La Réforme et la révolution

La bibliothèque libre.

LA RÉFORME


ET


LA RÉVOLUTION.





Histoire de saint Pie V — Histoire de Louis XVI, par M. De Falloux




Quiconque veut marcher aux luttes où notre siècle nous appelle, comme il convient aux hommes qui respectent leur intelligence et leur ame, doit avoir réglé ses affaires de conscience sur deux points : le christianisme et le but final de la révolution. Depuis le XVIe siècle, depuis cette ère de rénovation qu’on a appelée la renaissance, trois grandes crises, trois grandes éruptions ont ébranlé tempêtueusement la civilisation européenne : la réforme, la philosophie du XVIIIe siècle, la révolution. Ce sont trois actes du même drame ; j’ose répéter ce lieu commun, parce qu’il me semble qu’on n’en a point encore épuisé tous les aspects. Le champ de bataille a changé trois fois ; la lutte, au fond, est restée la même sous d’autres noms, les mêmes principes ont toujours été en présence. L’issue du troisième assaut est donc annoncée par l’histoire des deux premiers. Voulez-vous savoir comment les institutions fondamentales, nécessaires, traditionnelles des sociétés survivront au débordement qui bouillonne et mugit à leurs bases ? voyez comment le principe d’autorité a résisté aux coups que lui ont portés le libre examen au XVIe siècle et l’incrédulité au XVIIIe. Voulez-vous savoir ce que la cause véritable de la civilisation demande de vous ? voyez quelles furent, dans les luttes antérieures, les prétentions absolues des deux partis extrêmes, et comparez ces violentes exigences aux progrès pratiques qui sont sortis du conflit et l’ont deux fois terminé. Mais se mêler aux événemens contemporains sans avoir devant sa pensée une vue arrêtée du mouvement des idées et des choses depuis la réforme, c’est tomber dans la politique de notre époque comme un homme ivre, c’est se livrer comme un jouet au flot qui va et vient, c’est entrer dans la lice non comme un soldat de Dieu et de la raison, mais comme un mannequin du hasard.

Cette vérité a été comprise de bonne heure par une portion très considérable de notre jeunesse, qui peut-être jusqu’ici a eu le tort de trop peu laisser voir au public la solidité de ses mérites. Je parle de cette jeunesse studieuse, virile, chrétienne, qui, tandis que d’autres préparaient des désastres à la France par des conspirations politiques, ou des déclamations brutales, ou une insouciante frivolité, ou des dissipations grossières, se formait, elle, à nos mœurs publiques par de sérieux exercices, s’unissait au peuple, aux pauvres, aux souffrans de notre état social par les œuvres de charité les plus zélées, les plus intelligentes, et semblait s’apprêter aux épreuves qui nous étaient réservées par la mâle générosité de ses convictions et de sa conduite. Cette jeunesse est entrée déjà par plusieurs de ses membres dans l’assemblée constituante. Une des forces de cette génération, c’est d’avoir pris un parti résolu et décisif sur le christianisme et la fin de la révolution française.

M. de Falloux est un des membres les plus distingués de ce groupe, un de ceux dont les débuts politiques ont déjà fixé l’attention. Lorsque nous l’avons vu faire acte de courageuse initiative dans les circonstances les plus critiques que l’assemblée nationale ait traversées, quand plus tard nous l’avons vu entrer dans le premier ministère qui depuis un an ait répondu aux vœux de l’immense majorité du pays, nous avions des motifs particuliers d’accompagner de nos sympathies et de nos espérances ces commencemens de la carrière de M. de Falloux. Depuis son entrée à la chambre des députés, peu de temps avant la fin du dernier règne, nous regardions M. de Falloux comme un des hommes en qui et par qui devra se faire la réconciliation de la vieille France et de la France nouvelle, qui seule finira nos malheurs. En politique, en religion, M. de Falloux appartenait au parti qui a gardé le dépôt des principes et des intérêts traditionnels de la France ; mais son âge, ses études, ses habitudes actives, le rangeaient dans la société nouvelle. Il se trouvait naturellement placé dans cette situation morale où d’autres n’arrivent que par le discernement de l’esprit et la droiture de la conscience, et où l’on embrasse en une même intelligence et en un même amour les traditions de notre vieille patrie et les conquêtes légitimes de la révolution. Il nous a donc paru intéressant de rechercher dans des livres publiés, il y a quelques années, par M. de Falloux les idées historiques de cette génération consciencieuse dont nous parlions tout à l’heure. Avant d’aborder les affaires, M. Falloux avait en effet exploré la vaste époque des révolutions religieuses et politiques dans deux œuvres sérieuses : l’Histoire de saint Pie V et l’Histoire de Louis XVI. On sent que l’auteur de ces livres a médité de bonne heure les problèmes de notre temps ; or, nous ne savons qu’une seule bonne manière d’adhérer à l’esprit et à la fortune de son siècle, c’est de sonder de haut et de loin les problèmes qui le tourmentent.

Comment le principe d’autorité peut se redresser plein de sève et de vigueur après avoir reçu les plus violentes atteintes ; par quelle série de faiblesses le principe d’autorité, même personnifié dans le cœur le plus pur, dans la main la plus honnête, mais affaibli par des corruptions antérieures, tombe sous l’agression de l’esprit révolutionnaire, voilà en deux mots les deux livres de M. de Falloux. Ce double enseignement prend ici une forme vivante dans l’existence de deux hommes, Pie V Louis XVI : Pie V, l’un des papes du XVIe siècle qui ont rallié avec le plus de force et d’élan la catholicité en déroute, et, la ramenant au combat, ont fait reculer le protestantisme dans des limites qu’il n’a plus franchies depuis ; Louis XVI, qui, dans sa propre personne et même dans ses vertus, présentait l’autorité anéantie aux coups révolutionnaires de l’esprit de destruction. Ce sont les destinées éternelles de la société qui se débattent dans les vicissitudes de ces deux vies. Les livres de M. de Falloux à la main, j’essaierai d’exposer quelques-unes des conclusions les plus pratiques qu’on en puisse tirer. Au nom même du principe d’autorité, je rechercherai ce qu’il y a de légitime, de noble, de fécond dans les résultats de la triple révolution religieuse, philosophique et politique ; contre l’esprit révolutionnaire, je montrerai le principe d’autorité survivant à ces trois révolutions, qui n’ont fait que modifier le milieu où ce principe s’exerce et quelques-uns de ses moyens d’action, mais qui n’ont rien enlevé et ne pourront jamais ravir un atome à la sublimité de son essence, à la légitimité de ses droits, à la majesté de son empire.

