La Réforme des impôts (Mathieu-Bodet)

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La Réforme des impôts (Mathieu-Bodet)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 627-661).
LA
REFORME DES IMPOTS

Dans les années qui suivirent la guerre de 1870-1871, la nécessité d’accroître les recettes du trésor détermina l’assemblée nationale à rehausser presque tous nos impôts indirects et à ajouter un grand nombre de centimes additionnels généraux à la contribution des patentes, dont quelques-unes des taxes furent en outre augmentées. Les trois autres contributions directes : les contributions foncière, personnelle et mobilière, et des portes et fenêtres, ont été l’objet, de la part du gouvernement ou par voie d’initiative parlementaire, de diverses propositions soit pour en augmenter le produit ou pour en améliorer l’assiette, soit pour les remplacer par d’autres taxes. L’assemblée nationale, saisie de ces propositions, les a repoussées ou ajournées; elle n’a apporté aucun changement aux lois qui régissent les contributions foncière, personnelle et mobilière, et des portes et fenêtres.

Les réformes proposées auraient-elles amélioré réellement cette partie de notre législation fiscale, comme leurs auteurs le supposaient? doit-on modifier par d’autres réformes les impôts dont nous venons de parler? doit-on les compléter par des taxes qui auraient pour effet de rendre l’ensemble des charges publiques plus proportionnel aux facultés de chacun? doit-on les remplacer par d’autres contributions jugées plus équitables ou plus favorables au développement de la richesse nationale?

Nous nous sommes déjà expliqués sur la proposition relative à la réforme de l’impôt foncier[1]. Nous allons examiner brièvement les autres questions, qui ne manquent ni de gravité ni d’intérêt.

I.

L’assemblée constituante de 1789 a créé, tout d’une pièce, notre système de contributions directes. Elle a taxé tous les revenus : elle a imposé les revenus fonciers par la loi du 1er décembre 1790, les revenus mobiliers par celle du 13 janvier 1791, et les revenus commerciaux et industriels par la loi du 2 mars 1791.

La contribution foncière a été répartie par égalité proportionnelle sur toutes les propriétés immobilières à raison de leur revenu net.

La contribution mobilière se composait de cinq élémens : la taxe du citoyen actif, celle des domestiques, celle des chevaux, celle des revenus mobiliers et celle d’habitation. La taxe du citoyen actif était fixée à trois journées de travail ; la taxe des domestiques : pour un domestique, à 3 livres ; pour le second, à 6 livres, et à 12 livres pour chacun des autres ; pour les domestiques femmes, à 10 sous pour la première ; à 3 livres pour la seconde, et à 6 livres pour chacune des autres. La contribution sur les chevaux était de 3 livres pour chaque cheval ou mulet de selle, de 12 livres pour chaque cheval ou mulet de carrosse. La contribution sur les revenus mobiliers était fixée à 1 sou pour livre de leur montant présumé d’après les loyers d’habitation, déduction faite du revenu foncier. La taxe d’habitation devait être du 300e de la totalité du revenu présumé d’après les loyers, sans déduction du revenu foncier. En cas d’insuffisance du produit des autres taxes pour atteindre le montant du contingent, la contribution d’habitation, commune à tous les revenus, devait être augmentée jusqu’à due concurrence.

L’impôt sur les revenus industriels et commerciaux, désigné sous le nom d’impôt des patentes, fut créé par la loi du 2 mars 1791, sur la base de la valeur locative de l’habitation, des boutiques, magasins ou ateliers, d’après un tarif dont la taxe la plus basse était de 2 sous pour livre, quelle que fût la profession exercée.

L’instruction du 13 janvier 1791 donne le commentaire officiel de cette organisation fiscale. « La contribution mobilière, dit-elle, doit atteindre tous les revenus qui ne peuvent l’être par la contribution foncière. Il est juste qu’ils contribuent à la dépense commune, puisqu’ils profitent de la protection publique. Elle sera formée de plusieurs taxes, dont l’une à raison des revenus mobiliers et les autres relatives à toute espèce de richesse et aux signes qui en annoncent. Le citoyen qui est réduit au salaire commun de la journée de travail et qui n’a pas d’autres revenus sera exempt de toute contribution ; celui qui aura peu de facultés ne paiera guère que la cote de trois journées de travail. L’homme riche sera atteint plus fortement par les taxes additionnelles, à raison de ses domestiques, de ses chevaux et par la progression graduelle de ses revenus. La contribution mobilière est assise, comme la contribution foncière, sur le principe salutaire de l’égalité : plus de privilèges, plus d’exemptions. Tous les habitans en état de payer sont également assujettis à la partie de la contribution qui doit être commune. Les salaires publics et privés, les revenus des fonds mobiliers sont soumis à un impôt proportionnellement à leur importance. L’assemblée n’a été arrêtée que par la difficulté de connaître les revenus d’industrie et de fonds mobiliers. Il est impossible de soustraire aux yeux de l’administration une propriété foncière, un champ ou une maison ; mais les revenus d’industrie sont faciles à cacher. La différence de professions ne pourrait pas servir de moyen de les connaître : deux hommes du même état ont souvent des fortunes inégales, et souvent des professions de même nature sont plus ou moins productives, à raison des villes où on les exerce. Il était plus difficile encore de reconnaître les revenus des capitaux : le débiteur et le créancier, presque toujours intéressés au secret de leurs opérations, ne laissent aucun moyen de les découvrir. Il fallait enfin prévenir l’arbitraire tant de fois reproché aux anciennes contributions personnelles, source d’embarras pour les administrateurs honnêtes et instrument d’animosité et de passion entre les mains de tous les autres. L’assemblée nationale ne s’est pas dissimulé qu’il était impossible d’atteindre à une évaluation parfaite, mais convaincue qu’il y aurait trop d’inconvéniens à asseoir les contributions sans autre base que l’opinion des administrateurs, elle a adopté la présomption résultant des loyers d’habitation comme étant la base la moins fautive. »

L’impôt mobilier, ainsi constitué, a été successivement modifié par diverses lois subséquentes, notamment par celle du 3 nivôse an VII. Il a été assis, aux termes de cette dernière loi, au marc le franc de la valeur du loyer d’habitation personnelle; après avoir, à l’origine, frappé exclusivement les revenus mobiliers, la contribution mobilière, par suite des transformations qu’elle a subies, est devenue une taxe générale sur tous les revenus.

L’impôt mobilier a été complété par la loi du 4 frimaire an VII, qui a établi la contribution des portes et fenêtres. Cette contribution frappe toutes les portes et fenêtres donnant sur les rues, cours ou jardins des bâtimens et usines, à l’exception des ouvertures des locaux affectés à l’agriculture, aux manufactures ou à des services publics ou non destinés à l’habitation. Elle est établie par voie de répartition entre les départemens, les arrondissemens, les communes et contribuables, conformément à un tarif qui varie à raison de la population des villes et des communes, à raison du nombre des ouvertures de chaque maison, et en outre, pour les maisons ayant p’us de cinq ouvertures, à raison de la nature des ouvertures et de l’étage auquel les ouvertures appartiennent.

Pour les maisons ayant plus de cinq portes et fenêtres, les droits sont proportionnels au nombre des ouvertures, tandis que pour celles qui en ont une, deux, trois, quatre ou cinq seulement, la taxe est graduée en ce sens qu’une maison ayant cinq fenêtres ne paie pas seulement cinq fois plus que celle qui n’en a qu’une, elle paie huit fois plus. Cela est juste du reste, car la valeur des maisons n’est pas proportionnelle au nombre de leurs ouvertures. Le tarif suit la même progression que celle de leur valeur présumée. Quoique établi sur un tarif gradué, l’impôt n’en est donc pas moins fondé sur le principe de la proportionnalité.

Ces taxes multiples sont généralement établies avec équité, surtout dans les campagnes, où la différence dans la valeur des maisons est moins grande que dans les villes; les taxes y sont d’ailleurs beaucoup plus faibles; de plus, un grand nombre de maisons dans les communes rurales ont moins de six ouvertures et jouissent, à ce titre, d’un tarif de faveur. Mais dans les grandes villes, notamment à Paris, où il y a une différence de valeur notable entre les maisons des divers quartiers, il ne serait pas juste d’imposer les ouvertures de toutes les propriétés uniformément au même droit. C’est pour ce motif que le décret du 17 mars 1852 a autorisé la commission municipale de Paris, conformément à un vœu émis par elle, à établir, pour la répartition de son contingent dans la contribution des portes et fenêtres, un tarif spécial combiné de manière à tenir compte à la fois de la valeur locative et du nombre des ouvertures. L’application de ce système a donné des résultats très satisfais ins : les maisons ayant un grand nombre d’ouvertures et un faible revenu ont été sensiblement dégrevées ; les maisons situées dans des quartiers riches, donnant de gros revenus, se sont trouvées augmentées dans une mesure équitable.

Les villes de Lyon et de Bordeaux ont été autorisées également, par les lois du 28 juin 1854 et du 5 mai 1855, à établir des tarifs spéciaux pour la répartition de leur contingent dans l’impôt des portes et fenêtres.

L’impôt des portes et fenêtres étant un accessoire de la contribution mobilière a été mis à la charge de ceux qui occupent les locaux d’habitation desquels dépendent les ouvertures imposables; néanmoins, pour en faciliter la perception, les propriétaires, usufruitiers ou locataires principaux, sont tenus de le payer, sauf leur recours contre les locataires particuliers.

Le système fiscal de l’assemblée constituante a été complété par l’assemblée nationale : la loi du 29 juin 1872 a imposé spécialement et directement les divers revenus mobiliers. Elle a établi une taxe annuelle de 3 pour 100 : 1o sur les intérêts, dividendes et tous autres produits des actions des sociétés ou entreprises quelconques, financières, industrielles, commerciales ou civiles ; 2o sur les arrérages et intérêts annuels des emprunts et obligations des départemens, communes et établissemens publics, ainsi que des sociétés, compagnies et entreprises de toute nature ; 3o sur les intérêts et bénéfices annuels des parts d’intérêts et commandites dans les sociétés et entreprises dont le capital n’est pas divisé en actions ; 4o sur les actions, obligations, titres d’emprunts des sociétés, corporations, villes, provinces étrangères, ainsi que de tout autre établissement étranger. Il n’y a plus que les arrérages des rentes françaises et des états étrangers, les intérêts des créances hypothécaires et chirographaires, les actions et obligations étrangères non cotées sur le marché public français, qui ne soient pas imposés directement.

La loi du 29 juin 1872 n’a pas imposé la rente française par respect pour l’engagement pris dans la loi du 9 vendémiaire an VI ; l’intérêt bien entendu du trésor est d’ailleurs d’accord avec cette disposition légale : pouvant être encore dans la nécessité de faire de nouveaux emprunts, l’état a un réel avantage à ne pas déprécier le capital de ses rentes.

C’est également pour favoriser les recettes de l’état que le gouvernement a demandé l’abrogation de la loi du 28 juin 1872, qui avait assujetti les intérêts des créances hypothécaires à un impôt de 2 pour 100 : en diminuant les placemens hypothécaires cet impôt aurait fait perdre, chaque année, au trésor, en droits de timbre et d’enregistrement, une somme supérieure au produit qu’il aurait pu donner.

