaires ; Collèges industriels ; Écoles professionnelles ; Col-lèges scientifiques ; Collèges français. Le nom d’établissements d’enseignement secondaire spécial avait lui-même été mis en avant en 1847. Enfin, après plusieurs années d’élaboration, vint la loi Duruy.

Elle répondait si bien à un besoin que la clientèle ne se fit pas attendre. Et, ce qui était un véritable succès, cette clientèle était bien celle que l’on voulait atteindre. D’après les statistiques reproduites et commentées par M. Gréard, elle venait de familles vouées à l’agriculture, au commerce et à l’industrie, et l’enseignement spécial rendait à ces carrières les élèves qu’elles lui fournissaient. Des causes graves de faiblesse subsistaient, dont le temps et des mesures appropriées eussent peut-être triomphé. On avait créé l’enseignement avant d’avoir formé le personnel. C’est le cercle vicieux dans lequel bien des réformes s’embarrassent. Aussi faut-il toujours être indulgent à leurs débuts. L’Ecole de Cluny, école normale de l’enseignement spécial, manqua de prestige ; elle parut par trop provinciale. Pour attirer les élèves, on avait conçu l’enseignement de façon à ce que chaque année format un tout. Il n’y avait pas de cours régulier d’études, mais, disaient les instructions annexées à la loi, « un ensemble de cercles concentriques. » Les élèves comprirent trop bien l’invitation et abusèrent de la permission. Le contingent d’élèves fut allégé d’un quart environ chaque année. Cinq pour cent seulement allaient jusqu’au bout. Enfin l’enseignement spécial vivait côte à côte avec l’enseignement classique, dans les mêmes établissements, sauf de rares exceptions. Il avait dès lors rang de parent pauvre. C’est presque une loi qu’un type d’enseignement ne prospère que s’il a sa maison à lui, avec des chefs et des maîtres dont il est toute l’affaire, et des élèves qui ne se sentent pas diminués par des contacts et des comparaisons. Le succès de Turgot et de Chaptal est une démonstration de cette loi.

Mais l’enseignement spécial n’eut de pires ennemis que ses amis. On voulut le hausser en dignité jusqu’à l’enseignement voisin. Chacun proposa, à cet effet, quelque addition au programme qui y jouât le rôle de décor : pour les uns les langues vivantes, pour les autres, ce qui était chercher le paradoxe, un peu de latin. On s’ingénia aussi à fondre les deux enseignements dans certaines de leurs parties, et à faire l’enseignement spécial le moins spécial possible. Puis vint la question des sanctions. On n’eut de cesse que l’enseignement spécial n’eût son baccalauréat a lui. La supersti-tion du baccalauréat est, on le sait, une des mieux ancrées dans les esprits de ce temps. Et, quand on eut conquis pour lui ce fétiche, il fallut que ce baccalauréat nouveau ouvrit toutes les mêmes carrières que l’ancien, le vrai.

Cette ascension, par étapes successives, de l’enseignement spécial, se répartit sur un espace de dix années. Elle est aidée par les progrès des écoles primaires supérieures renaissantes qui le poussent en avant, et lui font chercher son niveau à la hauteur de l’éducation clas-sique. En 1881, la scolarité est augmentée d’un an et passe de quatre à cinq ans. C’est alors que le baccalauréat de l’enseignement spécial est créé. En 1886, la scolarité s’élève à six ans. Deux langues vivantes, l’une fondamentale, l’autre complémentaire (conception que nous retrouverons bientôt), donnent à l’enseignement un couronnement. La dénomination d’enseignement secondaire français, qui avait été proposée, a été repoussée. On garde provisoirement la dénomination d’enseignement se-condaire spécial. Enfin, en 1891, l’enseignement spécial devient l’enseignement moderne, vocable d’ailleurs mal défini. C’est le terme de son ascension, mais c’est aussi la fin de son existence. Il avait cessé peu à peu d’être ce que le législateur de 1865 avait voulu qu’il fût.