Un mot sur la nature des deux forces qui se sont livré bataille pendant ces révolutions. J’entends par le principe d’autorité la force de conservation de règle, de gouvernement, d’unité, sans laquelle les sociétés humaines n’auraient plus de cohésion et tomberaient en poussière ; j’entends par l’esprit révolutionnaire ce débordement d’aspirations, cette furie de désirs, ce déchaînement d’ambitions, ce délire d’orgueil et de liberté qui brisent tous les freins, renversent toutes les limites, et si les bornes même de notre nature n’y mettaient ordre, feraient de la terre, jusqu’à l’anéantissement du dernier homme, le champ de bataille de chacun contre tous et de tous contre chacun. Tous les progrès de l’humanité s’accomplissent autour du principe d’autorité : la marche de la civilisation est la série des efforts et des actes par lesquels les sociétés cherchent à améliorer leur gouvernement, c’est-à-dire à perfectionner dans leur sein les bases et les moyens d’action du principe d’autorité ; mais les sociétés sont ainsi faites, que chacun de ces progrès leur coûte une révolution et met leur existence en péril. Tel est le jeu des passions humaines que les réformateurs qui veulent améliorer le gouvernement social s’emportent à le détruire. Le besoin de perfectionner, le principe d’autorité enfante presque toujours des révoltes contre ce principe et provoque l’insurrection de l’esprit révolutionnaire. De là une perturbation dans les choses, suivie d’une longue et déplorable confusion dans les idées. Pendant un temps, les hommes semblent perdre le discernement du bien et du mal, du vrai et du faux. Ceux-ci couvrent de la légitimité du progrès accompli tous les moyens employés pour l’obtenir, ils glorifient les crimes de l’esprit révolutionnaire ; ceux-là s’irritent des résistances d’un pouvoir qui n’a pas saisi l’opportunité des réformes, ils proscrivent le principe d’autorité tout entier et s’acharnent à une destruction sans fin. Au XVIe siècle, au XVIIIe pendant la révolution française, les conséquences de la révolte contre le principe d’autorité sont les mêmes. Au XVIe siècle, il s’agissait d’amener l’église à la réforme d’abus disciplinaires ; mais on s’élève contre le principe d’autorité, on lui refuse l’interprétation du dogme révélé, on remet cette interprétation à la mobilité du jugement individuel : aussitôt s’échappe du sein des peuples « ce je ne sais quoi d’inquiet, » comme dit Bossuet, qu’ils ont au fond du cœur ; la démangeaison d’innover saisit tous les esprits, et le protestantisme se pulvérise en mille sectes contradictoires, qui livrent le christianisme mis en pièces aux mépris de l’incrédulité. La philosophie revendique d’abord le droit d’arriver, par l’indépendance de la raison et la liberté de penser, aux vérités que l’autorité religieuse révèle ; mais elle attaque bientôt le christianisme, toute religion révélée, et finit par les doctrines matérialistes, athées et sceptiques. Les promoteurs de la révolution française ne veulent qu’une constitution libre et le contrôle régulier du gouvernement par le pays : la révolution finit par la plus sanglante tyrannie que l’histoire ait jamais vue, et menace la société jusque dans la propriété et dans la famille. On comprend facilement que telle soit la conséquence fatale de toutes les insurrections révolutionnaires lorsqu’on regarde les élémens où les révolutions recrutent leurs forces, leur personnel, leurs armées. C’est un pêle-mêle d’esprits honnêtes révoltés par les abus, d’ames généreuses éprises des améliorations, d’ambitieux qui flairent le butin dans les ruines futures, d’esprits faibles que les nouveautés séduisent, d’esprits pervers que la destruction enivre de jeunes gens qui croient grandir leur vie en courant à toutes les sensations, à tous les hasards qui tentent leur fougue, de désespérés qui jouent avec fureur sur une dernière chance tout ce qu’ils ont perdu jusque-là en échecs et en déceptions : le branle une fois donné, la multitude suit en démence. À voir en mouvement ces cohues d’idées, de passions, d’intérêts, d’hommes, on dirait les armées d’invasion des temps barbares qui, dans leur marche de torrent, charriaient avec elles les peuples de toutes les langues et de tous les climats. Quand cette avalanche se rue sur le principe d’autorité, rien ne lui résiste, ni la raison, ni la vertu, ni l’héroïsme. Le principe d’autorité est un instant englouti ; mais l’anarchie révolutionnaire se détruit elle-même. En disparaissant, le principe d’autorité semble porter contre les sociétés ce jugement qu’un prophète met dans la bouche de Dieu : « Leur ame a varié envers moi, et je leur ai dit : Je ne serai plus votre pasteur. Que ce qui doit mourir aille à la mort, que ce qui doit être retranché soit retranché, et que ceux qui demeureront se dévorent les uns les autres. » Arrêt terrible que les révolutions exécutent fatalement contre elles-mêmes.

Il n’est plus permis aujourd’hui, après les expériences que nous avons faites, à un historien, à un philosophe, qui ont à juger les puissans athlètes qui relèvent à travers les ruines l’autorité réformée et rajeunie, d’oublier les abîmes où l’esprit révolutionnaire allait briser les sociétés. Pour ne point méconnaître le caractère de ces hommes de fer, il faut avoir présens à l’esprit les périls auxquels ils viennent arracher la civilisation, il faut toujours se rappeler que le débordement n’a point épuisé encore sa furie, lorsqu’ils se mettent en travers et entreprennent de le faire reculer. Les esprits vulgaires qui adorent servilement dans l’histoire l’apparence du succès calomnient sans cesse les dompteurs des révolutions. Ils ne comprennent pas que, soit qu’ils en aient ou non le sentiment, par raison ou par instinct, en remplissant leur héroïque mission de résistance, ces grands hommes épurent, fertilisent, affermissent l’œuvre des révolutions, parce qu’ils n’en laissent arriver à la postérité que les progrès justes, vrais, nécessaires, qu’elles roulaient dans leurs flots impurs. On ne comprendra rien à l’histoire de l’Europe depuis le XVIe siècle, si l’on méconnaît le rôle providentiel et bienfaisant des chefs de la résistance. Nous le verrons par l’histoire de Pie V.