On a fait fléchir le principe de l’impôt sur les revenus des valeurs mobilières, relativement à quelques autres revenus, par des raisons diverses : des considérations politiques ont fait exempter les rentes des états étrangers ; les actions et les obligations étrangères non cotées en France, et les créances chirographaires échappent à cet impôt, uniquement parce qu’elles ne peuvent être saisies par le fisc qu’au moyen d’une déclaration.

Voilà, résumé à grands traits, le tableau de notre législation sur les contributions directes.


II.

Quelles sont les réformes qui ont été proposées, devant l’assemblée nationale et devant la chambre des députés, à ce régime fiscal ? On a proposé[2] de convertir l’impôt personnel en une taxe de quotité, établie uniformément sur tous les contribuables à raison d’un centime par jour ; de créer, sous la dénomination de taxe d’habitation, proportionnellement à la valeur du loyer, une taxe annuelle, aussi de quotité, égale à la moitié de l’impôt mobilier actuel ; de supprimer l’impôt mobilier existant et de le remplacer par un impôt direct, portant le même nom, sur tous les revenus mobiliers, non commerciaux, c’est-à-dire sur les revenus provenant : des créances hypothécaires et chirographaires ; des emprunts ou des rentes payées par les départemens et les communes ; — des rentes des états étrangers, payables ou négociables en France ; — des actions et obligations émises en France ou à l’étranger par les compagnies anonymes financières, industrielles, commerciales, de transports et d’assurance ; — des actions et des obligations des sociétés étrangères, lorsque les titres de ces sociétés, ont été émis ou sont négociables en France ; — des rentes viagères, des traitemens ou pensions payées par l’état, les départemens ou les communes, lorsque ces traitemens ou pensions seraient de plus de 1,000 francs par année. Les auteurs du projet proposaient de fixer la quotité de cet impôt au vingtième du revenu, lorsque le revenu serait produit par un capital réalisé, et au trentième seulement lorsqu’il serait établi sur des traitemens ou des pensions viagères.

L’assemblée nationale ayant établi par la loi du 29 juin 1872 un impôt de 3 pour 100 sur le revenu des valeurs mobilières, la disposition principale de la proposition de MM. Houssard et Passy, qui avait en partie le même objet, avait perdu presque tout intérêt ; l’assemblée n’eut pas à s’en occuper. La réduction de 50 pour 100 de la contribution mobilière n’était pas acceptable au fond, car elle portait sur un de nos impôts les mieux assis et dont le dégrèvement n’était point demandé par l’opinion publique ; elle était surtout inadmissible dans l’état où se trouvaient à ce moment les finances publiques.

Les questions relatives à la séparation des contributions personnelle et mobilière et à la conversion de l’une et de l’autre en impôts de quotité, n’ont pas été résolues par l’assemblée nationale, mais elles méritent de fixer l’attention du législateur ; nous les examinerons spécialement dans une autre partie de ce travail.

Un membre de l’assemblée nationale, M. Wolowski, a proposé, le 12 janvier 1872[3], la création, à titre de taxe de guerre pour la libération du territoire français, mais cependant comme impôt permanent, d’un droit d’habitation de 15 pour 100 sur la valeur locative de la propriété bâtie. Cette proposition devait évidemment être repoussée. Une taxe de 15 pour 100 sur la valeur locative de toutes les propriétés bâties aurait donné, d’après les calculs de l’auteur de la proposition, une recette de 250 millions; l’impôt mobilier existant ne produit, déduction faite de l’impôt personnel, que 42 millions 500 mille francs; la taxe nouvelle aurait donc été six fois plus élevée.

En admettant, comme M. Wolowski, que le prix du loyer d’habitation soit généralement un des signes extérieurs les plus exacts ne la fortune des contribuables, il est certain pourtant que la présomption qui en résulte n’est pas toujours d’accord avec la réalité. Il arrive, en effet, quelquefois que tel contribuable qui occupe un appartement opulent a moins de revenus que tel autre qui en habite un beaucoup plus modeste. — Le chiffre du loyer ne peut être la base d’un impôt sur le revenu présumé qu’à la condition que le taux de la taxe soit modéré; s’il était très élevé, les inégalités de la répartition deviendraient intolérables. Il est certain que si on avait sextuplé l’impôt mobilier actuel qui est accepté sans contestation, la nouvelle taxe aurait donné lieu, au contraire, aux plus vives protestations.

Une troisième proposition, du 15 janvier 1875[4], demandait, comme celle de MM. Houssard et Passy, que la contribution personnelle fût séparée de la contribution mobilière et fût perçue comme impôt de quotité. Elle demandait en outre que, pour tous les contribuables dont les trois contributions mobilière, foncière et des portes et fenêtres réunies s’élèveraient à 25 francs, la contribution personnelle fût de 20 pour 100 du montant de ces trois cotes; qu’elle fût maintenue au taux actuel lorsque le montant des trois cotes serait inférieur à 25 francs; que les centimes additionnels généraux ou particuliers fussent applicables à cette contribution personnelle comme à la contribution mobilière. — Enfin elle invitait le gouvernement à présenter le plus tôt possible un projet de réforme de la contribution mobilière, à l’effet d’améliorer ou d’étendre son assiette et d’en faire une représentation plus exacte de la fortune mobilière des contribuables.

Cette proposition, dont la commission du budget avait demandé le rejet, n’a pas été discutée devant l’assemblée nationale. Elle a été reproduite par son auteur, le 13 juillet 1876, devant le sénat, où elle est encore à l’étude.

L’exposé des motifs a précisé le sens et la portée de ce projet : « Qu’il y ait, dit M. Eymard-Duvernay, une espèce de proportionnalité dans les impôts directs, cela est vrai, sauf néanmoins que beaucoup de choses, comme les rentes, les créances hypothécaires échappent à tout impôt. Mais les impôts indirects, les impôts de consommation, les impôts qu’on peut appeler personnels au premier degré, et qui aujourd’hui sont la mamelle du fisc, puisqu’ils atteignent un chiffre qui va sans cesse en se développant, ne sont trop évidemment, comme on l’a dit avec raison, que des impôts progressifs à rebours, ou en d’autres termes, tombent d’autant plus lourdement sur les contribuables qu’ils sont moins riches. »

L’exposé des motifs ajoute que, dans le système de l’assemblée constituante de 1791, si l’impôt personnel était égal pour tous, l’impôt mobilier au contraire était progressif. Plus tard, lorsqu’on a fait de cette dernière contribution un impôt proportionnel, on a changé l’équilibre que le législateur de 1791 avait entendu établir. Pour revenir à la conception primitive, l’auteur de la proposition est d’avis qu’il y a lieu d’établir la contribution personnelle sur une base proportionnelle.

Les dispositions de la proposition de M. Eymard-Duvernay, relatives à la transformation de la taxe personnelle en impôt proportionnel, sont, à notre avis, inadmissibles. M. Eymard-Duvernay part de cette idée que la loi de 1791 avait fait de la contribution mobilière un impôt progressif. Les lois postérieures l’ayant convertie, selon lui, en taxe proportionnelle, il en conclut que, pour rétablir l’équilibre des charges établi en 1791, il faut créer aujourd’hui une surtaxe additionnelle de 20 pour 100 au principal des contributions foncière, mobilière et des portes et fenêtres.

Le point de départ de ce raisonnement est inexact. L’assemblée constituante a fondé tout son système fiscal sur la base de l’égalité proportionnelle. La taxe mobilière a été établie, dès l’origine, proportionnellement au revenu présumé des fonds mobiliers. L’auteur de la proposition a confondu les procédés d’évaluation du revenu mobilier, admis par la loi du 13 janvier 1791, avec le mode de répartition de l’impôt sur les revenus présumés. La loi du 13 janvier 1791 a décidé que le montant des revenus mobiliers serait déterminé d’après des signes présomptifs : les prix des loyers ; et pour arriver à une évaluation plus exacte des revenus de cette nature, elle a suivi une progression graduelle ; elle a admis dix-huit degrés, et à chacun de ces degrés elle a attribué une présomption de revenus suivant une proportion différente. Ainsi, le contribuable ayant un loyer d’habitation au-dessous de 100 livres était présumé avoir un revenu seulement du double, tandis que le revenu de celui qui avait un loyer de 2,000 livres était évalué au sextuple ; celui qui payait 12,000 livres de loyer était présumé avoir un revenu douze fois et demie supérieur au loyer. Mais, sur le montant de ces divers revenus déterminés à l’aide de présomptions différentes, la loi appliquait la taxe proportionnellement.

L’exposé des motifs de la proposition ajoute que le rehaussement de 20 pour 100 des contributions foncière, mobilière et des portes et fenêtres au préjudice des contribuables riches ou aisés n’est que la juste compensation de l’exagération des impôts de consommation qui grèvent principalement les populations ouvrières. Les taxes indirectes payées par les classes ouvrières pèsent-elles exclusivement sur elles, ainsi qu’on le dit? Par l’effet de l’incidence de l’impôt, ne viennent-elles pas, en réalité, augmenter le chiffre des salaires et ne sont-elles pas, enfin de compte, supportées définitivement par ceux qui paient le travail des ouvriers? Ces difficiles questions ne peuvent pas être traitées incidemment dans cette étude. A supposer d’ailleurs que les droits de consommation dussent être modifiés, en vue d’une meilleure répartition des charges publiques, ce ne serait pas par les moyens indiqués dans la proposition qu’on devrait réaliser la réforme : l’augmentation de 20 pour 100 des contributions foncière, mobilière et des portes et fenêtres, n’est en réalité rien autre chose que l’équivalent d’une création de centimes additionnels généraux au principal de ces trois contributions directes. C’est la reproduction, sous une autre forme et avec une notable exagération, de la demande faite antérieurement par le gouvernement pour équilibrer les recettes et les dépenses de 1875. Le ministre ne proposait que dix centimes additionnels; néanmoins sa demande a été rejetée par l’assemblée nationale. Les vingt centimes additionnels proposés par M. Eymard-Duvernay semblent donc avoir moins de chances encore d’être accueillis par les chambres. La forme nouvelle qu’il a donnée à la demande ne la rend pas plus acceptable, car sa proposition a, au contraire, des inconvéniens graves que ne présente pas la création directe des centimes additionnels; elle apporte, en effet, dans la répartition des impôts existans un trouble sérieux, dont l’auteur ne paraît pas s’être préoccupé : elle met à la charge du propriétaire de l’immeuble une partie de l’impôt des portes et fenêtres, que la loi du 7 messidor an vu fait supporter exclusivement par le locataire ; elle change la nature de cette partie de l’impôt, qui est une taxe générale sur les revenus du locataire; elle la convertit en une contribution sur le revenu foncier. Le principal de la contribution des portes et fenêtres n’aurait pas le même caractère que l’accessoire qui y est ajouté ! Ce serait véritablement une conception étrange. Ajoutons que l’exemption de la nouvelle surtaxe en faveur des trois cotes réunies qui ne dépasseraient pas 25 francs, ne serait pas seulement contraire à l’égalité qui est le principe fondamental de nos impôts directs, elle créerait en outre, dans notre législation fiscale, une contradiction singulière et inexplicable, en ce que certains contribuables seraient assujettis au principal des trois contributions et exemptés du rehaussement, tandis que les autres supporteraient, à la fois, le principal et l’accessoire ! La disposition qui affranchirait de la surtaxe les trois cotes réunies inférieures à 25 francs serait d’ailleurs inexécutable : il y a environ 16 millions de cotes foncières, mobilières et des portes et fenêtres en France. Pour en faire le triage, il faudrait d’abord réunir toutes les cotes payées par chaque contribuable sur toute l’étendue du territoire ; ce premier travail serait déjà considérable ; de plus, il existe certains noms très répandus en France qui sont portés par des milliers de contribuables, il y aurait nécessité de rechercher parmi tous ces contribuables ceux à qui les cotes doivent être attribuées. Ce classement serait matériellement impossible. La proposition est donc inapplicable.