Une histoire parallèle se déroule en Allemagne, et a la même date. L’enseignement des écoles réales du premier degré en vint à ne différer de celui des gymnases que par l’absence du grec et de la philosophie, cette double absence marquant une préoccupation moindre de la cul-ture. Aussi, conformément à cette indication, est-ce l’esprit de l’enseignement, plus que son contenu, qui diffère. Les élèves des écoles réales n’en réclament pas moins l’accès des universités, et l’obtiennent à peu près dans une proportion égale à celle des droits conférés chez nous au baccalauréat de l’enseignement spécial. On retrouve dans les discussions de l’autre côté du Rhin les mêmes arguments et les mêmes constatations que chez nous : les « réalistes » ont une avance de maturité au début des études supérieures, mais les élèves des gymnases ont des réserves qui leur permettront de les rattraper et de les dépasser.

Les décrets ne font, le plus souvent, que traduire en les trahissant, ce qui est la condition de toute traduction, en les accommodant aux faits, en usant de compromis, les doctrines qui ont eu la faveur de l’opinion. Or, pendant la période qui a vu les refontes successives de l’enseignement spécial, période où l’enseignement primaire et l’enseignement supérieur commencent à se développer magnifiquement, mais où l’enseignement secondaire cherche sa voie, de brillants théori-ciens lui en offrent deux, ce qui vaut moins qu’une. L’enseignement spécial sert de terrain d’expérience et y perd son existence propre. En réalité, c’est l’enseignement classique qui est visé.

Pourquoi, disent les uns, les langues vivantes ne remplaceraient-elles pas le latin dans l’enseignement classique ? Elles y apporteraient aussi bien cet élargissement de la culture dont nous avons dit qu’il était la définition de l’éducation libérale, et en même temps elles continueraient d’être pratiquement utiles : enseignement à deux fins. Mais de quelle langue vivante s’agit-il, s’il vous plait ? Il y en a quatre dites fondamentales. A toute bonne raison de choisir l’une d’elles d’aussi bonnes raisons de choisir telle ou telle autre s’opposent. Et on frémit en songeant à celle à laquelle, il y a trente ans, on eût peut-être donné la préférence. Nous aurons donc plusieurs enseignements concurrents, ce qui est grave quand ces enseignements ne sont plus l’accessoire, mais le principal. L’esprit français laisserait quelque chose de son unité dans cette aventure. Les « compagnons » ont fait valoir un autre argument, et l’ont développé avec une ardeur combative qui n’est pas pour déplaire : « A se frotter continuellement a une humanité étrangère, on finit par lui prendre quelque chose. » Les réformateurs de l’enseignement des langues vivantes accepteraient cette prémisse. Ils ont bien voulu « frotter » leurs élèves au pays dont ils leur enseignaient la langue. « Or, réfléchissez bien : vous allez prendre comme base de la nouvelle culture l’étude de l’étranger, quel que soit d’ailleurs cet étranger... C’est le monde étranger qui sera notre éducateur... C’est tout de même raide, quand on est la France. » Le latin n’éveille pas de ces patriotiques susceptibilités.

D’ailleurs, entre les deux fins de l’enseignement des langues vivantes, dont nous parlions, je crains bien qu’il n’y ait antinomie. Et la méthode directe accuse cette antinomie. Rien en elle ne contribue à la formation ‘de l’esprit. Et ce commencement utile, nécessaire peut-être, marque tout l’enseignement des langues vivantes de son empreinte. On a tout dit sur la valeur éducative de la version, qui est essentiellement un exercice d’analyse, analyse grammaticale, analyse des idées. Mais un bon élève de la méthode directe ne fait pas une version anglaise ou allemande comme on fait une version latine. M. Gastinel a décrit avec pénétration l’opération intellectuelle du traducteur qui a subi ce genre d’entraînement. « Il fait fonctionner son mécanisme linguistique français, comme il faisait fonctionner son mécanisme linguistique allemand ou anglais, et de façon à produire des effets sémantiques analogues ; il ne décompose pas la phrase pour la reconstruire, il l’imite ; il la recrée synthétiquement. »