Nous n’avons pas qualité pour juger le protestantisme et le catholicisme au point de vue théologique : contentons-nous de considérer leur lutte au point de vue politique. Sous cet aspect, il y a peu de mouvemens historiques aussi intéressans à étudier que la renaissance catholique qui suivit l’explosion de la réforme. Ce grand phénomène a été complètement décrit dans l’admirable livre du professeur Léopold Ranke sur la papauté au XVIe et au XVIIe siècle. M. de Falloux en a raconté dans l’histoire de Pie V le plus glorieux épisode. Comment se fait-il que la réforme, après avoir conquis la moitié de l’Europe en quelques années, voie tout à coup sa force d’impulsion arrêtée et reperde même à jamais le terrain qu’elle avait conquis dans certains pays ? Comment la papauté a-t-elle réussi à raffermir et à consolider sa domination spirituelle si violemment ébranlée ? Quelle est l’explication et la conséquence de cette contradiction historique ?

Pour bien comprendre ce mouvement, il faut d’abord se faire une idée de la situation du protestantisme et du catholicisme en Europe cinquante ans après que Luther eut brûlé la bulle de Léon X sur la place de Wittenberg. Dans le Nord, la victoire du protestantisme avait été rapide, irrévocable. La réforme y avait été accueillie par l’unanimité des croyances, des passions et des intérêts : comme une régénération du christianisme par la sévère piété et l’austérité de mœurs des races teutoniques, comme un accroissement de puissance par les princes empressés de réunir la souveraineté spirituelle des papes à leur pouvoir temporel, comme un coup de fortune par les nobles avides de s’enrichir des dépouilles des abbayes, enfin comme un affranchissement national par des peuples trop éloignés de Rome, trop antipathiques aux races méridionales pour supporter sans impatience une autorité qu’ils regardaient comme une domination étrangère. La réforme triompha ainsi en Angleterre, en Écosse, en Danemark, en Suède, en Prusse, en Saxe, dans la Hesse, le Wurtemberg, le Palatinat, et quelques parties de la Suisse. Là, elle eut les gouvernemens en même temps que les populations ; là, elle réunit à l’enthousiasme religieux la force politique. Au midi, l’Italie et l’Espagne restèrent seules inébranlablement dévouées à la papauté : l’Italie, qui devait à la souveraineté religieuse de Rome tout son éclat, toutes ses richesses ; l’Espagne, qui venait à peine d’achever contre les Maures sa croisade de huit siècles ; l’Espagne, pour laquelle le catholicisme était le génie de l’indépendance nationale, et pour ainsi dire l’ame de la patrie si laborieusement reconquise sur les musulmans. Entre les Pyrénées, les Alpes et les bords de la Méditerranée d’un côté, et de l’autre les nations du Nord que nous énumérions tout à l’heure, la partie moyenne de l’Europe servit de champ-clos au duel du protestantisme et du catholicisme. Ce n’était rien moins que la France, la Belgique, l’Allemagne méridionale, la Hongrie et la Pologne. Les gouvernemens de ces pays n’avaient pas rompu leurs liens avec Rome ; mais le protestantisme y comptait au sein des populations des partisans religieux et politiques, ardens, puissans, actifs, opiniâtres. Lorsque le protestantisme fut dans sa période ascendante, on put croire à tout moment que la plus grande partie de ce terrain disputé lui resterait. Une insurrection heureuse une ligue de nobles, moins que cela, le caprice d’un roi pouvait lui livrer la plupart de ces peuples. En France, les protestans traitaient avec le roi de puissance à puissance ; ils avaient leurs places fortes leurs armées, leur gouvernement. En Pologne, les protestans dominaient la diète, et le roi, le dernier des Jagellons, ne tenait plus que par un fil au catholicisme. En Bavière, les protestans avaient la majorité dans les états, et achetaient des concessions favorables à leur culte avec des subsides. L’empereur Maximilien était toujours prêt à faire le même trafic avec ses sujets réformés. En Transylvanie, la diète confisquait les biens des églises. En Belgique, on comptait les réformés par centaines de mille. Telle était la position du protestantisme vis-à-vis du catholicisme cinquante ans après le schisme. Cinquante années s’écoulèrent encore, et tout était changé. Le catholicisme avait repris tout ce qui lui avait été ravi : il régnait sur la France, la Belgique, la Bavière, la Bohême, l’Autriche, la Pologne et la Hongrie. La réforme, dans son premier choc, avait failli le jeter dans la Méditerranée, et maintenant, dans son reflux, le catholicisme la refoulait elle-même jusqu’à la Baltique. Le protestantisme ne devait plus jamais recouvrer aucune des conquêtes qu’il perdit alors.

Même au point de vue purement humain, il n’y a pas dans l’histoire de spectacle plus admirable que celui du travail que le catholicisme accomplit alors sur lui-même. Une ferveur qui rappelait l’âge héroïque du christianisme vivifia l’église tout entière, ses doctrines, son sacerdoce, ses fidèles. Le dogme avait été ébranlé, contesté, nié par mille sectes. Le dogme fut contrôlé de nouveau, raffermi, commenté par le concile de Trente. Le protestantisme s’était élevé contre le relâchement de la discipline de l’église ; le concile restaura par ses décrets de réformation le grand corps de l’église. Le raffermissement des doctrines fut pourtant le côté le moins remarquable de la renaissance catholique. À la base de l’église, au sein des masses catholiques, il y eut une explosion de foi, d’enthousiasme parallèle au mouvement d’initiative individuelle qui remuait les protestans ; au sommet, le principe d’autorité se régénéra par les vertus et le zèle énergique des nouveaux papes. Tandis qu’au sein du protestantisme les ébullitions de l’esprit religieux se traduisaient chaque jour en nouvelles sectes, dans le catholicisme les élans de la piété individuelle enfantaient des ordres religieux, et au lieu de susciter des divisions, apportaient sans cesse de nouvelles forces, de nouveaux instrumens au principe d’autorité. Un an après la mort de Léon X, l’ordre des camaldules se réforma ; les capucins restaurèrent la vieille discipline de saint François ; les barnabites se vouèrent à l’éducation des pauvres ; l’ordre des théatins fut créé pour suppléer à l’insuffisance du clergé de paroisse : comme les ministres protestans ils prêchaient aux multitudes sur les places publiques et dans les campagnes. Quelques années plus tard, saint Philippe de Néri créait une congrégation qui devait devenir l’oratoire. Saint Jean-de-Dieu naissait pour ainsi dire de la parole apostolique de saint Jean d’Avila ; il faisait vœu de servir Dieu dans les pauvres, dans les infirmes et particulièrement dans les aliénés, et créait l’ordre des Fate bene fratelli. Ce feu embrasait les femmes elles-mêmes, et la grande sainte Thérèse, comme une protestation contre des attaques trop souvent méritées par les corruptions morales de l’église romaine avant la réforme, rétablissait les effrayantes austérités des carmélites. À aucune époque, dans les temps modernes, on ne vit un plus grand nombre de saints : Charles Borromée, François Xavier, François Borgia, Stanislas Kotska, Louis de Gonzague, Pie V, etc ; mais celui en qui se personnifia surtout l’ardeur conquérante du catholicisme, celui qui fournit à la papauté sa plus vaillante, sa plus infatigable armée, ce fut ce gentilhomme navarrais qui, au moment où la chevalerie allait expirer dans la satire de Cervantes, se fit le chevalier errant de la sainte Vierge et du saint-siège, et enrôla sous le drapeau de Rome l’association la plus forte et la plus persécutée, la plus fidèle et la plus haïe, la plus influente et la plus calomniée, la plus militante et la plus combattue que le monde ait jamais vue : ce fut saint Ignace de Loyola.

