La Réforme judiciaire/03

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La Réforme judiciaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 413-446).
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LA
REFORME JUDICIAIRE

III.[1]
L’ESPRIT DE RÉFORME ET L’ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE.

Le tableau des épreuves que la magistrature a traversées depuis 1789, et la vue des transformations que la démocratie a fait subir aux corps des juges dans les deux républiques fédérales, nous ont préparés à comprendre les attaques dont notre organisation judiciaire est aujourd’hui l’objet.

L’esprit révolutionnaire veut détruire de fond en comble l’organisation créée sous le consulat et faire naître d’un coup de baguette un système où tout sera nouveau, hommes et institutions. La routine répond en déclarant que nos juridictions, le mécanisme de la justice, l’œuvre et le personnel sont au-dessus de tout éloge, que la haine et l’aveuglement peuvent seuls inspirer des attaques contre nos corps judiciaires. L’esprit de réforme écoute toutes les critiques, les pèse à leur valeur, les rejette ou les admet suivant la force de leurs preuves, tient grand compte du passé, ne le prend pas pour seul juge, ne méprise aucune plainte, ne refuse aucun conseil, fait l’enquête, la plus sincère, ne part pas d’un système préconçu, mais aboutit à ce que la raison suggère ; en un mot, il veut le progrès sans secousse, le recherche en ne se lassant point, en se préoccupant beaucoup des besoins publics, sans s’effrayer des clameurs, mais en prêtant l’oreille à toutes les doléances d’où qu’elles viennent. Depuis soixante-dix ans, notre organisation judiciaire a traversé toutes nos révolutions, sans que les principes posés au commencement du siècle aient reçu quelque atteinte. Il est évident que les trois ordres de juridiction, le système de la justice civile et de la justice criminelle, les ressorts et les compétences conviennent dans leur ensemble aux mœurs et à l’état de notre société. Il peut y avoir plus d’un détail à remanier, plus d’une retouche à faire, mais le dessin général est bon.

Nous nous proposons d’examiner rapidement les changemens qui ont été réclamés, de voir dans quelle mesure ils seraient avantageux, s’ils ont été inspirés par un esprit de réforme sage ou chimérique. Nous indiquerons ensuite les modifications que l’expérience suggère et que, suivant nous, la prudence impose.

La suppression de l’appel, le juge unique à tous les degrés et le jury civil, telles sont les propositions qui, jointes ou séparées, ont été mises en avant par les adversaires les plus résolus de notre organisation judiciaire. Ce n’est pas ici la place de discuter à fond ces réformes. Il y a des heures où certaines utopies sont menaçantes ; d’autres où les théories ne sont pas en faveur. Le droit d’appel n’est guère attaqué de nos jours que pour servir de prétexte à la destruction des cours, le juge unique n’est préconisé qu’afin d’aider à la suppression des tribunaux. Le jury civil trouve peu de partisans, mais ils essaient de remédier à leur rareté par une ardeur qui tient du prosélytisme. Nous croyons que, de ce côté, le péril n’est pas sérieux : le peuple respecte ses juges, mais les croit faillibles ; il tient à l’appel ; il a confiance dans la délibération, et s’il s’incline devant le juge unique de son canton, c’est précisément parce qu’il sait qu’une révision est possible. Enfin, le jury civil aurait tous les mérites qu’il ne saurait prévaloir contre deux objections : la preuve, facile à donner, de la charge qu’il imposerait aux justiciables, et ce fait que les peuples les plus attachés au jury criminel voient décliner la faveur attribuée au jury civil. La nature de ces projets et l’accueil qu’ils ont reçu sont la meilleure démonstration de la valeur de notre organisation. L’opinion des jurisconsultes est faite : le barreau est partisan du. système général de notre justice., Où trouver de meilleurs témoins, des appréciateurs plus compétens et plus dignes de guider l’opinion publique ? Il est donc permis de dire, sans crainte de se tromper, que la France est attachée à ses tribunaux, qu’elle ne les verrait pas bouleverser sans répugnance, qu’elle veut les perfectionner, non les détruire.

Non-seulement il est facile de discerner ce qu’elle ne veut pas ; mais, chose plus rare, il est assez aisé de découvrir ce qu’eus souhaite. Sous tous les régimes on a demandé avec une singulière unanimité la réduction du nombre des juges, afin que leur situation fût relevée. Ce n’est pas un fait insignifiant que cet accord de tous les partis en un tel sujet. La démocratie veut d’ordinaire, on le sait, la multiplication des fonctions publiques. Or le mouvement que nous signalons agit au rebours. Il est donc impossible de nier qu’il ne soit profond. L’insuffisance des traitemens, à tous les degrés, la rareté des candidats de mérite pour les justices de paix, la médiocrité de certains juges, le besoin d’avancement excité et justifié par la parcimonie du budget, ont fait nature chez tous ceux qui approchent de la justice les mêmes réflexions et les mêmes vœux. En examinant successivement nos juridictions et les modifications dont elles sont susceptibles, nous n’aurons donc rien à demander à l’imagination, il nous suffira de combiner et d’écrire ce qui est dans l’esprit des hommes les plus expérimentés.


I

Il n’est personne qui, ayant à se prononcer sur les juges de paix, n’ait souhaité des magistrats plus instruits et mieux garantis contre l’invasion de la politique. Entre les écrivains partis des points les plus opposés, l’accord est absolu sur ces deux besoins. C’est à ce prix que l’institution fondée par la constituante peut être régénérée.

Nos lois administratives en se compliquant, nos lois judiciaires en créant une compétence plus étendue ont rendu nécessaire l’attribution de ces fonctions à un homme spécial. Thouret avait dit « qu’un homme de bien, pour peu qu’il eût d’usage et d’expérience, pouvait être juge de paix. » Depuis quarante ans, nos lois ont donné à cette affirmation le plus complet démenti : ce n’est pas l’expérience qui suffit à démêler les difficultés souvent inextricables que soulèvent les actions possessoires, les exceptions, l’interprétation des règlemens administratifs. Il n’est pas un membre de la cour de cassation qui ne sache que la nature de sa compétence oblige souvent un juge de paix à faire une œuvre intellectuelle plus délicate qu’un juge d’un siège plus élevé. À cette difficulté si l’on ajoute l’obligation de se décider seul, d’écouter les parties en leurs explications confuses, de ne pas entendre des interprètes du droit éclaircir devant lui la cause ou, s’il s’en présente, de se défier de leur intervention, le devoir de laisser entrer à toute heure en son cabinet ceux que dans le canton une difficulté de droit alarme, la nécessité de répondre à chacun, de dissiper les doutes, de ne rien ignorer de la loi, et tout cela sans autre secours que de rares ouvrages et des collections incomplètes, on se fera à peine l’idée de ce que réclament ces fonctions modestes, qui exigeraient, pour être dignement remplies, autant de science que de vertu. Nous connaissons quelques exceptions, dignes modèles de ce portrait, mais combien elles sont rares ! Le mouvement de centralisation qui a dépeuplé les campagnes au profit des villes et qui soulève les plaintes des agriculteurs est bien plus sensible parmi les notables du canton, et un département peut se tenir pour favorisé quand le chef-lieu d’arrondissement n’a pas subi l’effet de cette émigration. Aussi est-il impossible de trouver en certains cantons des candidats convenables. De là cette déplorable coutume de faire venir de loin le juge de paix et de jeter ainsi dans un bourg rural un magistrat qui ne connaît ni les usages locaux qui éclaireraient sa justice, ni les mœurs d’une contrée. Ce système n’a pas seulement affaibli l’influence du juge, il a altéré son caractère. Tel personnage déclassé, que nul n’aurait osé proposer au garde des sceaux pour un siège en son arrondissement, a pu briguer, en récompense de je ne sais quel service électoral une justice de paix éloignée de la ville où il est trop connu. Il serait profondément injuste de dire que tous les juges de paix sont des hommes qui n’ont pu réussir dans leur profession première, mais il serait également injuste de nier qu’il n’est pas de déclassé de la politique ou de la basoche qui ne se soit cru propre à être juge de paix, et que malheureusement, dans ce rêve de leur ambition, tous n’ont pas échoué.

Il ne suffit pas de choisir, par un des moyens dont nous parlerons plus loin, un magistrat capable ayant des racines dans le pays et entouré de l’estime publique : il faut que le nouveau magistrat soit assuré contre les volontés d’un ministre qui serait l’instrument trop docile des caprices ou des vengeances locales. L’inamovibilité a été demandée ; mais le corps des juges de paix est tel qu’une assimilation complète avec la magistrature est quant à présent impossible. Lorsque leur niveau sera plus élevé, leur capacité moins contestée, l’inamovibilité pourra leur être conférée. Jusque-là il faut leur accorder une protection sérieuse, non une garantie absolue ; il pourrait être décidé que les révocations ou déplacemens n’auraient lieu que sur avis conforme des cours d’appel, qui exerceraient à l’égard des juges de paix une sorte d’action disciplinaire[2]. En dehors de mesures délibérées et motivées, le juge serait assuré de demeurer sur son siège. En certains cas, nous voudrions que l’inamovibilité pût lui être conférée. Dans chaque arrondissement, un certain nombre de juges de paix recevraient comme marque d’honneur le titre et les fonctions de juge suppléant au tribunal de première instance. Ce serait la récompense de leur mérite et le point de départ de nouveaux travaux ; car, à partir de ce moment, ils seraient appelés à siéger aux audiences du tribunal.

Ce choix de quelques magistrats d’élite par la cour, qui récompenserait de la sorte le mérite modeste des juges de paix, serait plus favorable à l’administration de la justice que la fusion en une grande compagnie judiciaire de tous les juges de paix d’un canton[3], élevés tout d’un coup au rang de juges au tribunal, sans distinction de la valeur de chacun. Dans l’état de notre magistrature cantonale, on a vu pour quelles raisons nous nous refusions à demander dès à présent une inamovibilité qui serait prématurée. Agir autrement serait accorder à plusieurs une faveur imméritée et surexciter des ambitions sans profit pour la justice.

On a proposé de leur donner des assesseurs. L’institution serait utile, si elle était limitée. Il serait périlleux de placer à côté du juge de paix des jurés permanens. Inutiles si leur rôle était effacé, ils deviendraient dangereux s’ils opprimaient le juge. Quelle pourrait être leur action dans les questions de droit, dans les comptes, dans les débats variés que l’esprit d’un seul magistrat démêle, en faisant à l’audience une sorte d’instruction rapide qu’entraverait la présence de plusieurs juges ? Tout au contraire leur action serait féconde, quand un usage local est invoqué devant le juge de paix. Le magistrat est souvent fort embarrassé. S’il n’appartient pas à la contrée, s’il n’en connaît pas les coutumes rurales, et qu’une question, de métayage, de culture, ou de bornage soit soulevée par une des parties qui fait appel aux usages du canton, le juge de paix sent le désir d’interroger les anciens du pays pour vérifier la pratique locale. Il n’est pas un magistrat rural qui n’ait plus d’une fois dans sa carrière judiciaire éprouvé ce besoin. Pourquoi en une catégorie spéciale d’affaires qui comportent des solutions diverses suivant l’usage des lieux, deux ou quatre notables ne seraient-ils pas adjoints au juge ? On aurait soin de prendre les anciens de la commune. Le tribunal chargé de dresser la liste ne pourrait désigner pour remplir ces fonctions que des citoyens âgés de plus de quarante ans : les anciens maires et adjoints seraient inscrits de droit. Ainsi, dans chaque canton, il y aurait un certain nombre d’hommes associés à l’œuvre de la justice. Le fonctionnement de la loi de 1871 sur le jury des loyers a donné aux juges de paix de Paris une grande autorité. L’irritation était des plus vives, beaucoup de locataires se refusaient au paiement, des propriétaires déniaient toute transaction. Le juge de paix, appuyé sur les jurés, a accommodé plusieurs milliers de procès, et ceux-ci ont donné au magistrat une autorité que sans eux il n’eût point possédée. Les jurés ont emporté une opinion plus haute de la justice : en la voyant à l’œuvre, ils ont compris les sentimens qui l’inspiraient. Sous une double forme, il y a eu profit pour la société, qui voyait du même coup la paix rétablie et le respect accru.