La seconde voie offerte par les réformateurs, est celle « qu’exprime cette appellation, que les programmes officiels ont jusqu’ici écartée, d’enseignement classique français. Le français est mûr pour ce rôle ; les grandes œuvres qu’il a produites, et qui auront bientôt trois siècles d’existence continue, sont depuis longtemps appelées « classiques, » et peuvent servir de base à un enseignement digne de ce titre. Il peut donc se suffire à lui-même et se passer du la-tin. Il ne s’agit pas de ce qu’on a réalisé sous le nom d’enseignement moderne, ensei-gnement dont M. Fouillée disait qu’il était « général-spécial, désintéressé utilitaire. » Non, il s’agit d’un enseignement où le français jouerait le double rôle du latin et du français lui-même dans l’enseignement présent. On y ferait (on en fait déjà) des versions de français en français, c’est-à-dire de vers en prose ou de français du XVIe siècle en français moderne. Cela ne vaut évidemment pas la version latine, et là est le point faible du système. Ce système n’en eut pas moins pour partisans des publicistes de grand talent, Frary, Bigot, H. Michel, M. Gréard, sans répudier la véritable éducation classique qui eût subsisté à côté, avait de la sympathie pour lui. En revanche, Fouillée le combattait. Nous avons aujourd’hui à faire valoir, en sa faveur, mieux que des arguments, une expérience qui ne faisait que commencer au moment où cette brillante polémique battait son plein, l’expérience de l’enseignement secondaire des jeunes filles. C’est un véritable enseignement classique français ; et qui l’a vu fonctionner sait quel haut degré de culture il atteint. Nous ne verrions aucun inconvénient à ce que cette expérience fé-minine devint une expérience masculine. Il serait piquant, au moment où les filles empruntent le programme des garçons, de voir les garçons emprunter celui des filles. Ce chassé-croisé ne serait évidemment pas le signe d’une grande unité de vues et de direction. Mais, de plus, on voudrait un baccalauréat ad hoc. Le baccalauréat est le grand obstacle à toute expérience. Quant à faire plus qu’une expérience, quant à vouloir définitivement amputer nos programmes du latin, le moment, s’il doit venir, n’est pas venu de cette opération. Nous avons dit pourquoi.


LES CYCLES ET LES SECTIONS — LE RETOUR A L’UNITÉ

On voulut inaugurer le siècle par une grande réforme. Une commission extraparlementaire fut nommée que présida M. Ribot. Cette commission entendit des dépositions remarquables. Cela ne simplifiait pas sa tâche. Car elle était tiraillée entre des doctrines diverses dont nous venons de voir les plus récentes, tiraillée aussi entre des programmes déjà consacrés, anciens ou nouveaux. Car, si nous avons parlé ailleurs de la vie des programmes, leur caractéristique biologique est la difficulté qu’ils éprouvent à mourir. Les maitres qui les ont pratiqués, les élèves mêmes qui les ont subis en deviennent les défenseurs. Il est humain d’imposer aux autres le chemin, fùt-il dur, par lequel on a passé soi-même. De sorte qu’on ne sacrifie rien. Mais comme, en même temps, on innove, les programmes deviennent des collections où le présent coudoie le passé. Nous préparons ainsi à la jeunesse, la comparaison a été faite, une habitation qui ressemble moins à quelque chose d’agencé à son intention, où elle ait ses aises, et où son goût se forme, qu’à un de ces appartements encombrés par les apports de générations successives. Il arrive cependant un moment où l’encombrement est tel qu’il faut faire un choix. On était à l’un de ces moments, qui coïncidait avec l’une des campagnes périodiques contre le surmenage.