Sans proposer aucune modification précise et déterminée, l’auteur du projet a demandé, en outre, que la contribution mobilière fût réformée dans le sens d’une proportionnalité plus exacte avec les ressources de chacun. Il a exprimé le vœu qu’une loi nouvelle, s’inspirant de l’esprit et des dispositions des législations de la Belgique et de la Hollande, donnât pour base à cette contribution les valeurs locatives et les facultés présumées des contribuables. Il serait certainement très désirable que l’impôt se rapprochât le plus possible du chiffre réel des revenus, mais il faut bien convenir que les indications fournies par la proposition ne peuvent pas nous conduire à la réalisation de ce progrès. L’auteur de la proposition ne demande pas l’abandon de la présomption résultant de l’importance des loyers d’habitation; il ne conteste pas qu’il y ait là un des signes présomptifs les plus exacts, mais il voudrait qu’on y ajoutât une autre base : qu’on prît dans les législations belge et hollandaise le moyen d’atteindre également les facultés de chaque contribuable. La loi belge du 28 juin 1832 a établi la contribution personnelle et mobilière sur la valeur locative, les portes et fenêtres, les loyers, le mobilier, les domestiques et les chevaux. C’est à peu près le système de la loi française du 7 thermidor an III. système qui, après avoir été souvent modifié, a abouti à notre régime actuel. La législation fiscale française tient compte, pour l’établissement de nos taxes, de la valeur locative, des portes et fenêtres, du nombre des chevaux affectés à l’usage des personnes. La taxe sur la valeur du mobilier ne constituerait qu’une addition sans importance à celle qui frappe la valeur locative ; le rehaussement de celle-ci, si on la trouve insuffisante, produirait le même effet. La taxe sur les domestiques a été l’objet d’une proposition spéciale émanée de l’initiative parlementaire ; elle a été repoussée sans contestation par l’assemblée nationale. La législation hollandaise ne contient aucun autre texte qui puisse améliorer l’assiette de l’impôt dont nous nous occupons, car elle a été calquée à peu près exactement sur la loi belge. Nous croyons donc que les emprunts que nous pourrions faire à ces lois étrangères n’apporteraient à notre contribution personnelle et mobilière aucune amélioration notable.

La quatrième proposition du 10 avril 1876[5] avait pour objet la suppression de l’impôt personnel et la réunion du contingent de cet impôt au contingent de la contribution mobilière.

« L’impôt mobilier, disait l’exposé des motifs, est établi conformément au principe de l’égalité des citoyens devant l’impôt et à la règle constitutionnelle de la proportionnalité, applicable à tous les impôts ; il n’en est pas de même de la taxe personnelle. Elle est due par chaque habitant français ou étranger de tout sexe jouissant de ses droits et non réputé indigent; elle est absolument égale pour tous les habitans du même département, riches ou pauvres, depuis le simple journalier dont l’indigence ne sera pas légalement constatée, jusqu’aux propriétaires, industriels et rentiers les plus opulens. Elle doit disparaître de nos lois fiscales ou plutôt se confondre avec l’impôt mobilier. »

Nous ne croyons pas que la suppression de l’impôt personnel puisse être acceptée. C’est une capitation, dit-on; on la condamne à ce titre, en souvenir de la capitation de l’ancien régime. L’ancienne capitation était en effet un mauvais impôt ; elle était répartie, en partie, au marc la livre de la taille, dont elle était devenue un accessoire ; et, pour l’autre partie, à raison des facultés présumées des contribuables. Elle était donc, à ce double point de vue, un impôt arbitraire, et justement odieuse. La contribution personnelle, au contraire, établie par la loi du 13 janvier 1791, est une taxe qui représente la valeur de trois journées de travail, dont le prix est déterminé par les conseils généraux, dans les limites assignées par la loi; elle ne peut donner lieu à aucune vexation, ni à aucune faveur ; elle n’a aucun des vices de l’ancienne capitation. M. Thourel et ses collègues, signataires de la proposition, reprochent à la contribution personnelle de n’être pas proportionnelle aux facultés des contribuables. Ils oublient que cette taxe n’a aucun rapport avec la fortune de ces derniers; elle n’est pas établie sur les biens : c’est le tribut que tout citoyen non indigent doit à l’état, quelles que soient ses ressources et sa position, en échange de la protection qu’il en reçoit. Aucun impôt n’est plus légitime. On peut discuter sur le taux de cette contribution, mais le principe même en est inattaquable. Elle est payée actuellement par chaque habitant français ou étranger, de tout sexe, jouissant de ses droits et non réputé indigent. Les veuves, les femmes séparées de leurs maris, les garçons et filles majeurs ou mineurs, ayant des moyens suffisans d’existence, soit par leur fortune personnelle, soit par la profession qu’ils exercent, y sont assujettis. C’est rationnel et juste. Cette contribution n’a rien d’ailleurs d’antidémocratique; créée par l’assemblée nationale de 1789, elle a été maintenue par la loi républicaine du 7 thermidor an III; elle existe dans plusieurs états de la Suisse et de l’Union américaine. Il n’y a aucun motif de la supprimer en France ; nous estimons qu’elle doit être maintenue dans notre législation fiscale.

Enfin la commission du budget de l’exercice 1877, dans un projet de rapport sur la réforme des impôts, a proposé de supprimer l’impôt des portes et fenêtres et d’en réunir le montant au contingent de l’impôt foncier sur les propriétés bâties.

Cette suppression est demandée également par plusieurs économistes, notamment par M. Paul Leroy-Beaulieu. « Il y a quelques raisons de supposer, dit cet auteur, qu’une construction qui a beaucoup de fenêtres, ou beaucoup de portes, est plus importante, par conséquent plus productive pour le propriétaire, ou bien indique un plus gros revenu chez le locataire qu’une autre construction qui a infiniment moins de portes ou de fenêtres. Ces indices néanmoins ne sont qu’approximatifs ; dans bien des cas, ils sont trompeurs. D’abord, avec un plus grand nombre de fenêtres et de portes, une maison située dans le faubourg d’une ville peut avoir beaucoup moins de valeur qu’une maison qui est placée dans le quartier central ou élégant et qui présente moins de ces ouvertures. Ensuite, il y a non-seulement pour les commodités de l’existence, mais même pour la salubrité, un nombre presque irréductible de fenêtres et de portes nécessaires à un ménage même modeste. On peut dire, en outre, que plus une maison est divisée en appartemens de peu d’importance, plus le nombre des fenêtres et des portes doit y être relativement élevé. L’impôt sur les portes et fenêtres a d’autres inconvéniens : c’est que, dans la pratique, il peut pousser certaines personnes, d’une économie exagérée, à diminuer le nombre des ouvertures de leur habitation. La salubrité publique pâtit alors d’un impôt mal assis. Cette taxe a enfin un dernier malheur; elle blesse justement le sentiment public et a contre elle le préjugé ou plutôt la conscience populaire : ce n’est pas là un léger défaut. L’impôt sur les portes et fenêtres peut passer pour un impôt sur l’air et sur la lumière. Les passions politiques peuvent en faire le sujet de déclamations qui ne sont pas sans fondement. Aussi nous avouons ne pas comprendre comment on maintient dans un pays comme la France une taxe aussi déraisonnable que l’impôt sur les portes et fenêtres. Il serait si aisé de l’ajouter à la partie de l’impôt foncier qui frappe les bâtimens et de n’avoir qu’une taxe unique sur les constructions d’après la valeur locative ou d’après la valeur vénale[6]. »

Ces raisons ne peuvent pas nous convaincre et nous déterminer à donner notre approbation à cette réforme. Si on ajoutait les 40 millions que produit la contribution des portes et fenêtres aux 50 millions qui proviennent de l’impôt foncier sur les propriétés bâties, le contingent de cette catégorie de propriétés serait élevé de 80 pour 100; car, nous le répétons, la contribution des portes et fenêtres est supportée actuellement par les locataires. Une augmentation, d’un seul coup, de 80 pour 100, d’une partie de la contribution foncière est une mesure grave.

Cette réforme aurait l’inconvénient de transformer un impôt général sur l’ensemble des revenus en une contribution exclusivement foncière. Ce serait une innovation malheureuse, contraire aux tendances actuelles, d’ailleurs très sages, qui veulent favoriser, autant que possible, les taxes établies sur les bases les plus larges, sur l’ensemble des facultés des contribuables, de préférence à celles qui n’ont qu’une base restreinte. Il est évident qu’un impôt assis sur tous les revenus des contribuables est à la fois plus rationnel et plus facile à supporter que celui qui ne porte que sur une seule nature de revenus.

On pourrait, il est vrai, réunir l’impôt des portes et fenêtres à la contribution mobilière. Cette mesure serait évidemment préférable à celle que nous venons d’examiner; elle n’augmenterait pas les charges existantes des contribuables, car les deux impôts sont actuellement supportés par les mêmes personnes. La contribution porterait toujours sur tous les revenus; la manière de les atteindre seule serait différente. On croit que le loyer est un signe plus sûr de l’aisance des imposés que le nombre des fenêtres des appartemens qu’ils occupent; nous l’admettons également. Cependant nous estimons qu’il y a avantage à laisser subsister les deux impôts sous leur forme actuelle, et voici pourquoi: il est sage de diviser les impôts; ils paraissent moins lourds; si nous avons le malheur de ne pouvoir pas diminuer la réalité des charges, il est du moins d’une bonne politique d’en faire sentir le poids le moins possible; ajoutons que la réunion de l’impôt des portes et fenêtres à l’impôt mobilier enlèverait aux transactions une facilité qui favorise les affaires. Sous l’empire de la loi actuelle, dans certains cas, et à titre de concession, le propriétaire prend à sa charge l’impôt des portes et fenêtres, dont il n’est tenu, d’après la loi du 4 frimaire an VII, que de faire l’avance au trésor. Si cette taxe était confondue avec la contribution mobilière, ce moyen de conciliation qui facilite souvent les locations n’existerait plus. Quant à l’objection fondée sur ce que le nombre des fenêtres est un signe présomptif relativement défectueux, elle n’est fondée, dans la limite oïl on l’a produite, qu’eu égard à l’assiette actuelle de la taxe, mais si l’impôt des portes et fenêtres était amélioré, comme nous le proposerons tout à l’heure, l’objection elle-même, en fait, disparaîtrait en grande partie.

