La Réforme des études au XVIe siècle

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La Réforme des études au XVIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 579-610).
LA
RÉFORME DES ÉTUDES
AU XVIe SIÈCLE

I. Claude Baduel, par J. Gaufrés. — II. Marc-Antoine Muret, par Ch. Dejob.

On s’occupe beaucoup en ce moment de la pédagogie, c’est une science à la mode : elle figure sur les programmes et on l’apprend dans les écoles. Il serait fort à souhaiter que quelqu’un des maîtres qui l’enseignent eût l’idée de nous donner une histoire de l’éducation en France. Je sais bien que c’est une entreprise très difficile. Un travail de ce genre n’aura toute son utilité que s’il est complet ; il faut que rien n’y soit omis ; tous les systèmes qui ont été tentés aux diverses époques doivent y figurer, car il n’en est guère, malgré le temps et les révolutions, qui n’aient laissé quelque trace chez nous et dont il ne reste quelque chose. Ce pays-ci se pique d’être révolutionnaire, mais il est plus conservateur qu’il ne le croit. À travers toute sorte d’arrêts et d’écarts passagers ; il revient souvent dans la même ornière ; il flotte sans cesse entre les innovations et la routine, et il n’y en a pas où, pour comprendre le présent, il soit plus nécessaire de connaître le passé. Je voudrais donc que, dans cette histoire de l’éducation, on remontât jusqu’aux origines de la France, et même, s’il faut le dire, un peu plus haut encore. Nos méthodes d’enseignement nous viennent de l’antiquité ; il faut les étudier chez les Romains, si nous voulons les prendre à leur source. Notre Université ne date pas de Charlemagne ou d’Abélard ; elle a vraiment commencé le jour où l’empereur Vespasien établit de ses deniers une chaire d’éloquence et en chargea Quintilien. Le système qui fut fondé ce jour-là s’est régulièrement développé jusqu’à nous, et l’on peut dire qu’entre les premières écoles publiques de Rome et les nôtres il n’y a véritablement pas eu d’interruption.

En attendant qu’il se rencontre un savant assez courageux pour aborder l’étude de ces dix-huit siècles, il faut savoir gré à ceux qui choisissent un point particulier dans cette vaste étendue et nous le font connaître à fond. Ces travaux de détail rendront l’œuvre d’ensemble plus facile. Voici précisément deux écrivains qui ont pris pour sujet de leurs recherches deux personnages de la renaissance, inégalement célèbres, mais qui méritent tous les deux de tenir une place dans l’histoire de l’éducation. Ils ont pour nous cet avantage d’avoir vécu dans une époque de crise où l’enseignement s’est transformé : ils ont vu naître, ils ont appliqué pour la première fois des méthodes qui sont encore les nôtres. Le récit de leur vie, l’étude de leurs ouvrages, nous montrent comment ces changemens se sont faits et nous en apprennent clairement le caractère et la portée. Il me semble que nous pourrons en tirer beaucoup de lumière sur le passé, et peut-être quelques leçons pour l’avenir.


I.

Dans son ouvrage intitulé Claude Baduel, ou la Réforme des études au XVIe siècle, M. Gaufrès entreprend de nous raconter les débuts et la fortune de cette université ou collège des arts, qui fut établi à Nîmes en 1539 par François Ier. Ce serait une histoire fort curieuse si nous la connaissions un peu mieux. Nous n’en savons que ce nous dit Baduel dans ses lettres et dans ses harangues, et par malheur il aime tant le beau langage, il imite si fidèlement Cicéron, que, de peur de gâter son latin par des expressions malsonnantes, il se tient toujours dans le vague. Nous lui pardonnerions aisément quelques incorrections en faveur de quelques détails précis, mais il ne se les pardonnerait pas à lui-même, et quand nous lui demandons des renseignemens exacts sur l’organisation de son collège, sur l’emploi du temps, sur les auteurs qu’on y explique, sur les maîtres, sur les élèves, il nous répond par des périodes harmonieuses. Un bon règlement en style administratif nous en apprendrait beaucoup plus que toutes ces grandes phrases. Ce n’est donc pas la faute de M. Gaufrés s’il n’a pas toujours contenté notre curiosité ; il a fait au moins ce qu’il a pu, et à force de recherches et de soin, en complétant les lacunes de ses documens par l’étude attentive de ce qui se faisait ailleurs[1], il nous présente un tableau dont quelques parties restent dans l’ombre, mais où l’on trouve des points bien éclairés. En somme, son livre ajoute à ce que nous savions des changemens qui se sont produits alors dans les études et nous aide à les comprendre. Cherchons-y ce qu’il a d’important et de nouveau.

Nîmes était, au commencement du XVIe siècle, une petite ville d’à peu près quinze mille habitans, mal bâtie, peu saine, et que la peste avait souvent ravagée pendant les dernières années du moyen âge. Mais il lui restait de beaux monumens romains, qui s’étaient conservés par un pur miracle, car on avait fait, durant des siècles, tout ce qu’il fallait pour les détruire. Ils avaient été livrés à toute sorte de dévastations ; ils étaient devenus tour à tour des forteresses, des chapelles, des écuries. Heureusement ils se trouvaient être très solides et avaient survécu, non sans dommage, à toutes ces causes de ruine. Quand les temps devinrent un peu plus doux et les esprits un peu moins grossiers, on commença à s’aviser de leur beauté. Les curieux et les savans du dehors venaient en foule les visiter, et leur admiration éveillait celle des habitans. N’avait-on pas vu le roi lui-même, François Ier s’agenouiller devant une pierre et l’essuyer de ses mains, pour lire l’inscription qu’elle contenait ? La vieille ville, fière des hommages qu’on rendait à son passé, en comprenait mieux la grandeur et voulait s’en montrer digne. C’est ainsi qu’elle fut amenée à s’occuper avec ardeur des écoles où l’on élevait la jeunesse du pays. Elle conçut à ce propos une grande ambition ; ce n’était pas assez pour elle de posséder un gymnase ou un collège ordinaire ; il lui déplaisait d’être inférieure à Toulouse, à Montpellier surtout, la ville la plus voisine et par conséquent la plus enviée. Elle voulut avoir une université comme elles, et, pendant quatre ans, elle assiégea le roi de ses requêtes les plus pressantes. Le roi hésitait : il y avait sans doute autour de lui des gens sages qui lui faisaient comprendre le danger de trop augmenter les établissemens de ce genre et qui craignaient qu’on les affaiblît en les multipliant. Mais la sœur de François Ier, la spirituelle Marguerite de Valois, était gagnée ; elle n’oubliait pas l’accueil qu’elle venait de recevoir à Nîmes, elle en aimait avec passion les monumens ; il lui semblait que servir les intérêts de la ville aimée des Romains, c’était faire quelque chose pour l’antiquité. Elle appuya la demande des consuls nîmois et disposa son frère à leur accorder ce qu’ils sollicitaient. Au mois de mai de l’année 1539, le roi signa à Fontainebleau des lettres patentes par lesquelles « il crée, érige, ordonne et établit, en la ville et cité de Nîmes, collège, école et université en toutes facultés de grammaire et des arts seulement. » Il met par son ordonnance l’établissement nouveau sur le même pied que les autres universités du royaume et lui accorde de beaux privilèges que nos facultés d’aujourd’hui ne possèdent plus : « Et pourront les docteurs, maîtres et gradués d’icelle université élire, instituer et créer recteur et tous autres officiers d’icelle université, sauf et réservé le conservateur des privilèges royaux d’icelle, dont l’institution et provision nous appartiendra. »

L’université fondée, tout n’était pas fini. Il fallait trouver quelqu’un qui sût lui donner la première impulsion et qui l’aidât, par une administration habile, à traverser sans encombre les difficultés du début. Ce fut encore Marguerite de Valois qui vint au secours des habitans de Nîmes, dont elle était la providence. Elle choisit dans la cour de savans qui l’entourait celui qui lui parut convenir le mieux à cette tâche. Elle avait auprès d’elle un Nîmois, Claude Baduel, à qui elle portait un intérêt très vif, et qui souhaitait sans doute trouver une occasion de rentrer avec honneur dans son pays. Elle l’adressa aux consuls et habitans de Nîmes, avec une lettre où elle faisait son éloge et qu’elle signait familièrement : « La bien vostre, Marguerite. »

Baduel était né dans une situation modeste. Son père, un pauvre marchand qui ne savait pas lire, mais qui comprenait le prix du savoir, avait voulu que son fils fut mieux élevé que lui. L’enfant était studieux ; il profita de l’instruction qu’on donnait dans les écoles de la ville. Quand il eut épuisé tout ce qu’on pouvait y apprendre, se sentant plein d’ardeur pour l’étude et de curiosité pour la science, il s’était mis à chercher ailleurs ce qu’il ne trouvait pas chez lui. Ce désir l’entraîna d’université en université, jusqu’au fond de l’Allemagne. On voyageait alors beaucoup plus que nous ne sommes tentés de le croire. Dans l’orgueil que nous éprouvons de toutes les inventions de la science qui ont rendu les communications si faciles, dans l’enivrement où nous sommes de cette vie agitée qui nous jette sur tous les chemins, nous nous figurons volontiers qu’autrefois les gens restaient confinés chez eux. C’est une grande erreur ; il y avait alors, comme aujourd’hui, beaucoup de personnes qui couraient le monde, et notamment ceux qui voulaient s’instruire n’hésitaient pas à entreprendre de fort longs voyages. Ils y trouvaient des facilités qu’aujourd’hui, avec nos communications rapides, nous ne possédons pas. Sans doute nous voyageons plus vite, ce qui est un grand avantage, mais arrivés dans le pays où nous voulons aller, nous y sommes complètement étrangers ; nous entendons parler une langue que nous ne comprenons pas, il faut nous faire à des usages, à un tour d’esprit, à des idées qui ne sont pas les nôtres. Ces causes de gêne et d’embarras n’existaient pas pour un homme instruit qui voyageait au moyen âge. Au milieu des nations diverses, les lettrés formaient comme un monde à part, où l’on ne s’exprimait qu’en latin. Ce monde avait pour ainsi dire sa capitale, l’Université de Paris, qu’un pape appelait « la source de toutes les sciences, le fleuve d’où découlaient toutes les vertus : scientiarum fontem irriggum, flucimque virtutum, » et qui communiquait ses usages et ses idées à tous les savans de la chrétienté. À Prague, à Upsal, à Copenhague, comme à Toulouse et à Strasbourg, un clerc de l’Université de Paris se retrouve comme chez lui, parmi les clercs ses confrères. Le lendemain de son arrivée, il peut monter en chaire, enseigner ou prêcher ; il et sûr d’être compris. On ne connaissait guère alors de nationalités diverses dans la science. Tous ceux qui avaient lu Aristote ou Pierre Lombard et qui savaient construire un syllogisme, d’un bout de l’univers à l’autre, étaient concitoyens. C’est ainsi que Baduel visita Louvain, Liège, Bruges, où il connut l’Espagnol Vivès, l’un des plus beaux génies de la renaissance, et qu’il suivit, à Wittenberg, les leçons de Mélanchton. De retour à Paris, après toutes ces pérégrinations, il y occupa quelque temps une chaire de professeur royal. C’est alors que ses compatriotes lui proposèrent de retourner à Nîmes pour diriger l’université naissante. Il y revint, rapportant de ses voyages beaucoup de connaissances variées qu’il avait acquises un peu partout, une grande facilité à tourner agréablement le latin, et surtout une méthode particulière d’enseignement, qu’il appliqua tout de suite au Collège des arts et qui allait renouveler les études.