Le problème fut élégamment résolu. On mit tout ce qui causait ce redoutable embarras du choix en plusieurs tas, et on dit à la jeunesse de choisir elle-même. Une extrême ingéniosité présida à la répartition. Les pièces jugées essentielles se retrouvent partout, et les autres se font presque équilibre, pas tout à fait cependant. L’enseignement moderne se trouve incorporé dans le système et conquiert ainsi l’égalité rêvée des sanctions. Les vieux baccalauréats ès-lettres et ès-sciences pouvaient se reconnaître au point terminus des études. Les langues vivantes obtenaient une part de lion : la moitié des élèves de nos lycées avait à apprendre deux langues, l’une fondamentale, l’autre complémentaire. Mais, comme on ne voulut pas compliquer à l’excès, moins heureux, l’enseignement classique français n’eut pas de place qui fût vraiment à lui. S’il l’avait eue, les jeunes filles eussent pu préparer un baccalauréat dans le cadre de leurs propres études, et on eût fait l’économie d’une réforme, qui ne s’annonce pas facile. On regretta l’absence d’autres combinaisons, mais on recula toujours devant des divisions nouvelles qui accuseraient la dislocation de l’enseignement secondaire. Tout le monde connaît maintenant le système avec lequel le public mit quelque temps à se familiariser. L’enseignement secondaire est divisé en deux cycles, le premier allant jusqu’à la troisième inclusivement. À l’entrée du premier cycle, on a le choix, c’est le premier, entre l’enseignement avec latin, et l’enseignement sans latin : A et B. Après la troisième, second choix : la section A du premier cycle se subdivise elle-même en trois : latin-grec, latin-langues vivantes, latin-sciences : A, B, C. La section B du premier cycle mène tout droit à la section D du second cycle. Après la première partie du baccalauréat dont les divisions sont conformes à celles des sections du second cycle, il y a une simplification, et on n’a plus le choix qu’entre la classe de mathématiques et celle de philosophie. En outre, ce troisième choix est le plus souvent dicté par les études antérieures.

Nos enfants vivent sous ce régime depuis bientôt vingt ans. C’est la durée moyenne d’un régime pédagogique. Le besoin d’un changement se fait justement sentir quand ce régime arrive à l’âge adulte. Il s’était même fait sentir un peu plus tôt cette fois, puisque la commission d’enseignement de la Chambre avait décidé d’ouvrir une enquête dès 1913. Naturellement, ce désir de changement se colore de raisons. Cette fois encore, il semble bien que les raisons soient fortes.

Parlons des cycles d’abord. Ils n’ont plus de partisans. Ils répondaient à un besoin qui n’existe plus ; et, comme toujours, on a, en les établissant, ignoré ce qui se passait à côté de l’enseignement secondaire, dans l’enseignement primaire. On voyait, il y a un quart de siècle, dans les régions traditionalistes de Bretagne en particu-lier, des fils d’agriculteurs venir prendre au collège une légère teinture de latin, pour s’en retourner à la terre vers quatorze ans. Il parait que cela ne leur réussissait pas mal, et leur valait, dans leurs villages, une grande considération. Pour cette clientèle, il était honnête en effet d’aménager l’enseignement de façon à ce que, en s’en allant, elle emportât autre chose que des cours interrompus et des moitiés de tout. Mais il existe maintenant, à l’usage de ces élèves qui ne peuvent ajouter à leur scolarité primaire qu’un nombre réduit d’années studieuses, des écoles primaires supérieures ; on en a même installé dans les locaux des collèges, pour ne pas contrarier les courants créés autour de quelques vieilles maisons. Pour la véritable clientèle secondaire la division en cycles crée une coupure inutile. Une quantité infinitésimale d’élèves descend du train en marche, à l’arrêt marqué par la fin du premier cycle. Je sais bien que, dans la pensée des réforma-teurs de 1902, à côté du second cycle que nous connaissons, devait exister un cycle d’études pratiques adaptées à chaque région. Encore un choix à faire, si le projet avait été réalisé. Mais ce projet, jamais précisé d’ailleurs, partait de cette hypothèse qu’un enseignement pratique pouvait se superposer sur une culture qui ne l’est pas, et dans le même établissement. C’est un fait que, dans l’enseignement d’État, de pareilles tentatives n’ont jamais réussi. Pour les élèves qui parcourent les deux cycles existants, la coupure n’est pas seulement inutile, elle est nuisible. La nécessité de faire du premier cycle un ensemble cohérent et, dans une certaine mesure, complet, oblige le second cycle à des redites tant bien que mal dissimulées. Elle introduit dans le premier cycle des matières qui ne sont pas faites pour lui, comme la morale des classes de quatrième et de troisième qui, sans doute, donne à quelques maîtres d’élite l’occasion de réussites pédagogiques, mais qui ne sert le plus souvent qu’à déflorer des questions qui ont leur place dans la classe de philosophie.