On dit que la contribution des portes et fenêtres, condamnée par la conscience populaire, est considérée par l’opinion publique comme une taxe sur l’air et la lumière; que ce motif seul devrait suffire pour la faire supprimer. Comment! il suffirait qu’un impôt fût travesti par l’ignorance ou par les passions politiques pour qu’on dût l’abolir! La contribution des portes et fenêtres n’est pas plus une taxe sur l’air et la lumière que l’impôt mobilier : ils sont établis, en réalité, l’un et l’autre, sur l’ensemble des revenus présumés des contribuables. On invoque également l’intérêt de la salubrité publique, en ce que l’impôt pourrait avoir pour résultat de diminuer le nombre des ouvertures des maisons habitées. Cette crainte est véritablement chimérique. L’expérience prouve qu’elle est sans fondement. Au lieu de diminuer, le nombre des ouvertures de chaque maison, même des maisons les plus modestes, s’accroît d’une manière notable : les renseignemens fournis par la statistique montrent, en effet, que le nombre des maisons à une et deux ouvertures diminue constamment, tandis que les maisons qui ont plus de trois ouvertures augmentent au contraire : ainsi, en 1837, il existait 346,401 maisons à une ouverture; en 1847, le nombre de ces maisons était réduit à 313,691 ; la diminution était de 9 pour 100. Il y avait, à la première époque, 1,846,398 maisons à six ouvertures et au-dessus; en 1847 le nombre en était porté à 2,220,759, c’est-à-dire à 20 pour 100 en plus. Si nous comparons deux époques postérieures, nous trouvons des résultats analogues : en 1870, on comptait 5,715,920 maisons ayant moins de six ouvertures; en 1876, le nombre en était réduit à 5,698,575. Le fait contraire s’est produit pour les maisons à six ouvertures et au-dessus : il y avait en France, en 1870, 2,789,415 maisons à six ouvertures et plus; en 1876, elles avaient atteint le chiffre de 2,931,607. Ces faits prouvent péremptoirement que l’impôt des portes et fenêtres ne pousse pas les contribuables à se priver d’air et de lumière.

Nous croyons pouvoir conclure sans témérité des observations qui précèdent que les propositions que nous venons d’examiner, propositions présentées par des membres de la droite et par des membres de la gauche de l’assemblée nationale et de la chambre des députés, n’auraient pas réalisé un progrès sérieux, et que nous n’avons pas à en regretter le rejet.


III.

Nous ne disons pas cependant que les impôts personnel et mobilier et des portes et fenêtres ne puissent pas être utilement améliorés dans leur assiette et dans leur répartition. Nous pensons le contraire ; mais nous croyons qu’ils doivent être réformés par d’autres moyens que ceux dont nous venons de parler.

MM. Houssard, Passy et Eymard-Duvernay avaient demandé, indépendamment des mesures que nous avons combattues, une modification des contributions personnelle et mobilière, que nous approuvons complètement. Ils avaient proposé, comme nous l’avons déjà vu, de séparer ces deux contributions l’une de l’autre et de les convertir en impôts de quotité. Nous estimons que cette partie de leurs propositions aurait dû être adoptée.

L’impôt mobilier, créé par l’assemblée nationale en 1791, en remplacement de divers impôts anciens supprimés par elle, avait été divisé entre les départemens au marc la livre des anciennes impositions. Dès cette époque, la répartition entre les diverses circonscriptions était loin d’être proportionnelle aux valeurs locatives; et, depuis lors, le développement des constructions, plus rapide dans certaines régions, plus lent dans d’autres, a augmenté encore les inégalités originelles des contingens. La part attribuée à chaque département avait été sous-répartie par la loi du 3 nivôse an VII sur la double base, non moins fautive, de la population et de l’impôt des patentes : un tiers à raison de la population, deux tiers au centime le franc des patentes.

Le gouvernement de la restauration chercha à corriger les vices des sous-répartitions. La loi du 23 juillet 1820 abrogea celle du 3 nivôse an VII et répartit l’impôt mobilier d’après les valeurs locatives d’habitation.

En exécution de cette loi, le comte Roy fit procéder au recensement du revenu de toutes les propriétés bâties. Ce travail, qui révéla de grandes inégalités, fut abandonné par l’administration des contributions directes. Il fut repris en 1829, par M. le comte de Chabrol, qui fit contrôler sur place et compléter d’après les changemens qui étaient survenus, les opérations antérieures, mais, en fait, aucune amélioration ne fut apportée dans la répartition de l’impôt.

Après la révolution de 1830, le gouvernement de juillet voulut enfin réaliser la réforme, tant de fois promise, des contributions personnelle et mobilière et des portes et fenêtres.

Dès le mois de novembre 1830, M. Laffitte, ministre des finances, déposa un projet de loi destiné à améliorer l’assiette et la perception de ces trois contributions. Ce projet avait été savamment préparé par M. Thiers, alors sous-secrétaire d’état du ministère des finances. Il en a clairement expliqué la portée et l’économie : « Il y a des départemens, disait l’exposé des motifs, où la contribution personnelle suffit seule pour fournir le contingent imposé à la commune et où l’on ne perçoit pas la contribution mobilière. Il y en a d’autres où cette contribution personnelle dépasse même le contingent et où l’on n’appelle dès lors à la cotisation qu’un petit nombre d’individus. Enfin on réduit même la valeur des journées de travail dans certains départemens et on la fait descendre au-dessous du tarif fixé par la loi. »

L’exposé des motifs constatait également l’urgente nécessité de procédera la constatation des valeurs locatives. « En 1823, disait-il, une appréciation de ces valeurs, faite avec soin, les porta à 300 millions pour toute la France. En 1829, les mêmes valeurs ont été évaluées à 384 millions sans que l’état ait profité de cette plus-value. « En ce qui concerne les portes et fenêtres, il déclarait qu’un quart au moins des ouvertures n’était pas porté au rôle et que, dans certaines localités, les ouvertures ne payaient qu’une partie de la taxe à laquelle elles étaient soumises par la loi. »

Le projet de loi du mois de novembre 1830 prescrivait un recensement général de tous les habitans qui devaient être assujettis à la cote personnelle, des valeurs locatives de toutes les maisons et usines existantes, et de toutes les ouvertures. Il proposait, comme le demandent encore aujourd’hui MM. Houssard, Passy et Eymard-Duvernay, de séparer la contribution personnelle de la contribution mobilière et de supprimer les contingens des départemens, des arrondissemens et des communes dans ces deux impôts et dans celui des portes et fenêtres.

La taxe personnelle, calculée sur le prix de trois journées de travail, était fixée d’après le chiffre de la population des villes et des communes, et variait de 2 fr. 10 à 4 fr. 50. La contribution mobilière devait être perçue directement sur le revenu présumé, à raison de 0 fr. 06 par franc de la valeur locative. La perception de l’impôt des portes et fenêtres était faite sur chaque ouverture imposable, conformément au tarif de la loi du 13 floréal an X.

Ce projet de loi apportait en outre au mode de perception de ces trois impôts directs une modification importante, en ce qu’il substituait à la répartition le mode de quotité. L’exposé des motifs expliquait avec une grande impartialité les avantages et les inconvéniens de cette réforme.

La proposition du gouvernement rencontra à la chambre des députés une grande opposition. La substitution du mode de quotité au système de répartition, surtout, fut attaquée avec une extrême vivacité par un grand nombre d’orateurs, notamment par M. Berryer, et, il faut le dire, avec plus d’éloquence que de bonnes raisons. Malgré l’habile défense du commissaire du gouvernement, M. Thiers, qui fit à cette occasion, avec éclat, ses débuts dans la discussion des questions financières, le mode de quotité appliqué à la contribution mobilière dut être abandonné par la commission et par le gouvernement. Les autres dispositions du projet furent acceptées. La loi du 26 mars 1831 décida qu’à compter du 1er janvier 1831, l’impôt personnel serait séparé de la contribution mobilière et serait l’objet d’une taxe distincte établie sur tous les habitans français ou étrangers ayant par eux-mêmes des moyens d’existence; que la perception de la taxe des portes et fenêtres serait faite directement sur toutes les ouvertures imposables. La contribution mobilière resta impôt de répartition. Le contingent en fut porté, pour l’année 1831, au principal assigné en 1830 à l’impôt personnel et mobilier, c’est-à-dire à la somme de 27,160,911 francs, mais il devait être ramené, dans le budget de l’exercice 1831, au capital de 24 millions par un dégrèvement sur les départemens reconnus les plus chargés.

C’était un premier pas et une réforme déjà très importante dans le sens de la proportionnalité. Au lieu de continuer à marcher dans cette voie équitable, la loi du 21 avril 18S2 fit plutôt un retour vers le passé. Revenant sur ce qui avait été admis l’année précédente, elle réunit l’impôt personnel à l’impôt mobilier et elle restitua à la contribution personnelle ainsi qu’à celle des portes et fenêtres leur ancien caractère d’impôt de répartition.

Si les réformes acceptées par la loi du 26 mars 1831 ont été abandonnées l’année suivante, est-ce parce qu’elles n’avaient pas réalisé les avantages sur lesquels on comptait, ou parce que l’expérience avait révélé des inconvéniens imprévus? Nullement. M. le baron Louis, qui avait succédé à M. Laffitte au ministère des finances, n’avait point proposé, dans le projet de loi de budget de 1832, l’abrogation de ces réformes. Il constatait, au contraire, dans l’exposé des motifs, qu’elles s’exécutaient régulièrement et qu’elles donnaient les résultats qu’on en avait espérés.

« Les travaux préparatoires pour l’assiette des contributions personnelle et des portes et fenêtres, disait-il, transformées en impôts de quotité, sont achevés dans presque toute la France; bientôt vont commencer les recouvremens. Les faits jusqu’à ce jour confirment les évaluations. » Le ministre des finances ne proposait aucun changement sur ce point. Mais la commission du budget se crut obligée de céder au courant de l’opinion publique qui repoussait les réformes de 1831. Chose triste à constater, elle les repoussait parce qu’elles assuraient une meilleure perception de l’impôt, c’est-à-dire parce que les contribuables paieraient davantage, paieraient tout ce qu’ils devaient au trésor. M. Humann, rapporteur, organe de la commission, était loin de partager les passions et les préjugés populaires.