A l’aide de ces réformes, la situation du juge de paix serait déjà profondément modifiée. L’élévation de son traitement achèverait de lui donner une autorité qui lui fait trop souvent défaut. Le minimum de 1, 800 francs, c’est-à-dire un peu moins de 5 francs par jour, est dérisoire et ne peut être conservé. Pour quelques-uns, nous le savons, c’est la misère. Si l’on veut recruter la magistrature cantonale parmi des hommes capables, il faut offrir aux candidats un traitement qui leur permette de vivre et donner au juge les moyens de se faire respecter. Le minimum devrait être porté à 3,000 francs. La nécessité de payer convenablement les juges pour assurer leur indépendance est tellement impérieuse que nous ne craignons pas d’accroître sensiblement le budget de la justice. Pour réaliser des économies, on propose l’union de deux cantons : ce système troublera les coutumes sans profit sérieux. C’est d’ailleurs une réforme toute locale qui ne peut dépendre de la statistique et qui doit être subordonnée à l’avis des compagnies judiciaires.

« Mais, nous dit-on, le juge de paix est inoccupé, et la réforme nécessaire est l’élévation de sa compétence. » Si le législateur accordait aux juges de paix ce funeste présent, ils seraient perdus. Lorsque leur capacité se sera élevée, il pourra être question détendre leurs attributions. Jusque-là, il n’en faut pas parler. La confiance publique doit précéder l’extension des compétences. Lorsque les incapables auront été exclus, lorsque la sécurité sera rentrée dans le cœur des juges, qu’ils auront perdu ce sentimens d’instabilité qui les paralyse, on pourra songer à leur remettre de nouveaux pouvoirs.

On a raison de parler des juges de paix italiens qui, sous le nom de préteurs, exercent au premier degré une juridiction considérable ; on peut citer l’exemple des juges de paix français en Algérie, dont la compétence étendue rend les plus grands services. En Italie comme dans nos possessions d’Afrique, ces magistrats inférieurs sont recrutés parmi les jeunes gens les plus capables. En donnant pour juges au peuple les hommes les plus distingués, on lui apprend à honorer la justice.

Toutes les réformes que nous venons d’indiquer seraient impuissantes si elles n’avaient pas pour résultat de mettre le juge de paix à l’abri des préoccupations politiques. C’est là l’écueil sur lequel est venue se briser son influence. Lorsque, pendant près de vingt ans, un fonctionnaire révocable a été chargé de recueillir des renseignemens politiques sur les habitans de son canton, les habitudes de respect sont perdues. Il faut de longs et persévérans efforts pour faire sortir les juges de paix de l’arène où ils sont descendus ; malheureusement, les coutumes mauvaises sont difficiles à détruire. En février 1870, le ministre de la justice faisait une tentative honorable trois mois plus tard, dans la mêlée du plébiscite, les procureurs-généraux trouvaient commode de se servir des juges de paix. M. Dufaure adressa les circulaires les plus fermes, et il en maintint avec rigueur l’exécution ; le succès commençait à couronner ses efforts, quand un changement de cabinet a précipité de nouveau les juges de paix dans les périls de la politique. Sous prétexte d’exclure les juges appartenant aux partis hostiles, le garde des sceaux est sommé de remplacer tous, ceux qui n’ont pas prêté foi et hommage à l’influence qui domine dans l’arrondissement. Le juge de paix qui ne veut pas obéir aux injonctions des meneurs du comité électoral est dénoncé au député, qui met en demeure le ministre d’en débarrasser sa circonscription. Aux époques troublées, la plus implacable haine est celle que les hommes de parti portent à l’homme qui ne veut être l’esclave d’aucun parti.

Plus l’indépendance dm juge de paix, est compromise, et plus sont urgentes les réformes dont nous réclamons l’accomplissement : nomination sur la présentation du tribunal et des personnes les plus compétentes de l’arrondissement, traitemens accrus, institution des assesseurs en certaines matières, certitude de n’être plus déplacés ou destitués suivant les caprices ou les délations politiques, participation aux travaux du tribunal comme une récompense de leur dévoûment à l’œuvre de la justice, tels sont les progrès qui feraient de nos magistrats cantonaux, sans bouleverser nos lois ni nos mœurs, le fondement le plus solide de tout l’édifice judiciaire.


II

L’établissement d’un tribunal au centre de L’arrondissement n’était pas seulement un acte de sagesse politique, c’était une proportion heureusement trouvée et en complète harmonie avec les besoins des populations. Aussi la réaction contre ce qu’avaient fait la révolution et l’empire n’essaya-t-elle pas sérieusement de renverser les bases posées sous le consulat. Des critiques dirigées en 1815 contre la multiplicité des tribunaux il ne resta rien ; c’était un prétexte habilement choisi pour obtenir le remaniement du personnel et la restauration s’écoula sans que la question fût de nouveau agitée.

Ceux qui résistent par habitude d’esprit à toute réforme seraient bien tentés d’attribuer aux mêmes causes la campagne ouverte pour obtenir la suppression des petits tribunaux. Ce serait une profonde erreur. Parmi les adversaires des petits tribunaux, il y a des ennemis de la magistrature, nous ne cherchons pas à le nier, et de ceux-là on sait ce que nous pensons ; mais, depuis trente ans, il s’est produit des faits nouveaux qui ont changé dans notre pays les relations sociales, en rapprochant les distances. Au moyen des chemins de fer, les chefs-lieux d’arrondissement se sont trouvés en contact avec le chef-lieu du département. Cette transformation a été accompagnée d’un déplacement des populations. Le courant qui portait l’habitant des campagnes vers les villes s’est accru dans une proportion qui déroutait les calculs. En même temps le développement de l’industrie a créé des agglomérations immenses. La propriété foncière, jadis la seule, a été éclipsée par l’éclat des fortunes mobilières ; les intérêts qui sont la source des procès se sont transformés comme la richesse publique. Aux contestations nées de la possession du sol ont succédé les litiges soulevés par les sociétés formées à Paris pour les exploitations les plus diverses. Les capitaux ont pris la place de la terre. Cette métamorphose a diminué le nombre des procès. D’autres causes agirent dans le même sens : l’interprétation des lois de plus en plus claire, la fixité du cadastre, l’état civil mieux tenu, le progrès des lumières, exerçaient une action lente. Depuis huit ans, à la suite de nos désastres, l’élévation des droits d’enregistrement a contribué à calmer le zèle des plaideurs. De cette décroissance provenant de tant d’élémens divers sont nés les projets de réduction des tribunaux. En 1848, quelques-unes de ces causes commençaient à peine à se faire sentir ; les propositions furent écartées sans que l’assemblée y prêtât attention. Depuis dix ans, il n’est pas une année qui n’en ait vu éclore une nouvelle, pas un parti politique qui n’ait, sous une forme plus ou moins voilée, reconnu la nécessité de la réduction des tribunaux.

Ainsi il est généralement admis que le personnel des juges est trop considérable en France ; que beaucoup de tribunaux manquent d’occupation et ne trouvent point dans la besogne qu’ils accomplissent la justification de leur existence. Si nous interrogeons la statistique, nous trouvons plus de douze tribunaux qui ne jugent pas 100 affaires par an[4], trente-huit qui en jugent de 100 à 150, cinquante-huit de 150 à 200 ; en résumé, plus de cent qui n’ont pas à leurs audiences la valeur de 200 affaires dans toute l’année. Se rend-on compte de pareils chiffres ? Sans les rapprocher de ceux de Paris, où le même mode de calcul donne environ 1,500 affaires par chambre, — des grandes villes qui dépassent 4 à 500, — si nous les comparons à des chefs-lieux où ne siège qu’une chambre, nous trouvons soixante-six tribunaux réellement occupés, c’est-à-dire où plus de 300 affaires sont expédiées par trois ou quatre magistrats. Pour une chambre, 400 affaires étant la moyenne convenable, on peut assurer que les cent tribunaux qui jugent la moitié de ce chiffre n’ont pas une occupation suffisante.

La statistique, loin d’inspirer la défiance qui accueille souvent ses données lorsqu’elles semblent favoriser une thèse, doit être ici crue sur parole ; chez les magistrats qui en adressent à la chancellerie les élémens et qui en contrôlent, lors de la publication, la rigoureuse exactitude, existe un désir ardent de sauver le tribunal. Le substitut, tout en maudissant le siège auquel il est attachent en cherchant tous les moyens d’en sortir, n’hésite pas plus que le greffier à compter par amour-propre, dans les cas douteux, un incident pour une affaire.

Le fait est donc incontestable ; il y a plus d’une juridiction où les audiences ne demandent au magistrat que peu de jours dans la semaine et peu d’heures dans la journée, où le tribunal est inoccupé en fait, où le président et l’un des juges passent une partie de l’année dans une propriété voisine, où le procureur de la république et son substitut sont alternativement absens, le parquet ne pouvant raisonnablement occuper deux magistrats, de telle sorte qu’à part le rendez-vous hebdomadaire pour une ou deux audiences, tenues coup sur coup, le tribunal n’est représenté sous une forme permanente que par un membre du parquet et le juge d’instruction.

Dans cette existence vide que mènent des hommes instruits, ce qui nous inquiète, c’est le marasme de l’esprit dans lequel risque de s’atrophier leur intelligence. Nous ne sommes pas là en présence de vieillards parvenus à l’âge du repos, mais d’hommes jeunes, ayant accepté des postes de début et tout animés du désir de montrer leur valeur. Ils avaient rêvé, en arrivant, de trouver un champ ouvert à leur activité ; ils sont dans l’âge où le caractère et les habitudes se forment, à l’époque de la vie où s’amassent la science et l’expérience qui feront le jurisconsulte. Et cependant ils ne voient venir ni affaires civiles ni affaires correctionnelles ! Si le procureur de la république ne s’absente pas, le nouveau substitut n’aura pas même une audience. Il se débat dans l’inaction contre l’invasion d’une paresse qu’il ne connaissait pas ; s’il n’a pas en lui-même l’énergie de se créer un aliment suffisant, s’il ne possède pas les moyens de faire parvenir en une ville où ne se rencontre aucune ressource les instrumens de travail, il est condamné à se déshabituer du labeur et de l’étude. Que de plaintes nous avons entendues ! quelles amères déceptions chez ces jeunes gens si heureux la veille de leur nouveau titre, nous parlant avec effroi du vide absolu de leurs fonctions, et des collègues dont le précoce engourdissement était l’image de ce qu’eux-mêmes, après quelques années de vie semblable, étaient condamnés à devenir ! — Quand on songe que, dans ces postes de début, où presque tous les magistrats passent, une élite seulement échappe à cette consomption intellectuelle, on ne s’étonne plus que la chancellerie, dans l’intérêt même de la magistrature, ait poursuivi pendant dix ans sous tous les ministères la recherche d’une solution.