Des cycles passons aux sections. L’enseignement secondaire est par essence un enseignement général. Le particulariser a donc été le fausser. Il appartient en outre aux pédagogues d’en ordonner les éléments ; et il est trop commode de remettre aux parents et aux enfants le soin de résoudre une difficulté que c’est notre fonction à nous de résoudre, parce qu’elle nous embarrasse. Quel ne sera pas alors l’embarras des parents et des enfants eux-mêmes ? On tirera les sections à la loterie. On prendra aussi l’habitude de revenir sur un choix fait et de changer de section, comme on rend dans les grands magasins l’achat qui a cessé de plaire. À moins que, peu à peu, un classement ne s’établisse entre ces sections, et qu’une vaste expérience pédagogique ne s’institue, dont nous ferons notre profit, mais dont vingt générations d’enfants ont fait les frais. Dans la pratique enfin, ce morcellement des classes entraine des difficultés dont les lycées de Paris ou de grandes villes n’ont pas idée. Chaque section, dans ces établissements, a des amateurs en nombre suffisant pour constituer une classe normale. Mais (ce sont des faits constatés) entrez dans la classe de Première d’un collège, qui n’est pas parmi les plus petits. Vous trouverez cinq élèves répartis en quatre sections. Et, comme les professeurs jettent les hauts cris si l’administration supprime une heure, — pour le grec par exemple, on « géminé » deux classes, — il en résulte qu’un élève a droit à lui seul à cinq heures de grec [2]. C’est son compte en Première A. L’heure d’un professeur de collège est payée en moyenne 600 francs par an. Dans un lycée ce serait plus cher. Calculez ce que coûte, pour le grec seul, un élève de Première A. Comparez avec ce qu’il paye pour l’ensemble de ses études. Oh ! nous ne sommes pas des marchands ! — Et nous ne parlons pas de l’unité de la classe brisée, ni du manque de liaison entre des enseignements distribués isolément à ces fragments de classe.

Considérons maintenant les sections une à une. La section sans latin (B du premier cycle, D du second cycle), legs de l’enseignement moderne, est celle d’élèves qui, dans le cadre de l’enseignement secondaire, sont en réalité des élèves d’écoles primaires supérieures. Sauf des exceptions qui tiennent à un parti pris tout théorique de certains parents contre le latin, le niveau de cette section est nettement inférieur au niveau moyen de l’enseignement secondaire. Quand des professeurs, voulant contrôler leurs impressions d’ensemble, instituent des compositions de grammaire ou de français communes, le résultat est lamentable pour la section sans la-tin, tellement lamentable qu’on ne peut attribuer à la seule vertu du latin les différences constatées, mais à une inégalité initiale dans le recrutement. Quant aux sciences, tout ce que l’on peut dire, c’est que le programme du baccalauréat est le même pour les élèves du D et de C, mais que les premiers ont mis six ans pour s’y préparer, les seconds deux ans, en étudiant le latin par surcroit. — La section B du second cycle avait paru séduisante aux premières heures de la réforme. On s’est aperçu bientôt qu’elle était la plus facile, et cette facilité l’a disqualifiée. Elle est vite devenue le refuge des élèves les plus faibles parmi ceux qui ont fait du latin. Vraiment enfin elle sollicite trop peu l’effort de l’esprit. — Restent les sections A et C. Dans les grands lycées, elles se partagent les lions élèves, la première attirant ceux qui ont le goût des lettres et se destinent à des carrières dont les lettres ouvrent l’accès, la seconde ceux que les grandes Ecoles fascinent. Mais, dans les établissements de moindre importance, A devient squelettique. Par une conséquence imprévue, la faiblesse du recrutement a discrédité peu à peu un enseignement que l’on destinait à une élite, et il arrive que A recueille aujourd’hui ceux que C décourage. C’est le contraire de ce qui se passait autrefois, où on était « précipité » dans les sciences, quand on ne réussissait pas en lettres. C mène à tout, comme on dit. Et, en outre, C représente une harmonie, quoique imparfaitement réalisée, des lettres et des sciences.

