La Réorganisation de la Turquie d’Asie

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La Réorganisation de la Turquie d’Asie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 884-918).

LA RÉORGANISATION
DE
LA TURQUIE D’ASIE

Tandis que les vainqueurs de la Turquie, ivres de fureur et de carnage, hier encore, se déchiraient les uns les autres, comme des chiens sur la proie qu’ils viennent d’abattre, et que, dans la confusion générale, les Turcs eux-mêmes, rompant le traité de Londres, risquent d’attirer sur leur pays de nouveaux malheurs et sur l’Europe de nouveaux dangers, l’opinion, lasse de ces rumeurs de bataille, énervée d’incertitude, se demande avec anxiété si la liquidation de l’Empire ottoman pourra être limitée à l’Europe et à l’Afrique, ou si elle s’étendra à l’Asie. Les chancelleries cherchent la formule du remède qui donnerait confiance et satisfaction aux populations de la Turquie d’Asie sans provoquer la dislocation de l’Empire et, au contraire, en l’affermissant. Les Turcs doivent comprendre qu’une heure décisive est venue où l’avenir de leur race est suspendu entre les deux termes de cette alternative : ou une conception nouvelle de leur empire, comportant un changement profond dans leurs méthodes et leurs procédés de gouvernement, ou la ruine définitive. Les Arabes, les Arméniens, les populations non turques interrogent l’horizon et se demandent qui leur apportera les conditions nouvelles de vie auxquelles, plus ou moins consciemment, elles aspirent toutes. Arrêtons-nous un instant à ces problèmes redoutables, dont la solution, sous quelque aspect qu’on l’envisage, apparaît incertaine et difficile, et qui menacent les puissances européennes dans leurs intérêts, dans leur besoin pressant de sécurité, de travail et de paix.

I

L’amputation des provinces européennes, qui lui coûtaient si cher et qui étaient pour lui une cause d’embarras toujours renaissans, n’est pas un désastre matériel pour l’Empire ottoman ; la perte d’un membre gangrené est souvent salutaire au malade ; mais, — pour continuer cette comparaison chirurgicale, — il s’agit de savoir si le patient est en état de supporter le choc opératoire, si les centres nerveux directeurs et propulseurs de la vie ne sont pas atteints. ! Moralement, les défaites subies en Thrace et en Macédoine entament le prestige de la puissance turque, ébranlent la masse tout entière, diminuent l’autorité du sultan. Les leçons du malheur ne sont pas toujours entendues des gouvernemens. La victoire est, même à l’intérieur, génératrice d’ordre et de prospérité ; la défaite, au contraire, engendre les révolutions et les troubles civils. La Turquie aurait plus besoin de méditer sur les causes de sa défaite, de se recueillir, que d’essayer de reconquérir des lambeaux de son empire écroulé. Après de tels désastres, il lui faudrait un gouvernement réparateur, uniquement préoccupé du salut du pays, ralliant autour de lui tous les partis, associant toutes les forces vives de l’Empire. Chez nous, en 1870, les hommes politiques firent une révolution et changèrent la forme du gouvernement, mais la France envoya l’Assemblée nationale, vraiment nationale, réparatrice. On ne voit pas d’où pourrait venir, en Turquie, une Assemblée nationale, qui traduirait l’unanimité d’un sentiment commun, puisque l’Empire turc n’est pas une nation, mais un agrégat de nationalités disparates, de religions, de races diverses, que les Sultans ont réunies, par la force de leur cimeterre, sous leur autorité absolue et qui n’ont entre elles d’autre lien que cette autorité même. À défaut d’un gouvernement issu de la volonté nationale, il faudrait à l’Empire ottoman un pouvoir fort, mais libéral, préoccupé d’apaiser, d’unir, de concilier, d’organiser la sécurité et la prospérité dans un pays qui, depuis la révolution de 1908, n’a pas encore trouvé son aplomb, de prouver, en un mot, la nécessité d’un pouvoir central par l’importance de ses bienfaits.