La première pensée qui se présente à l’esprit est la suppression des tribunaux les moins occupés. On montre la statistique de tel siège où vingt affaires civiles sont inscrites au rôle annuel ; on demande s’il est possible de conserver un personnel complet pour une telle juridiction et on attend avec confiance la réponse du législateur. — A quelles limites faut-il s’arrêter ? supprimera-t-on les douze, les cinquante, les cent tribunaux les moins chargés ? Ici commence l’hésitation les plus hardis n’ont pas ces scrupules : ils proposent 1 ! organisation d’un tribunal par département, et suppriment sans pitié tous les tribunaux d’arrondissement.

Nous n’admettons aucun de ces projets. Assurément le plaideur ayant quelque aisance n’aurait pas de peine à se rendre au chef-lieu du département ; mais lorsqu’une modification législative rend les frais plus lourds, ce n’est pas aux contribuables aisés qu’il convient de penser, c’est à la masse des justiciables, à celle qui se rend en carriole, le plus souvent à pied, trouver le juge et qui a besoin de ne gaspiller inutilement ni une journée de son travail, ni une heure de son temps. Pour ceux-là, une suppression du tribunal est le plus pesant des impôts ou, pour mieux dire, c’est la justice mise hors de portée, ce sont des transactions onéreuses qu’ils préféreront souscrire plutôt, que faire un voyage de deux jours.

En vain, nous montrera-t-on la ligne de fer qui relie le chef-lieu d’arrondissement au chef-lieu du département. Entre ces deux points, nous dit-on, il ne faut pas plus de temps aujourd’hui que le paysan n’en consacrait, il y a trente ans, à aller au chef-lieu de son canton. — Ce raisonnement ne s’applique qu’aux habitans de la ville. Pour eux seuls, la distance sera courte et ils ne perdront qu’une journée, mais il faut songer aux autres extrémités de l’arrondissement, aux cantons éloignés du chemin de fer, à toutes ces communes, dont les maires, les gardes champêtres, les autorités de toute sorte ont sans cesse affaire à la sous-préfecture, qui ont pris depuis trois générations l’habitude d’y trouver la justice dans ses élémens complets, l’action publique aussi bien que le juge, la solution d’une affaire civile comme la répression pénale. Aller au chef-lieu d’arrondissement, ce n’est pas se déplacer, c’est encore être chez soi : le paysan y est connu et y connaît tout le monde. Au chef-lieu de département, il est perdu. L’obligera s’y rendre, c’est lui imposer un sacrifice, c’est altérer la pensée de la constituante lorsqu’elle voulut si sagement que la justice fût portée aux pauvres.

A-t-on calculé exactement les frais de transport à la charge des plaideurs ? les indemnités aux témoins ? aux experts ? C’est se tenir au-dessous de la vérité que de prédire un accroissement du tarif s’élevant au triple et au quadruple.

Les justiciables souffriraient donc d’une réforme qui serait tout au profit des magistrats ; les plaideurs seraient contraints de se déplacer pour que quelques juges, rehaussés par la constitution de plus nombreuses compagnies, siégeassent commodément dans les grandes villes. L’avantage du plus grand nombre n’est pas douteux. Voyons si, à d’autres points de vue, l’intérêt public commande une modification.

Quel sera le premier effet de la suppression du tribunal dans l’arrondissement qui en sera l’objet ? Le mécontentement sera universel : nous venons d’en dire les raisons pour les justiciables. Les habitans de la ville seront bien plus irrités. Pour elle, c’est une déchéance. En perdant le tribunal, elle tombe au rang de chef-lieu de canton. Ce n’est pas le sous-préfet, personnage mobile et solitaire, sorte de délégué voyageur qu’envoie le gouvernement central et qui n’a pas le temps de prendre racine, qui communique à la ville le mouvement et la vie ; c’est le tribunal, son président, ses trois juges, ses deux magistrats du parquet et autour d’eux les officiers ministériels, avoués et avocats, appartenant aux anciennes familles du pays, propriétaires de pères en fils. Qu’on songe à tout ce qui vit autour des quinze familles atteintes et qu’on se demande ce que deviendra la petite ville ainsi décapitée. « Les Parisiens, disait en 1849 un député de la gauche, peuvent perdre quelques-uns des magistrats de leurs cours souveraines, à peine ils s’en apercevront en traversant leurs écoles, leurs musées, leurs bibliothèques ; mais, dans une pauvre ville de province, mutilez la magistrature, éteignez tous ces modestes foyers d’où rayonne quelque lueur de science et de poésie, et dites-moi ce qui restera : des rues silencieuses, des places désertes, une population dont l’âme s’étiole et s’éteint[5]. » Ainsi s’exprimeraient les habitans des chefs-lieux privés de leurs tribunaux. Ils prédiraient à coup sûr la chute des petites villes, dont cette mesure déterminerait l’inévitable et fort prompte décadence. Et quel moment choisiraient les pouvoirs publics pour une telle transformation ? Celui où l’on s’effraie, non sans raison, du courant qui emporte de plus en plus vers les grandes villes la population et la vie. C’est au milieu des inquiétudes que cause une centralisation excessive que le gouvernement accélérerait ce mouvement, en dépouillant les petits centres d’un des élémens de leur activité. Au point de vue social, ce serait une faute grave dont le contre-coup politique ne manquerait pas d’être funeste au gouvernement qui l’aurait commise.

Dans quels arrondissemens la suppression serait-elle opérée ? Si nous consultons la statistique, les tribunaux les moins occupés sont situés dans les pays de montagnes, dans des régions où la nature du terrain a empêché le développement rapide des voies de communication. Si on recule devant tant d’obstacles et qu’on propose de réduire les suppressions aux tribunaux des arrondissemens dont la viabilité est satisfaisante, on se trouvera amené à cette bizarre anomalie de maintenir les tribunaux les moins importans et d’annexer des sièges plus occupés, au risque d’exciter des jalousies légitimes et de blesser l’équité.

A côté des intérêts en souffrance, il y a des droits qui ne peuvent être impunément méconnus. Les avoués, les greffiers sont propriétaires de leurs charges. La suppression du tribunal entraîne une dépossession immédiate, une véritable expropriation. Il est impossible de leur enlever leurs charges sans indemnité préalable. Il faut donc rembourser les offices. Quel que soit le sacrifice budgétaire, que les chambres soient prodigues et votent des millions, le froissement des intérêts sera tel qu’il faudra laisser passer une génération avant de voir la plaie se guérir. Mais qu’on y prenne garde : aucun des projets de remboursement ne met la dépense à la charge exclusive de l’état. Par un calcul dont le point de départ est très équitable, on tient compte de l’augmentation du nombre des affaires au profit des avoués du tribunal du chef-lieu et on leur demande de contribuer à l’extinction des offices. Le principe est excellent, mais la mesure de cette contribution, qui osera la fixer ? Qui nous dira le nombre des affaires qui iront du tribunal supprimé au tribunal conservé ? Qui nous dira celles qui se perdront en route ? Qui pourra fonder sur une hypothèse aussi vague l’établissement d’un droit ? Et quelles que soient les bases du calcul, n’est-on pas certain d’ajouter au mauvais effet de la loi en excitant le mécontentement des officiers ministériels aussi bien dans le chef-lieu du département que dans la ville où ils sont supprimés ?

Admettons que, pour un instant, les chambres soient d’humeur à payer largement la réforme, que les indemnités apaisent ces irritations légitimes, il y a des nécessités que l’argent ne pourra pas satisfaire. Que deviendraient les intérêts supérieurs d’ordre public qui sont confiés aux magistrats ? Nous avons dit que les justiciables iraient à grands frais porter leurs procès civils au chef-lieu du département ; mais la justice criminelle ne souffre pas de telles lenteurs. Le procureur de la république et le juge d’instruction, qui doivent l’un et l’autre se transporter sans retard sur le lieu du crime, pourront-ils arriver à temps ? Ne parlez pas ici de déplacer le justiciable. Ni l’incendiaire ni l’assassin n’ont l’habitude d’aller chercher la justice. Il faut de toute nécessité qu’elle apparaisse promptement au milieu de populations terrifiées par le crime et qu’un magistrat dirige les recherches. C’est une première satisfaction accordée à la vindicte publique : ce n’est pas la moins vive. Un juge de paix n’aurait pas, dans l’état de nos mœurs, la même action. Il faut la double impulsion du chef du parquet et du juge. En l’éloignant, n’en doutez pas, vous affaiblissez la répression pénale.

Ainsi les obstacles s’accumulent devant la réforme : embarras politiques et sociaux, difficultés judiciaires, tout se mêle, tout s’unit pour rendre impossible la suppression des tribunaux. Et pourtant leur utilité ne répond pas au nombre des magistrats qu’ils retiennent dans la petite ville. Il faut donc à la fois les conserver pour les besoins des justiciables, les supprimer dans l’intérêt des juges. Comment concilier ces deux nécessités qui s’imposent à titre égal au législateur ? Ce problème n’est pas insoluble. Il existe un moyen de maintenir le tribunal d’arrondissement en lui enlevant le personnel oisif.

En examinant la constitution d’un tribunal, on distingue les magistrats dont les fonctions sont pour ainsi dire intermittentes et ceux dont la présence permanente est indispensable. Le procureur de la république doit être présent pour recevoir les plaintes, le juge d’instruction pour les instruire, le président pour le service des référés et des ordonnances. En dehors de ces trois magistrats, les autres juges sont libres de travailler dans leur cabinet ou de vaquer à leurs affaires privées, quand l’audience ne les réclame pas, c’est-à-dire cinq jours sur sept dans les tribunaux peu occupés. Or les trois magistrats nécessaires peuvent être réduits à deux. Rien ne serait plus simple que de donner au juge d’instruction le droit de rendre les ordonnances sur requête et sur référé. Qui ne sait que dès à présent le président qui s’absente lui délègue sans inconvénient ce pouvoir ? Ainsi chaque arrondissement conserverait, avec deux magistrats résidens, toutes les fonctions indispensables aux parties en cas d’urgence ; rien ne serait changé à la police judiciaire, à l’instruction criminelle ; aucun intérêt civil ne serait atteint.

Comment le tribunal ainsi mutilé pourrait-il tenir ses audiences ? On sait que les audiences des petits tribunaux sont aussi courtes que rares. Deux ou trois par semaine figurent sur les registres des greniers. Une audience, deux tout au plus, si elles étaient bien remplies, suffiraient amplement à l’expédition des affaires ; les dates des audiences, plus ou moins rapprochées, suivant les besoins, seraient fixées à l’avance. Au jour indiqué, les deux juges nécessaires au complément du tribunal viendraient du chef-lieu du département[6]. Ils séjourneraient le temps indispensable pour épuiser le rôle, et ainsi, dans ces audiences, les affaires s’expédieraient sans retard comme sans dérogation aux usages consacrés.

Aucun centre judiciaire n’est détruit ; les relations entre les tribunaux, les compétences sont les mêmes. Les plaideurs qui ont l’habitude de se rendre, pour entendre plaider leur affaire, chaque semaine à l’audience la verront s’ouvrir à la même heure. Que leur importe dès lors que les trois magistrats ne soient pas habitans de la même ville ? Ont-ils à s’occuper du domicile de leurs juges ? Du moment où les magistrats sont entourés des garanties de capacité, que le personnel du tribunal est connu, que ses élémens sont fixes, le voyage qui les amène est étranger au justiciable, qui n’a ni raison de s’en alarmer ni le droit de s’en plaindre.