Voilà à quoi aboutit une réforme qu’on avait prise pour une solution, et qui s’est trouvée n’être qu’une expérience. On avait dit aux parents, aux élèves : Choisissez. Et ils ont choisi, et ont choisi ce qui ressemblait le plus à l’enseignement secondaire de 1802 : « le latin et les mathématiques. » Frary disait que le latin disparaîtrait le jour où l’on aurait le choix entre lui et quelque chose d’autre. Frary s’était trompé. Cette expérience a, en outre, aboli le pré-jugé qui a vicié la pédagogie du XIXe siècle, celui de l’incompatibilité des études littéraires et des études scientifiques. Ce préjugé s’étendait au delà du lycée, et il y avait comme un divorce, par consentement mutuel, des sciences et des lettres. Elles se rapprochent visiblement aujourd’hui les unes des autres. Un romancier pousse ce besoin de rapprochement jusqu’à émettre ce paradoxe que tout écrivain doit avoir fait ses spéciales. Au lycée, en tout cas, les professeurs de sciences proclament la supériorité de ceux de leurs élèves qui ont fait de fortes études littéraires, et réciproquement. Les professeurs de phi-losophie ont également une prédilection pour les élèves de sciences, qui concorde avec l’orientation présente des études philosophiques. Les élèves, de leur côté, pour obtenir des points de plus dans certains concours, prennent volontiers le baccalauréat « philosophie » avec le baccalauréat « mathématiques. » Nous retrouvons donc, après l’épreuve du morcellement, l’unité de l’enseignement.

Unité ou dualité ? M. Appell, d’après une interview reproduite par le journal le Temps, tout en mettant du latin partout, et en réclamant l’union des lettres et des sciences, « voit fort bien deux divisions, l’une avec plus d’humanités classiques et moins de sciences, l’autre avec plus de sciences et moins d’humanités. » « Dans l’une et l’autre, ajoute-t-il, il suffit d’une langue vivante bien sue. » Solution très acceptable. On pourrait cependant aller jusqu’à l’unité de l’enseignement, en la conciliant avec une certaine va-riété. « Le premier effet de la moindre réforme en France, écrit M. Gréard, est trop souvent la condamnation absolue du régime qu’il s’agit d’améliorer. » Nous voudrions éviter cet excès ; et nous garderions de la réforme de 1902 ce qui mérite d’en survivre. Aux sections nous substituerions les options. Ce n’est pas du tout la même chose. Le fond de l’enseignement est commun à tous. La classe assiste à tous les exercices essentiels. Le programme ressemble à celui de C, avec une répartition plus équitable du temps des élèves entre les lettres et les sciences. C’est une idée presque acquise que les élèves de A ne font pas assez de sciences, et ceux de C pas assez de lettres. Mais alors ceux qui veulent pousser plus loin les études scientifiques auront droit à des heures supplémentaires de sciences. Un enseignement du grec sera aménagé pendant les mêmes heures pour des fidèles qu’on ferait tout pour encourager. La langue vivante complémentaire pourrait, dans ce temps disponible, trouver elle-même sa place. Les « compagnons » ont proposé quelque chose d’analogue. D’autres options seraient peut-être imaginées. Les Américains en font un bien autre usage.