En quoi consistait véritablement cette méthode ? Quelles étaient au juste les nouveautés qui furent alors introduites dans l’enseignement et d’où vient qu’en quelques années il changea complètement de caractère ? C’est une question fort importante et qu’il convient de traiter avec quelques détails.

On se contente ordinairement de dire, d’une manière générale, que l’élan donné aux esprits par la renaissance et la culture de l’antiquité ont ranimé les écoles. Cette explication ne me paraît pas suffisante. C’était assurément une révolution de remplacer l’Organon d’Aristote et le Livre des sentences par les grands écrivains de la Grèce et de Rome. Les jeunes gens à qui on mettait dans les mains, pour la première fois, Homère et Platon, Cicéron et Virgile, devaient les lire avec passion, et l’on comprend que leur enthousiasme les ait rendus capables de prodiges de travail. Mais on travaillait beaucoup aussi dans les universités du moyen âge. Les gens qui venaient suivre les cours de la faculté des arts, pour aborder ensuite la théologie, n’étaient pas rebutés par l’aridité des études auxquelles on les condamnait. Ils passaient des années entières à lire et à commenter les auteurs les plus ennuyeux. Rien n’arrêtait ces obstinés qui voulaient s’élever au-dessus de l’ignorance générale, et ils bravaient pour s’instruire des fatigues et des misères qui feraient peur aujourd’hui aux plus résolus. Tous les ans, on voyait venir à Paris des écoliers pauvres qui arrivaient des provinces les plus lointaines en mendiant leur pain sur la route. Pour gagner de quoi vivre et étudier, ils ramassaient les ordures, ils balayaient les collèges, ils se faisaient les domestiques de leurs maîtres ou de leurs condisciples. C’est ainsi qu’ont commencé Guillaume Postel, Ramus et bien d’autres. Vers l’époque où le moyen âge finissait, un docteur brabançon, Jean Standonc, annexa au collège de Montaigu, qu’il restaurait, une communauté d’enfans pauvres. Il leur donnait gratuitement l’éducation, mais à la condition qu’ils se soumettraient au régime le plus sévère. « Porter froc et robe grise du drap le plus grossier, avoir la tête rase, faire à tour de rôle la cuisine et à tour de rôle aussi laver la vaisselle, couler la lessive et balayer la maison, étaient les articles les plus doux du code rédigé par Jean Standonc. Il fallait, par toutes les saisons, se relever de nuit pour assister à un office d’une heure et demie de durée ; il fallait (contrainte encore plus cruelle pour l’enfance) ne jamais se servir de sa langue que pour répondre aux interrogations, et les moindres fautes, épiées et dénoncées par une surveillance mutuelle, étaient suivies de corrections jusqu’au sang, car nulle part le martinet ne fut garni de plus de nœuds ni appliqué d’une main plus impitoyable. La nourriture était à l’avenant. Chacun recevait, en entrant au réfectoire, une demi-once de beurre pour accommoder le dîner, qui était servi sans assaisonnement : un plat de légumes les plus vils cuits à l’eau et un demi-hareng ou deux œufs durs. Jamais de viande, toujours du pain bis, et, pour unique boisson, l’eau tirée au puits de la cour. Érasme eut l’estomac détruit sans remède pour avoir tâté quelque temps de ce régime. Qui pourrait dire le nombre de ceux qui y succombèrent ? » Et pourtant on avait peine à satisfaire tous les pauvres gens qui demandaient une place dans ce collège de pouillerie, comme l’appelle Rabelais : « Admirable ambition de la jeunesse en ce temps-là ! ajoute M. Quicherat ; le savoir acheté au prix de tant d’avanies fut envié comme un bien que se disputèrent d’innombrables aspirans. Standonc, en sacrifiant toute sa fortune, en puisant dans la bourse de l’amiral de Graville, était parvenu à assurer l’entretien de quatre-vingt-quinze élèves. Touché par le désespoir de ceux qu’il était obligé de refuser, il s’adressa à la charité publique et ramassa de quoi en nourrir jusqu’à deux cents[2]. « Voilà quelle était la vie des pauvres à Montaigu. Le régime des autres valait un peu mieux ; quant aux études, elles étaient les mêmes pour tous. Félibien a tracé, d’après les règlemens de Jean Standonc, le tableau de la distribution d’une journée à Montaigu. Je le donne ici pour montrer de quels efforts de travail on était capable dans ces vieux collèges. « De quatre heures du matin à six heures, leçon ; à six heures, messe ; de huit heures à dix heures, leçon ; de dix heures à onze heures, discussion et argumentation ; à onze heures, dîner ; après le dîner, examen sur les questions discutées et les leçons entendues, ou, le samedi, dispute ; de trois heures à cinq heures, leçon ; à cinq heures, vêpres ; de cinq heures à six heures, dispute ; à six heures, souper ; après le souper, jusqu’à sept heures et demie, examen sur les questions discutées et les leçons entendues pendant la journée ; à sept heures et demie, compiles ; à huit heures, en hiver, coucher, et à neuf heures en été. » Il faut avouer que des gens qui se soumettaient volontairement, pendant plusieurs années, à une pareille discipline de misère et de labeur devaient être doués d’un courage pour souffrir et d’une ardeur pour apprendre à laquelle il semble difficile qu’on puisse rien ajouter. Pour la puissance du travail, les savans de la renaissance ne l’emportaient guère sur ceux du moyen âge. Ce n’est donc pas uniquement à l’attrait des nouvelles études, à la passion que la jeunesse éprouva pour elles, à son désir d’apprendre, à son besoin de connaître qu’on doit attribuer la réforme de l’enseignement au XVIe siècle.

Est-ce à la liberté de penser, que la renaissance a introduite dans toutes les branches du savoir, et qui leur a rendu la vie ? Il est sûr que l’enseignement en profite, comme le reste. Elle anime les esprits et donne aux maîtres et aux élèves plus de goût pour les recherches scientifiques. Mais M. Taurot tait remarquer avec raison que les écoles du moyen âge n’en étaient pas tout à fait privées, que la pensée n’y était pas aussi esclave, aussi enchaînée qu’on le suppose, qu’on lui a toujours laissé une sorte d’espace libre pour se mouvoir et se développer à son gré. À la vérité, les savans étaient forces de respecter certaines croyances, mais les croyances ne gênent que quand on a cessé de croire. Qu’importe que des limites soient fixées à la liberté des recherches si l’on ne tient pas à les franchir ? Entre ces barrières, qu’on n’avait aucun désir de renverser, l’esprit trouvait le moyen de se mettre à l’aise. « On s’accordait généralement à reconnaître un certain nombre de points indéterminés sur lesquels on pouvait soutenir des assertions divergentes sans danger pour la foi et pour les mœurs. Prétendre enchaîner les hommes par autorité à telle ou telle décision en cette matière, c’était, disait-on, mettre obstacle au progrès des études et à la découverte de la vérité qu’une libre discussion pouvait seule mettre au jour. La méthode d’enseignement usitée dans la faculté de théologie était très favorable à la pratique de ces principes. Cette règle de ne décider qu’après avoir posé le pour et le contre, l’obligation de tenir compte de toutes les objections, donnaient à l’esprit des habitudes de liberté. On mettait de l’amour-propre à ne pas faire usage de l’autorité de l’Écriture et à n’employer que le pur raisonnement. C’était une preuve d’esprit et de finesse… Certainement, la faculté de théologie jouissait au moyen âge d’une liberté incontestablement plus grande qu’au XVIIe siècle. Au moyen âge, elle se gouvernait avec une absolue indépendance ; elle n’était pas assujettie à cette exacte discipline qu’impose la présence de l’ennemi. Au XVIIe siècle, les théologiens avaient pris l’habitude d’invoquer l’intervention du pouvoir civil pour imposer silence à leurs adversaires ; d’un autre côté, la nécessité d’une étroite union, en présence du protestantisme, diminuait le nombre des questions librement discutables[3]. » On ne peut donc pas dire que cette liberté de discussion et d’examen, nécessaire à la culture de l’esprit, ait tout à fait manqué aux vieilles universités. La renaissance la rendit plus grande sans doute et les écoles en profitèrent. Mais, quoique l’avantage fût très précieux, ce n’est pas encore ce qui a pu changer alors le caractère de l’enseignement.

Il fut tout à fait modifié par une simple réforme scolaire, ou, comme on dirait aujourd’hui, par un changement dans le plan d’études. Nous allons voir que ces sortes de réformes, dont on ne saisit pas toujours l’importance, et qu’on décrète quelquefois à la légère, peuvent avoir sur l’avenir même des états les conséquences les plus graves. Pour comprendre quelle fut la portée de celle-ci, quelques détails sont nécessaires.

Des trois ordres d’enseignement, le primaire, le secondaire, le supérieur, qu’on ne distinguait pas encore avec la même netteté qu’aujourd’hui, le moyen âge n’a parfaitement connu que le dernier. C’est le seul dont on soit alors très préoccupé : l’université obscurcit et absorbe tout le reste. L’étudiant y arrive à quatorze ans, souvent plus tôt, poursuivre les cours de la faculté des arts. Il sait lire et écrire, il a reçu quelques élémens de grammaire, il comprend et parle tant bien que mal ce jargon barbare qu’on appelle alors le latin. C’est assez ; et on le met aussitôt à l’étude de la logique. La logique est le grand art, le seul qu’on enseigne à fond dans les universités du moyen âge. On n’y veut faire que des dialecticiens, et, pour habituer l’esprit à toutes les souplesses de la dialectique, on lui apprend à disputer : il n’y a pas d’exercice plus pratiqué, dans les écoles, que les disputes. « On dispute avant le dîner, écrivait Vives, on dispute pendant le dîner, on dispute après dîner. On dispute en public, en particulier, en tout lieu, en tout temps. » La seule épreuve, quand on veut obtenir le grade de déterminant ou de bachelier, c’est une bonne dispute avec des élèves ou des docteurs, et il faut s’engager par serment à disputer quarante jours de suite, lorsqu’on veut devenir maître ès-arts. Pendant quatre siècles, toute la savante montagne où réside l’Université de Paris n’a retenti que du bruit des disputes.