Les conditions dans lesquelles s’accomplirait la réforme sont tout indiquées : prenons pour type le département d’Eure-et-Loir, que sillonne le réseau de chemin de fer le plus complet. Le personnel des tribunaux de Dreux, de Nogent-le-Rotrou et de Châteaudun serait réuni à celui de Chartres. De sept, le tribunal de Chartres verrait s’élever le nombre de ses juges à seize. De ce chiffre, il faut déduire les trois juges qui devront présider aux sièges des tribunaux d’arrondissement et que le garde des sceaux désignera pour trois ans sur la présentation du premier président. Le tribunal de Chartres, composé de treize membres résidens, sera trop nombreux, il devra être réduit par voie d’extinction, et comme ce mode de réduction, le seul respectueux des droits acquis, serait fort long, il conviendrait de chercher un expédient, tel que le droit donné au garde des sceaux, non certes de choisir ses victimes, mais de conférer aux magistrats, sur leur demande, la pension de retraite avant l’âge légal. Ce travail achevé, le nombre des magistrats du parquet dans le département serait réduit de trois, celui des juges de six. Le tribunal de département serait pourvu avec les sept magistrats conservés. Ce chiure est largement suffisant pour assurer le service de douze heures d’audience que tiennent par semaine, les juges du tribunal et pour trouver le temps dans les cinq jours libres d’aller présider l’audience d’arrondissement.

Si, en France, les conditions de viabilité permettent, de réunir actuellement le personnel de cent cinquante sièges, quatre cent cinquante magistrats de tribunaux seraient supprimés,[7].

Lorsque ce système a été proposé, le 15 novembre 1876, par M. Dufaure, alors garde des sceaux, dans le projet présenté au sénat, l’attention publique était distraite. Beaucoup de magistrats niaient encore la nécessité d’une réforme ; on pensait que les tribunaux d’arrondissement, sous leur forme actuelle, pouvaient être sauvés ; on ne parut frappé que de la nécessité imposée aux magistrats de se rendre du chef-lieu du département au chef-lieu d’arrondissement. Il semblait que le juge ne pût, sans déroger, se déplacer pour aller tenir une audience.

Ce sont là des exagérations qui compromettent la magistrature en voulant la mettre dans une sphère à part. Nous avons vu dans d’autres pays des juges voyager pendant des mois entiers pour rendre la justice dans de longs circuits, passer par tous les wagons et toutes les voitures publiques sans que le respect cessât de les entourer. À ces singuliers scrupules quel démenti ne donnent pas nos conseillers de cour d’appel trouvant à leur arrivée dans les villes d’assises un prestige qu’ils doivent à la distance autant qu’à leur rang ! quand le juge venu pour présider arrivera du chef-lieu du département, qu’on se rassure, nul ne songera à récuser son autorité, Est-ce donc la fatigue imposée aux magistrats qui doit nous empêcher de soutenir la réformé ? En vérité, pour un certain nombre de tribunaux, cet argument ne semble pas sérieux. A-t-on calculé les difficultés que le juge de Versailles rencontrerait s’il lui fallait aller à Rambouillet pour y tenir chaque semaine une audience ? En trente-huit minutes par l’express, en une heure par les trains lents, il se rendrait à Rambouillet et reviendrait chaque soir. Il est vrai que nous choisissons un des voyages les plus simples ; mais sait-on qu’il y a plus de cinquante tribunaux qui sont séparés par des distances aussi courtes ? Pour de tels déplacemens, quelle objection peut-on découvrir ? Dans le tribunal le plus occupé de France, combien de magistrats, combien de membres du barreau qui chaque jour se rendent dans le chef-lieu du département voisin où est fixée leur résidence ! Or nous ne songeons pas à appliquer la réforme à des tribunaux exigeant comme celui de Paris cinq audiences par semaine. — Il y a mieux : les mœurs semblent avoir précédé la loi. En certains sièges, les magistrats habitent presque tous le chef-lieu du département et viennent au tribunal pour les audiences. L’impossibilité alléguée par les adversaires du projet ne repose sur aucune base ; ni la dignité ni la fatigue ne peuvent faire repousser ce système.

Il faudrait, en vérité, s’entendre et pour cela discuter sans réticences. Que veulent les adversaires du projet ? qu’espèrent-ils ? Conserver indéfiniment sous leur forme actuelle les tribunaux d’arrondissement. Il n’y faut plus songer. De tous côtés, les critiques s’accumulent. Parmi les magistrats, comptez ceux qui défendent l’état actuel sans changemens d’aucune sorte ; vous serez frappés de leur isolement. La plupart se moquent « des juges ambulans » et cherchent par une plaisanterie à esquiver la discussion. Il faut cesser ce piétinement dans lequel les forces s’usent, et se mettre en marche. Prendre un parti, le prendre vite, montrer aux intérêts menacés qu’on entend les épargner, qu’on est aussi résolu à leur donner des garanties qu’à rendre aux magistrats, avec un labeur convenable, une dignité que l’oisiveté compromet, voilà la seule conduite à tenir.

Nous avons montré qu’on ne pouvait songer à détruire le centre judiciaire de l’arrondissement, que le juge de paix isolé était insuffisant, que les assises des juges de paix n’étaient pas encore entrées dans nos mœurs, qu’un système mixte rapprochant sur l’ancien siège les élémens irréductibles du tribunal, et un juge de paix voisin sous la présidence d’un juge de département présentait toutes les garanties, qu’il avait ce rare mérite de pouvoir être établi sur-le-champ sans que les populations, si intéressées à la solution pacifique d’un tel problème, ressentissent, le jour de la mise en marche des nouveaux rouages, le moindre trouble dans leurs habitudes ; avocat, avoué, juge, parquet, le justiciable trouve tout, auprès de lui, comme par le passé. Les villes continuent à être le chef-lieu d’une circonscription judiciaire : elles perdent trois magistrats ; mais la situation de ceux qui restent est accrue, et le mouvement des affaires reste le même. L’état réalise une économie qui lui permet de rémunérer plus dignement les services et, tandis que la réforme judiciaire, menaçant d’alourdir les frais, devait lui coûter, en diminuant les procès et les produits de l’enregistrement, il se trouve en mesure de faire mieux sans grever le budget. La magistrature en recueillera des avantages considérables ; elle verra les compagnies nouvelles jouir d’une situation que n’ont jamais connue les tribunaux d’arrondissement. Enfin les divisions judiciaires, entrées dans les mœurs, ne seront pas bouleversées.

Ainsi les abus sont corrigés sans que rien dans nos lois, rien dans nos usages soit changé. Nous nous souvenons de bien des réformes accomplies dans le passé. Nous n’en connaissons aucune qui ait pu se faire, comme celle-ci, en satisfaisant tous les intérêts.

Faut-il réduire le nombre des cours d’appel ? Beaucoup de gens le pensent. Nous ne souhaitons pas actuellement une telle réforme. Elle ne nous semble pas déraisonnable, mais inutile. Nous suivons avec intérêt les calculs des partisans de la réduction ; nous approuvons les nouveaux ressorts habilement découpés, les départemens groupés suivant leurs affinités naturelles, mais tous ces projets s’écroulent quand nous nous demandons le profit positif que la magistrature en tirera. S’il y avait des cours ne comprenant que dix membres, certes il serait nécessaire de réunir deux d’entre elles pour constituer des compagnies solides, mais elles dépassent vingt. Bien avant ce chiffre, l’esprit de corps se développe et l’autorité de la compagnie s’exerce. Elles sont trop peu occupées, dit-on ; nous en tombons d’accord, mais est-ce une raison de les détruire, et ne peut-on commencer du moins par diminuer le personnel ?

C’est la seule mesure qui nous paraisse opportune. Nous sommes touchés, nous l’avouons, du désir de ne rien bouleverser dans les lignes générales de notre organisation judiciaire. Ce qui a duré quatre-vingts ans, en un pays mobile comme le nôtre, est sacré. Au centre des ressorts se sont formées des habitudes, sont nées des traditions, ont grandi des barreaux qu’il serait impolitique de briser à la légère. A coup sûr, on pourrait faire mieux, il serait facile de tracer des ressorts d’une main plus large, mais à ces créations artificielles combien faudrait-il d’années pour donner la vie ? Là est la question que le temps seul, et non le caprice des hommes, peut résoudre. D’ailleurs, quelle étrange contradiction que d’avoir sans cesse à la bouche le mot de décentralisation et de porter à certaines villes un coup mortel, qui augmentera le courant d’émigration vers les grands centres ! Laissons debout ce qui existe, profitons de ce qui est bien, et ne touchons qu’aux abus démontrés par l’expérience.

Il en est un que signalent presque tous les magistrats. Pourquoi juger à sept les affaires civiles ? comment la loi ne fixe-t-elle pas à cinq le nombre des conseillers nécessaires à la validité d’un arrêt ? En matière d’appel correctionnel, c’est le chiffre voulu par la loi. Pourquoi ne pas le rendre général ? Cette observation est d’autant plus juste que les nécessités du service augmentent le plus souvent le nombre des magistrats qui siègent. Dans les intervalles des sessions d’assises, dans les temps où la cour est au complet, les arrêts sont rendus par neuf et dix conseillers. En ramenant le minimum de sept à cinq, les conseillers seront en réalité plus souvent sept que cinq. On s’alarme des non-valeurs, dont l’influence serait accrue. Il faut bien se convaincre que les juges médiocres sont plus dangereux dans des délibérés où le nombre excessif des magistrats permet à des courans subits de déplacer une majorité que dans des réunions de cinq, six ou sept conseillers, où la discussion se prolonge davantage, où la voix de chacun a un poids plus considérable, où nul n’abdique s’il a une conviction, où enfin la discussion n’est jamais close par l’intolérance. Un minimum de trois au tribunal, de cinq à la cour, nous parait en proportion. Des magistrats fort expérimentés le souhaitent, ceux qui hésitent encore reconnaissent qu’avec des garanties d’aptitude plus sérieuses, la justice ne courra aucun risque.

A cette réforme, qui supprimerait deux magistrats par chambre civile, soit environ cent sièges de conseillers, il faut ajouter la diminution que pourrait produire la comparaison entre le personnel et le nombre des appels. La commission réunie à la chancellerie en 1874 était composée de magistrats, adversaires déterminés des suppressions de juridictions : elle ne peut être suspecte, quand elle déclare que les cours doivent être réduites de quatre-vingt-onze conseillers et de trois avocats-généraux. La commission fit observer que ces chiffres étaient un minimum et que le travail imposé à tous les magistrats par ces réductions serait loin d’atteindre celui des cours les plus chargées.

Ainsi la suppression de deux cents sièges et une économie d’un million peuvent permettre aux chambres de commencer peu à peu à relever les traitemens. Ce sera là une première et légitime satisfaction donnée au sentiment public. Assurément un jour, si le nombre des procès décroît, si certaines cours semblent abandonnées par le courant des affaires, il y aura peut-être des ressorts à fondre. Ce sera l’œuvre de l’avenir. Dans cette étude nous sommes résolus à ne songer qu’au présent[8].