« Vous connaissez, disait-il dans son rapport en parlant de l’impôt personnel, les clameurs qu’a excitées le mode de quotité: on s’est emparé du mot sans rien comprendre à la chose, pour animer et soulever les passions; et c’est, ainsi que l’impôt de quotité a été proscrit, mais non point jugé. Certes, si la quotité avait, coûté 10 ou 20 centimes par franc de moins que par le passé, on l’eût trouvée parfaite; mais il arrive presque toujours qu’on n’améliore la perception que pour recueillir plus d’argent et alors le public s’en prend à la forme, quelque raisonnable et bonne qu’elle soit. Il faut le reconnaître, l’abonnement et la répartition convenaient à une autre époque; le fisc s’en servait autrefois pour déverser sur les intermédiaires l’odieux des extorsions fiscales; ces temps de misères heureusement sont loin de nous. Aujourd’hui que le pays lui-même autorise l’impôt et la perception, n’est-ce pas au gouvernement qu’il appartient de rechercher la matière imposable et de constater les forces contributives? L’abonnement est bon pour l’impôt du sol ; là seulement la fixité a des avantages. »

M. Humann s’exprime dans le même sens sur l’impôt des portes et fenêtres. « En 1831, ajoute-t-il, on prit le parti qu’indiquait la raison, celui de rendre à l’impôt des portes et fenêtres son caractère primitif et de renoncer à abonner une contribution dont la matière imposable est en évidence et si aisée à constater. L’innovation excita néanmoins un mécontentement général. Il faut en expliquer la véritable cause : le nouveau recensement, fait en exécution de la loi du 26 mars 1831, a constaté 38 millions d’ouvertures; en leur appliquant le tarif de la loi du 13 floréal an X, le total de l’impôt s’est trouvé plus que doublé. La différence a été plus forte pour les départemens, où une grande partie de la matière imposable avait échappé au recensement primitif; pour ceux aussi où les constructions nouvelles ont été nombreuses, il en est qui devaient payer trois fois plus que par le passé; il est des communes dont les cotes ont été sextuplées. La quotité en ce qui concerne les portes et fenêtres, n’a été si vivement attaquée que parce qu’elle rectifiait des inégalités intolérables qui ménageaient les uns aux dépens des autres. Néanmoins les considérations qui nous ont paru déterminantes pour remettre en répartition la contribution personnelle nous portent à vous faire la même proposition pour celle des portes et fenêtres. »

La loi du 21 avril 1832 réunit, comme nous venons de le dire, la contribution personnelle à la contribution mobilière et décida qu’elles seraient établies désormais par voie de répartition entre les départemens, les arrondissemens, les communes et les contribuables: que la contribution des portes et fenêtres serait établie de la même manière. Ce dernier impôt avait été évalué, pour l’année 1832, d’après le nombre des ouvertures existantes et le taux des taxes, à 27 millions, mais le contingent en fut fixé à 22 millions avec une réduction de 5 millions ; il fut réparti sur la base du recensement opéré en exécution de la loi du 26 mars 1831.

L’opinion de M. Humann, que nous avons citée textuellement, au sujet des motifs du retour aux anciens modes de perception des impôts personnel, mobilier et des portes et fenêtres u us dispense de tout commentaire sur les causes et la légitimité de l’abrogation de la loi du 26 mars 1831.

L’article 31, de la loi du 21 avril 1832 portait qu’il serait soumis aux chambres dans la session de 1834, et ensuite de cinq en cinq années, un nouveau projet de répartition entre les départemens, tant de la contribution personnelle et mobilière que de la contribution des portes et fenêtres.

Le gouvernement pensa que le but de cette prescription se trouvait atteint par la loi du 17 août 1835, qui fait varier annuellement les contingens des départemens et des communes en raison des constructions nouvelles et des démolitions; il s’était cru dispensé, en conséquence, de soumettre aux chambres le nouveau projet de répartition dont la loi du 21 avril 1832 avait prescrit la présentation. Mais la commission du budget de l’exercice 1830, à qui, le gouvernement avait proposé l’abrogation de l’article 31 de la loi du 21 avril 1832, fut d’avis que la loi du 17 août 1835 n’avait point corrigé les inégalités de la répartition des impôts personnel, mobilier et des portes et fenêtres, et qu’il y avait lieu de maintenir l’injonction faite en 1831. La loi du 14 juillet 1838 prorogea jusqu’à la session de 1842 la présentation du projet de répartition et décida que ce travail serait renouvelé ensuite tous les dix ans. En exécution de cette disposition, M. Humann, ministre des finances, ordonna un recensement général; mais ce travail ayant été interrompu sur plusieurs points de la France par les violences des populations, l’administration ne fut pas en mesure de présenter le projet de loi dans le délai fixé. La loi du 11 juin 1852 ajourna de nouveau l’exécution de la mesure à la session de 1844.

Le projet de loi, si longtemps attendu, fut enfin soumis à la chambre des députés, le 12 janvier 1844, par M. Lacave-Laplagne, successeur de M. Humann. Le gouvernement laissa de côté les résultats des travaux antérieurs, qu’il ne crut pas devoir compléter. Au lieu de faire procéder à un recensement général, il lui parut préférable, dit l’exposé des motifs de la loi de finances de l’exercice 1845, « d’introduire dans la loi une disposition qui tendrait à faire disparaître peu à peu les disproportions qui peuvent exister de département à département. D’après cette disposition, le contingent personnel et mobilier de chaque département, diminué chaque année, tant de la contribution mobilière afférente aux maisons détruites que des taxes personnelles des individus occupant les maisons, serait augmenté seulement en raison de la valeur locative réelle de la partie des nouvelles constructions affectée à l’habitation personnelle. « Nous proposons, disait le ministre des finances, de ne fixer qu’au vingtième la proportion d’après laquelle seront calculées les augmentations. Par la combinaison que nous venons d’exposer, le nivellement des départemens s’opérerait à la longue et sans secousse, car les augmentations seraient calculées pour tous d’après le taux uniforme du vingtième, tandis que les diminutions seraient plus ou moins fortes pour chacun selon la position contributive actuelle. Le recensement des portes et fenêtres, ajouta-t-il, a été mieux fait en 1841; nous le prenons pour base de notre nouvelle répartition. L’augmentation ou la diminution de la population des villes sera également une cause d’augmentation ou de diminution du contingent du département. »

La loi du 4 août 1844 (article 2) décida effectivement qu’à partir du 1er janvier 1846, le contingent de chaque département dans la contribution personnelle et mobilière serait diminué du montant en principal des contributions personnelles et mobilières afférentes aux maisons détruites, de même qu’il serait augmenté proportionnellement à la valeur locative des maisons nouvellement construites, à mesure qu’elles seraient imposées à la contribution foncière, et que l’augmentation serait du vingtième de la valeur locative réelle des locaux consacrés à l’habitation personnelle.

Elle contient une autre disposition relative à la contribution des portes et fenêtres, qui porte qu’à l’avenir, lorsque, par suite du recensement officiel de la population, une commune passera dans une catégorie inférieure ou supérieure à celle dont elle faisait partie, le contingent du département dans la contribution des portes et fenêtres sera diminué ou augmenté de la différence résultant du changement du tarif. La loi du 4 août 1844 aurait dû aller plus loin. L’assiette, la répartition et le mode de perception des trois impôts personnel, mobilier et des portes et fenêtres peuvent être l’objet d’autres améliorations pratiques.

La première réforme que nous signalons a été demandée dans plusieurs des propositions dont nous avons parlé: c’est la séparation du contingent de la contribution personnelle de celui de la contribution mobilière ; elle a été réalisée déjà, comme nous l’avons déjà vu, par la loi du 26 mars 1831 ; elle a été abandonnée ensuite, sans motifs valables, en 1832. Les inconvéniens de la réunion de ces contingens ont été indiqués clairement dans l’exposé des motifs du projet de loi du mois de novembre 1830; ils n’ont pas cessé de se produire depuis cette époque. Les conseils généraux, en modifiant à leur gré les charges des cotes personnelles ou celles des cotes mobilières, peuvent favoriser, selon leur tendance, les classes ouvrières ou les classes aisées: s’ils portent le prix de la journée de travail au minimum légal, c’est-à-dire à fr. 50, la part afférente aux cotes personnelles est très faible; s’ils le fixent au maximum, à 1 fr. 50. cette part est trois fois plus forte. La somme à répartir sur le chiffre des loyers est donc très élevée dans le premier cas et très réduite dans le second; les conseils généraux abusent quelquefois de cette faculté légale. Le prix de la journée de travail est loin d’être toujours en rapport avec le taux réel des salaires de la région : dans certains départemens pauvres, où les salaires sont peu élevés, le prix de la journée de travail est fixé à un taux plus fort que dans d’autres départemens, beaucoup plus riches, dans lesquels le travail coûte plus cher. Dans quelques départemens la cote personnelle moyenne descend à 1 fr. 60 ou à 1 fr. 70 par tête ; elle s’élève, au contraire, à 3 fr. 60 et plus dans quelques autres, et souvent la progression existe dans un sens inverse à la richesse respective de chaque circonscription. Il est arrivé dans des départemens que les deux tiers et même les trois quarts du contingent total ont été mis arbitrairement à la charge des taxes personnelles. La séparation des deux contingens ferait cesser les abus de cette nature.

Chacun de ces deux impôts, considérés distinctement, nous paraît en outre susceptible d’améliorations, utiles.

Le taux de la taxe personnelle, à notre avis, ne devrait pas être subordonné aux appréciations des conseils généraux. Il doit être fixé directement par la loi. Mais doit-il être uniforme pour toutes les communes? Ne pourrait-on pas en déterminer le taux d’après le chiffre de la population? La loi du 26 mars 1831 tenait compte, en effet, de la population; les communes étaient divisées à cet égard en six catégories : celles qui ont une population agglomérée au-dessous de 1,500 âmes; celles de 1,500 à 5,000 âmes; celles de 5,000 à 10,000 âmes; celles de 10,000 à 20,000 âmes; celles de 20,000 à 50,000 âmes et celles de 50,000 âmes et au-dessus; les taxes variaient, suivant les catégories, de 2 fr. 10 à 4 fr. 50. Le tarif gradué, dans ce cas, est très rationnel; la cote personnelle est calculée d’après le prix de trois journées de travail; il est certain que les salaires sont plus chers dans les petites villes que dans les communes rurales, et plus chers encore dans les grandes villes que dans les petites; il est donc tout naturel que les taxes soient graduées à raison du chiffre des salaires. Le prix de la journée de travail pourrait être fixé à 1 franc dans les communes au-dessous de 1,500 âmes, et être élevé à 1 fr. 10, 1 fr. 20, 1 fr. 25, 1 fr. 30 et à 1 fr. 50 pour les autres catégories; ces taux seraient encore bien au-dessous de la réalité. Le montant des taxes serait aussi porté pour les diverses catégories à 3 francs, 3 fr. 30, 3 fr. 60, 3 fr. 75, 3 fr. 90 et 4 fr. 50. Ces taxes, comme tous les autres impôts directs, pourraient être acquittées par douzième; il est évident qu’elles seraient supportées facilement par tous les contribuables non indigens. Nous pensons que tous les Français portés sur la liste électorale devraient être imposés à la contribution personnelle. Tous les citoyens sont égaux au point de vue politique; tous devraient également payer un impôt corrélatif à l’exercice de leurs droits politiques. Ce ne serait pas un cens imposé à l’électorat, car tous les Français continueraient à être électeurs de droit, conformément aux dispositions de la loi électorale; ce serait la taxe du citoyen, suivant l’expression de la loi du 7 thermidor an III. En 1877, le nombre des contribuables soumis à la cote personnelle était de 7,936,553; le taux moyen de la taxe, de 2 fr. 05 et le produit de cet impôt, de 16,234,289 fr. 19. Avec les réformes que nous venons d’indiquer, le nombre des imposés, déduction faite des indigens, serait au moins de 8,500.000. La taxe moyenne s’élèverait à 3 fr. 40 environ ; par suite, l’impôt donnerait un rendement de 28,900,000 francs, c’est-à-dire un excédent sur le produit actuel de 12,665,111 francs.

La répartition de l’impôt mobilier pourrait être aussi heureusement modifiée.