La renaissance rompt brusquement avec ces habitudes de dialectique à outrance. Ses plus illustres représentans. Vivès, Rabelais, Montaigne, attaquent avec une grande violence un enseignement « qui abastardit les nobles esprits et corrompt toute fleur de jeunesse. » — « Qui a pris l’entendement en la logique, dit Montaigne ? Où sont ses belles promesses ? Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengières qu’aux disputes publicques des dialecticiens[4] ? » L’enseignement de la logique doit donc cesser d’être la base de l’éducation. Et que mettra-t-on à la place ? on insistera davantage sur ces études de grammaire dont le moyen âge s’occupait si peu ; cette première instruction littéraire, qu’on puisait je ne sais où, avant d’entrer dans l’université, et dont on semblait faire si peu de cas, va devenir le fondement et presque le but unique de l’enseignement. Comprendre et parler les langues anciennes dans leur pureté, et, pour y arriver, lire les plus célèbres écrivains des deux littératures classiques ; puis, quand on les a lus et compris, essayer de les imiter, de reproduire non-seulement leurs idées, mais leur langage, voilà désormais la grande affaire des écoles et le premier souci de tous les gens distingués. Le but étant changé, la route ne peut plus être la même. On ne s’était préoccupé jusque-là que de rendre les élèves capables de construire un raisonnement d’après toutes les règles de la logique. « À force de vouloir sacrifier la forme au fond, dit M. Quicherat, on en était venu à bannir de la composition toute figure, toute image, tout ce qui n’est pas rigoureusement démonstratif. Le discours, articulé comme un squelette, n’admettait que propositions, conclusions, corollaires, majeures, mineures ou conséquences ; la pensée n’était tendue qu’à distinguer, à définir, à résoudre. C’était le genre scolastique, genre monotone et stérile, dont la culture exclusive a eu le déplorable effet de dessécher beaucoup de grandes intelligences. » La connaissance de l’antiquité rendit le sentiment et le goût de la forme ; on recommença à en prendre soin et peu à peu l’étude de la logique fut remplacée par celle de la rhétorique. Dès lors toutes les réformes s’enchaînent l’une l’autre. Pour apprendre à écrire, il faut écrire : c’est le principe de Cicéron. Au moyen âge, on se contentait de parler ; avec la renaissance, les compositions écrites détrônèrent les exercices oraux. L’enseignement, dans l’Université de Paris, consistait à lire avec le maître un livre qui faisait autorité[5] et à en tirer des propositions sur lesquelles on instituait ensuite des disputes. L’habitude s’étant établie de lire toujours le même livre, et de procéder de la même manière dans la discussion des principes, le maître qui n’avait rien de nouveau à imaginer se contentait de dicter des cahiers où toutes les discussions étaient indiquées. Les cahiers, comme il arrive toujours, avaient fini par rendre le professeur inutile. Aussi avait-il cessé d’enseigner ; il ne s’occupait plus qu’à présider les exercices solennels pour la collation des grades. Quant à l’enseignement, il ne se faisait guère que par les discussions des condisciples entre eux ou avec des bacheliers plus exercés. La renaissance rendit au maître toute son importance. Pour exprimer l’impression qu’on éprouve en face d’un texte et la faire partager aux élèves, pour interpréter un grand écrivain, pour saisir et expliquer toutes les nuances de sa pensée, il faut un homme instruit, exercé, et qui, devant ses écoliers, paie de sa personne. Le rôle des maîtres se trouve donc changé, comme le sujet de leurs leçons. Ainsi se constitua l’enseignement nouveau, et telles furent les principales réformes que la renaissance inaugura dans l’éducation de la jeunesse. Si l’on me permet d’employer la façon de parler d’aujourd’hui, je dirai, pour les résumer en une phrase, que c’est l’enseignement secondaire qui prend le pas sur l’enseignement supérieur.

Il semble, au premier abord, que ce ne soit là qu’un changement de méthode, qui n’intéresse que les écoles ; en réalité, c’est une révolution dont toute la société va se ressentir. L’Université de Paris n’était guère faite que pour les clercs ; on ne traversait la faculté des ans que pour entrer ensuite dans celle de théologie. Occuper les dignités de l’église, jouir de la situation privilégiée qu’elle faisait à ses serviteurs, posséder les bénéfices dont elle disposait, telle était l’ambition de la plupart de ces jeunes gens qui se pressaient aux disputes de la rue du Fouarre. On peut donc dire que l’instruction préparait alors à une profession spéciale, qu’elle était réservée à une seule classe qui n’était pas très étendue et formait, dans la nation, comme une société distincte. Au contraire, les écoles de la renaissance s’ouvrent aux laïques aussi bien qu’aux clercs. Comme la science qu’on y enseigne est une sorte de préparation générale pour la vie, à quelque état qu’on se destine, on peut et l’on doit y participer. Tout y est fait pour atteindre ce but. Quand des études s’adressent à tout le monde, elles doivent être attrayantes et faciles. Aussi Ramus, l’apôtre des réformes nouvelles, nous dit-il qu’il s’est occupé surtout « d’oster du chemin des arts libéraux les espines, les cailloux, et tous empeschemens et retardemens des esprits, de faire la voye droicte et pleine pour parvenir plus aisément, non-seulement à l’intelligence, mais à la pratique et à l’usage des arts libéraux. » En même temps, il publie, grande nouveauté ! une grammaire en français, et, dans sa préface, il déclare « qu’il ne l’a pas écrite en latin pour les doctes de toute nation, mais en français pour la France, où il y a une infinité de bons esprits capables de toutes sciences et disciplines qui toutefois en sont privés pour la difficulté des langues. » Ainsi « tous les bons esprits » sont conviés à apprendre, et on leur apprend ce qui convient à tous. Sans doute on les entretient surtout de l’antiquité. Mais cette antiquité, qui fait le font des leçons qu’on leur donne, ce n’est pas pour elle-même qu’on l’étudie ; on en tire ce qui s’applique à tous les temps ; dans les héros du passé, on cherche l’homme plus que le Grec ou le Romain. De ces études de grammaire, pour lesquelles le moyen âge se contenait d’une sèche analyse de Priscien ou de Douat, la renaissance a fait une éducation générale, vivante, humaine, qui convient à tous, qui pour tous est la même et dont personne n’est dispensé. Désormais ce sera celle de toute la partie de la nation qui peut s’instruire, des fils de marchands et de cultivateurs comme des nobles, des laïques ou des clercs. Beaucoup n’en auront pas d’autres, pour ceux qui la compléteront plus tard par une instruction professionnelle, elle sera toujours le fondement et la base du reste. Ainsi s’est formée chez toutes les nations de l’Europe une classe nombreuse d’hommes éclairés, actifs, libéraux, pourvus d’idées générales, ayant le sentiment de leur dignité et de leurs droits ; c’est de là qu’est sortie la bourgeoisie, dont le pouvoir a presque partout remplacé celui des seigneurs et des prêtres, et qui, pendant trois siècles, a gouverné le monde.

Ces réformes sont si importantes, elles ont eu des conséquences si graves qu’on a été très curieux de savoir d’où elles viennent et qui en a eu le premier l’idée. Ce sont là des questions qu’il n’est pas toujours aisé de résoudre. Quand une innovation est légitime, attendue, préparée, il peut arriver qu’elle se produise en même temps de divers côtés à la fois. Celle-ci était si naturelle qu’on la voit déjà poindre aux limites du moyen âge. M. Thurot a montré que, dès le XVe siècle, la rhétorique essaie de se glisser jusque dans l’Université de Paris, le sanctuaire de la scolastique, que les étudians paraissent témoigner un peu plus de goût pour la littérature et la poésie, malgré les mépris des théologiens et des maîtres ès-arts, qui affectent d’appeler grammairiens, c’est-à-dire maîtres d’école, tous ceux qui les cultivent. Au siècle suivant, la réforme est partout victorieuse. De tous les côtés on l’accepte avec le même plaisir ; elle s’établit et règne en maîtresse chez les jésuites aussi bien que dans les écoles protestantes. L’université se fait un peu plus prier, mais elle finit par la subir d’assez bonne grâce. Dans cette sorte de faveur universelle qu’elle a rencontrée, il est assez difficile de savoir qui en a eu la première idée, et de divers côtés on en a résumé l’honneur. La vérité paraît être que les principes essentiels en ont été enseignés d’abord dans l’université même, par Lefebvre d’Étaples et Nicolas Cordier, mais qu’elle n’a été appliquée dans son ensemble pour la première fois qu’au gymnase de Strasbourg, fondé par Jean Sturm en 1538.

Qu’elle vienne de chez nous ou d’ailleurs, c’est en France qu’elle a été accueillie avec le plus d’empressement. Elle était dans notre génie ; aucun pays ne l’a plus largement appliquée, aucun n’a tiré plus de profit que le nôtre de cette éducation littéraire et humaine. Nous lui devons nos deux grands siècles classiques : aux poètes et aux orateurs du XVIIe elle a donné ce qui est l’âme de la poésie et de l’éloquence, un public qui pût les comprendre ; elle a préparé des disciples aux penseurs du XVIIIe ; elle a fait notre tiers-état et, par lui, notre révolution. Elle convient si bien à notre tempérament, elle est tellement appropriée à notre nature qu’il nous est difficile de ne pas la pousser hors de ses limites légitimes. Cette habitude de tout rapporter à nous, de ne rechercher dans le passé que ce qui s’applique au présent, de demander à l’étude moins des connaissances précises qu’un moyen de perfectionner notre esprit, cette manie de généraliser à tout propos, de juger de tout par la vraisemblance plutôt que par la vérité, de tout simplifier pour rendre tout accessible au plus grand nombre, peuvent avoir des conséquences très fâcheuses quand on les exagère. La société qui s’y livre perd le goût de la science, qui est surtout l’étude des choses pour elles-mêmes, indépendamment de leur importance apparente et de leurs résultats immédiats ; elle prend le pli, dès l’école, de n’aller au fond de rien et de se tenir à la surface ; elle est menacée de devenir superficielle et légère. Nous avons penché de ce côté, il faut bien le reconnaître, et l’on pouvait, dès le premier jour, deviner qu’il en serait ainsi. Montaigne, l’un des esprits les plus charmans de notre race, le produit peut-être le plus agréable de la renaissance quand elle était dans sa fleur, disait de lui-même : « Je n’ai gousté de toutes les sciences que la crouste première : un peu de chaque chose, à la française. » — A la française, vous l’entendez ; il s’en vante comme d’un mérite ; nos ennemis nous l’ont depuis reproché comme un défaut, et, pour faire notre confession, je crois bien qu’ils n’avaient pas tort.