IV

Si nous nous sommes fait comprendre dans les pages qui précèdent, il sera devenu évident pour le lecteur que le problème de l’organisation judiciaire se concentre presque entièrement sur le choix des magistrats. De la valeur du juge dépendent la bonté de la justice et l’effet salutaire des lois. Il faut que le juge connaisse également les textes et les hommes, qu’il ait étudié et réfléchi, que son instruction soit profonde et son esprit droit : en un mot, qu’il soit capable de discerner le vrai. Mais ce premier mérite serait insuffisant si le juge n’avait pas autant de courage que de science. Toute sentence porte aux parties la satisfaction ou la tristesse : celui qui rend la justice ne doit pas être plus ébranlé par le désir de plaire que par la crainte de déplaire. S’il n’a en vue que la poursuite da juste, en faisant abstraction des personnes, il est véritablement indépendant.

L’intelligence et l’indépendance sont, les deux qualités indispensables au magistrat. En recherchant le meilleur mode de nomination, nous ne ferons que mesurer les moyens les plus efficaces pour découvrir ces qualités et en respecter l’exercice chez les hommes qui prétendent juger leurs semblables.

Parmi ceux qui ont approfondi cette matière, il y a deux opinions : les uns estiment que la magistrature doit être la profession de toute une vie, qu’on ne saurait s’y préparer trop tôt, ni s’y consacrer avec trop de soin ; les autres y voient le couronnement d’une carrière poursuivie au barreau ou dans la pratique des affaires. Cette divergence tient à ce que chacun considère le juge sous un aspect particulier. Les premiers s’occupent du caractère, les seconds s’attachent aux lumières de l’esprit. Les premiers ont pour idéal un magistrat modeste ayant hérité des mœurs et des vertus paternelles ; les seconds voient un avocat à la tête de son ordre, mettant au service de la justice l’expérience et la renommée de sa vie.

Nous pensons que tous deux ont raison et notre souhait serait de faire servir à l’autorité de la magistrature ces élémens divers, également utiles à sa constitution. Pour indiquer comment nous pourrons les faire entrer dans la composition des corps judiciaires, il faut examiner successivement les conditions d’admission dans la magistrature, ce qui nous mettra en présence des jeunes gens, et les conditions d’avancement et de nomination, dans lesquelles nous comprendrons l’entrée des jurisconsultes éprouvés.

Dans nos corps judiciaires tels qu’ils existent, le recrutement ne peut se faire exclusivement à l’aide d’avocats ayant conquis une situation personnelle. En Angleterre, il n’y a pas chaque année plus de trois ou quatre grands sièges à pourvoir ; en France, cent cinquante places au moins viennent à vaquer annuellement. Il est donc impossible de se contenter de choisir ceux que met en première ligne l’émulation du barreau. Pour les postes de début, il faut trouver des hommes qui, à l’entrée de la vie, se dévouent à la carrière judiciaire.

Les auditeurs nommés auprès des cours et des tribunaux ont formé jusqu’en 1830 une pépinière abondante. Au point de vue strictement professionnel, cette institution fut très utile, mais le mode de recrutement assurait ces places à la faveur. À ce noviciat judiciaire succéda la suppléance, tour à tour supprimée, parce qu’elle arrêtait tout avancement, et rétablie par la force des choses. La chancellerie et les parquets s’adjoignirent des attachés, jeunes stagiaires, qui devenaient peu à peu des rédacteurs habiles et soigneux dans l’art d’administrer un parquet. Trop éloignés des travaux de l’audience, ne sortant des bureaux que pour essayer à la cour d’assises la défense de quelque accusé, ils négligeaient presque entièrement le droit civil, à moins que le dévoûment de quelque magistrat d’élite n’ouvrît pour ces futurs substituts une conférence, mais cet effort était exceptionnel, et les attachés ont fourni plus d’administrateurs que de magistrats d’audience.

Auditeurs, juges suppléans, attachés, telles ont été les formes successives et imparfaites d’une même pensée, souvent poursuivie et jamais réalisée. La constitution d’un noviciat judiciaire a été souhaitée à diverses reprises par les magistrats. — Un stage à l’entrée de la magistrature est nécessaire. — Ce stage doit être accordé au mérite et non à la faveur. Les conséquences se dégagent naturellement de ces principes. Ne serait-il pas aisé d’instituer auprès des tribunaux une école de magistrats où ne seraient admis que les plus dignes ? Le concours leur en ouvrirait les portes, et chaque année les jeunes gens les plus distingués s’offriraient aux magistrats pour les seconder et s’instruire à leur exemple. Entrons dans quelques détails, et voyons si ce projet est chimérique.

Le concours n’a rien qui doive effrayer ; chaque jour, il entre davantage dans les mœurs. Peu à peu toutes les carrières sérieuses l’ont exigé : l’instruction publique, l’inspection des finances, les ponts et chaussées et les mines, le génie et l’artillerie, l’auditorat au conseil d’état et à la cour des comptes, se recrutent de la sorte ; depuis peu d’années, les secrétaires d’ambassade eux-mêmes y sont soumis. Pourquoi la magistrature y échapperait-elle ? En 1875, M. Dufaure avait établi un concours périodique dont il est bon de rappeler les formes, car cette institution, détruite par ses successeurs, sera certainement rétablie par un garde des sceaux soucieux de la dignité judiciaire.

Ce concours ne donnait pas droit à un poste de substitut. Les candidats reçus entraient dans un corps d’attachés, répartis entre la chancellerie et les parquets des cours et des tribunaux. A la suite d’un premier concours, le conseil d’état fut saisi d’un projet de règlement d’administration publique et, en 1876, la réforme paraissait consacrée. Plus de quatre-vingts candidats, docteurs en droit, s’inscrivirent au concours de décembre 1876 ; le jury, présidé par un membre de la cour de cassation, comprenait des professeurs de la faculté, des magistrats et des membres du barreau. Les épreuves donnèrent les résultats les plus remarquables. Un tiers seulement des admissibles fut repoussé. La moyenne des épreuves fut telle que le jury, après avoir classé par ordre de mérite les seize premiers candidats qui allaient être nommés attachés, n’hésita pas à en recommander seize autres à l’attention du garde des sceaux. L’expérience avait dépassé toutes les prévisions, et, en décembre 1876, les juges du concours, en voyant comment étaient sortis de l’obscurité des hommes de savoir et de mérite pour lesquels la magistrature ne se serait ouverte que très tard et très difficilement, auraient été bien étonnés si on leur eût dit que cette réforme serait abandonnée par des politiques se disant partisans de l’égalité des droits. La cause des concours semblait gagnée. Elle l’était en effet pour tous les esprits sérieux. Les concours qui eurent lieu à Paris en 1877 et en décembre 1878, ceux de Caen et de Toulouse en 1878, furent marqués par les découvertes les plus heureuses d’intelligences mûries par le travail et dignes d’honorer la justice. Les rapports s’accordaient à louer la valeur des concurrens, et ceux qui se sont trouvés en contact avec ces jeunes esprits savent quelles espérances ils permettaient de concevoir. Aujourd’hui, le règlement d’administration publique est délaissé, et la plupart des substituts sortis des concours sont révoqués. Au mode de recrutement le plus démocratique les derniers ministres ont préféré celui qui nourrit de faveurs l’avidité des partis. Quand le tourbillon des appétits et des haines aura passé sur nos têtes, le concours reprendra la place qu’il a conquise et que magistrats, professeurs de faculté et avocats s’accordent désormais à réclamer pour lui.

Seulement il faudra surveiller strictement les épreuves pour que la capacité des concurrens n’en hausse pas indéfiniment le niveau. Le concours tel que nous le comprenons à l’entrée de la magistrature n’est pas destiné à vérifier uniquement la science des candidats. Docteurs en droit, ils savent assurément ce que la chancellerie doit exiger d’un jeune magistrat. Ce qu’il s’agit d’apprécier, c’est la valeur de leur esprit, la sûreté de leur jugement, ce.que vaut leur style, en d’autres termes, comment ils sauraient exprimer leur pensée à l’aide de la plume ou de la parole. Voilà le vrai sens de l’épreuve, il serait périlleux d’en faire un examen de mémoire. Au lieu de refuser les livres, nous voudrions en multiplier le nombre, afin de mieux juger ce que le discernement des candidats saura tirer de l’abondance même des matériaux. De l’examen sortiraient vainqueurs non les candidats les plus brillans, mais ceux qui auraient montré l’esprit le plus juste, le sens le plus droit, la meilleure méthode et cet ensemble de qualités qui font le vrai magistrat.

C’est ici que commence pour le jeune docteur en droit le noviciat judiciaire. Nommé auditeur près d’un tribunal important, il serait appelé à participer avec ce titre, pendant trois ou quatre années, aux travaux des juges et du parquet. Il assisterait aux audiences et aux délibérations de la chambre du conseil, mais il n’aurait en aucun cas voix délibérative. S’il était charge de certaines enquêtes sommaires, de rapports sur pièces ou de comptes, il ne pourrait agir que sous la responsabilité d’un juge titulaire, dont il serait en quelque sorte l’auxiliaire. Dans les travaux du parquet, il pourrait, sur la délégation du procureur de la république, montrer plus d’initiative, soit qu’il fût envoyé à l’audience pour tenir le siège d’un substitut, soit que, dans les missions diverses du parquet, il remplaçât l’un des membres du ministère public. Les auditeurs ne jouiraient pas du privilège de l’inamovibilité, mais ils ne pourraient être déplacés que de l’avis du tribunal. Ils recevraient une indemnité égale au quart du traitement du juge. Les années qui s’écouleraient de la sorte seraient bien employées. Elles permettraient aux stagiaires d’amasser quelque expérience, aux chefs et aux anciens du tribunal de voir s’ils ont les qualités natives qui font le magistrat. De plein droit, le terme expiré, ils quitteraient le tribunal, reprenant leur robe d’avocat et rentrant au barreau, non sans avoir acquis quelque profit et avec l’espérance d’une présentation par le procureur-général pour un poste de substitut ou par un tribunal pour un siège de juge.

Avec cet ensemble de garanties, les procureurs-généraux et les tribunaux auraient sans cesse devant eux un nombre suffisant de jeunes gens d’une capacité reconnue, dont ils suivraient les travaux, dont ils connaîtraient la valeur et dont ils verraient peu à peu se former les mœurs et l’esprit judiciaire ; la tradition se trouverait représentée par ces jeunes gens dans le sein d’une compagnie qui les aurait en quelque sorte adoptés. Sans aucun des inconvéniens des anciens auditeurs, sans le péril d’une inamovibilité prématurément accordée, on verrait renaître tous les avantages de ces recrues ardentes au travail, apportant un sang nouveau et rajeunissant de leur énergie les magistrats dont l’âge ralentit quelquefois l’activité, bien avant d’affaiblir l’intelligence.