Les chefs du catholicisme furent dignes des soldats. Au moment où Luther proclama sa séparation, l’autorité du saint-siège venait d’être déshonorée par une série de papes empoisonneurs, débauchés, ambitieux, profanateurs de leurs sublimes fonctions. Les moins funestes étaient ceux qui, comme Léon X, avaient protégé les arts et les lettres renaissantes ; mais, pour supporter le choc du protestantisme, il fallait plus que des artistes, il fallait des chrétiens : plus que des lettrés, des hommes d’action. L’église le sentit. Alors, pendant un siècle, on vit passer sur la chaire de saint Pierre des grands hommes ou des saints. Trois légats qui avaient présidé les délibérations du concile de Trente furent élus papes successivement ; le gouvernement de l’église se retrempa ainsi dans l’assemblée, qui était la représentation vivante du catholicisme ; puis l’on éleva à la papauté un théatin zélé, un patriote italien, Giari Pietro Caraffa, qui prit le nom de Paul IV, et, après deux courts pontificats, un pieux et intrépide dominicain, Michel Ghislieri, qui fut le Pie V dont M. de Falloux a écrit l’histoire.

Le règne de Ghislieri ne dura que six ans ; mais c’est celui de ce siècle où se ramassent avec plus d’énergie et au moment le plus décisif les grands traits de ce gigantesque gouvernement du catholicisme, de cet empire moral planant sur les états temporels, qui serait encore la merveille de la politique, s’il n’était l’édification de la foi. M. de Falloux suit dans toutes ses directions cette irradiation incessante qui ramenait au centre de la papauté toutes les initiatives, toutes les passions, tous les intérêts jaillissant à la surface du monde catholique, et les renvoyait ensuite à tous les points de la circonférence, coordonnés et fortifiés par l’unité de pensée et d’action. Sorti d’une famille de bannis de Bologne tombée dans l’obscurité et la misère, homme de rien élevé à la suprême puissance, Ghislieri réunissait en sa personne ce double esprit d’égalité et d’autorité qui est une des raisons humaines de la force et de l’universalité du catholicisme. Moine austère, nourri dans les charges de l’inquisition, il savait à fond tous les périls de l’église, et il connaissait par une longue pratique toutes ses ressources. Il avait soixante-deux ans quand il fut nommé pape.

Il y a dans le gouvernement du catholicisme une politique intérieure et une politique extérieure. La première est la direction de tout ce qui constitue les intérêts spirituels : la doctrine, la discipline, le prosélytisme ; la seconde embrasse les relations avec les gouvernemens temporels, relations inévitables, puisque l’église et l’état se rencontrent dans le même homme dont ils se partagent l’empire. Dans les affaires intérieures de l’église, Pie V se fit l’exécuteur des maximes et des règles du concile de Trente. Les gouvernemens auxquels Pie V avait affaire pouvaient se classer en trois catégories : les ennemis, les douteux et les amis. À la tête des gouvernemens ennemis étaient alors l’Angleterre et Elisabeth. Pie V prit en mains, contre la despotique vierge du Nord, la cause de Marie Stuart, la reine prisonnière et la catholique persécutée. Après d’inutiles réclamations en faveur de la royale captive, il lança l’excommunication contre Élisabeth. Les gouvernemens douteux ou, comme nous l’avons montré plus haut, l’influence du protestantisme balançait les forces catholiques, c’étaient le roi de Pologne, l’empereur d’Allemagne, la cour de France. Il dépendait du roi Sigismond, prince faible et débauché, de briser le lien qui retenait la Pologne dans la communion romaine. Ses passions l’y entraînaient, car il sollicitait un divorce. Pendant plusieurs années, jusqu’à la mort de la femme de Sigismond, le pape contint le roi hésitant par une surveillance et une fermeté infatigables. Il en fut de même de l’empereur d’Allemagne, Maximilien d’Autriche. Le catholicisme était tombé, dans les états de ce prince, en un délabrement inoui. Dans cette décomposition, les masses s’en allaient sur la pente du protestantisme ; l’on estimait à peine à un vingtième de la population le nombre des catholiques fidèles, et Maximilien semblait toujours à la veille de se mettre aux mains des protestans. Pie V lui envoya un légat, le cardinal Commendon, pour faire cesser cette anarchie et rétablir les affaires du catholicisme. Là encore Ghislieri releva la fortune de l’église par son indomptable énergie. Il enjoignit au légat, si ses remontrances n’étaient point écoutées, de dire la messe en présence de tous les représentans des puissances catholiques, de réciter ce texte de l’Évangile : « Si l’on ne vous reçoit point, et si l’on ne veut point entendre vos discours, sortez de la maison ou de la ville en secouant la poussière de vos pieds, » et de sortir effectivement de Vienne ; mais plia sous cette foi impérieuse, inflexible. La cour de France donna de plus vifs soucis encore à Pie V. La rigide droiture de son caractère répugnait à la politique ambiguë de Catherine de Médicis. Lorsque les protestans se révoltèrent sous le prince de Condé et traitèrent avec les états réformés d’Allemagne et avec Elisabeth, Pie V envoya cinq mille hommes au secours de Charles IX, et fut l’ame d’une coalition catholique opposée à la ligue protestante ; mais il protesta contre la pacification menteuse qui suivit la victoire de Moncontour et qui devait se dénouer par le crime de la Saint-Barthélemy. Au langage que Pie V tenait aux princes dont la politique humaine lui eût plutôt conseillé de ménager l’esprit vacillant, on peut juger qu’il ne devait point faiblir vis-à-vis de ceux dont la fidélité lui était assurée. Aussi les services rendus par Philippe II au catholicisme ne l’empêchèrent pas d’opposer souvent une résistance invincible aux prétentions absolues de la cour d’Espagne. Deux fois il lutta avec l’Espagne pour les immunités ecclésiastiques ; il conseilla à Philippe II la clémence envers l’infant don Carlos ; il essaya enfin d’arracher Philippe à cet Escurial, où s’immobilisait son esprit sombre, pour le pousser sur le théâtre de la lutte active, en Flandre. Tant de préoccupations ne suffisaient point encore à l’ame ardente de Pie V. Les guerres civiles du monde chrétien ne l’empêchaient point de faire face aux ennemis extérieurs de la chrétienté. Pie V n’est nulle part plus sublime que dans sa lutte avec les Turcs. Les Osmanlis étaient alors encore dans la fougue de l’esprit de conquête. Soliman et Sélim, après lui, étaient l’effroi de l’Europe méridionale. Pie V leur opposa le cœur d’un croisé. Il soutint par des secours en argent et en hommes, et plus encore par la martiale intrépidité de ses exhortations, l’héroïque Lavalette et ses chevaliers, aussi inébranlables que le roc de Malte, où deux fois à leurs pieds vint se briser la fureur Ottomane. Lorsque Soliman envahit la Hongrie, Pie V entraîna les princes d’Italie, publia un jubilé, et Soliman disait : « Je crains plus les prières de ce pape que tous les efforts de leurs armes. » Enfin les Turcs, repoussés partout, se précipitent sur Chypre ; Pie V implore les princes catholiques, réunit la flotte de don Juan d’Autriche, la lance à la Victoire de Lépante, et meurt en prêchant la dernière croisade. Et ce pape qui porta si fièrement la tiare aux trois couronnes, qui, en six années, donna partout au catholicisme l’impulsion triomphante, qui, par son imployable volonté ranima partout le principe d’autorité affaibli par tant de coups, qui fit retentir dans le monde moderne un magnifique écho de la voix de Grégoire VII, était dans sa vie privée un pauvre et saint moine. Sous les splendides vêtemens du pontife il portait le cilice et la robe de laine du frère prêcheur ; il dépensait un testone par jour pour sa nourriture, il édifiait les Romains par son humilité, sa charité ; sa mansuétude, et se laissait mourir de la gravelle, martyr d’un scrupule de chasteté. Tel fut le grand pape du XVIe siècle. En retraçant cette mémorable figure d’une époque si mémorable, on voit que M. de Falloux n’a pas rendu à l’histoire un moindre service qu’au sentiment religieux. Une pareille étude était aussi digne de l’homme politique que du chrétien.