Telle était la méthode que Baduel apportait avec lui lorsqu’il vint diriger l’université de Nîmes. Il est probable qu’il la tenait de Jean ; Sturm, dont un sait qu’il était l’ami ; il est sûr qu’il comptait beaucoup sur elle pour le succès de son administration. Dès son arrivée à Nîmes, il fit connaître son programme par une petite brochure de quelques pages que nous avons conservée et qui est intitulée : de Collegio et Universitate Nemausensi. Elle est écrite dans un latin tout cicéronien qui, à lui seul, annonce déjà, le renouvellement des études. Il commence par attaquer assez vivement ce qui s’est fait jusque-là : il montre qu’on n’avait aucun soin de l’ordre dans lequel il convient d’enseigner les lettres, que tout était brouillé et confondu. « Ces vicieuses habitudes, dit-il, vont disparaître ; on suivra, dans la nouvelle école, une méthode plus conforme aux pratiques des anciens, plus appropriée aux divers degrés du développement de l’enfant et aux matières qu’on doit lui apprendre. » La principale étude cesse d’être celle de la dialectique ; elle est remplacée par les lettres : c’est sur elles que tout repose : « Le théologien ne peut expliquer purement la religion, ni le jurisconsulte les lois, ni le médecin les matières de son art, sans avoir été préalablement instruit et exercé dans les lettres. » Pour les apprendre d’une manière complète, Baduel demande qu’on entre au collège vers cinq ou six ans et qu’on y reste jusqu’à vingt. À vingt ans, le jeune homme quitte la faculté des arts pour entrer dans une des facultés supérieures où on lui enseignera sa profession spéciale. Ces quinze années, pendant lesquelles le collège garde ses élèves, Baduel les divise en deux cycles d’étendue fort inégale. Le premier enseignement, celui de la grammaire et des humanités, dure au moins dix ans. On voit bien que c’est pour Baduel la période la plus importante des études ; il en règle avec soin les exercices, il indique les auteurs qu’on doit lire dans chaque classe : ce sont les prosateurs d’abord et, en première ligne, les lettres de Cicéron et ses traités de morale, puis les historiens, puis les poètes qu’on garde pour la classe la plus élevée. Beaucoup de ces prescriptions sont restées en vigueur dans nos écoles. Le décret royal ayant institué à Nîmes une faculté des arts en même temps qu’un collège, Baduel était tenu d’organiser une sorte d’enseignement supérieur ; il lui consacre quatre ou cinq ans tout au plus, qui sont remplis par des cours de littérature et de philosophie. Dans cette seconde période, le caractère des cours n’est plus le même. Il ne s’agit plus de classes, mais de conférences publiques et libres, publicæ et liberæ auscultationes. Les leçons de grammaire sont dites nécessaires et l’on oblige les élèves à y assister : « Ils ne peuvent quitter leur classe avant de savoir tout ce qui s’y enseigne. » Les autres ont un auditoire plus flottant. « Les étudians n’y sont pas rigoureusement soumis à la règle de l’assiduité, ni forcés de remettre régulièrement des devoirs. » Cette différence ne s’explique pas seulement par l’âge des élèves qui, étant plus raisonnables, peuvent être plus doucement traités ; un autre motif commandait ces ménagemens. La multiplication des universités leur portait un coup fatal ; elles se nuisaient les unes aux autres. Le nombre des jeunes gens qui se destinent à certaines professions libérales, comme la théologie ou le droit, et qui ont seuls un besoin véritable de l’enseignement qu’on reçoit dans la faculté des arts, ne peut pas indéfiniment s’accroître. Il y en avait fort peu dans une ville comme Mîmes. Pour qu’un cours d’enseignement supérieur pût y réunir un public convenable, il fallait ouvrir la porte à ces auditeurs bénévoles, qui viennent par curiosité ou par désœuvrement et qui s’en vont dès qu’ils s’ennuient ou qu’ils trouvent quelque autre chose à faire. C’est déjà le régime actuel de nos facultés. On voit qu’il a commencé de bonne heure ; de bonne heure aussi il a produit de mauvais résultats. Baduel, qui en a souffert, s’en plaint avec amertume. Il s’est bien aperçu qu’un professeur qui s’asservit à cet auditoire mobile se condamne inévitablement à la frivolité. Il recommande à son public « de ne point s’absenter des cours et de ne pas laisser le maître seul, comme il arrive trop souvent. » Il veut « qu’on ait la liste des noms de ceux qui assistent et qu’on fasse l’appel à l’ouverture des leçons. « Il faut croire que ces mesures ne furent pas sérieusement appliquées ou qu’elles n’eurent pas le résultat qu’on espérait ; en réalité, on ne parvint jamais à établir à Nîmes une véritable faculté des arts. Ce fut le collège seul qui y réussit. Il est probable que Baduel ne demandait pas davantage.

L’administration de Baduel ne fut pas toujours heureuse. Je me garderai bien de raconter, après M. Gaufrès, tout le détail de ses infortunes, qui probablement intéresseraient peu le lecteur. J’en veux pourtant tirer quelques conclusions qui ne sont pas sans importance. Il ne manque pas de gens chez nous à qui il déplaît fort que l’éducation publique soit dans les mains de l’état et qui envient le sort des pays comme l’Angleterre, où elle est presque entièrement livrée à l’initiative des particuliers ou à la munificence des villes et des corporations. Il est vrai qu’en revanche j’ai souvent entendu des Anglais, parmi les plus éclairés et les plus libéraux, qui blâmaient leur pays de n’avoir pas su créer une éducation nationale, qui trouvaient que l’état ne doit pas se désintéresser de l’enseignement et en laisser la charge à d’autres, qui regrettaient surtout que l’Angleterre n’eût rien qui ressemblât à notre École normale et à nos lycées. Il me semble que ce qui se passa à Nîmes à propos du collège des arts peut nous donner quelques lumières sur cette question délicate. C’était la ville qui avait sollicité et obtenu la création de son université ; ce fut elle qui la dota de ses deniers, et, en échange de ces sacrifices, elle fut chargée de la diriger. Il était bien dit, dans les lettres patentes du roi, que l’université élirait ses officiers, c’est-à-dire qu’elle se gouvernerait elle-même : en réalité, ce fut la ville qui nomma le recteur. Baduel, qui voyait sans doute les inconvéniens de ce régime, fit créer un conseil composé de citoyens lettrés et distingués qu’on appelait gymnasiarques, auxquels se joignaient, suivant les circonstances, les professeurs des diverses classes et qui devait décider de tout ce qui concernait la discipline et les études. Mais ni les gymnasiarques, ni les consuls, ni les magistrats, ni personne, ne parvinrent à (aire régner la bonne harmonie dans le collège. Pour recruter le corps enseignant, on était souvent fort embarrassé. Il fallait prendre les professeurs au hasard ou les essayer dans quelque épreuve imparfaite[6]. Quelquefois les choix se trouvaient être assez fâcheux. C’est ainsi que Baduel, qui était plus rhéteur que philosophe, avait fait venir, pour occuper à sa place la chaire de philosophie, un savant de grand renom, que Rabelais a raillé en passant, Guillaume Bigot. Il était impossible d’avoir la main plus malheureuse. Bigot était un vaniteux, un querelleur, un de ces spadassins de lettres comme il y en a tant au XVIe siècle. Dès qu’il mit le pied dans le collège des arts, il prétendit en être le maître et entama avec Baduel une lutte pleine des incidens les plus étranges. La discorde était dans le collège ; les élèves des deux professeurs rivaux ne cessaient de se quereller. Un jour, dans une de ces représentations solennelles qui se faisaient à la Saint-Michel pour la rentrée des classes, Baduel prononça en présence des écoliers et de leurs familles une invective sanglante contre son collègue, dans laquelle il l’appelait « un pauvre diable de professeur (magistellus), tout à fait dénué de talent, de savoir, de style et qui n’était capable que d’aller braire parmi les ânes. » Remarquez que, des deux, Baduel était de beaucoup le plus modéré. Bigot, dont on disait qu’il était souvent ivre et toujours fou, sœpe ebrius, semper insanus, répondait par des coups de langue et quelquefois par des coups d’épée. Je laisse à penser ce que devenaient les études au milieu de tous ces conflits. Les bons citoyens gémissaient, les brouillons se partageaient entre les deux rivaux, les procès naissaient les uns des autres. L’école devenait un champ : de bataille, et il ne se trouvait pas d’autorité assez ferme pour rétablir la paix dans ce petit monde troublé. Il me semble qu’une leçon se dégage de cette histoire : lorsqu’on voit quels désordres peuvent se produire quand l’éducation est tout à fait abandonnée aux particuliers ou aux villes, on devient moins défavorable au système qui la met dans la main de l’état.

Baduel n’apportait pas seulement à Nîmes une réforme pédagogique ; il aida singulièrement à y répandre la réforme religieuse. J’ai dit qu’il avait suivi les leçons de Mélanchton. À Strasbourg, en même temps qu’il fréquentait Jean Sturm, il s’était lié avec Bucer et Calvin. Quand il vint diriger le collège et l’université de Nîmes, il partageait, sans le dire, toutes leurs idées. Ses opinions se firent jour pour la première fois dans le public par son mariage. Assurément rien n’empêchait Baduel de se marier, puisqu’il n’était pas engagé dans les ordres sacrés, mais on avait jusque-là regardé les fonctions de l’enseignement comme une sorte de dépendance de l’état ecclésiastique. Il n’y avait, dans l’Université de Paris, que la faculté de médecine qui n’imposât pas le célibat à ses membres. Il était de règle même dans celle des arts, quoiqu’il y régnât une sorte d’esprit laïque et une grande opposition aux moines de tous les ordres. Quand la règle disparut, le préjugé resta. Au XVIIe et XVIIIe siècles, les grands universitaires, comme Rollin, ne se marièrent pas, et les gens qui, en 1808, essayèrent de fonder l’université nouvelle en y conservant autant que possible l’esprit des anciennes universités, insinuèrent dans les statuts l’article suivant : « Les proviseurs et censeur des lycées, les principaux et régens des collèges, ainsi que les maîtres d’étude de ces écoles, seront astreints au célibat et à la vie commune. » Une prescription pareille, au lendemain de la révolution, semble fort singulière et ne pouvait pas durer longtemps. Mais, en 1542, on dut être fort surpris de voir le recteur d’une université qui se mariait. Baduel ajouta au scandale en publiant quelque temps après une petite brochure sur le mariage des gens de lettres, où il excitait ses collègues à suivre son exemple. Il énumérait les qualités de la femme qu’un homme studieux doit associer à sa vie. Il lui faut en choisir une qu’il puisse aimer, — deligat quam diligat, disait-il dans son latin mignard, — la prendre dans une famille honorable pour qu’elle ait eu sous les yeux des exemples d’honnêteté et de chasteté, plutôt vertueuse que riche, la profession des lettres ayant en vue les bonnes mœurs et le bien de la société plus que la fortune ; « cependant, ajoute-t-il finement, la richesse n’est pas à dédaigner, car elle assure l’indépendance. » — « Ainsi choisie, l’épouse du lettré sera modeste et silencieuse, diligente dans l’accomplissement de ses devoirs domestiques, attachée à son époux, en qui elle verra à la fois un supérieur et un égal, simple en sa toilette, modérée dans le manger et le boire, pieuse et adonnée à la prière. Elle priera chaque jour avec son mari. Je ne puis dire, ajoute ici Baduel, combien cette habitude est douce, agréable à Dieu, propre à développer la piété. Les prières réunies d’un mari et d’une femme ont un grand prix devant Dieu ; elles affermissent la foi, ajoutent à l’affection mutuelle et sont la source d’une grande félicité. L’épouse, en outre, se sachant l’aide de son mari, socia et adjutrix, lui ménage la tranquillité et le repos, le soulage des soins qu’elle peut prendre pour lui, l’encourage au travail par le silence, la propreté élégante, l’affection dont elle l’entoure, le console dans ses ennuis, élève dans la foi ses enfans qu’elle a commencé par nourrir de son lait ; bref, lui assure paix au dedans, dignité au dehors, et le met ainsi en état de faire porter tous leurs fruits à ses travaux de professeur et d’homme de lettres[7]. » Le mariage de Baduel était déjà une façon assez significative de rompre avec le passé et de laisser entendre qu’il partageait les opinions nouvelles. Dans son collège, il les soutenait et les propageait d’une manière plus directe et plus efficace. C’était alors l’usage que le chef d’un établissement, même quand il n’était pas prêtre, adressât de temps en temps aux élèves de véritables sermons. Baduel en profitait pour expliquer les livres saints dans le sens des novateurs. « Je n’ai garde, écrivait-il à Calvin, d’oublier ma vocation chrétienne et le devoir de confesser le Christ. Les jours de fête, j’explique les proverbes de Salomon et je tâche de former mes nouveaux élèves à la crainte de Dieu et à la vraie piété. À ces leçons assistent beaucoup d’habitans de la ville, et, dans le reste de mon enseignement, je m’applique à ne traiter aucun sujet qui ne renferme quelque grave et sainte leçon. Aussi vois-je des progrès dans le savoir élégant et dans la foi évangélique. Priez Dieu de me mettre en état de suffire à ma tâche ! » Voilà ce que Baduel faisait dans ses classes, à Nîmes, à Carpentras, à Montpellier, partout où les événemens l’amenèrent. C’était une véritable prédication de la réforme, et l’on en vit bien les fruits lorsque, vingt ans plus tard, presque toute la ville de Nîmes se fit calviniste.