Appuyée sur le concours et sur l’auditorat, la magistrature retrouverait ses forces. « Nous vivons à une époque, — disait en 1876, avec une profonde perspicacité, le garde des sceaux qui a institué le concours sans avoir eu le temps de le compléter par l’auditorat, — nous vivons à une époque où toutes les fonctions publiques qui ne sont pas données à l’élection doivent se défendre par le mérite de ceux qui les occupent. Nous n’échapperons à l’application des théories fausses qui se sont fait jour dans ces derniers temps relativement à l’élection des magistrats qu’à la condition de ne laisser entrer dans la magistrature que des jeunes gens capables, instruits, ayant déjà fait leurs preuves et conquis l’estime de ceux qui ont assisté à leurs débuts[9]. »

V

L’inamovibilité, dont nous avons si souvent parlé, ne sert qu’à rassurer le magistrat contre la haine du plaideur ou contre le mécontentement du pouvoir qui le ferait descendre de son siège pour le punir d’un jugement. Elle ne crée pas à elle seule l’indépendance et ne protège le juge que contre un seul danger : la perte de sa charge. Il est d’autres écueils contre lesquels peut sombrer la liberté d’esprit du magistrat. Notre hiérarchie judiciaire contient des degrés qu’il est dans l’a nature de l’homme de vouloir franchir : le juge suppléant privé de traitement veut devenir juge, le juge aspire à une présidence, Le président rêve la robe rouge, le conseiller calcule à quelle époque les mises à la retraite lui permettront de présider une chambre, et la cour de cassation brille au sommet comme le but réservé dans cette course de la vie aux plus heureux. Ces degrés d’honneur offrent, par la différence des traitemens insuffisans aux premiers échelons, un attrait de plus aux magistrats, en leur faisant entrevoir les sollicitations comme un devoir de père de famille. Ceci est un grand danger pour la justice, car les juges, pouvant sans cesse aspirer à s’élever, tournent trop souvent leurs regards vers celui qui distribue l’avancement. « On avance dans les tribunaux, disait M. de Tocqueville, comme on gagne des grades dans une armée. On veut que les juges soient inamovibles pour qu’ils restent libres ; mais qu’importe que nul ne puisse leur ravir leur indépendance, si eux-mêmes en font volontairement le sacrifice[10] ? »

Ce désordre, tout grand qu’il soit, n’est pas le seul. Le garde des sceaux, à qui appartient le pouvoir exorbitant de récompenser les juges en leur accordant la promotion en un rang supérieur, peut bien plus. Il peut nommer parmi les magistrats qui bon lui semble aux hautes charges de la magistrature, d’un trait de plume, par une libre et solitaire décision : il est maître de ne pas respecter la hiérarchie ; si le juge objet de sa faveur est âgé de trente ans, il peut en faire un président à la cour de cassation, il peut le mettre à la tête d’une cour d’appel, et ce que son caprice aura décidé, l’inamovibilité le couvrira de sa garantie tant que vivra le magistrat. Il peut aussi bien prendre un avocat obscur, mal famé, sans cause, inscrit d’hier en quelque tableau de petit tribunal et jeter sur ses épaules un manteau d’hermine, sans que nul ait le droit de protester efficacement, sans qu’une compagnie puisse refuser ni même ajourner l’investiture. Et cet acte dont dépendent la vie, l’honneur, les intérêts les plus sacrés des citoyens sera irrévocable, et celui qui l’aura accompli ne sera l’objet d’aucune responsabilité effective. « Il est hors d’exemple, dit le duc de Broglie[11], qu’un ministre de la justice ait été poursuivi pour avoir fait un mauvais choix ; il n’est même guère concevable qu’il puisse l’être. Lorsque le mauvais choix est fait, les convenances ne permettent pas d’en faire un sujet de discussion à la tribune ou dans les journaux. » Et l’ancien président du conseil déclare qu’il a vu, dans sa carrière politique, « des choix répréhensibles, des choix de parti, des choix très révoltans, » sans que personne ait pu s’en plaindre publiquement. Il nous montre le ministre assailli de demandes, ne connaissant pas la centième partie des juges lorsqu’il arrive à la chancellerie, excité par des amis politiques, poussé par tout le monde, retenu par personne, « maître d’en faire à sa tête et d’agir comme bon lui semble, sans contrôle de la part de qui que ce soit ; » il se demande enfin s’il est possible de croire que le ministre soit suffisamment éclairé, libre de résister aux sollicitations, aux importunités, qui l’accablent.

Quelle vérité dans ce tableau ! Et combien il est devenu plus frappant encore depuis quelques années ! Une révolution avait changé tous les parquets, un gouvernement régulier a fait rentrer la plupart des magistrats et, selon le vent des majorités, quatre fois en dix ans, des orages ont passé sur les corps judiciaires en renouvelant les parquets à ce point que la politique semblait avoir créé un roulement dans le personnel amovible. Jamais l’esprit de sollicitation ne s’est donné telle carrière : il en est arrivé à inventer de nouveaux moyens d’assiéger la chancellerie. On a vu des députations entières s’assembler pour se rendre auprès du ministre, afin d’obtenir une nomination ou d’arracher avec non moins d’ardeur une destitution. Lorsque les députés étaient à bout d’efforts, l’un des groupes politiques se mettait en mouvement ; dans les grandes circonstances, les trois groupes de la majorité déléguaient leurs présidens pour signifier au cabinet que toute hésitation hâtait sa chute. Quelle obstination ou plutôt quelle fermeté de conscience ne fallait-il pas déployer pour résister à tant de manœuvres ! Avec un garde des sceaux prêt à obéir aux menaces, il n’était plus besoin de tant de façons : les vœux étaient exaucés aussitôt que formés ; les députés se faisaient comprendre d’un signe ; ils n’avaient plus à se déranger, et leurs souhaits étaient accueillis dans les couloirs mêmes du Palais-Bourbon. Ainsi se perfectionnait le système décrit jadis par le duc de Broglie ; il avait peint un ministre de la justice disposant, dans son omnipotence, du sort de la magistrature : les partis ont fait des gardes des sceaux sortis de leurs rangs les instrumens dociles des caprices de quelques députés usant de leur toute-puissance pour la satisfaction de leurs rancunes. Nous avions protesté sous les ministères de droite. Que dirons-nous aujourd’hui que le scandale est tout autre ? Il n’est pas admissible qu’un membre de l’une des chambres, porté tout d’un coup à la chancellerie par le flot de la politique, devienne à la fois le chef et le maître de la magistrature, que dans son passage de quelques semaines ou de quelques mois en l’hôtel de la place Vendôme, sans conseil, sans appui, sans contrôle, sans autres lumières que ses propres passions, il puisse, selon les hasards de la mort ou de la limite d’âge, disposer des plus grandes charges de l’état, et en investir à jamais ses amis et ses créatures.

Nul ne peut méconnaître ce mal. Nous ne faisons aujourd’hui qu’en ressentir les premières atteintes sans en mesurer encore toute l’étendue. Les désordres du « service civil » aux États-Unis pourraient seuls en donner l’idée. Des centaines de fonctionnaires arrivant avec un ministre et tombant avec lui, un continuel travail d’épuration fondé sur la défiance et la délation, et dans cet incessant va-et-vient d’un personnel mobile, chaque parti, chaque groupe, chaque fraction offrant des cadres tout prêts qui cherchent les moyens de supplanter les titulaires au profit de leurs ambitions : telle est l’image que nous offre l’Amérique. Ses plus vifs admirateurs l’avouent et en gémissent. Nous n’éviterons ces abus qu’en dressant autour des fonctionnaires de tous ordres les conditions techniques les plus propres à les défendre. Si nous n’y prenons garde, un changement de cabinet et de politique atteindra bientôt dans le fond des provinces, après le juge de paix, l’agent-voyer et le facteur rural. N’hésitons pas du moins à sauver de cette anarchie les corps judiciaires.

Trois moyens se présentent d’arracher la magistrature à l’action excessive du pouvoir exécutif : l’élection, la cooptation, les présentations. L’école radicale propose l’élection populaire ; bien plus, elle l’impose au nom des principes ; à l’entendre, le peuple est l’unique source des pouvoirs ; il faut aller puiser dans son sein l’autorité nécessaire aux jugemens ; si on hésite, elle rappelle les délibérations de la constituante et ferme la bouche à ceux qui hasardent des objections en déclarant que la démocratie veut des juges élus et que les esprits timorés qui le contestent méconnaissent la condition essentielle des gouvernemens populaires, Nous avons eu occasion de dire pourquoi l’idée de justice nous paraissait exclusive de l’idée d’élection. L’indépendance du juge nous semble aussi incompatible avec le rôle précaire du candidat qu’avec les inquiétudes du titulaire qui voit approcher la date de sa réélection. Établir le suffrage à l’entrée du prétoire, c’est mettre le magistrat à la merci du justiciable. Pourquoi aurait-on détruit les épices, s’il fallait que le plaideur offrît désormais au juge un bulletin de vote qui en tiendrait lieu ? L’exemple de l’Amérique nous sert d’enseignement et de leçon ; celui de la Suisse ne nous touche pas. Si les juges ne sont pas corrompus, leur médiocrité n’est pas douteuse. D’ailleurs, qui ne sait ce que parmi nous l’ardeur des partis allumerait de brigues ? Laissons donc de côté un système absolu que condamnent à la fois le bon sens, l’expérience et l’histoire.

Aussi les plus avisés proposent-ils des élections mitigées, en recourant à des collèges spéciaux dont le trait commun serait de faire pénétrer dans la nomination des juges l’élément populaire. Nous avons dit ce que nous pensions du mélange de la justice et de la politique. Le choix par les compagnies ne doit pas être moins sévèrement condamné. Excellente pour assurer le recrutement d’une compagnie savante, la cooptation ne saurait convenir en une démocratie pour la constitution d’un des corps de l’état. En prenant de la sorte les défauts d’une caste étrangère aux besoins et aux sentimens du dehors, la magistrature périrait sans trouver un défenseur, comme les anciens parlemens.

Ainsi nous avons écarté l’élection par le peuple, qui asservit et corrompt le juge, l’élection par les magistrats eux-mêmes, qui rétrécit l’esprit et surexcite l’intérêt personnel. Entre ces deux origines, l’une trop étendue, l’autre trop restreinte, nous trouvons le système des présentations. De nos jours, la Belgique nous en a donné l’exemple : les conseillers à la cour de cassation sont nommés sur deux listes présentées l’une par le sénat, l’autre par la cour. Les conseillers des cours d’appel, les présidens et vice-présidens des tribunaux sont choisis sur deux, listes présentées l’une par la cour, l’autre par les conseils provinciaux. Les listes sont publiées au Moniteur, et, quinze jours après, la nomination est faite par le roi. Les commissions de 1848 et de 1870 confièrent l’une et l’autre les présentations à des élémens divers tirés de la magistrature et des corps, électifs préparant en commun des tableaux de candidatures. Mais ce système n’eût-il pas provoqué des tiraillemens et les froissemens, suites inévitables de la réunion, en une même assemblée, des barreaux et des magistrats rencontrant les élus du suffrage politique ?

Et cependant, il faut éclairée le. garde des sceaux, il faut trouver un moyen de le délivrer de sollicitations effrontées qui deviennent la plaie de nos corps judiciaires. M. le duc Victor de Broglie a proposé un procédé, qu’il convient de rappeler. Il voudrait que toute vacance se prolongeât durant six mois et que pendant cet intervalle, les parties en toute affaire fussent tenues de désigner, pour exercer les fonctions de juge suppléant, l’avoué ou l’avocat qui leur inspirerait le plus de confiance. A l’expiration des six mois, cette espèce de scrutin serait présentée au garde des sceaux, qui trouverait dans les préférences des justiciables la preuve des lumières et de l’autorité du candidat[12]. Ce procédé, à coup sûr un des plus ingénieux, ne répond qu’à certains besoins. Il néglige les meilleurs juges de paix, il exclut le parquet ; pour les cours, il écarte les présidens et les membres les plus distingués des tribunaux. Enfin on peut craindre que le choix ne tombât tantôt sur les avocats les plus connus qui refuseraient un siège, tantôt sur les jurisconsultes que désigneraient les avoués devenus les maîtres absolus du recrutement.