On comprend maintenant comment le principe d’autorité se releva des blessures que lui avait portées la réforme ; pour en avoir l’explication plus complète, il faut considérer un instant les rapides effets du principe contraire au sein du protestantisme. Trois causes affaiblirent promptement le protestantisme : les excès de son principe, les luttes sanglantes produites dans son propre sein par la division des opinions, la diversité et la mobilité des intérêts politiques des gouvernemens qui l’avaient adopté. La force d’enthousiasme de la réforme s’épuisa par les excès licencieux du libre examen « Je vois les nôtres, écrivait Théodore de Bèze découragé à un ami, errer à la merci de tout vent de doctrine, et, après s’être élevés, tomber tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Ce qu’ils pensent aujourd’hui de la religion, tu peux le savoir ; ce qu’ils en penseront demain, tu ne saurais l’affirmer. » L’emportement des novateurs alluma, du vivant même de Luther, les guerres sociales. La réforme eut ses socialistes en Allemagne dans les anabaptistes de Jean de Leyde, dans les paysans de Munzer, comme elle devait les avoir plus tard en Angleterre dans les niveleurs. La seule guerre des paysans fit périr plus de cent mille hommes. Ainsi, tandis que le catholicisme avait l’unité de doctrine par les décisions du concile de Trente, l’unité d’action par la papauté, les docteurs protestans passaient leur vie à réfuter, et les princes protestans à combattre ou à persécuter des sectaires qui, après tout, étaient aussi bons protestans qu’eux-mêmes. Les églises protestantes n’étaient d’ailleurs que des églises nationales. Les cultes réformés étaient comme des institutions locales qui ne pouvaient se comprendre ni s’acclimater hors du territoire où ils régnaient. Leur prosélytisme ne dépassait pas les frontières politiques. L’Angleterre qui était politiquement à la tête des intérêts protestans en Europe, n’entretint aucun séminaire de propagande, n’envoya aucun missionnaire sur le champ de bataifle où se conquièrent les ames. Nous avons vu, au contraire, le catholicisme présent partout, partout identique, obéissant partout à l’impulsion d’un chef qui veillait avec la même sollicitude aux intérêts de l’église dans le Japon ou en Pologne, au Mexique ou en France. Enfin, le mouvement protestant eut la destinée de ces torrens révolutionnaires dont nous décrivions plus haut la marche désordonnée. Après que ces masses composées de tant d’élémens divers ont remporté leur première victoire, elles se débandent ; les meneurs et les habiles s’arrête et plantent leur tente au moment qu’indiquent à chacun le coup d’œil de sa raison, le sang-froid de son tempérament, les suggestions de son intérêt ; le gros de la troupe, c’est-à-dire tout ce qui est radicalement insensé, tout ce qui est esclave d’un fanatisme incurable ou d’une brutalité effrénée, tout ce qui est incapable de conserver et ne sait que détruire, en un mot, l’anarchie pure va se faire écraser dans un dernier combat. C’est ce que nous avons vu arriver sous nos yeux ; c’est ce qui arriva au XVIe siècle. Les anabaptistes et les paysans furent massacrés ; mais les princes qui s’étaient emparés du pouvoir spirituel, mais les nobles qui s’étaient enrichis des dépouilles de l’église, mais les hommes de doctrine qui avaient fixé leurs croyances dans la formule d’un système, s’étaient arrêtés avant. De jour en jour, le zèle se refroidit, et l’intérêt prévalut ; la foi disparut, il ne resta plus que la politique. Les guerres religieuses devinrent des guerres d’équilibre. À la paix de Westphalie, le protestantisme politique ne représentait plus une idée expansive ; il n’était qu’un poids dans la balance européenne.