On ne peut s’empêcher de remarquer, à ce propos, que la réforme des études au XVIe siècle fut d’abord une œuvre protestante. Jean Sturm, à Strasbourg, comme Baduel, à Nîmes, étaient des partisans décidés de Luther et de Calvin ; nul doute que les générations qu’ils élevaient, et sur lesquelles leur façon d’enseigner leur donnait beaucoup d’influence, auraient été peu à peu amenées à partager leurs opinions. C’est ce que comprirent admirablement les jésuites ; d’un coup d’œil ils aperçurent le péril, et, pour le conjurer, ils se firent hardiment novateurs. Rompant à leur tour avec les traditions du passé, dont ils étaient les défenseurs obstinés pour tout le reste, ils firent entrer dans leur Ratio studiorum toutes les méthodes nouvelles. Ils les y mirent en œuvre avec une habileté merveilleuse, les poussant même à l’excès, et n’hésitant pas à flatter le goût de leur temps dans ce qu’il avait d’exagéré. C’est ainsi que la bourgeoisie fut enlevée au protestantisme. Elle lui aurait sans doute appartenu presque tout entière si le mouvement du début s’était continué, si, grâce à l’attrait des nouvelles méthodes, le flot des élèves s’était toujours porté vers ses écoles. Les jésuites eurent l’adresse de désarmer leurs ennemis de ce qui attirait vers eux ; en leur ôtant ce qui pouvait être la principale raison de leur succès, ils conservèrent à l’église catholique les classes moyennes qu’elle était en train de perdre.


II.

En quittant Baduel pour Muret, nous passons d’un savant obscur à un très grand personnage. Le renom de l’honnête recteur de l’université de Nîmes a toujours été fort modeste ; le professeur de l’université de Rome, placé sur un théâtre éclatant, s’est fait connaître au monde entier. Il était regardé comme l’un des maîtres les plus illustres et des plus grands écrivains de son époque. Cette gloire a tenté M. Dejob, qui a voulu étudier à fond un homme aussi important. Non-seulement il a lu avec soin ses ouvrages et ceux des savans avec lesquels il était en relation et qui ont parlé de lui, mais, pour être sûr de ne rien omettre de ce qui le concerne, il est allé fouiller les bibliothèques des villes italiennes où Muret avait séjourné ; les archives de Venise et de Rome lui ont fourni un bon nombre de renseignemens curieux. De tous ces documens M. Dejob a composé un ouvrage dont l’intérêt est double, car en nous racontant la vie d’un grand professeur du XVIe siècle, il nous apprend beaucoup sûr les écoles de son temps.

Marc-Antoine Muret était né dans le Limousin, en 1526, d’une ancienne famille. Sa vocation véritable se révéla de bonne heure ; à dix-neuf ans, il était professeur dans son pays. Deux ans après, on l’appela, sur sa réputation, à Bordeaux pour occuper une chaire dans ce fameux collège de Guyenne, fondé en 1534 par Antoine de Gonvéa, et qui, selon de Thon, avait tant de renommée qu’on y venait même de Paris. Muret y fut le maître de Montaigne, qui se souvint toujours de lui avec reconnaissance. Le jeune professeur avait composé une tragédie latine qui s’appelait Jules César ; elle fut jouée par les élèves du collège, et nous savons que Montaigne y avait un rôle. Quelques années plus tard, nous retrouvons Muret à Paris, où il enseigne avec un éclat extraordinaire. Un de ses panégyristes dit que « lorsqu’il allait commencer une leçon, toutes les places étaient occupées, qu’on ne laissait pas un libre passage au professeur et que c’était sur les épaules de ses auditeurs qu’il s’acheminait à sa chaire. » Sa vie était alors fort dissipée. Déjà, à Bordeaux, quoiqu’il fût écrit dans les règlemens du collège que « les régens devaient vivre honnestement et en bonnes mœurs, pour être exemples de vertu aux disciples et étudians, » Muret chantait ses amours en vers latins fort libres dans lesquels il s’adressait sans scrupule à plusieurs maîtresses à la fois, car c’était son opinion « qu’une souris doit toujours avoir plus d’un trou à se retirer. » À Paris, il s’était lié avec les gens à la mode ; il était l’ami, le familier des poètes de la Pléiade, qui appréciaient beaucoup son esprit et son savoir. Ronsard lui écrivait :


Divin Muret, tu nous liras Catulle,
Ovide, Galle, et Properce et Tibulle,
Ou tu joindras au sistre Télen
Ce vers mignard du harpeur Lesbien.


Le Jour où les amis de Jodelle, renouvelant des cérémonies un peu trop païennes, imaginèrent d’immoler un bouc à Bacchus, pour fêter Ite succès que le poète venait d’obtenir au théâtre. Muret faisait partie de la bande joyeuse. Ce n’était donc pas un de ces professeurs qui ne sortent jamais de leurs graves fonctions, qui, en quelque société qu’ils se trouvent, paraissent toujours en chaire. Il se piquait au contraire de n’être pas esclave de ces manies qu’on prend dans les écoles, il faisait bon marché de toutes les superstitions des gens de collège et d’université, et nous verrons que, même dans ses harangues scolaires, il n’est pas fâché de se meure en contradiction avec eux. Ronsard, qui détestait le pédantisme et qui trouvait que les professeurs gardent de leur métier une marque indélébile, rangeait Muret parmi ceux « qui n’ont de pédant que la robe et le bonnet. »

Ces brillans succès, obtenus dans les collèges et dans le monde, furent interrompus par un incident qu’il nous est d’abord difficile d’expliquer. Nous trouvons tout à coup Muret jeté en prison, puis quittant brusquement Paris. À Toulouse, où il se retire, son histoire est tout à fait la même. Il se met à enseigner, il attire les auditeurs autour de sa chaire, mais il est de nouveau poursuivi par la police et forcé de s’enfuir. Cette fois, l’aventure eut des suites. Malgré le départ de Muret, le parlement instruisit l’affaire. On lui fit son procès par contumace et il fut brûlé en effigie. Que lui reprochait-on ? Deux crimes dont le premier ne lui ferait pas beaucoup de tort à nos yeux, et qui d’ailleurs est fort loin d’être prouvé : on l’accusait d’être huguenot. Toute la vie de Muret semble démentir ce reproche, et il ne convient guère à celui qui fut plus tard l’apologiste de la Saint-Barthélemy. L’autre accusation est beaucoup plus grave et par malheur beaucoup plus vraisemblable aussi que la première. Colletet, son biographe, l’indique suffisamment quand il dit qu’il fut convaincu « de ce crime capital qui a fait autrefois embrasser de soufre et de bitume des cités entières. » Quelques amis ont essayé d’en défendre Muret ; mais nous aurions voulu qu’il s’en défendit lui-même, il ne l’a jamais fait sérieusement et s’est contenté d’opposer à la sentence des juges de Toulouse quelques protestations vagues où l’on ne sent pas l’accent de l’honnêteté révoltée. M. Dejob, qui, à force de vivre avec son auteur, a fini par lui devenir très bienveillant, reconnaît, lui-même qu’il est difficile de croire à son innocence.

La France lui était désormais fermée, il se dirigea vers l’Italie. C’est pendant sa fuite que lui arriva une aventure piquante qui a été souvent racontée. Dans une ville de Lombardie, nous dit son biographe, les longues traites de chemin qu’il avait faites, la plupart du temps à pied, jointes aux ennuis qu’il concevait de son infortune, lui causèrent une fièvre ardente qui l’obligea à se mettre entre les mains des médecins. Comme il était fort mal vêtu, ils le prirent pour un ignorant, et l’un d’eux, proposant ne remède hasardeux et extraordinaire, dit l’autre, dans une langue qu’il croyait inconnue de son malade : Faciamus experimentum in anima vili. Muret les étonna fort en répondant par cette éloquente apostrophe : Vilem animum appellas pro qua Christus non dedignatus est mori !

Sauvé de la maladie et des médecins, Muret se rendit à Venise. Il savait que c’était une ville hospitalière aux gens de lettres et où ils trouvaient plus de liberté qu’ailleurs. Dans un temps où les bûchers étaient partout allumés et les hérétiques poursuivis avec une rigueur impitoyable, Venise cherchait à être tolérante, et, malgré le pape et les évêques, protégeait la liberté de conscience des étudians allemands qui fréquentaient l’université de Padoue[8]. Comme elle faisait passer son intérêt et sa grandeur avant tout, elle était pleine d’indulgence pour les gens qui la servaient et l’honoraient, et ne se préoccupait pas trop de leurs opinions religieuses. « Siamo Veneziani, avait dit l’un de ses enfans, poi cristiani. » » Les professeurs n’étaient pas plus inquiétés chez elle à propos de leur conduite privée que pour leur orthodoxie. Un ennemi de Galilée, qui voulait lui nuire, ayant écrit aux magistrats qu’il avait un enfant naturel, ils répondirent à cette dénonciation en décidant qu’ils augmenteraient les appointemens du grand astronome puisque ses charges s’étaient accrues. Cette république aristocratique prenait autant de soin, de l’instruction que les démocraties d’aujourd’hui. Elle avait multiplié les écoles et ordonné qu’elles seraient distribuées dans les divers quartiers de la ville pour que personne n’eût à les aller chercher loin de lui. Non-seulement l’instruction devenait ainsi plus facile, mais elle ne coûtait rien. Une enseigne, placardée sur la porte de l’école, devait annoncer qu’on y apprenait gratuitement la grammaire et les lettres : Qui s’insegna grammatîca e humanità senza premio. Dans ces écoles, les professeurs étaient souvent de très grands personnages, qui appartenaient aux premières familles de l’état ; ils s’appellaient Foscarini, Cornaro, Giustiniani. Cependant ils n’arrivaient pas par la faveur à la position qu’ils occupaient. Les chaires étaient au concours. Muret ne l’ignorait pas ; il comptait sur cet usage libéral et sur l’impartialité des juges de Venise pour retrouver la situation qu’il avait perdue. Il prononça devant eux un beau discours, que nous avons conservé, et conquit tous les suffrages par l’élégance de son latin cicéronien.

Après avoir enseigné quatre ans à Venise, il la quitta pour s’attacher au cardinal d’Este et devenir professeur à l’université de Rome. Ce fut sa dernière étape : il y resta jusqu’à sa mort. L’enseignement, on le comprend, n’était pas à Rome aussi libre qu’à Venise. Une congrégation de cardinaux veillait sur l’orthodoxie des maîtres, et leur surveillance était souvent tracassière et gênante. Sous prétexte de conserver la pureté de la foi, ils protégeaient toutes les anciennes habitudes, bonnes ou mauvaises. La défense d’innover s’étendait à tout, et la routine était aussi sacrée que le dogme. Muret en fit plus d’une fois l’épreuve. Il avait inauguré à Rome l’explication de Platon et exposé devant ses élèves les idées de ce grand philosophe qu’ils ne connaissaient pas ; mais, après une année, les partisans des vieilles traditions s’alarmèrent, et il reçut l’ordre de choisir un autre auteur. En latin, on ne voulait pas le laisser sortir de Cicéron ; pour avoir le droit d’expliquer Tacite, il lui fallut livrer une bataille. Non-seulement on contrôlait le sujet de son cours, on gênait aussi ses lectures. Il avait vu un jour, dans la bibliothèque du Vatican, un manuscrit précieux du philosophe Eunape, le défenseur de Julien, et le demanda pour le faire copier. On refusa de le lui donner sous prétexte que c’était un livre empio e scelerato. Heureusement Muret était de mœurs douces et fort peu exigeant ; il céda autant qu’on voulut et eut l’habileté d’enseigner vingt ans à Rome sans se créer aucune méchante affaire et en contentant tout le monde.