Écartons le vote des justiciables, comme l’assemblée mixte, comme le tableau annuel des candidatures, n’hésitons pas davantage à repousser la présentation par les conseils-généraux, qui introduirait les passions politiques en un domaine d’où elles doivent être bannies. Comment donc établir un contrôle et un frein ? Les autres ministres n’ont pas ce pouvoir absolu. Est-ce que le ministre de la guerre ou de la marine peut accorder une promotion de choix à un officier si celui-ci n’est pas porté au tableau d’avancement ? Pour les chaires de l’ordre le plus élevé, est-ce que le ministre de l’instruction publique peut sortir du cercle tracé par les présentations des compagnies savantes ? La politique pure échappe seule à ces sévères garanties, et il ne peut en être autrement : partout où les qualités de tact et de mesure, partout où l’action, le dévoûment et le zèle sont plus nécessaires que la science acquise, le ministre peut décider seul. Ce n’est pas par un examen qu’un candidat montre qu’il sait le secret de manier les hommes. Les ministres de l’intérieur ou des affaires étrangères doivent donc demeurer libres, tandis que nul de leurs collègues, quelle que soit sa perspicacité, ne peut en dehors de toute vérification spéciale, découvrir un ingénieur, inventer un savant ou créer un juge. Faut-il, à l’imitation des autres départemens ministériels instituer auprès du garde des sceaux un comité d’avancement, un conseil supérieur de la justice qui dresserait chaque année, sur les rapports des chefs de cours, une liste dans les limites de laquelle serait enfermé le ministre ? Ce système substituerait dix électeurs à un électeur unique. Il mettrait le ministre de la justice en tutelle sans lui fournir de véritables lumières. Cherchons donc les garanties qui l’éclaireraient sans nuire à sa dignité.

Dans les usages actuels, le premier président et le procureur-général sont censés désigner chacun trois candidats au ministre. Nous voudrions que les compagnies où se produit la vacance fussent investies du droit de présenter des candidats. De leur côté, les jurisconsultes exerçant dans le ressort se réuniraient, en une assemblée séparée, pour dresser une liste. Le garde des sceaux serait placé de la sorte entre deux listes exprimant des besoins et contenant des aptitudes diverses ; l’une répondant à la tradition des corps judiciaires, l’autre apportant dans ces compagnies un peu renfermées l’air du dehors, grâce au mouvement du barreau, à la pratique des affaires et à la science de l’école.

La cour de cassation serait assurément fort compétente pour dresser sa liste. Avant de la faire, elle pourrait demander à chaque cour d’appel de lui désigner un candidat. Mise en possession de ces divers noms, elle aurait en main les élémens les plus sûrs de son choix. Auprès d’elle et en dehors de son action directe, s’assembleraient les jurisconsultes : les plus anciens avocats à la cour de cassation, le bâtonnier et les anciens bâtonniers de Paris, le doyen et une délégation de la faculté de droit de Paris. Si on ne jugeait pas possible de déplacer les bâtonniers de l’ordre près chaque cour d’appel et le doyen de chaque faculté de droit, dont la présence assurerait à l’assemblée une haute compétence, le bâtonnier et le doyen de la faculté de Paris devraient recueillir avant la réunion les avis de leurs confrères. Qu’on se figure ces deux assemblées rédigeant leurs présentations, et qu’on cherche quel est l’homme éminent qui n’aurait pas été assuré d’y figurer. Oui, nous en tombons d’accord, le magistrat sans notoriété dans sa province, l’avocat privé de toute autorité en son barreau ne pourra plus rêver de parvenir à la cour suprême par un coup de faveur politique ; mais en revanche que d’hommes distingués dont l’influence locale est puissante et dont le nom sera présenté dans cette assemblée assez nombreuse pour connaître tous les mérites, assez restreinte pour échapper aux courans politiques ! Par la force des choses, il se fera une sorte de roulement en vertu duquel la cour de cassation présentera tour à tour des magistrats de Paris et de province, tantôt des magistrats inamovibles, tantôt des membres du ministère public. L’assemblée des jurisconsultes agira de même : à une présentation portant sur un professeur de droit succédera la présentation d’un avocat, et ainsi le ministre de la justice verra successivement passer devant lui tous ceux qu’entoure un crédit légitime.

Si cette méthode tient compte des trois élémens que nous voulons pondérer, si elle respecte la tradition des corps judiciaires, l’opinion extérieure des jurisconsultes compétens et l’autorité gouvernementale, pourquoi ne pas l’appliquer au recrutement des cours d’appel ? La cour, à chaque vacance, présentera ses candidats. L’assemblée comprendra le conseil de l’ordre des avocats à la cour, la chambre de discipline des avoués à la cour et les membres de la faculté de droit, s’il en existe dans le ressort. Pour les tribunaux, la cour dresserait la liste, mais en appelant dans son sein les présidens de tribunaux, tandis que les jurisconsultes convoqueraient le conseil de chaque barreau, les présidens des chambres des avoués et des chambres des notaires du ressort. Pour le choix des magistrats cantonaux, le tribunal du département, auquel s’adjoindraient les juges de paix, dresserait une liste que la cour examinerait et compléterait, s’il y avait lieu.

Dans chaque compagnie comment seraient choisis les présidens ? L’élection a été souvent proposée ; néanmoins, nous pensons qu’elle offre des périls graves. Il ne s’agit pas seulement pour le président d’une cour de diriger matériellement un débat, mais d’exercer sur les mœurs et la discipline des magistrats une action durable. C’est à la juridiction supérieure que nous voudrions déléguer la mission de choisir les présidens de chambre. La cour de cassation choisirait les présidens à la cour d’appel, la cour d’appel les vice-présidens des tribunaux. Reste le choix du premier président. Il est dangereux de l’abandonner au vote de ses pairs, ou à la désignation de la juridiction supérieure. Du choix du chef de la compagnie peut dépendre pour l’avenir la direction de ses travaux, l’autorité de sa jurisprudence, la dignité des mœurs et l’influence de la justice en un ressort. Aux devoirs austères du magistrat se joignent pour le président de tribunal ou pour le premier président de la cour, chef de la justice en une juridiction, des devoirs publics : ils représentent au dehors les corps judiciaires, peuvent soutenir leur dignité ou la compromettre suivant le tact de leur conduite. Il nous semble que le conseil des ministres, sur le rapport du garde des sceaux, devrait être chargé de choisir le président du tribunal ou le premier président de la cour parmi les vice-présidens et présidens ; promus par la juridiction supérieure, sans que les choix fussent limités à la compagnie, ni au ressort qu’il s’agirait de pourvoir.

Tels seraient, dans leurs traits principaux, les moyens employés pour éclairer et contenir le ministre. Nous sommes persuadés que, sans altérer les mœurs judiciaires, ils relèveraient le niveau des capacités et ne mettraient obstacle qu’aux choix dictés par la faveur. À ce système nous ne connaissons qu’un défaut : l’esprit local développé avec excès peut devenir un péril pour la justice, un écueil pour la jurisprudence, dont il risque d’altérer l’unité. Afin d’y porter remède, pourquoi ne pas autoriser le ministre à prendre une fois sur quatre le magistrat sur une liste présentée dans un autre ressort ? Ces roulemens consacrés par l’usage sont moins difficiles qu’on ne le pense à établir., La cour des comptes en offre actuellement 1 ! exemple en ne donnant au ministre qu’un choix limité.

« Vous voulez fortifier, dira-t-on, les mœurs judiciaires ? Ces présentations, vont les troublée : elles créeront les brigues et altéreront les relations mutuelles. » Si la prévision était fondée, quel spectacle de divisions ne fourniraient pas les corps qui se recrutent eux-mêmes ! Où cependant la confraternité est-elle plus simple, plus dénuée d’aigreur que dans le sein des académies ? Le nouveau venu. peut-il deviner à l’accueil de ses anciens quel a été le vote hostile à son entrée ? Le scrutin proclamé, c’est le propre de l’esprit de corps de prévaloir sur les préférences individuelles. Sous l’influence de la politique, la cooptation peut amener la formation de partis ; mais si elle est tempérée par le choix, du ministre s’exerçant sur deux listes. L’esprit de coterie et de compétition ne pourra, pas naître ni se développer.

M. Portalis disait en 1840 : « C’est, surtout dans un état où règne l’égalité civile, oui triomphe l’égalité politique, où tous, sont également admissibles à tous les emplois, lorsqu’il n’y a plus de présomption légale d’aptitude, ni de capacité, qu’il doit exister en avant de toutes les carrières publiques des stages, des noviciats, des candidatures[13]. » Les garanties que nous venons d’examiner ont toutes en vue la magistrature dans un état démocratique, l’abolition de toute faveur, la substitution du mérite reconnu à l’intrigue et aux sollicitations inavouables, l’établissement enfin d’un perpétuel concours entre les magistrats, concours, créé par l’émulation, entretenu par une ambition) légitime et constamment surveillé pair tous ceux qui entourent le tribunal et dont l’opinion, bien avant d’être officiellement consultée, était décisive sur la valeur des magistrats.


VI

Nous n’avons eu en vue qu’un seul but : améliorer, sans bouleverser. Notre organisation judiciaire nous semble bonne. Avec très peu d’efforts, elle peut, devenir meilleure. Lorsque les jeunes recrues de la magistrature n’y entreront que la tête haute par la porte du concours et par la libre présentation des tribunaux, juges du mérite des auditeurs, lorsque le garde des sceaux ne pourra nommer que les candidats appelés par les vœux des magistrats ou des jurisconsultes, quand les juges attachés à de grands tribunaux auront été délivrés de la fièvre d’avancement qui les dévore, lorsqu’ils auront cessé de tourner leurs regards et leurs sollicitations vers la chancellerie, nous pensons que nous aurons fait un grand pas vers l’indépendance du pouvoir judiciaire. Tout ce qui doit appartenir à l’état lui demeurera sans conteste : non-seulement le choix entre les candidats présentés et l’investiture du magistrat, mais la discipline exercée à tous les degrés sur l’initiative du chef de la justice, la nomination et l’avancement des membres du parquet, la suprême impulsion de l’action publique, seront le domaine exclusif du garde des sceaux. Il conservera de la sorte, dans une mesure restreinte mais nécessaire, l’action qui doit appartenir au gouvernement sur les corps judiciaires.

À ces réformes qui doivent fortifier le caractère du juge, lui donner à la fois la dignité et la fermeté, d’autres qui en seraient le complément viendraient tout naturellement se joindre ; les traitemens seraient relevés dans une proportion suffisante pour mettre le juge au-dessus de la gêne, ils seraient augmentés d’un cinquième après dix années de résidence hors de Paris en un même siège, le montant des pensions de retraite serait égal à la moitié du traitement, les retraites forcées seraient abolies, ce ne serait plus la compagnie qui obligerait ses membres infirmes à se démettre, mais la juridiction supérieure qui exercerait à ce point de vue un pouvoir disciplinaire ; les adresses seraient interdites aux magistrats, ils ne se déplaceraient jamais en corps pour rendre hommage à aucun fonctionnaire, pas plus au garde des sceaux qu’au général commandant un corps d’année ; afin d’empêcher que le soupçon entrât dans l’esprit d’un plaideur, le fils ou le gendre d’un juge ne pourrait être admis à plaider devant lui. En une telle matière, il n’y a pas de réforme inutile ou indifférente ; toutes ont une portée, et le législateur qui en prendrait l’initiative serait assuré d’entourer la justice de ce respect qui est sa force.