Mais ajoutons qu’il faut renoncer à les offrir toutes dans tous les établissements. Les établissements auraient leurs spécialités, et l’idée de lycées différant selon les régions trouverait ici une part de satisfaction. Sans quoi, nous retomberions dans les squelettes de classes dont nous parlions. Il pourrait même arriver qu’un établissement n’offrit aucune option. Les heures libres seraient distribuées entre les enseignements fondamentaux. L’examen du baccalauréat porterait sur ce qui est commun à tous. Des notes supplémentaires seraient attribuées à ceux qui demanderaient à être interrogés sur le grec par exemple, et rachèteraient certaines faiblesses, dans une mesure à déter-miner. — De l’enseignement secondaire ainsi restauré, on ne pourra plus se demander, s’il est ceci ou cela, ayant voulu être tout à la fois. Il sera nettement classique. Il ne ressemblera plus à un labyrinthe dans lequel les élèves cherchent leur chemin, sans être jamais sûrs de ne pas s’être trompés ; mais il retrouvera le caractère de route nationale largement ouverte à l’élite intellectuelle.


CONCLUSIONS

Il y a cinquante ans, et même moins, la mode était à la variété, et le sage M. Gréard demandait qu’on mit à la portée de la jeunesse des types divers d’éducation. Le tort a été de les chercher dans l’enseignement secondaire même. Nous éprouvons aujourd’hui le besoin contraire. Après avoir été soumis à des expériences multiples qui l’ont comme désarticulé, notre enseignement secondaire as-pire, par une réaction fatale, à se retremper dans son unité et dans la conscience de lui-même retrouvée. Ce besoin d’unité va jusqu’à faire bon marché dans les programmes de la différence des sexes. Toute réaction a ses excès. Il est possible d’ailleurs que l’enseignement secondaire restauré ne soit plus du goût de toutes les jeunes filles. Qu’il perde une partie de sa clientèle même masculine, cela est non seulement accepté, mais voulu. Il y a des cultures qui ne doivent pas être vulgarisées. Et la faute prolongée a été de s’obstiner à donner à un nombre chaque jour plus grand une éducation qui était, dans son principe, aristocratique. Cette aristocratie d’élèves se recrute de plus en plus profondément dans la démocratie ; elle-même doit rester une élite. Rien ne sert de faire deux enseignements secondaires, ou plus. Les familles voudront toujours le meilleur, et l’attireront par leur masse vers un niveau inférieur. Il est probable que beaucoup de collèges seront les victimes de ce retour de l’enseignement secondaire vers ses méthodes propres et son esprit traditionnel. La réforme de 1902 les a déjà gravement atteints en imposant des sectionnements à des groupes d’élèves trop restreints. On ne cherchera pas à les ressusciter, mais on facilitera leur évolution vers l’enseignement primaire supérieur. Les « compagnons » comptent pour l’enseignement secondaire une diminution d’effectif allant jusqu’aux trois quarts de l’effectif actuel. C’est trop généreux. Il faut songer au recrutement de l’enseignement supérieur qui ne se ferait plus sur une base suffisante, en admettant même que les facultés des sciences, comme elles l’acceptent, se recrutent partiellement ailleurs. Mais, en acceptant une perte très large encore, on peut être assuré que l’enseignement secondaire gagnera en qualité ce qu’il perdra en quantité.

Le ministre actuel de l’Instruction publique a donné un jour cette formule : « Fortifier à la fois les études classiques, et l’enseignement technique. » Fortifier les études classiques c’est, nous l’avons dit, renouer l’alliance brisée des sciences et des lettres, du double esprit de géométrie et de finesse et, puisque les sciences n’ont pas besoin qu’on leur fasse une part qu’elles se font elles-mêmes, c’est surtout rendre aux lettres et, mettons pour plus d’un siècle encore, au latin leur dû. Mais il est temps de le dire, l’enseignement secondaire ramené à sa nature propre, débarrassé de toutes ses contrefaçons, que l’on croirait inventées par des élèves ne voulant de lui que le nom, doit avoir pour contre-partie l’enseignement professionnel. Ils ne doivent pas être rivaux, mais complémentaires. Du succès de l’enseignement professionnel naî-tra même une sécurité pour l’enseignement secondaire, dès lors protégé contre des inva-sions redoutables. Il va sans dire qu’il y a d’autres raisons plus directes de développer l’enseignement professionnel, et aussi bien l’évangile de la production ne manque pas aujourd’hui d’apôtres. Ecoles à créer, vocations aussi à déterminer, mœurs peut-être à orienter et table des valeurs à réviser : ce sont problèmes qui dépassent le cadre de cet article. Mais il faut dire, sans ambages, que de l’éducation moyenne l’éducation secondaire n’est qu’une partie. Nous n’avons dessiné qu’un des volets du diptyque.