Cette époque est la plus brillante de sa vie ; il y arriva en même temps à la gloire et à la fortune. Ce dernier point est à noter : quoique alors les professeurs fussent mal rétribués, il trouva moyen de se faire d’assez bonnes rentes. M. Dejob a raconté comment il s’y prit pour forcer les autorités universitaires à le payer un peu plus qu’elles ne le voulaient, et ce n’est pas un des passages les moins amusans de son livre. Muret trouvait ses appointemens insuffisans et se plaignait souvent que les cardinaux qui gouvernaient l’université ne fussent pas assez généreux : il n’y a rien là que de fort ordinaire. Ce qui l’est moins, c’est qu’il prenait ses élèves pour confidens de ses plaintes. Il leur dit un jour, dans une de ses harangues solennelles : « J’apprends que les hommes illustres et éminens qui ont été chargés d’attribuer à chaque professeur un traitement proportionné à son mérite veulent éprouver si je suis philosophe ou si je feins de l’être. Aussi m’ont-ils assigné des honoraires annuels fort exigus, afin de me convaincre, si j’en étais blessé, de ne pas mépriser l’argent, et partant de n’être pas philosophe. Pour moi, bien que je ne sois pas de ces sages qui ont pour l’argent un profond mépris, j’ai résolu en cette occasion d’agir en philosophe. Je mépriserai donc, s’ils ne changent de décision, et l’argent qu’on m’offre et celui qu’on me refuse, et, si l’on me force à choisir, à un travail gratuit je préférerai un repos gratuit. » C’était annoncer d’une façon très claire que, si l’on persistait à lui refuser « un traitement proportionné à son mérite, » il cesserait de faire son cours, ou, comme on dit aujourd’hui, il se mettrait en grève. Il tint parole, et, au commencement de l’année suivante, il déclara qu’il avait besoin de quelques loisirs pour achever des travaux interrompus et laissa l’université commencer sans lui. Les élèves étaient prévenus ; ils savaient le motif véritable de sa retraite, et comme ils tenaient beaucoup à lui, ils se montrèrent fort mécontens. Il fallut les satisfaire, et les cardinaux durent s’exécuter : au lieu de 100 florins, Muret en reçut 150 et remonta aussitôt dans sa chaire. Un peu plus tard, probablement sur ses instances et ses menaces, on le mit à 200 florins. Enfin, vers les derniers temps, on eut besoin de lui dans l’intérêt de l’université, et on lui demanda de quitter l’enseignement du droit, auquel il se plaisait beaucoup, pour revenir à celui de la littérature. Comme il avait déclaré à plusieurs reprises devant ses élèves qu’il appartenait désormais à la jurisprudence et qu’il ne l’abandonnerait jamais, il se fit quelque temps prier, puis il céda tout d’un coup. Veut-on savoir les motifs de sa complaisance ? Il les a révélés sans aucun ménagement dans une lettre écrite à son ancien élève, le jésuite Benci. « On a produit, lui dit-il, plusieurs argumens pour me décider, entre autres celui-ci qui est irrésistible : au lieu de 200 écus d’or par an, on m’en a offert 400. Auprès d’un homme sans fortune et que l’approche de la vieillesse oblige à compter un peu plus, on ne pouvait mieux s’y prendre. Grand émoi parmi ceux qui ont étudié sous moi les Pandectes ; ils déclarent ne pouvoir supporter un autre professeur. C’est leur affaire ; moi, j’encaisserai joyeusement tous les ans 400 écus, puisque Dieu le veut, pour avoir de quoi jouir un jour du repos. » L’aveu est presque cynique ; il est vrai qu’il ajoute aussitôt : « Vous êtes bien heureux d’avoir choisi un genre de vie où l’âme est libre de ces soucis ! » C’est ainsi que, dans un métier où d’ordinaire on restait pauvre, Muret acquit une fort honnête aisance, les critiques allemands, qui ne l’aiment pas, lui ont reproché ce qu’ils appellent sa rapacité. Le mot est trop dur et le reproche injuste. Muret avait connu l’infortune, il avait porté, pour vivre, le joug pesant des grands seigneurs. On comprend qu’il ait cherché à leur échapper et à conquérir l’indépendance au moins pour ses derniers jours. Après tout, il ne demanda sa fortune qu’à son talent, et il lui était bien permis, quand il voyait l’enthousiasme des élèves et l’admiration des savans, de mettre ses leçons à un haut prix. En 1573, il fut chargé de la harangue solennelle qui se prononçait tous les ans à l’ouverture des cours de l’université[9]. Les cardinaux lui imposèrent comme sujet de son discours l’éloge des lettres. La matière n’était pas nouvelle ; Muret imagina de la rajeunir en soutenant que les lettres ne donnent pas seulement la gloire, qu’elles procurent quelquefois aussi des biens plus réels et qu’on peut s’enrichir dans la littérature comme ailleurs. Il aurait pu citer son exemple.

Ses fonctions ne se bornaient pas à l’enseignement. Le cardinal d’Este, son protecteur, et la chancellerie romaine empruntaient souvent sa plume dans les circonstances délicates. Son latin avait des finesses et des grâces qui le tiraient de tous les mauvais pas ; personne ne tournait avec plus d’aisance les lettres les plus difficiles. Il y en eut pourtant, parmi celles qu’on lui demanda d’écrire, qui durent un peu l’embarrasser. L’empereur Ferdinand Ier avait fait un jour au saint siège une communication très grave : il déclarait qu’il ne croyait pas possible de trouver dans ses états un nombre suffisant d’ecclésiastiques capables d’observer la règle du célibat, et comme il estimait que la prescription de la continence absolue mettrait les prêtres dans l’alternative du cynisme ou de l’hypocrisie, il en demandait la suppression. M. Dejob a trouvé dans un manuscrit de la bibliothèque Barberini que ce fut Muret qui fut chargé de répondre. Quel malheur que sa lettre soit perdue ! il eût été fort piquant de voir comment s’y prenait l’auteur de tant de vers légers, le héros des aventures de Paris et de Toulouse, pour faire l’éloge de la continence.

En ce moment, Muret était devenu une sorte d’orateur officiel dont on exhibait volontiers l’éloquence dans les grandes occasions. Sa parole élégante et majestueuse relevait la pompe des solennités de l’église et semblait établir un lien de plus entre la Rome des papes et celle de Cicéron. C’est ainsi qu’il fut désigné pour prononcer l’oraison funèbre de Pie V dans Saint-Pierre, quoiqu’il fût encore laïque, et pour célébrer la victoire de Lépante, dans l’église de l’Ara-Cœli. Cette grande situation, qui le mettait en lumière et donnait un relief singulier à son éloquence, avait aussi des inconvéniens auxquels il ne put pas échapper. Pour plaire au pape Grégoire XIII, il fit, en présence de l’ambassadeur français, l’éloge de la Saint-Barthélemy. C’est le plus connu de tous ses discours et celui qu’on lui a le plus justement reproché. Il suffit pour en juger l’esprit de reproduire le passage suivant, que M. Dejob a cité après beaucoup d’autres : « nuit mémorable et digne d’être notée dans les fastes d’une marque éclatante, car, par la mort d’un petit nombre de séditieux, elle a délivré le roi d’un péril présent de mort, le royaume de la crainte perpétuelle des guerres civiles ! Pendant cette nuit, j’imagine que les étoiles même brillèrent d’un plus vif éclat et que la Seine roula des ondes plus abondâmes pour emporter et, vomir plus vite dans la mer ces cadavres d’hommes impurs. » Voilà des paroles bien cruelles et qui, au premier abord, ne semblent guère convenir à la nature douce et humaine de Muret. M. Dejob pense qu’elles lui ont été inspirées par la frayeur. Il est sûr qu’on vivait à Rome sous une dure contrainte : ce gouvernement, qui était paternel tant qu’il ne s’agissait que des mœurs, devenait impitoyable dès que les croyances étaient menacées. Palcari a raison de parler de cette épée toujours suspendue sur la tête des penseurs ; il connaissait le péril, ce qui ne l’empêcha pas de le braver et de payer sa liberté de sa vie. Il est possible que cet exemple ait fait peur à Muret, qui n’était pas courageux, et l’on sait que la peur rend quelquefois enragé. « La conduite des gens peureux, dit très bien M. Dejob, n’est pas uniforme. La crainte les conduit bien tous dans le camp du plus fort, mais elle leur y assigne des rôles différens : les uns, âmes douces, candides, incapables de maîtriser ou de dissimuler leur frayeur, y gardent la posture de prisonniers supplians ; les autres, non moins poltrons, mais plus avisés, remarquent que la bataille est finie, ramassent quelques armes à terre, et, déguisés en soldats, réclament qu’on achève les vaincus. » Ces réflexions sont justes, et l’on peut croire que Muret a exagéré sa haine contre les vaincus pour n’être pas suspect de leur être favorable. Au fond pourtant, il ne les aimait pas, et, en les attaquant, il exprimait ses sentimens véritables. Ce n’est pas qu’il fût un fanatique ; je me figure plutôt qu’il n’avait de passion que pour les lettres et que le reste le touchait peu. Mais ces indifférens sont sujets à des colères terribles quand ils soupçonnent qu’on veut troubler cette bienheureuse tranquillité qui leur est si précieuse. Il n’y a rien de plus commun que de voir les modérés devenir violens contre les violens. Précisément parce que Muret ne tenait pas à tous ces dogmes discutés, il ne comprenait guère qu’on s’échauffât à la controverse ; il en voulait mortellement à ceux qui, pour des motifs qui lui semblaient futiles, troublaient la paix publique, au grand désespoir des lettrés et des savans, qui ont besoin de la paix pour travailler. C’est ainsi qu’il fut amené à écrire ce discours, qui est une honte pour sa mémoire.

Je viens d’exposer rapidement les principales circonstances de la vie de Muret. Quelque intérêt que cette vie présente, elle n’est pas le seul attrait du livre de M. Dejob ; j’ai dit plus haut qu’il contenait aussi des renseignemens très curieux sur les écoles de ce temps. Ces renseignemens sont d’une grande importance pour le sujet que j’étudie. Nous avons vu, avec Baduel, la réforme des études commencer dans la première moitié du XVIe siècle. Muret, qui vient plus tard, nous montre ce qu’elle est devenue quand le XVIe siècle finit. Nous savons ainsi ce qui a été fait de l’un à l’autre et ce qui reste à faire ; nous pouvons apprécier déjà le bien et le mal qu’ont produit les méthodes nouvelles.