Les contingens départementaux originels ont été constitués d’une manière défectueuse, comme nous l’avons exposé précédemment; la loi du à août 1844 ne les a pas rectifiés; elle n’a établi la proportionnalité que sur les revenus des constructions nouvelles. La faculté donnée aux conseils généraux de sous-répartir arbitrairement le contingent total de chaque département sur les cotes personnelles et sur les valeurs locatives a eu pour résultat d’augmenter encore les inégalités. Dans certains départemens, l’impôt mobilier ne représente en principal que 1 1/2 ou 2 pour 100 des valeurs locatives; dans d’autres au contraire, il est de 6 à 7 pour 100, alors que le taux moyen est d’environ 4 pour 100 du montant des revenus des propriétés bâties. Un recensement général des valeurs locatives serait nécessaire pour asseoir cet impôt sur une base réellement proportionnelle. Il est évident que la loi du 4 août n’a pas atteint ce but; la contribution mobilière ne sera assise proportionnellement sur le produit des propriétés que lorsque toutes les maisons existantes en 1846 auront été démolies et remplacées par des constructions nouvelles, c’est-à-dire dans un délai qui ne sera certainement pas de moins d’un siècle. Le mode de quotité devra être le complément de ce travail; il maintiendra l’égalité de la répartition pour l’avenir; il aura en outre l’avantage de procurer au trésor le bénéfice de l’accroissement successif et continu des revenus des maisons. Nous avons vu que, de 1823 à 1829, les valeurs locatives ont augmenté de 28 pour 100; depuis cette époque, elles ont continué leur marche ascendante plus ou moins rapidement. Il est vrai que, depuis 1846, l’état a bénéficié de l’augmentation des revenus résultant des constructions nouvelles. La contribution mobilière de ce chef s’est accrue de 18 millions; mais il n’a pas profité de la plus-value des loyers des maisons bâties antérieurement à cette époque. Cette plus-value est certainement considérable. Si on applique au montant de toutes les valeurs locatives, constaté par le résultat du recensement général, la taxe du vingtième du revenu net admise par la loi de 1844, l’impôt mobilier donnera un accroissement de recette qui probablement ne sera pas inférieur à 10 millions.

On a reproché à l’impôt mobilier diverses imperfections : on a dit notamment qu’il taxe proportionnellement plus les nombreuses familles que les petites; qu’en effet, l’importance des loyers dans certains cas, au lieu d’être l’indication de l’importance des revenus des contribuables, n’est que la conséquence des besoins particuliers résultant de l’existence d’un plus grand nombre d’enfans; on pense qu’il serait juste dans ces circonstances de modérer le taux de la taxe mobilière. Quelques économistes ont proposé de modifier la loi française en ce sens. « Nous ne voyons pas pourquoi, dit M. Leroy-Beaulieu[7], on ne tiendrait pas compte, pour l’assiette de l’impôt, du nombre des membres des familles: un célibataire pourrait être astreint à une taxe un peu plus élevée relativement à son loyer que la taxe qui frapperait un ménage dans les mêmes conditions; on pourrait aussi réduire le taux de la taxe d’après le nombre des en ans mineurs. » C’est là, en effet, une question intéressante qui mérite d’être examinée; il ne paraît pas impossible de donner satisfaction, par une disposition spéciale, au vœu formulé par M. Leroy-Beaulieu. On pourra encore corriger d’autres imperfections. Même, avec des améliorations, cet impôt ne sera certainement pas sans défauts, car il n’y a pas de taxe qui n’ait les siens: on peut dire cependant qu’il est dans tous les cas un de nos impôts les plus recommandables.

L’impôt sur les portes et fenêtres doit être converti également en impôt de quotité. Il était perçu sous cette forme à l’origine. Après avoir été transformé en impôt de répartition par la loi du 13 floréal an X, il reprit en 1831 son caractère primitif; nous savons comment M. Humann jugea en 1832 l’abrogation de cette réforme. Il faut faire revivre sans hésiter les dispositions de la loi du 26 mars 1831. Il n’y a aucune raison sérieuse pour maintenir la répartition. C’est surtout une contribution de cette espèce qui doit être établie sous la forme de quotité. Elle a pour base un fait matériel qui peut être facilement constaté : le nombre des ouvertures est la seule base de l’impôt dans le système des lois du 4 frimaire an VII et du 21 avril 1832. Toute répartition entre les départemens, les arrondissemens et les communes est nécessairement arbitraire.

Nous pensons qu’une autre amélioration pourrait encore être faite à l’impôt des portes et fenêtres; il faudrait généraliser le principe du décret du 17 mars 1852, c’est-à-dire diviser la contribution des portes et fenêtres en deux taxes : une taxe pour chaque ouverture et une taxe proportionnelle au chiffre de la valeur locative. La première pourrait rester variable, comme elle l’est actuellement, à raison de la population des villes et des communes, du nombre des ouvertures de chaque maison jusqu’au chiffre de 5, et à raison de la nature des ouvertures et des étages, sauf à en diminuer le taux afin de ne pas dépasser, par l’application des deux taxes réunies, la recette qu’on entend obtenir de cet impôt. On pourrait cependant leur faire rendre sans exagération un excédent de produit d’environ 6 à 8 millions.

Nous estimons que les améliorations qui résulteraient des mesures que nous avons indiquées augmenteraient le rendement des trois contributions d’environ 28 à 30 millions.


IV.

Des financiers et des économistes voudraient qu’on fît à notre système de contributions directes des modifications plus considérables; quelques-uns proposent d’ajouter aux contributions spéciales sur les revenus fonciers, mobiliers, industriels, commerciaux et professionnels un impôt général sur le revenu; d’autres, en plus petit nombre, demandent la suppression de tous les impôts directs et indirects, et leur remplacement par une taxe unique sur le capital.

Ces deux propositions ne doivent pas être mises sur la même ligne dans les préoccupations des hommes qui s’occupent des finances publiques. On peut discuter les avantages et les inconvéniens de l’une d’elles et avoir des doutes sur l’opportunité de son adoption; sur l’autre, au contraire, l’hésitation n’est pas possible.

Nous nous demanderons d’abord s’il convient d’ajouter à nos contributions directes existantes un impôt général sur le revenu.

L’impôt sur le revenu existe, dit-on, en Angleterre, en Prusse, en Autriche, en Italie. Il est, en principe, rigoureusement proportionnel aux facultés de chaque contribuable; il donne le moyen, par l’exonération des petits revenus, de compenser ce que les classes pauvres paient de trop en impôts indirects; il aurait l’avantage, chez nous spécialement, de corriger dans une certaine mesure les inégalités de nos autres taxes auxquelles il serait ajouté.

Nous reconnaissons que l’income-tax ne mérite pas tous les reproches qu’on lui a adressés dans les discussions dont elle a été l’objet devant l’assemblée nationale. Elle a, à divers points de vue, des avantages incontestables; nous ne sommes pas, en principe, personnellement hostile à cet impôt. Mais il ne doit pas être examiné seulement en théorie; quand on veut en faire l’application, il faut l’étudier surtout en tenant compte de la législation fiscale et de la situation sociale et économique du pays dans lequel on propose de l’établir.

Quoique l’income-tax ait eu beaucoup île peine à s’acclimater en Angleterre, il était tout naturel qu’elle y devînt une institution financière d’une grande importance; car avant son établissement, les contributions directes étaient presque nulles dans ce pays. Les revenus industriels, commerciaux et professionnels, de même que les revenus mobiliers, n’étaient pas imposés et les contributions sur les revenus fonciers étaient relativement très légères: le land-tax, impôt foncier sur la terre, s’élevait à 27 millions; l’impôt sur les maisons, à 3 millions. A l’exception de cette double taxe, il n’y avait aucun impôt spécial direct sur les revenus ni aucun impôt général sur l’ensemble des revenus.

Dans les autres pays où l’income-tax a été établie, elle ne frappe également que des revenus non imposés ou très ménagés.

Ainsi, en Italie, elle n’atteint pas les revenus fonciers, qui seuls sont soumis à un impôt spécial ; elle ne porte que sur les revenus mobiliers et industriels, qui ne sont soumis à aucune autre taxe directe. En Prusse, il n’existait pas d’impôt mobilier ni aucune taxe générale ; l’income-tax n’est donc superposée qu’aux impôts foncier et industriel. En Autriche, elle se compense généralement, jusqu’à due concurrence, avec les impôts déjà établis.

En France, l’income-tax peut-elle se combiner avec nos impôts existans ? Nous avons déjà, nous, un impôt direct spécial sur chaque nature de revenus : sur les revenus fonciers ; sur les revenus de toutes les valeurs mobilières ; sur les revenus industriels, commerciaux et professionnels ; plus la taxe personnelle. Nous avons, en outre, superposés à ces taxes spéciales, six impôts généraux sur l’ensemble de tous les revenus, à savoir : l’impôt sur les loyers ; l’impôt des portes et fenêtres ; l’impôt sur les chevaux ; l’impôt sur les voitures ; l’impôt sur les billards, et l’impôt sur les cercles.

L’impôt sur les valeurs locatives est inexactement désigné sous le nom d’impôt mobilier, car il frappe tous les revenus : les revenus fonciers, commerciaux, industriels et les revenus de toutes les valeurs mobilières, même les revenus qu’on n’a pas cru devoir soumettre à la taxe de 3 pour 100 établie par la loi du 27 juin 1872, tels que les arrérages des rentes, les valeurs industrielles étrangères non cotées, les intérêts des créances, les profits de l’industrie agricole, les pensions et les traitemens. Les impôts sur les portes et fenêtres, sur les chevaux, les voitures, les billards et les cercles ont le même caractères de généralité. Les quatre dernières taxes, comme celle qu’on a voulu établir sur les domestiques en livrée, sont improprement désignées sous le nom d’impôts somptuaires : il n’y a pas dans la législation française de taxes destinées à réprimer le luxe et la dépense ; les impôts dont il s’agit n’ont pas été établis dans le but de diminuer le nombre des voitures de maîtres ou des chevaux affectés au service des personnes, ni le nombre des billards, ni la fréquentation des cercles ; ils ont été créés uniquement pour atteindre l’aisance présumée de ceux qui font usage des choses sur lesquelles ces taxes sont assises. Les motifs qui ont déterminé l’établissement de ces impôts font désirer, au contraire, l’accroissement de la matière imposable, car en même temps qu’il indique le développement de la richesse publique, il augmente les ressources de l’état.

Nous le répétons, les six impôts que nous venons d’énumérer ont uniquement pour objet d’atteindre l’ensemble des revenus de chaque contribuable.

L’income-tax se compose, comme on sait, de cinq impôts désignés sous le nom de cédules. La cédule A comprend la taxe sur les revenus des maisons et des terres; la cédule B, la taxe sur les bénéfices de l’exploitation de la terre ; la cédule C, la taxe sur les revenus des valeurs mobilières et des fonds publics; la cédule D, la taxe sur les revenus industriels et commerciaux et, enfin la cédule E, la taxe sur les traitemens et les pensions. Ces cinq cédules embrassent l’ensemble des revenus de toute nature de chaque contribuable. Etablie en France, l’income-tax ne ferait pas seulement double emploi avec l’impôt foncier, l’impôt sur les valeurs mobilières et celui des patentes; elle viendrait en outre s’ajouter aux six taxes générales sur tous les revenus qui sont, elles-mêmes, des impôts superposés aux impôts spéciaux directs sur chaque nature de revenus. Tel que l’a proposé l’honorable M. Wolowski devant l’assemblée nationale, l’impôt sur le revenu devait s’ajouter en effet à toutes nos contributions directes, même à celles qui ont un caractère général.