Mais à l’heure où nous sommes, la majorité de la chambre ne demande qu’une seule modification : le changement du personnel. Elle ne veut pas, dit-elle, supprimer l’inamovibilité, « mais la suspendre parce que celle-ci forme un obstacle. Avec des hommes nouveaux, elle admet le principe. — Que nul ne s’y trompe : l’inamovibilité suspendue, c’est l’inamovibilité supprimée. Il y a des règles qu’on ne peut violer une seule fois sans qu’aussitôt d’entraînemens en entraînemens, d’exceptions en exceptions, elles me soient à jamais méconnues. Quand, en un siècle où tout a changé, une institution a duré soixante-six années, ne croyez pas qu’il sera aisé de l’abattre un instant, puis de la relever. Après l’avoir frappée, regardez-y bien, et vous verrez qu’elle est à jamais privée de vie. Si, par malheur, la chambre des pairs, en 1815, avait eu la faiblesse de voter la proposition Hyde de Neuville, il est de toute certitude que la magistrature eût été livrée en ce siècle à tous les vents de la politique et que le personnel en eût changé six fois. Suivons les événemens qui seraient issus de ce point de départ. L’inamovibilité suspendue par les deux chambres, le gouvernement forcé d’obéir à leur vœu, renouvelant de fond en comble le personnel, et une magistrature de parti rendant pendant toute la restauration une justice mise en suspicion par la grande majorité du pays, voilà les suites immédiates de cette première faute. Les autres conséquences n’eussent pas été moins graves. Le gouvernement de juillet n’eût pas hésité à suspendre l’inamovibilité. C’eût été son devoir envers le pays. Il ne se serait pas élevé une voix parmi les libéraux pour la défendre. Aussi, pendant dix-huit ans, légitimistes et républicains se seraient réunis pour récuser la justice tout entière, et, en 1848, les premiers décrets, franchissant de nouveau cet obstacle, auraient élevé sur les débris des barricades la magistrature révolutionnaire, Aurait-on attendu quatre ans pour chasser les produits de l’émeute ? Nous en doutons fort et, dès 1849, nous sommes persuadé qu’ils auraient fait place à une magistrature composée à l’image de la majorité monarchique de l’assemblée législative. Qui peut croire un seul moment que l’auteur du coup d’état l’eût trouvée à sa convenance ? un flot de juges bonapartistes l’eût remplacée, et, en 1871, l’assemblée nationale aurait été rechercher les survivans de 1849 pour les faire, remonter sur leurs sièges. A l’heure présente, les partisans de la loi votée par la chambre des députés auraient beau jeu pour dénoncer les hôtes changeans de nos cours. Une seule faute, la faiblesse de la chambre des pairs en 1815, aurait donc changé la destinée de la magistrature et rendu irréalisable en notre siècle le principe de l’inamovibilité ; tant il est vrai qu’en politique toutes les fautes se tiennent, que les partis sont solidaires les uns des autres, et que tous vivent, comme l’a dit un jour M. Thiers, sous l’inexorable loi du talion !

Qu’on le veuille ou non, si l’épuration a lieu d’ici à quelques années en notre pays, rien n’empêchera la magistrature d’être vouée pour une longue période à l’instabilité qui atteint en France tout ce que fonde l’esprit de parti. C’est l’admirable vertu de l’inamovibilité de couvrir le juge, de l’empêcher de tomber aux mains des factions. Telle est la force de cette garantie qui est l’axe de la justice, qu’il suffit de la menacer pour ébranler tout l’édifice de nos corps judiciaires. Depuis un an, elle est en péril. Voyez ce qui se passe. La justice, ce qui est contraire à sa nature et à son devoir, s’émeut ; il est des juges dont l’impassibilité se trouble. Ce qui est inévitable chez les natures généreuses, la crainte d’être soupçonnés de complaisances envers le pouvoir qui prétend être maître demain de les proscrire, leur a inspiré une susceptibilité farouche. Des âmes viles multiplieraient les bassesses envers le gouvernement ; elles auraient acheté à coups d’arrêts la faveur de continuer à rendre la justice. Tout au contraire, plus le danger devient pressant et plus le langage est hardi ; nulle trace de défaillance, les cœurs sont fermes, les allures fières. Le défi jeté à la magistrature qu’on insulte, à l’inamovibilité qu’on menace est relevé de telle sorte que les juges, loin de s’abaisser, semblent prendre plaisir à se compromettre. A l’inamovibilité suspendue par l’une des chambres les magistrats ont répondu en attestant leur indépendance. Le premier éclat est passé ; ils ont bondi sous l’injure ; nous le comprenons ; mais ils ne seraient pas pardonnables de ne pas reprendre possession d’eux-mêmes. En nommant sa commission, le sénat a montré qu’il tenait l’inamovibilité pour un principe fondamental de nos lois ; comme en 1815, la chambre haute va répondre à la chambre introuvable. La réponse sera la même. Les rédactions de personnel, si elfes sont prononcées, ne donneront pas au garde des sceaux un choix arbitraire. Tout est là, c’est le nœud de la discussion. Par leur tenue, par leur impartialité et leur calme, les magistrats peuvent rendre le succès plus prompt, l’issue de la campagne plus décisive. Qu’ils se tiennent à l’écart des luttes de partis, qu’ils continuent à juger suivant leur conscience tous ces déclinatoires qui altèrent les compétences et qui blessent la justice, mais qu’en dehors de ce qui leur est strictement demandé, ils ne mêlent aux motifs de leurs arrêts ni un cri de colère ni un accent de rancune.

Aux manœuvres d’un parti qui veut prendre possession de la magistrature pour la précipiter dans les luttes politiques et l’asservir à ses passions, qu’elle réponde en se dégageant de toute passion pour obéir à la seule voix de la justice. « Dès que la politique, a dit un jour M. Guizot, pénètre dans l’enceinte des tribunaux, peu importent la main et l’intention qui lui en ont fait franchir le seuil, il faut que la justice s’enfuie. Entre la politique et la justice, toute intelligence est corruptrice, tout contact est pestilentiel. En la recherchant, la politique s’accuse ; en s’y prêtant, la justice se perd. Que la société regarde donc bien aux moindres symptômes de rapprochement, qu’elle s’en inquiète dès le premier jour et ne se laisse imposer par aucune excuse. Ni les circonstances ni les hommes, rien ne doit rassurer contre le fait même. Si les circonstances sont graves, elles s’aggraveront ; si les hommes sont honnêtes, ils se pervertiront. » (Moniteur 1846, p. 1411.)

Ce langage est vrai sous une république comme sous une monarchie. Plus le gouvernement est démocratique, et plus les institutions judiciaires sont appelées à jouer un rôle important. Nous avons appris, à l’exemple de l’Amérique, dans quelle sphère inaccessible il importe de maintenir les juges au sein d’une démocratie. Quelle que soit la rapidité du mouvement qui entraîne les hommes dans les sociétés les plus turbulentes, il y a une force qui doit former le centre et le pivot : le pouvoir du juge doit demeurer immobile au milieu de ce mouvement universel ; il faut le constituer, l’armer fortement et faire de son rôle une mission dont les factions seront impuissantes à le détourner. Plus cette mission est haute et difficile, et plus est important le choix de ceux qui la rempliront. Relever tes magistrats, les choisir sans faiblesse, à la mesure de leur science et de leur caractère, les entourer de considération et de respect, étouffer l’ambition, récompenser le travail, voilà le devoir urgent. Pour le remplir, le législateur doit se mettre au-dessus de l’esprit de parti, ne voir que l’intérêt supérieur d’une société qu’il s’agit d’arracher aux secousses périodiques des révolutions et fermer l’oreille aux sommations des jacobins comme aux ordres du despotisme.

La démagogie exige une organisation toute nouvelle. — Il faut répondre que nous voulons fonder nos tribunaux sur la tradition attestée par une expérience de trois quarts de siècle.

Elle veut confier des pouvoirs arbitraires au chef politique de la justice. — Nous voulons restreindre les pouvoirs du ministre, lui laisser la direction de l’action publique, la libre nomination des parquets, la discipline, mais limiter le droit qui lui appartient de choisir les juges au gré d’un parti.

La démagogie veut des juges amovibles, les partisans de l’absolu cherchent des magistrats prêts à servir ; le césarisme les jette aux pieds d’un maître ; les jacobins les livrent à la toute-puissance populaire, — Nous voulons des juges permanens qui puissent regarder en face l’arbitraire, de quelque point de l’horizon qu’il se lève ; nous voulons pour juge le plus savait parce qu’il aura le respect des lois, le plus digne parce qu’il déliera la corruption, et le plus libre parce qu’il n’obéira à personne.

La démagogie veut en un mot une justice asservie sous un pouvoir judiciaire esclave de l’exécutif. — Nous voulons une justice indépendante, avec un pouvoir judiciaire placé assez haut pour nous servir de guide dans notre marche et d’arbitre dans les débats inconnus qui sont le secret de l’avenir.

Le désaccord est complet. C’est au pays qu’est réservé le soin de dire s’il se résigne à vivre sous le pouvoir absolu également détestable du peuple ou d’un seul, ou s’il est résolu à fonder un jour la liberté sur le respect des consciences et des lois.


GEORGES PICOT.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1880 et du 1er janvier 1881.
  2. La constitution belge a accordé aux juges de paix l’inamovibilité, mais en revanche elle a exigé d’eux les mêmes garanties de capacité que pour les membres des tribunaux, c’est-à-dire le grade de docteur en droit.
  3. Discours de M. le procureur-général Dauphin, prononcé le 3 novembre 1880 à la rentrée de la cour d’appel de Paris.
  4. Encore, pour arriver à ce chiffre, devons-nous ajouter aux affaires civiles jugées contradictoirement et comptées pour une unité, les affaires correctionnelles et les affaires commerciales évaluées pour un tiers.
  5. Discours d’Antony Thouret 1849, Moniteur, p. 436.
  6. Dès que la capacité des juges de paix le permettrait, nous voudrions que l’un de ceux qui auraient été pourvus du titre de juge suppléant au tribunal fût convoqué pour ces audiences ; un seul juge viendrait de la sorte du chef-lieu du département.
  7. Le projet déposé par M. Vente le 18 novembre 1875 concluait à la suppression de 218 magistrats de tribunaux. Rédigé par des magistrats après examen des travaux de chaque siège, il donnait les résultats les plus précis. Il y aurait à examiner quelles rédactions pourraient être faites de ce chef.
  8. La cour de cassation n’a soulevé de critiques que sur un point. La chambre des requêtes a été vivement attaquée au profit d’une seconde chambre civile. Cette transformation briserait la jurisprudence. Son unité tient à l’existence d’une seule chambre civile. Noos insisterons ailleurs sur la nécessité de conserver l’organisation actuelle.
  9. Circulaire de M. le garde des sceaux Dufaure, 4 juin 1876.
  10. De la Démocratie en Amérique, t. II, p. 178 ; note 2.
  11. Vues sur le gouvernement de la France, p. 148.
  12. Vues sur le gouvernement de la France, p. 151.
  13. Rapport à la chambre des pairs sur les juges suppléans, 1840. Monit., p. 1616.