Parmi les réformes annoncées dans le programme de Baduel il y en avait une qui s’était vite et pleinement accomplie, aux applaudissemens de tout le monde. Baduel, et tous les savans avec lui, demandait qu’on renonçât au jargon de la scolastique et qu’on revînt autant que possible au latin de Cicéron. Ce souhait est entièrement réalisé avec Muret. De ce côté, il ne reste rien à désirer désormais. Personne n’a jamais écrit un aussi bon latin que lui. Ses discours, dès leur publication, furent mis au même rang que ceux des orateurs classiques, et l’on peut dire que cet enthousiasme s’est conservé presque jusqu’à nos jours : il y a quelques années encore, on réimprimait ses œuvres oratoires à Leipsick, et les élèves des gymnases allemands les plaçaient dans leurs pupitres à côté de Cicéron et de Tite Live. Il est sûr qu’on ne peut les lire sans éprouver une sorte de surprise ; on se demande comment il se fait qu’un moderne soit si à l’aise en s’exprimant dans un idiome antique. Muret fit illusion à ses contemporains, qui, en l’écoutant ou le lisant, croyaient entendre parler un homme d’autrefois. Ce qui nous donne une bonne opinion de sa perspicacité, c’est qu’il re se fait pas illusion à lui-même. Il sait tout ce qu’il y a d’artificiel et de faux dans ce travail de composition en latin. Il en connaît, il en dévoile les imperfections nécessaires. La principale, c’est que nous ne pouvons pas rendre dans une langue morte les idées de notre époque. Il faut donc nous contenter des idées qui sont de tous les temps, c’est-à-dire faire des lieux-communs. Muret s’y résigne difficilement. Il cherche autant que possible à orner, à dissimuler ces développemens généraux sous les finesses du style, à leur donner un air de nouveauté, à se les rendre propres. Mais, ici encore, il est arrêté à chaque instant. Pour aller au fond des choses, pour les rendre d’une façon qui fût personnelle, il lui fallait créer des expressions nouvelles, ce qui n’est pas permis dans une langue définitivement fixée et qui ne peut plus s’enrichir. Il est donc réduit à se tenir à la surface de son sujet et à redire ce que les autres avaient dit ; son éloquence est irrémédiablement condamnée à être superficielle et commune : voilà pourquoi elle nous plaît si peu. Mais ces défauts choquaient moins ses contemporains que nous. On avait alors moins abusé du lieu-commun ; il avait des grâces de nouveauté qu’il a perdues. D’ailleurs le fond, pour eux, disparaissait devant les agrémens de la forme. C’était un plaisir inconnu que de lire un ouvrage qui fût bien écrit. Le latin du moyen âge était sorti de celui qu’on parlait au VIe siècle dans les provinces de l’empire, c’est-à-dire d’une langue tout à fait corrompue. Comme il était resté en usage dans les écoles et qu’on le parlait couramment, en passant par tant de bouches ignorantes, il s’était sans cesse altéré ; à la fin, ce n’était plus qu’une pourriture de pourriture. On éprouva donc une sorte d’éblouissement quand on vit reparaître la belle langue de Cicéron dans sa pureté. Un vieil universitaire, qui se rappelait la harenga toute hérissée de divisions scolastiques, toute farcie de termes barbares, que prononçait le maître ès-arts le jour de son installation[10], et qui lisait un discours de Muret, ne pouvait s’empêcher de ressentir une admiration sans bornes. — Après tout, il n’avait pas tort. Ce n’était pas un médiocre avantage d’être parvenu à reproduire la pureté et l’élégance des écrivains antiques, et il n’y a rien qui nous introduise plus profondément dans le génie d’un peuple que l’effort qu’on fait pour bien écrire ou bien parler sa langue. Cette première réforme avait donc complètement réussi.

Il en était de même de celle qui consistait à remplacer dans l’enseignement la logique par les lettres. Le règne exclusif d’Aristote était fini ; les orateurs, les poètes, les historiens, les philosophes des deux littératures classiques étaient devenus le sujet ordinaire des études. C’était assurément un grand progrès ; c’était un danger aussi et, vers la fin du XVIe siècle, on pouvait prévoir qu’il en sortirait quelques conséquences fâcheuses. Les exercices de l’ancienne faculté des arts pouvaient sembler fastidieux, mais ils préparaient directement à ceux des facultés supérieures. D’après les idées du moyen âge, pour devenir théologien, jurisconsulte et même médecin, il fallait avant tout savoir disputer ; la logique était indispensable à tous ceux qui voulaient pousser plus loin leurs études, et c’est pour l’apprendre qu’ils venaient s’entasser sur la paille de la rue du Fouarre. Avec l’importance de la dispute, l’utilité de la faculté des arts diminua. On pouvait dire sans doute que cette haute éducation littéraire par laquelle elle avait remplacé la logique et la dialectique élève les esprits, les fortifie, les rend plus propres à suivre les travaux des autres facultés. Par malheur, cet avantage est de ceux qui ne frappent pas les yeux du vulgaire ; tout le monde n’est pas capable de l’apprécier ; les divers degrés dans la culture de l’esprit sont difficiles à noter d’une manière sensible. Un père économe, un écolier pressé qui ne voulait plus se donner la peine de fréquenter la faculté des arts ou qui souhaitait y séjourner le moins possible, pouvaient dire que c’était un enseignement de luxe, qui ne menait à aucune profession spéciale, et qu’à la rigueur on pouvait s’en passer ou, du moins, en restreindre la durée. Il devenait donc tous les jours plus difficile d’y retenir les élèves et de les forcer de travailler[11].

À la vérité, on comptait pour prévenir ce danger sur l’attrait des études nouvelles ; on avait confiance aussi dans le talent des professeurs. La renaissance, nous l’avons vu, rendit plus important le rôle du maître, et, parmi les maîtres, il n’y en avait pas de plus habile et de plus célèbre que Muret. Il avait cette supériorité sur beaucoup de ses collègues d’aimer avec passion son état. Les autres professeurs illustres de ce temps, Sigonius, Victorius (Vettori), qui enseignaient comme Ini dans les universités italiennes, ne le faisaient qu’à contre-cœur. Ils regrettaient toujours les loisirs de leur cabinet, où ils composaient de si beaux ouvrages. Muret n’était jamais si heureux que dans sa chaire. Nous avons un discours de lui où il exprime la joie qu’il éprouve à reprendre son cours après les vacances : « Enfin les vacances sont terminées ! » s’écrie-t-il, comme d’autres diraient : « Enfin elles vont commencer ! » Il se félicite de se retrouver au milieu de cette ardente jeunesse dont il peut tout espérer, il revoit avec attendrissement ces jeunes arbres qu’il a plantés, ce troupeau qu’il nourrit, et va jusqu’à penser que ces quatre mois de repos ont dû sembler longs à ses auditeurs comme à lui-même. Voilà certainement une ardeur qui n’est pas commune.

Malgré la distance où nous sommes de lui, nous pouvons avoir quelque idée de la manière dont il faisait ses cours. M. Dejob a très bien montré que, pour composer ses ouvrages, il se contentait de rédiger ses leçons : la leçon se retrouve aisément dans le livre. Une fois son cours ouvert par un de ces discours pompeux que venaient entendre les amateurs de beau langage aussi bien que les écoliers, il choisissait un auteur grec ou latin et l’expliquait : l’explication, dans les écoles de la renaissance, a remplacé la dispute. Muret, quand il explique, cherche surtout à être clair et intéressant. Ce n’est pas un philologue de génie comme ce Scaliger, qu’il appelait son père, comme ce Lambin, avec lequel il a tant discuté. La nouvelle école commence à perdre cette passion de philologie qui avait animé les savans de l’époque précédente. Dans les œuvres de Muret, la restitution des textes tient peu de place. Ce grand effort, qui a produit des merveilles de divination et d’où l’antiquité est sortie toute rajeunie, semble s’être épuisé. Muret s’accommode du texte courant pour peu qu’il soit acceptable. Il essaie seulement de le faire comprendre et d’y intéresser les élèves par des rapprochemens ingénieux avec des passages semblables tirés d’autres ouvrages. La méthode est assurément excellente ; il n’y en a pas d’autre pour exciter l’esprit de la jeunesse, pour éveiller et soutenir son attention. Le dirai-je pourtant ? Ce n’est pas sans regret ni sans crainte que je vois abandonner peu à peu ces fortes études qui ont formé et nourri la vigoureuse génération des savans du XVIe siècle : dès qu’elles s’affaiblissent, toute l’éducation s’en ressent. C’est un mérite et un danger de vouloir trop proportionner l’enseignement à l’intelligence des élèves ; on l’abaisse, on le diminue, quand on n’est préoccupé que de la pensée de mettre tout à leur portée. Il ne faut pas trop leur voiler la science. On doit sans doute les retenir d’ordinaire dans ces sentiers de la plaine où leurs pas sont plus assurés ; mais, pour éveiller d’avance leur curiosité, pour les tenir en haleine, il n’est pas mauvais de leur montrer de temps en temps les hauteurs où ils marcheront plus tard. Il en est des connaissances qu’on donne au collège comme des fontaines publiques : il faut les élever avant de les répandre ; elles ne jailliront que si elles partent de haut. On en peut dire autant de la peine qu’on se donne pour rendre la science et le travail attrayans ; il y faut aussi une mesure. Si le professeur attire trop à lui dès le début les esprits frivoles, s’il cherche trop à les gagner par ses complaisances, ils font bientôt la loi à l’auditoire et au professeur lui-même. Ses premières concessions le forcent à en faire d’autres. Bientôt il ne pourra plus se permettre de présenter la science par ses côtés sérieux, il sera aux ordres de son public, qui lui imposera ses volontés, qui exigera impérieusement qu’on l’amuse ; et, comme il n’y a rien dont on se lasse plus que d’être amusé, il finira toujours par perdre son auditoire s’il fait trop de frais pour le retenir.

C’est ainsi peut-être qu’il faut expliquer quelques aventures désagréables qui arrivèrent à Muret vers la fin de sa vie. L’enthousiasme des élèves pour lui fut d’abord incroyable. Il enseigna les lettres, la philosophie et le droit, toujours avec le même succès. Il devait évidemment ce succès aux efforts qu’il faisait pour rendre le savoir attrayant. « Il ôtait du chemin des arts libéraux les épines et les cailloux, » comme le voulait Ramus. En 1578, les étudians allemands qui fréquentaient l’université de Padoue lui écrivirent qu’ils voulaient un professeur comme lui, qui enseignât d’après la méthode française, more gallico. C’est le mot de Montaigne que j’ai cité tout à l’heure : « un peu de tout, à la française. » Je crains que Muret, lui aussi, se soit contenté « de goûter la crouste première de toutes les sciences, » et qu’il n’ait rendu son enseignement un peu superficiel pour qu’il fût plus agréable. Quel fruit retirera-t-il de ses complaisances ? Son public, qu’il voulait trop ménager, lui échappa. Le ton de ses derniers discours est triste ; on y trouve une sorte de sentiment de la décadence qui s’approche. Ce grand enthousiasme qui, un siècle auparavant, avait accueilli la renaissance des lettres, s’affaiblissait tous les jours. Il avait commencé en Italie ; c’est en Italie qu’il déclina d’abord. « Il s’évapora bientôt, dit Bernhardy, comme une fumée de jeunesse. » Muret, dans son latin cicéronien, fait entendre la même chose : Non amamus litteras, auditores ; non amamus studia doctrinœ. Nihil artum, nihil ardum, nihil gloriosum cogitamus. Cet oubli des bonnes lettres se manifesta d’abord par l’éloignement que les élèves témoignèrent pour le grec. L’étude du grec est, dans l’éducation littéraire, le fondement du reste : quand on l’exclut des classes, l’enseignement aussitôt souffre et baisse. On a essayé plusieurs fois, en le sacrifiant, de sauver le latin ; c’est le moyen le plus sûr de les perdre tous les deux. Muret le voyait bien. « Nous pouvons prédire, disait-il, que si l’on se met à négliger les Grecs, on ruinera, on détruira certainement tous les arts libéraux. » Il faut lui rendre cette justice qu’il fit tout son possible pour le sauver. M. Dejob nous montre qu’il prit plusieurs fois des auteurs grecs pour sujet de ses leçons. Grâce à lui, Platon et Aristote parurent sur les programmes de l’université de Rome, mais ils ne purent jamais s’y maintenir. Après un semestre ou deux, les cardinaux qui surveillaient les études insinuaient doucement au professeur qu’il ferait bien de renoncer à ces matières ingrates, et, après s’être fait un peu prier, le professeur obéissait en maugréant. Du reste, les cardinaux, en pesant sur lui, ne faisaient que s’accommoder au goût des élèves. « Que voulez-vous ? disait Sirleto, l’un des hommes les plus éclairés du sacré collège, on ne peut pas obtenir d’eux qu’ils aiment les lettres grecques. » La plupart ne savaient pas le grec et ils étaient forcés de suivre les explications de Muret sur une traduction latine. Dans ces conditions, Aristote et Platon ne pouvaient pas leur plaire. On comprend qu’ils aient demandé qu’on les en délivrât ; mais on est surpris qu’ils l’aient si aisément obtenu.