La superposition d’un impôt à un autre n’est pas, sans doute, une objection absolue. L’income-tax est superposée en Angleterre, à l’impôt foncier; en Prusse, à l’impôt industriel et à l’impôt foncier. Nous ferons remarquer cependant que nulle part, le double emploi n’est aussi général qu’il l’aurait été en France si la proposition de M. Wolowski avait été adoptée. — En effet, ce qui caractérise spécialement notre régime fiscal et le distingue essentiellement de celui des autres pays, c’est que, chez nous, indépendamment des impôts directs spéciaux sur chaque nature de revenus, qui n’existent dans aucun autre état d’une manière aussi complète, nous avons, comme nous venons de l’exposer, des impôts généraux sur l’ensemble des revenus des contribuables, impôts superposés aux taxes spéciales. Nous admettons, si on le veut, que nos impôts directs spéciaux, l’impôt foncier, l’impôt sur les valeurs mobilières, l’impôt des patentes puissent coexister avec l’income-tax, mais ce qui nous paraît absolument inadmissible, c’est qu’on la superpose à d’autres impôts déjà superposés eux-mêmes. Est-il possible, en effet, qu’après avoir frappé une première fois les revenus des propriétés foncières, de l’industrie, du commerce, des professions libérales, et des valeurs mobilières, de taxes spéciales et directes; après les avoir imposés une seconde fois par la contribution sur les loyers; une troisième fois, par celle des portes et fenêtres; une quatrième fois par les diverses taxes sur les chevaux et les voitures, sur les billards et les cercles, on vienne encore les frapper une cinquième fois par l’income-tax !

Il faut choisir entre le système des taxes générales et le système anglais : on ne peut les appliquer l’un et l’autre ; on ne peut pas consentir à ce qu’on grève en même temps les mêmes revenus de cinq contributions directes différentes, ce serait monstrueux !

Nous posons donc en fait que si, à la rigueur, les impôts sur les revenus fonciers, mobiliers et industriels et l’income-tax peuvent coexister, il est absolument impossible d’appliquer simultanément cette dernière taxe et les impôts sur les loyers et sur les portes et fenêtres.

Nos taxes générales, superposées aux impôts spéciaux directs, sont exactement l’équivalent de l’income-tax; elles sont assises exactement sur les mêmes revenus qui servent de bases à ce dernier impôt : cependant avec cette aggravation qu’elles frappent une seconde fois des revenus qui, en Angleterre, ne sont soumis qu’à un seul impôt direct. Elles en différent au fond sur un point : l’income-tax n’atteint généralement que les revenus au-dessus d’un minimum déterminé, tandis que les taxes françaises grèvent tous les revenus sans exception. Mais, dans un pays où l’égalité est la base de la législation financière, on pensera, sans doute, que cette différence ne doit pas être une cause de préférence en faveur de l’impôt anglais. Nous ajoutons qu’en France, où la propriété, l’industrie ou le commerce sont extrêmement divisés, si on exemptait les petits revenus, les deux tiers des revenus fonciers et les trois cinquièmes des revenus industriels et commerciaux échapperaient à cet impôt, qui, par suite ne pourrait être productif qu’à la condition que le taux en fût très élevé. L’exonération des petits revenus a un autre danger. Dans un pays de suffrage universel, comme la France, il n’est pas sans péril d’établir des impôts dont la plus grande partie de la population serait affranchie, car la majorité pourrait écraser à son profit les classes aisées de charges dont elle ne supporterait pas sa part.

L’income-tax diffère davantage de nos taxes générales, par les moyens employés pour la fixation du chiffre des revenus, et par les formes de la perception; sous ce rapport, elle a théoriquement un avantage incontestable, car la constatation directe des revenus est évidemment, en principe du moins, un moyen plus exact que l’évaluation basée sur des signes présomptifs. Cependant, même à ce point de vue, il ne faut pas donner une trop grande supériorité à l’income-tax. D’une part, le chiffre des loyers», le confortable, le luxe de l’existence, sur lesquels nos taxes générales sont assises, sont justement considérés comme des signes extérieurs qui fournissent assez exactement l’indication de l’aisance ou de la richesse relative des familles et donnent à ces impôts une hase équitable.

D’un autre côté, les déclarations des contribuables, malgré le contrôle de l’administration, donnent lieu à des fraudes excessives qui altèrent gravement, en fait, l’égalité de la répartition de l’income-tax, D’après les témoignages officiels des agens du fisc, en Angleterre, les dissimulations sont considérables. On en trouve la preuve authentique dans un rapport des commissaires du revenu intérieur qui ont constaté à l’occasion de la démolition d’un quartier de Londres, « que la déclaration des parties pour l’income-tax avait été, pour les maisons démolies, de 1,841,075 francs, et les revenus déclarés pour l’expropriation, dont l’exactitude a été établie, étaient de 4,284,200 francs, dépassant ainsi les déclarations pour l’income-tax de 2,443,000 francs. De toutes les enquêtes que nous avons faites, ajoutent les commissaires, il résulte que 40 pour 100 des contribuables ont fait des déclarations notablement inférieures à leur revenu réel. »

Le rapport ajoute que a cette observation ne s’applique qu’aux revenus commerciaux et industriels, car l’income-tax sur les terres, les maisons, les dividendes de fonds publics, les traitemens et les pensions, est perçu très exactement jusqu’au dernier penny. »

Des fraudes analogues étaient pratiquées aux États-Unis pendant que l’income-tax y a été établie. Les dissimulations se sont élevées, comme en Angleterre, jusqu’à 100, 200 et 300 pour 100.

En Italie, les fraudes ne sont pas moins considérables, nous citerons, à l’appui de cette affirmation, l’exposé des motifs d’un projet de loi présenté à la chambre des députés italienne dans la séance du 10 mars 1877: « La constatation des Revenus, dit M. Depretis, ministre des finances, est-elle assez perfectionnée pour qu’on puisse croire qu’elle atteint exactement le revenu réel ? L’accroissement de l’impôt suit-il de près les phases que traverse la richesse du pays ? Personne n’oserait répondre affirmativement à ces questions. » Après avoir examiné les revenus déclarés dans les diverses professions, il en conclut qu’en Italie, d’après les déclarations des avocats, des notaires et des médecins les plus occupés, le produit annuel de ces professions serait en moyenne, pour les avocats de 756 livres, pour les notaires de 537 livres et pour les ; médecins de 398 livres, c’est-à-dire moins du dixième du produit réel. Le salaire des employés de l’état, qui ne peut pas être dissimulé, dépasse dans les déclarations le montant du revenu de-tous". les fermiers et de tous les individus qui se livrent à l’exercice des industries agricoles ou similaires. Le commerce de la soie, qui représente à l’importation et à l’exportation, sans compter la consommation intérieure, un mouvement d’affaires de 700 millions, ne produit, d’après le témoignage des intéressés, que 6 millions de bénéfices ! « Si nous tenons compte, ajoute le ministre des finances, des injustices, des inégalités qui découlent nécessairement de l’infidélité des déclarations, si nous fixons notre attention sur les ennuis résultant d’une procédure longue et minutieuse et sur toutes les difficultés d’application qui sont autant de causes d’erreurs, nous ne devons pas beaucoup nous étonner que cet impôt soit aujourd’hui un de ceux contre lesquels le pays réclame le plus vivement. »

Une grande partie des revenus échappent ainsi à l’application de l’impôt, tandis que les revenus qu’on ne peut pas dissimuler et ceux des contribuables qui ne veulent pas violer la loi sont soumis à la totalité de la taxe. Il en résulte une grande inégalité dans la répartition de l’income-tax. On pourrait peut-être dire, d’après les aveux officiels que nous avons cités, que l’income-tax crée les mêmes inégalités, sinon des inégalités plus grandes, que celles qui résultent de l’application de nos taxes générales. En admettant d’ailleurs que les dissimulations n’altèrent pas à ce point la proportionnalité de la répartition, l’infériorité relative de nos taxes générales, à ce point de vue, est encore largement compensée par la supériorité de notre mode de perception. Sans exagérer les difficultés et les inconvéniens que présente la recherche des revenus industriels, commerciaux et agricoles, on ne peut nier que ces difficultés existeraient à un très haut degré dans un pays comme le nôtre, où l’on compte 1,600,000 patentables, plusieurs millions de fermiers et d’agriculteurs cultivant eux-mêmes leurs terres. Toutes choses compensées, il y aurait, à notre avis, peu d’avantages et beaucoup de dangers à substituer le système anglais, inconnu de nos populations, au système français, qui est appliqué depuis près d’un siècle et auquel elles sont habituées.

Quelques personnes paraissent portées à donner la préférence à l’income-tax, parce qu’elle procurerait au trésor un produit plus considérable que nos taxes générales. Nous croyons que, sous ce rapport encore, elles se font illusion. Les taxes générales françaises, sous la forme ingénieuse où elles sont perçues, ont donné à l’état en 1877, en sus des contributions spéciales directes, 111,600,000 fr. et 74,574,000 francs aux départemens et aux communes, soit en totalité 186,175,237 francs [8].

Si ces taxes générales étaient améliorées dans le sens que nous avons indiqué précédemment, nous avons vu qu’elles donneraient un excédent de recettes en principal d’au moins 28 à 30 millions de francs. Par conséquent, le produit des taxes générales superposées aux trois contributions directes peut être évalué, avec les centimes additionnels départementaux et communaux, à 216,175,237 francs. C’est donc avec ce dernier chiffre, ou tout au moins avec celui de 186,174,237 francs qui est actuellement perçu, qu’il faut établir la comparaison du rendement possible de l’income-tax.[9].

L’income-tax, venant s’ajouter aux contributions directes existantes, produirait-elle une somme supérieure aux 216 millions de francs qu’on peut obtenir avec nos taxes générales actuelles, taxes dont la suppression serait nécessaire, ou même aux 186,175,237 fr. touchés effectivement en 1877? M. Wolowski a répondu lui-même à cette question. Il a estimé le rendement de l’impôt général sur le revenu à 150 millions. Ce produit fût-il réalisable, ce qui est douteux, serait donc inférieur à ce que rapportent actuellement et surtout à ce que peuvent rapporter nos taxes générales. Il faut remarquer que, pour arriver à cette recette de 150 millions, M. Wolowski fixe le taux du nouvel impôt à 3 pour 100 des revenus, traitements et salaires. Croit-on sérieusement qu’il serait possible de frapper d’une nouvelle taxe de 3 pour 100 la propriété foncière qui supporte déjà en moyenne un impôt de 4 et demi à 5 pour 100 en principal, d’environ 9 à 10 pour 100 avec les centimes additionnels, et quelquefois, par suite de l’inégalité des répartitions, de 12 à 15 pour 100; et d’ajouter encore à ces deux taxes directes les 3 pour 100 sur les bénéfices des fermiers ou des cultivateurs exploitant eux-mêmes leurs propriétés, qui en définitive seraient supportés par la terre? Pourrait-on grever encore de 3 pour 100 les valeurs mobilières, qui sont déjà imposées de 3 pour 100 par la loi du 29 juin 1872 et qui supportent, en outre, les droits de timbre et de mutation représentant pour les titres au porteur une charge annuelle de 2 pour 100, et élever ainsi à 8 pour 100 les droits auxquels elles seraient assujetties? Pourrait-on augmenter de la même surtaxe l’impôt des patentes qu’on trouve déjà trop élevé? Personne n’oserait répondre affirmativement.