Quelles furent donc les conséquences morales, quels furent les progrès qui résultèrent du gigantesque conflit qui déchira la chrétienté et la civilisation européenne. D’abord, le catholicisme n’a rien perdu à la réforme ; il n’a rien perdu, il a gagné au contraire en matière de dogme, de discipline et de constitution. Un grand nombre d’esprits, amis où ennemis, ne veulent voir la splendeur du catholicisme que dans le moyen-âge ; ils ne conçoivent pas sa grandeur dans les temps modernes. Je m’explique cette erreur chez ceux qui ont intérêt à faire croire à la décadence du catholicisme, je ne la comprends pas chez des catholiques. À entendre ces partisans du moyen-âge, on dirait que cette époque a été sans périls, sans orages, sans échecs pour l’église. La papauté était-elle donc plus forte aux temps où un empereur et un anti-pape chassaient de Rome Grégoire VII, et où un roi de France faisait insulter par un avocat et souffleter par un soldat Boniface VIII ? Les princes étaient-ils plus pieux aux temps ou un roi faisait assassiner Saint Thomas de Cantorbéry ? L’autorité de l’église était-elle plus respectée durant ces schismes séculaires qui tenaient la chrétienté indécise et scandalisée entre deux papes celui de Rome et celui d’Avignon ? Je ne parle pas même des mœurs ; mais croit-on que la foi fût uniforme et pure lorsque l’hérésie, écrasée chez les albigeois de France, allait éclater chez les lollards d’Angleterre, soulevait les hussites de Bohême, et couvait sous une compression impuissante le feu où la réforme allumerait un jour son incendie ? L’hérésie a toujours existé au moyen-âge ; la papauté, par des moyens violens, l’étouffait passagèrement, mais n’en pouvait détruire le germe, qui, suivant la parole apostolique durera autant que le christianisme. La réforme n’a fait que révéler ce qui était latent, que constituer politiquement et localiser géographiquement la protestation sourde qui errait au sein des peuples durant le moyen-âge. Si la réforme a opéré cette œuvre durable, si elle a régularisé en quelque sorte l’opposition de la liberté à l’autorité dans le christianisme, elle le doit aux progrès politiques et matériels qui avaient changé la face de l’Europe lorsqu’elle parut.

D’un côté, les nationalités venaient de se constituer et de se fondre partout dans l’unité du pouvoir royal, ce qui rendait plus facile l’assimilation d’une idée à un peuple. D’un autre côté, l’imprimerie établissait entre les esprits une circulation de pensées rapide, incessante, qui allait devenir pour la raison générale de l’humanité ce que la circulation du sang est pour le corps de l’homme, qui allait déjouer tous les bâillons et toutes les chaînes, comme la liberté intérieure de l’ame défie toutes les oppressions de la matière. Le jour où l’imprimerie fut découverte, il fallait bien que les hérésies eussent un caractère de permanence. Jusque-là, les doctrines vivaient et mouraient avec les hommes qui les portaient dans leurs têtes : on pouvait effacer jusqu’aux dernières traces d’une hérésie en tuant jusqu’au dernier de ses adeptes. Cela était arrivé pour les albigeois. Cela fut impossible quand l’imprimerie vint figer la pensée en une forme indépendante et mobile, et lui donner avec un courant incompressible une force de propagation indomptable. Dès-lors on put prévoir qu’il deviendrait aussi inutile qu’atroce d’attaquer dans le sang et la vie d’un homme une croyance immatérielle. Dès-lors on ne put espérer de vaincre le fanatisme que par le zèle, l’erreur que par la vérité, l’idée que par l’idée. Dès-lors l’impuissance des persécutions étant démontrée, le principe d’autorité ne devait plus conquérir l’ame que par la persuasion, et y régner que par l’adhésion volontaire du croyant. Dès-lors la liberté religieuse ne devait plus être seulement un droit, elle devait devenir un fait ; la tolérance ne serait plus seulement une vertu, elle finirait par être une nécessité. Le partage de l’Europe en états protestans et en états catholiques semblait fait exprès pour inculquer à notre civilisation ces grands principes de la tolérance et de la liberté religieuse. Chaque peuple avait des dissidens dans son sein ; le culte qui était dissident dans un pays était souverain dans un autre ; à la longue et instinctivment ; il était inévitable qu’une tolérance réciproque ne sortît d’une pareille situation. Les catholiques de France, à force de gémir sur les persécutions de leurs frères d’Angleterre, devaient finir par comprendre combien il était odieux de persécuter leurs compatriotes protestans ; les Anglais, à force de dénoncer l’oppression dont leurs coreligionnaires étaient victimes en France, devaient sentir l’iniquité des proscriptions dont ils accablaient chez eux les catholiques. En un mot, comme fait matériel, la régularisation de l’antagonisme du principe d’autorité et de l’esprit d’initiative individuelle ; comme fait moral, la liberté religieuse, la tolérance, la discussion substituée à la force dans la lutte des croyances : voilà les résultats légitimes, heureux, que la civilisation a dégagés de la crise religieuse du XVIe siècle. Je n’en fais honneur ni au protestantisme ni au catholicisme, qui ont violé tous deux par leurs combats ces nobles lois morales que leurs combats mêmes devaient nous léguer ; j’en renvoie toute la gloire à l’esprit du christianisme, qui a mis dix-huit siècles à faire passer ces principes de justice et d’humanité dans les institutions et dans les mœurs de l’Europe.

Voir ainsi l’histoire du protestantisme et de la renaissance catholique au XVIe siècle, c’est en déduire la plus haute conciliation possible de l’autorité et de la liberté, c’est en tirer les conséquences les plus sympathiques au génie de notre temps : tout lecteur attentif trouvera cette conclusion dans le livre de M. de Falloux sur Pie V. Mais, après les secousses de la réforme, le principe d’autorité devait éprouver encore dans la religion et dans la politique des ébranlemens terribles : il avait à passer à travers la philosophie du XVIIIe siècle et à travers la révolution.