C’est qu’alors les écoliers faisaient la loi. Pour retenir dans la faculté des arts cette masse flottante d’étudians paresseux, toujours prêts à la quitter, il fallait faire sans cesse des concessions nouvelles. Bientôt l’indiscipline fut à son comble. Muret, dont l’enseignement avait excité d’abord tant d’enthousiasme, finit par n’être pas plus respecté que les autres. Comme il avait beaucoup d’esprit, il se défendit quelque temps par des saillies plaisantes qui mettaient les rieurs de son côté. « Un jour qu’un étudiant, pour troubler le cours, agitait une clochette de bélier, Muret s’écria : « Pour tant de bêtes, il faut bien un conducteur. » Mais l’esprit ne suffit pas toujours pour dompter la turbulence des écoliers. Muret vieillissait ; ses forces commençaient à le trahir. Il était réduit à mendier de ses élèves, d’un ton dont l’humilité nous attriste, a une heure de silence et d’attention. » Il remplaçait quelquefois ses leçons publiques par des conférences particulières qu’il faisait dans sa maison et d’où les mauvais élèves étaient exclus : « Chez moi, disait-il, nous n’avons rien à craindre de cette lie et de cette bourbe ; s’ils osaient essayer de se mal conduire, on leur fermerait la porte sur le dos ; et, s’ils voulaient revenir le lendemain, on la leur fermerait sur le nez. » Enfin, las de lutter contre « ces drôles abjects, » comme il les appelle, il écrivit au cardinal Sirleto pour demander sa retraite. « J’ai supporté, lui disait-il, d’infinies indignités de la part des écoliers, lesquels, quand je me suis bien fatigué à dire quelque chose de bon, par des cris, des sifflets, du bruit, des injures et d’autres malhonnêtetés, me troublent tellement que parfois j’en perds l’esprit. Les murs des écoles sont d’ordinaire couverts de mots et de peintures abominables, au point que beaucoup de prélats, de religieux et d’autres personnes honnêtes, qui viennent pour m’entendre, frémissent rien qu’à les regarder, croyant, et avec raison, entrer, non dans une école, mais dans le plus infâme et déshonnête de ces lieux qu’on ne peut convenablement nommer : Bien des fois, voulant blâmer ces turpitudes, j’ai été bravé, menacé ; ils ont été jusqu’à dire publiquement que, si je ne me taisais, ils me balafreraient le visage. Cette année même, outre que j’ai été souvent forcé de m’en retourner sans pouvoir faire ma leçon, un samedi, qui fut le 10 décembre, on me lança avec la plus grande violence une orange qui faillit m’enlever un œil ; par suite de quoi, je me retirai sans rien dire et craignant pis, au grand scandale de plusieurs prélats qui se trouvaient présens. Désormais les chaires de professeurs sont devenues pires que des piloris, si grande est l’insolence de la jeunesse ! » Voilà ce qui se passait dans l’université de Rome, et de quelle manière les élèves traitaient le professeur le plus illustre de son temps, à la fin du XVIe siècle.

Au même moment, les jésuites achevaient de rédiger leur Ratio studiorum et commençaient d’ouvrir leurs écoles. Pour réussir, ils n’avaient qu’à éviter les fautes qu’ils voyaient commettre autour d’eux. À la turbulence des universités ils opposent la discipline de leurs maisons. Comme ils voient que les facultés des arts sont en pleine décomposition, ils essaient de sauver au moins ce qu’elles ont de meilleur et de plus précieux : ils introduisent définitivement la rhétorique et la philosophie dans leurs collèges, qui comprennent désormais un cours complet d’éducation. Aux quatre classes de grammaire et d’humanités ils ajoutent trois ou quatre ans de hautes études, et « l’honnête homme » sort achevé de leurs mains. C’est encore à peu près le régime de nos lycées. Le trait saillant de ce régime, c’est que l’enseignement secondaire y absorbe l’enseignement supérieur et le rend presque inutile : il a des mérites et des inconvéniens qu’il serait trop long de discuter ici ; il suffit que, grâce à M. Gaufrès et à M. Dejob, nous ayons pu voir à quel moment il s’est établi et quelles en sont les origines.


GASTON BOISSIER.

  1. M. Gaufrès s’est surtout servi de trois ouvrages importans, qui, avec le sien, nous font bien connaître le caractère des écoles au XVIe siècle. C’est d’abord l’Histoire de Sainte-Barbe de M. J. Quicherat, monographie excellente, qui rend les plus grands services à l’histoire générale ; puis l’Histoire du Collège de Guyenne par M. Gaullieur ; enfin le livre de M. Ch. Schmidt sur Jean Sturm, le réformateur des écoles de Strasbourg.
  2. Histoire de Sainte-Barbe, I, ch. XVI.
  3. J’emprunte ces quelques lignes au petit écrit de M. Ch. Thurot intitulé : de l’Organisation de l’enseignement dans l’Université de Paris au moyen âge. Ce fut le premier ouvrage de M. Thurot, et ce début contient déjà ses meilleures qualités. On y trouve une plume élégante, une science solide et sans forfanterie, un esprit sensé qui domine son érudition et ne se laisse pas mener par elle. En deux cents pages, il a trouvé moyen de nous donner le tableau le plus complet et le plus exact de notre vieille université. Je ferai dans la suite de ce travail de nombreux emprunts à cet excellent ouvrage. M. Thurot, comme M. J. Quicherat, que je citais tout à l’heure, est mort cette année.
  4. J’emprunte cette citation et beaucoup d’autres au livre si intéressant de M. Compayré intitulé : Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle. Ce livre a été couronné par l’Académie des sciences morales.
  5. M Le caractère distinctif de l’enseignement du moyen âge, dit M. Thurot, c’est qu’on n’enseignait pas la science directement et en elle-même, mais seulement par l’explication des livres dont les auteurs faisaient autorité Ce principe était pratiqué dans toutes les facultés, et Roger Bacon l’a formulé ainsi : « Quand on sait le texte, on sait, tout, ce qui concerne la science qui est l’objet du texte. » On ne disait pas au moyen âge faire un cours de morale, mais lire un livre de morale ; au lieu de suivre un cours, on dit toujours entendre un livre.
  6. L’usage s’était conservé, pour éprouver les professeurs avant de les employer, de les faire disputer entre eux. Baduel y trouve de grands inconvéniens. Il voudrait remplacer la dispute, reste des anciennes habitudes de la scolastique, par une éprouve plus sérieuse et qui ressemble assez à notre agrégation. « Il y a, dit-il, un bien meilleur moyen de connaître leur savoir, c’est de leur faire lire et expliquer un morceau de quelque auteur, de leur donner à écrire une composition en vers ou en prose. Si les magistrats employaient ce moyen et proposaient aux professeurs des sujets qui ne demandent pas de préparation spéciale, ils feraient plus pour la bonne éducation de la jeunesse qu’en écoutant je ne sais quels argumens cornus, lentement fabriqués et compilés, défendus avec acharnement et étrangers à l’enseignement des classes. »
  7. Je reproduis ici l’analyse intéressante que M. Gaufrès présente de cet ouvrage. Il était intitulé : de Ratione vitæ studiosæ ac litteratæ in matrimonio collocandæ ac degendæ. Ce qui prouve que ce petit livre a été beaucoup lu à cette époque, c’est qu’il a eu plusieurs éditions et qu’il fut aussitôt traduit en français.
  8. M. Dejob a fait à ce sujet, et en général à propos de l’instruction qu’on donnait à Venise, des découvertes fort curieuses dans les archives de l’université de Padoue et dans celles des Frari.
  9. L’université de Rome a conservé ce vieil usage. Je me souviens d’avoir assisté, le 2 novembre 1876, au discours d’ouverture prononcé par M. Luigi Ferri devant une nombreuse assemblée. L’orateur parlait de la philosophie italienne et des tentatives faites au XVIe siècle par quelques nobles esprits pour secouer le joug d’Aristote et fonder une doctrine libérale. Il rappelait le triste sort de ces malheureux qui avaient été punis presque tous de leur indépendance par la prison ou la mort. La séance avait lieu dans la grande salle de la Sapienza, toute couverte encore des portraits des jésuites illustres qui. pendant deux siècles, ont enseigné dans l’université de Rome. Chaque fois que M. Ferri, aux applaudissemens du public, parlait avec éloge de quelque victime de l’inquisition, il me semblait voir ces figures de jésuites grimacer.
  10. Voici, d’après M. Thurot, l’analyse d’une de ces harengœ prononcées par les bacheliers, dans la faculté de décret, ou de droit : « La harenga était un discours sur le droit canon. Le bachelier commençait par invoquer le secours de Jésus-Christ ; il faisait ensuite l’éloge du droit canon sur un teste emprunté aux collections des décrétales ; il terminait en rendait des actions de grâces à Dieu, à la Vierge, à son patron, et aux docteurs. Il énonçait sur chacun de ces points un nombre symétrique de propositions qu’il démontrait par majeure et par mineure. Les termes de ces propositions étaient rimes. » Toutes les harengœ devaient être construites de la même façon.
  11. Il est vrai que les grades restaient ; et l’on pouvait croire que la nécessité de devenir bacheliers et licencies retiendrait les élèves dans la faculté des arts et les forcerait à travailler. C’était une illusion dont on n’a pas cessé d’être dupe de nos jours. Les examens ne maintiennent pas les études ; au contraire, c’est la force des études qui fait celle des examens. D’ailleurs les grades, dans l’ancienne université, n’avaient aucune importance réelle, et les examens étaient devenus depuis longtemps une pure formalité. « Tout le monde est reçu, disait un recteur, au commencement du XVIe siècle, même ceux qui savent à peine lire. » Et, de fait, M. Thurot, en étudiant les registres de la faculté de médecine, a constaté que pendant un siècle (de 1395 à 1500 pas un seul des candidats n’a été refusé. Cette facilité durait encore au XVIIe siècle. Un recteur qui se plaignait de l’avilissement des grades prétendait qu’il suffisait aux candidats « d’aller dans quelque université peu fameuse en France, où, dès le jour même de leur arrivée, et, s’ils le veulent, sans sortir de l’hôtellerie, ils obtiennent des lettres de licenciés et de docteurs en médecine. Il y va, ajoutait-il, de la santé et de la vie des bommes de remédier à cet abus. » Ce n’était donc pas la crainte des examens qui pouvait faire le salut des facultés.