Si les contribuables avaient à opter entre un nouvel impôt direct de 3 pour 100 sur les revenus de toute nature, pour la perception duquel il serait nécessaire de donner aux agens du fisc le droit de s’immiscer dans les affaires de 1,600,000 patentables, de plusieurs millions de fermiers, cultivateurs, médecins et avocats, et d’autre part des taxes générales qui se perçoivent sans troubler leurs habitudes, ils n’hésiteraient pas. Le gouvernement lui-même préférerait évidemment le maintien de ces impôts qui produisent 186 millions, qui peuvent en rapporter 216 avec quelques améliorations faciles à réaliser, à l’impôt sur le revenu qui ne donnerait que 150 millions avec un tarif excessif, et dont le recouvrement aurait l’inconvément de s’effectuer sous une forme nouvelle, gênante, vexatoire, et de créer à l’administration de grandes difficultés.

Les impôts personnel et mobilier et des port s et fenêtres sont attaqués particulièrement par les partisans de l’impôt unique sur le. capital. L’un d’eux, M. Menier, a demandé, en 1876, devant la chambre des députés, la suppression non-seulement de ces deux impôts, mais encore de tous les impôts existant, directs et indirects, et leur remplacement par la taxe unique qu’il préconise. En 1872, on avait proposé à l’assemblée nationale un impôt sur le capital destiné au paiement de l’indemnité de guerre; plus tard on a voulu, par un impôt de même nature, créer un supplément de ressources pour équilibrer le budget de l’état; mais ces propositions laissaient subsister tout notre système fiscal. L’impôt proposé en dernier lieu devait, au contraire, à lui seul, procurer les ressources nécessaires pour couvrir toutes les dépenses publiques. M. Menier ne demandait pas cependant à remplacer d’un seul coup tous les impôts actuels, mais il voulait, en procédant graduellement, arriver finalement et le plus tôt possible à l’impôt unique sur le capital.

Nous devons comparer, en quelques mots, les effets de cet impôt et ceux de nos contributions existantes qu’il serait destiné à remplacer. Nous n’examinerons pas si, en principe, les impôts doivent être assis sur le capital ou sur le revenu, c’est-à-dire si on doit prendre pour base d’évaluation de la matière imposable le capital ou le revenu. L’étude de cette question théorique n’entre pas dans le cadre de notre travail; elle nous paraît d’ailleurs n’avoir qu’un intérêt secondaire, car, quel que soit le mode de procéder, il est évident que, dans tous les cas, les impôts permanens doivent toujours être payés sur les revenus : autrement on arriverait plus ou moins rapidement à l’absorption complète de la chose elle-même. Nous savons ce qui a été dit en faveur du mode de fixation de la valeur de la matière imposable par l’évaluation du capital. Cependant nous estimons que le revenu est une base meilleure, plus sûre, plus facile; à saisir. Mais ce n’est pas le système d’évaluation adopté par les promoteurs de l’impôt sur le capital que nous combattons principalement : ce que nous condamnons, c’est l’unité de la taxe.

L’impôt proposé par les partisans de la doctrine dont M. Menier est le plus laborieux défenseur n’est même pas établi sur tous les capitaux. Il ne frappe que les capitaux fixes: le sol, les mines, les constructions, les machines, les outillages, les navires, les animaux servant aux exploitations, les ustensiles de ménage, les meubles et les objets d’art. Les capitaux circulans : c’est-à-dire les marchandises destinées au commerce, les matières premières, la monnaie, les rentes, les créances, les actions, les obligations et les autres valeurs mobilières de toute nature, en seraient exemptées. Tous les impôts existans au profit de l’état, des départemens et des communes, y compris les octrois, seraient supprimés. Nous n’analyserons pas les raisons données soit à la commission du budget et à la chambre des députés, soit dans divers écrits, pour la justification de ce système, ni les réponses qui ont été faites; nous nous bornerons à indiquer les résultats de l’application de cette conception fiscale.

Les impôts de toute nature qui seraient remplacés par la taxe unique proposée par M. Menier ont donné en 1877, en principal et centimes additionnels, un produit de 3,288,074,947 francs[10], les capitaux fixes auraient désormais à supporter exclusivement cette charge. Les navires, l’outillage industriel, les objets d’art et les meubles meublans représentent à peu près la dixième partie de la valeur totale des capitaux fixes compris dans la proposition. Le sol, les maisons et usines, l’outillage agricole et les immeubles par destination, les animaux servant à l’exploitation de la terre, représentent les neuf autres dixièmes. Il s’ensuit que la propriété foncière et ses accessoires seraient grevés des neuf dixièmes de la somme de 3,288,074,947francs, soit de 2,959,267,453 francs ; actuellement les mêmes matières imposables paient directement 377,080,198 f.[11] c’est-à-dire la huitième partie de la charge qu’elles auraient à supporter si l’impôt unique sur les capitaux fixes était substitué aux contributions existantes. La propriété qui est aujourd’hui assujettie à 100 francs d’impôt paierait 800 francs; celle qui est imposée à 1,000 francs le serait désormais à 8,000 !

L’auteur de la proposition prétend que le propriétaire des fonds recouvrerait sur le consommateur l’excédent d’impôt qu’il aurait à supporter, en vendant sa récolte plus cher; mais il oublie que le blé, le vin, la laine, le bétail seraient en concurrence sur les marchés français, comme sur les marchés étrangers, avec les produits de même nature venant des autres pays qui ne sont pas grevés de taxes aussi lourdes ; que par suite les produits français seraient soumis au cours commun. Ils ne pourraient même pas être protégés sur les marchés français par des droits de douane, puisque tous les impôts indirects seraient abolis. C’est donc le propriétaire du sol français qui supporterait l’excédent de l’impôt. Si actuellement il paie de 9 à 10 pour 100 de son revenu, sans parler des cotes exceptionnellement surchargées, par suite des inégalités des répartitions, il serait désormais imposé à 70 ou à 80 pour 100 et jusqu’à 120 pour 100 de son revenu réel, si des inégalités dans le taux d’imposition subsistaient. Quand même le produit net serait un peu augmenté par l’effet de la diminution des salaires des ouvriers agricoles, ce qui est douteux, un impôt aussi considérable, même en tenant compte de la suppression des taxes générales, devrait encore être considéré comme l’équivalent de la confiscation de la propriété au profit du fisc,

La propriété immobilière serait en réalité improductive et sans valeur. Le capital disparaîtrait absorbé par la taxe, et la taxe elle-même dont le capital serait la base ne pourrait bientôt plus se percevoir. La propriété foncière serait ruinée. L’état se trouverait bientôt en présence de charges énormes, sans ressources pour y faire face ! Étant donnée la situation financière de la France, l’impôt unique sur le capital est une conception absolument chimérique. L’impôt unique sur les revenus serait un peu moins insuffisant, car sa base serait plus large : il frapperait outre les revenus fonciers, les profits du commerce, de l’industrie, de l’agriculture et des professions, les traitemens et les salaires; mais il n’en serait pas moins lui-même inacceptable, car les impôts directs seuls ne peuvent pas produire les ressources nécessaires pour faire face à des charges publiques qui s’élèvent à près de 3 milliards 300 millions !

L’impôt unique de M. Menier n’est que la résurrection, sous un autre nom et avec peu de modifications, de la vieille doctrine des physiocrates, déjà bien des fois condamnée, et dont l’influence a été si funeste aux finances françaises, à une autre époque. Elle n’a pourtant jamais été appliquée aussi complètement qu’on le propose aujourd’hui. Malgré la faveur accordée à la fin du dernier siècle au système physiocratique, l’assemblée constituante avait ajouté, en effet, à l’impôt foncier, des taxes sur les revenus mobiliers, commerciaux et industriels et sur les salaires, ainsi que des droits de douane et d’enregistrement ; elle n’avait supprimé que les impôts de consommation, qu’on a dû d’ailleurs rétablir quelques années après, pour sortir de l’ère des déficits et des banqueroutes. Aujourd’hui, avec les charges énormes créées par la guerre de 1870, ajoutées à celles de nos budgets antérieurs, on propose sérieusement de supprimer tous les impôts directs et indirects, et de les remplacer par un seul impôt sur le capital fixe ! On voudrait aller plus loin que le législateur de 1791 et abolir même les taxes qu’il avait maintenues ou créées, taxes jugées nécessaires pour un budget de dépenses beaucoup moins lourd et qui ont cependant été encore très insuffisantes ! L’impôt unique sur le capital ne conduirait pas seulement à une banqueroute immédiate de la France, il serait de plus en soi, absolument injuste : les capitalistes, eussent-ils 500,000 fr. de revenus en valeurs mobilières, les banquiers, les industriels, les marchands en gros, ou en détail, les médecins, les avocats, feraient-ils 100,000, 200,000 francs, 1 million de bénéfices annuels dans l’exercice de leurs professions, ne supporteraient pas un centime des charges publiques !

Un système qui consacrerait de telles inégalités dans la répartition des dépenses de l’état, et qui aurait des conséquences si désastreuses, ne pouvait pas être l’objet d’un débat sérieux dans les commissions parlementaires ni devant les chambres. Aussi nous ne l’avons examiné et discuté que parce que nous voulions faire un exposé complet de tous les projets de réformes de l’ensemble de nos contributions directes.


MATHIEU-BODET.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1879.
  2. Projet de MM. Houssard et Louis Passy, du 21 juin 1871. (Annales de l’Assemblée nationale, t. III, p. 553.)
  3. Annales de l’assemblée nationale, t. VI, p. 342.
  4. De M. Eymard-Duvernay. (Annales de l’assemblée nationale, t. XXXVI, p. 81.)
  5. De MM, Thourel, Dethou, Lisbonne, Varambon, Beysset, Lockroy, Douville-Mailiefeu, Chalamet, Buyat, Dreux et Devès. (Annales du sénat et de la chambre des députés, t. I, p. 314.)
  6. Traité de la science des finances, t. I, p. 344.
  7. Traité de la science des finances, t. I, p. 357.
  8. ¬¬¬
    Impôt personnel et mobilier 58,500,000 fr.
    — portes et fenêtres 40,761,600
    — sur les chevaux, voitures, billards el cercles 42,339,6000
    141,601,200
    Centimes additionnels départementaux et communaux. 74,574,237
    Total 186,175,437 fr.
  9. Nous ne parlons pas des impôts spéciaux directs auxquels les taxes générales sont superposées, impôts qui s’élèvent à 324,900,000 francs : ¬¬¬
    Impôt foncier 172,400,000 fr.
    — des patentes 117,000,000
    — sur les valeurs mobilières 35,500,000
    Total 324,900,000 fr.
  10. ¬¬¬
    Impôts directs et indirects perçus au profit de l’état en 1877, déduction faite des produits des domaines et des forêts 2,619,604,803 fr.
    Impôts perçus au profit les départemens et des communes y compris les octrois et les prestations en nature 660, 470,084
    Total 3,288,074,947 fr.
  11. ¬¬-
    Impôt foncier, en principal 171,747,974 fr.
    — centimes additionnels 168,149,224
    Une partie de la prestation en nature 37,500,000
    Total 377,688,198 fr.