La tolérance, la liberté religieuse, l’affranchissement de l’homme dans sa pensée du joug des tyrannies politiques, l’épreuve de ses opinions religieuses, politiques et philosophiques par la discussion publique et libre, étaient des conséquences nécessaires de la révolution du XVIe siècle ; mais il s’en faut que ces conséquences fussent acceptées et, même aperçues des gouvernemens et des peuples long-temps encore après la fin des guerres religieuses. S’il est vrai que quelques esprits devancent leur époque, il est certain que, dans la marche de la civilisation, l’intelligence générale des sociétés est toujours en arrière du travail des faits. Les peuples mettent un siècle à poser un syllogisme, un autre siècle à le comprendre, un autre à le réaliser. Au XVIIIe siècle, Voltaire et les philosophes, instinctivement ou délibérément, se vouèrent à la défense de ces principes des sociétés nouvelles. Une si noble cause ne pouvait-elle triompher que par les attaques forcenées que la philosophie dirigea contre le christianisme ? C’est là l’éternel mystère de tous les excès, qui sont la mine et la sape des révolutions. On voudrait que le XVIIIe siècle eût ressemblé à quelques-uns de ses plus lumineux esprits, à des hommes comme Turgot ou Montesquieu, capables de réformer sans détruire ; mais, pour une pareille œuvre, pour rendre à l’ame humaine son indépendance en lui conservant sa foi, Voltaire, ainsi ni que l’observe M. de Falloux, Voltaire lui-même n’avait ni assez esprit ni assez de popularité. Encore une fois la parole prophétique dut s’accomplir : « Que ce qui doit périr aille à la mort, et que ce qui doit être retranché soit retranché. » Le catholicisme, attaqué par le jansénisme, qui fut, comme on pourrait dire de nos jours, une opposition dynastique au sein de l’église, le catholicisme succomba sous les coups de la philosophie révolutionnaire. Alors il eut à subir les humiliations les plus cruelles qu’il eût éprouvées dans ses plus mauvais jours. La révolution donna la victoire à l’incrédulité religieuse. On vit les églises profanées, les prêtres persécutés ; doublement heureux furent les martyrs, car ceux qui s’enfuirent furent réduits à vivre chez l’étranger des aumônes d’un autre culte. Le pape mourut en captivité, et, en voyant l’église sans chef, les ennemis de la papauté purent croire un instant qu’ils avaient tué le catholicisme ; mais l’éclipse fut courte. Le catholicisme reparut au XIXe siècle, accueilli avec joie par les intelligences d’élite, honoré même dans son passé par les dissidens et les philosophes les plus éminens, puissant au cœur des peuples, plein de vie en ses œuvres. Qu’avait-il perdu à cette dernière épreuve ? La triste solidarité qui l’avait uni au despotisme politique, le vasselage fatal qui avait attaché les autels aux trônes. Que devait-il gagner ? La liberté religieuse, c’est-à-dire la plénitude de sa souveraineté dans son légitime domaine. Il devait sortir de la révolution glorifié par ses martyrs, fortifié par l’intelligence et l’amour de la liberté.

Je ne veux pas suivre dans les détails les diverses fortunes politiques du principe d’autorité à travers la révolution française, pour ne point entrer dans la polémique du jour. Il y a quelques années, lorsque M. de Falloux écrivait la vie de Louis XVI, il semblait que l’on pût apprécier la révolution comme une chose accomplie et lointaine. Aujourd’hui les lignes de la perspective révolutionnaire se sont de nouveau confondues pour nous, comme on perd l’harmonie d’un site lorsqu’on en est trop rapproché. Porter un jugement sur le passé de la révolution, c’est maintenant entrer dans le vif des questions quotidiennes, avec l’incertitude et peut-être les erreurs inséparables des opinions militantes. Il y a cependant une question générale qui naît si naturellement du livre de M. de Falloux, que je crois devoir m’y arrêter. En retraçant en des pages simples, pieuses, émues, l’histoire de Louis XVI, M. de Falloux fixe notre attention sur le problème qui me paraît le plus intéressant à résoudre pour le repos de toutes les consciences honnêtes, de toutes les intelligences probes, de tous les amis vrais de la liberté. « Louis XVI, dit M. de Falloux, monta sur le trône pur, mais timide, libéral, mais isolé, et avec toutes les vertus qui rendent plus manifestes l’intervention divine et les châtimens providentiels. » En Louis XVI en effet se réunissent les contradictions les plus effrayantes de la révolution française. Il est la démonstration vivante de la légitimité et de la nécessité de la révolution ; il est la victime sur laquelle viennent se concentrer les crimes de la révolution. Il en la légitimité par ses vertueuses intentions, favorables aux réformes ; il en prouve la nécessité par l’impuissance de son esprit, par les faiblesses de son caractère, image fidèle de l’agonie du principe d’autorité dans la vieille monarchie française ; mais son supplice portera une accusation éternelle contre la révolution, car de tous les hommes politiques que la tragédie révolutionnaire fit monter sur l’échafaud, il fut le seul innocent de cœur et de volonté. Il y a là un mystère qu’il faut éclaircir, sans quoi la révolution déroute les esprits, pervertit les ames, et demeure à jamais le scandale de l’histoire.

Ce scandale est la confusion qui exista dans les faits à mesure qu’ils s’accomplirent, et qu’un trop grand nombre d’écrivains ont perpétué dans les idées, — entre la légitimité la fatalité et les crimes de la révolution. Le but et les grands résultats du mouvement qu’on appelle la révolution française furent légitimes ; les événemens de la révolution s’accomplirent avec une fatalité qui brisa toutes les volontés humaines, avec un enchaînement nécessaire ; les hommes qui marchèrent en tête de la révolution commirent des crimes. Eh bien ! aucun historien de la révolution n’a su démêler fortement ces trois caractères ; tous les ont fondus en une solidarité odieuse et fausse. Pour repousser les résultats légitimes de la révolution, les uns leur ont imputé ses crimes ; sous le couvert de ses principes généreux, les autres ont voulu systématiquement absoudre ses crimes et en glorifier les auteurs. D’autres, contemplant et peignant ces terribles scènes avec des émotion d’artistes, ont oublié la responsabilité des hommes, c’est-à-dire la morale de l’histoire, dans l’emportement de leurs couleurs. Tant qu’on n’a pas débrouillé ce chaos de vrai et de faux, de bien et de mal, de justice et d’iniquité, on peut aimer ou haïr brutalement la révolution, on ne la comprend pas.