Est-ce même diptyque qu’il faut dire ? Si l’on trouve le choix imposé aux parents trop rigoureux, si l’on veut faire une place à la variété à côté de l’enseignement secondaire, non plus en lui-même, les écoles primaires supérieures offrent entre l’enseignement secondaire et l’enseignement technique, non pas une transition, mais une série de transitions. Elles comptent plus de 60 000 élèves, sans compter 30 000 élèves des cours complémentaires qui sont des » écoles primaires supérieures » inférieures. On se demande pourquoi M. Herriot les malmène dans ses brillants rapports. On comprend mieux que les congrès de l’enseignement secondaire, en prenant quelque ombrage, leur fassent grise mine. On leur reproche d’être des écoles de fonctionnaires. Rien de plus in-juste. Des réformes récentes les plient à tous les besoins de toutes les régions. Elles offrent la plus grande diversité, depuis celles qui côtoient l’enseignement technique et que celui-ci absorbera sans doute, jusqu’à celles qui, se substituant à nos collèges, rompront sans brutalité avec le passé de la maison où elles s’installeront. Autant il est nécessaire que l’enseignement secondaire ne laisse pas altérer la pureté de ses lignes, autant cette souplesse et cette faculté d’adaptation d’un autre enseignement répond à d’autres exigences dont il n’y a pas lieu de faire fi. Si l’enseignement secondaire n’avait en face de lui que l’enseignement professionnel, il y aurait toujours un trop-plein qui refluerait vers lui. Les Ecoles primaires supérieures sont les véritables héritières de l’enseignement spécial devenu, nous l’avons vu, infidèle à ses origines.

Notre piété envers l’enseignement secondaire ne nous fait donc oublier aucune des autres formes d’enseignement comme aucune des nécessités présentes. Mais il ne faut pas laisser croire que cette piété ne soit qu’une forme de dilettantisme, ou du moins le culte obstiné d’un passé devenu inutile dans un temps où le présent commande impérieusement notre « attention à la vie. » Dans une conférence intitulée L’Éducation après la guerre, et dont les préoccupations sont par conséquent les nôtres, le président Butler reprend une question que s’était posée Spencer : quel est le savoir le plus utile ? Et, condamnant « ce produit allemand qu’est une science économique n’ayant aucun but plus élevé que le profit matériel, » et la psychologie allemande, « psychologie sans âme, » il se félicite, en fin de compte, de voir renaître aux Etats-Unis le goût des études classiques, anciennes. Voilà donc, pour nous américaniser, la formule la plus récente. Une grande voix française, entre autres, devant ce même problème des fins dernières de l’éducation, a trouvé des notes qui donnent à la pensée comme une forme d’éternité. « Si les Grecs, écrivait Henri Poincaré, ont triomphé des Barbares, et si l’Europe, héritière de la pensée des Grecs, domine le monde, c’est parce que les sauvages aimaient les couleurs criardes et les sons du tambour qui n’occupaient que leurs sens, tandis que les Grecs aimaient la beauté intellectuelle qui se cache sous la beauté sensible, et que c’est celle-ci qui fait l’intelligence sûre et forte. » Les dernières victoires de cette beauté intellectuelle sont d’hier. N’oublions pas que nous les lui devons. Et ne souffrons pas que jamais, dans l’éducation française, la matière opprime l’esprit.


RAYMOND THAMIN.

  1. Voyez la Revue des 15 mai et 15 juin.
  2. Un vote du Parlement (il n’a pas fallu moins), vient de limiter cet abus.