La révolution est légitime dans son principe et dans les progrès qu’elle a consacrés. Elle a la légitimité politique, morale, sociale, historique. Elle est légitime politiquement, parce qu’elle est venue chasser du gouvernement l’arbitraire, c’est-à-dire l’ignorance et l’iniquité, et qu’elle a voulu, en donnant des droits politiques aux citoyens, y faire pénétrer toujours plus activement la raison publique et l’influence des intérêts du plus grand nombre. Elle est légitime moralement, parce qu’elle est venue assurer, régler par des garanties la liberté de chacun, parce qu’elle a voulu que chaque homme eût dans sa vie sociale le développement naturel de ses facultés. Elle est légitime socialement, parce qu’elle a réalisé dans la société cette égalité native des hommes que le christianisme avait proclamée, et que, ne laissant subsister que les inégalités naturelles, celles qui sont l’œuvre de Dieu, elle détruit tous les privilèges injustes, toutes les inégalités artificielles. Elle est légitime historiquement, parce que l’action politique des classes dont elle a pressé l’avènement était la conséquence logique de tout le travail de notre histoire et l’achèvement nécessaire de la nationalité française.

Les événemens révolutionnaires se sont précipités avec une nécessité sur laquelle la liberté humaine était impuissante ; la révolution va toute seule, disaient les contemporains. Le monde moral et le mouvement des sociétés sont soumis à certaines lois aussi fatales que celles du monde physique ; l’intelligence et la liberté de l’homme ne peuvent se mouvoir que sous l’empire de ces lois ; elles sont obligées, dans les institutions et dans les gouvernemens des peuples, de combiner les forces fatales du monde moral, comme l’ingénieur, pour produire la machine la plus puissante et la plus obéissante, combine les forces aveugles du monde matériel. L’autorité est la force de pesanteur qui maintient la cohésion des peuples. Depuis long-temps, l’autorité n’avait plus, en France, ses vrais ressorts, et ne s’appuyait plus sur des institutions capables de contenir les intérêts et les idées. Dès la fronde, suivant le mot pittoresque du cardinal de Retz, on chercha comme à tâtons les lois, et l’on ne les trouva plus. La magnanimité de Louis XIV en tint la place pendant près d’un siècle ; mais dans Louis XV l’autorité perdit son dernier prestige, le respect. Dans Louis XVI, elle se suicida. La digue factice devant laquelle s’arrêtaient encore les idées nouvelles et les intérêts nouveaux s’évanouit le jour où se réunit l’assemblée nationale. Dès-lors toutes les forces aveugles de la société s’échappèrent de toutes parts, et ne purent plus être maîtrisées que lorsqu’elles se furent épuisées elles-mêmes dans leur lutte mutuelle. Du moment où la prise de la Bastille et les journées des 5 et 6 octobre eurent montré la toute-puissance des masses soulevées, les catastrophes révolutionnaires devenaient des faits aussi inévitables que la courbe décrite par un projectile. Il fut aussi impossible de prévenir les éboulemens qui détruisirent la vieille société que de retenir et de guider l’avalanche sur la pente des abîmes.

Légitime dans ses fins, dominée par la nécessité dans l’enchaînement de ses phases générales, la révolution peut-elle être justifiée dans ses crimes ? Mille fois non. Bien loin d’être relâchée dans les temps d’emportemens révolutionnaires, la responsabilité qui pèse sur les hommes n’est jamais plus sévère. Comment en serait-il autrement ? Dans un temps où chaque parole, chaque acte, ont un retentissement si rapide, si vaste, si terrible ; dans un temps où la faute d’un seul multipliée par l’ignorance et la démence de milliers d’hommes peut devenir un crime social, comment ne demanderait-on pas aux hommes politiques un compte plus rigoureux de leurs doctrines et de leur conduite ? Quoi ! c’est parce qu’alors le moindre souffle devient tempête, que vous excuseriez ceux qui sèment les vents ! C’est parce que alors l’homme n’est plus maître des conséquences de ses actions, que vous voudriez amnistier les froids calculateurs, les théoriciens impitoyables, les joueurs effrénés qui osent déchaîner des forces qu’ils ne pourront plus dompter ! Voilà ce qu’oublie l’école révolutionnaire ce qui fait son immoralité repoussante. Pour nous, partout où il y a des crimes, nous trouvons des coupables. Quand Louis XVI meurt sur l’échafaud, je vois son sang rejaillir jusque sur la lettre perfide que le vertueux Roland écrivit au malheureux roi par un guet-apens prémédité. Lorsque les septembriseurs égorgent les martyrs de l’Abbaye et des Carmes, Vergniaud et ses amis ont beau reculer d’horreur ; le crime de septembre accuse le crime du 10 août. Ne venez pas nous parler de ce criminel anonyme qu’on appelle la fatalité ! Quand on n’a pas fait soi-même la fatalité, on peut du moins toujours refuser d’être son complice. Tous les révolutionnaires ont voulu s’arrêter sur la pente : les girondins après les journées de septembre, Danton et Camille Desmoulins après la mort des girondins, Robespierre lui-même après la mort de Danton. Lorsqu’ils ont reculé, ils n’étaient plus innocens. Ne leur reprochera-t-on pas éternellement de ne pas s’être arrêtés avant d’être coupables ? Quand on affermit ses principes sur cette morale inflexible, on peut, comme le fait M. de Falloux, se dévouer au service de son pays, travailler à la consolidation des conquêtes légitimes de la révolution, apporter un concours énergique au principe d’autorité qui se relève, avec un cœur léger et une volonté forte. Peu de mois avant la révolution de février, dans une esquisse brillante de la marche de la civilisation en France et en Angleterre, M. de Falloux écrivait ces paroles qui respirent une confiance libérale dans l’avenir de la France nouvelle : « Notre époque ne doit pas désespérer d’elle-même, en s’absorbant dans la contemplation douloureuse de ses misères actuelles. Un siècle, comme un homme, ne révèle pas dès l’abord, ne connaît pas toujours lui-même le secret de son avenir définitif, la physionomie distinctive qui lui demeurera attachée dans le souvenir de la postérité. Aucune ambition ne nous est interdite ; pour ne parler que des dernières périodes de notre histoire, qui eût, en 1647, deviné Louis XIV souverain absolu de la France, régulateur de l’Europe, dans l’enfant fugitif qu’on dérobait aux escarmouches de la fronde ? Cent ans plus tard, lorsque la France, avec un enthousiasme qui n’était pas factice décernait à Louis XV le titre de bien-aimé qui eût rêvé 89, 93, et ces immenses intervalles parcourus en si peu d’instans, de Robespierre à Bonaparte, de Bonaparte à Napoléon ? » Je suis convaincu que la crise de l’année dernière n’a point ébranlé la confiance de M. de Falloux dans l’avenir de la France. Quand on sait et quand on croit, on ne calomnie jamais la civilisation. Quand on a des principes sûrs, on ne désespère jamais de son pays.


EUGÈNE FORCADE.