Le gouvernement actuel des Jeunes-Turcs ne se rapproche pas de cet idéal. Dans un pays qui aurait besoin de la main ferme d’un grand souverain, la révolution a mis sur le trône un sultan doué des qualités d’un honnête homme, d’un prince constitutionnel qui règne, mais ne gouverne pas. Le ministère issu du coup d’État du 23 janvier est un gouvernement de combat ; il porte le poids de son origine ; issu de la violence et du meurtre, déjà décapité par un autre meurtre, il ne peut se soutenir que par la dictature ; il est sous la menace permanente d’un retour offensif des partis vaincus. Les Jeunes-Turcs sont fort loin d’avoir la confiance et l’approbation de tous les Turcs, à plus forte raison de tous les Ottomans ; ils représentent la domination d’un parti, d’une coterie appuyée sur des sociétés secrètes. Ils règnent par la terreur, l’exil et la potence. Sinope devient une colonie peuplée des adversaires du Comité. Ces procédés peuvent être nécessaires pour perpétuer au pouvoir ses détenteurs actuels ; ils sont insuffisans pour fonder un gouvernement durable et donner à l’Empire l’organisation nouvelle, sans laquelle il s’achemine rapidement vers la ruine. Il n’est rien de plus difficile, pour un parti maître du pouvoir, que de changer sa mentalité, de s’élargir assez pour devenir, sinon le gouvernement de tous, du moins un gouvernement pour tous : les Jeunes-Turcs seront-ils capables de cette transformation nécessaire ? On en peut douter. Ils manquent d’hommes ; le régime hamidien n’en avait pas formé et cinq années de révolutions et de coups d’État ont usé ceux qui s’étaient préparés dans l’opposition ou réservés à l’étranger. Les Jeunes-Turcs ont jusqu’ici donné trop souvent l’occasion de constater qu’ils confondaient leur propre maintien au pouvoir avec le salut du pays pour qu’on puisse leur faire entièrement confiance. La tyrannie hamidienne, suivie de la dictature du Comité, a énervé les caractères et découragé les bonnes volontés. Les vrais libéraux déplorent la ruine de leur idéal ; les musulmans fervens sont scandalisés de l’impiété affichée des Jeunes-Turcs. Les catastrophes de la guerre n’ont pas éveillé ce sursaut de patriotisme qui fait parfois, chez les peuples énergiques, sortir le salut de l’excès même des calamités ; à la place des nobles résolutions qu’on pouvait espérer voir surgir, c’est une ruée d’appétits qui se déchaîne. Faire des affaires, s’enrichir, est la préoccupation dominante des classes dirigeantes à Constantinople. Tel est le détestable effet des luttes civiles qu’elles avilissent les caractères et détournent les énergies vers les intérêts matériels. On se demande si Constantinople, ville cosmopolite des affaires et du négoce, pourrait devenir en même temps le siège d’un gouvernement réformateur, patriote et libéral. Dans l’état actuel de l’Empire, on ne saurait espérer voir le salut venir d’un parlement ; il peut appuyer utilement un gouvernement bien intentionné, il ne peut pas le remplacer ; des élections truquées ne laissent passer que les candidats agréables au ministère ; des élections sincères enverraient aujourd’hui au parlement beaucoup de députés autonomistes, une Chambre bigarrée d’Arabes, d’Arméniens, de Kurdes, de Grecs ; l’Asie ottomane n’est pas mûre pour un régime parlementaire même loyalement pratiqué. Reste donc, puisqu’il est impossible de compter sur le souverain actuel pour saisir le gouvernail, la seule ressource d’un ministère fort. Mais voici le péril : un ministère fort peut être tenté de revenir à cette politique de centralisation qui a déjà fait perdre aux Turcs la plus grande partie de leur domaine européen.

L’expérience n’est, en politique, qu’une faible antidote au poison des idées toutes faites. La politique de centralisation a fait perdre à la Porte la fidélité des Albanais qui lui était indispensable pour se maintenir en Europe ; elle peut lui aliéner sans retour les sympathies des Arabes, décourager le loyalisme des Arméniens et provoquer un mouvement séparatiste dans les provinces d’Asie. La force ne suffirait pas, en pareil cas, à maintenir la cohésion artificielle qui fait un empire avec un ensemble hétérogène de populations diverses. Ce ne sont pas, comme en Europe, des États de second rang, comme la Bulgarie, la Serbie et la Grèce qui pourraient se trouver amenés à intervenir dans la lutte, mais les grandes puissances européennes qui ont, dans la Turquie d’Asie, des intérêts considérables, une clientèle, des aspirations, des ambitions et qui ne laisseraient pas aux Turcs toute licence d’écraser les populations non turques. Dans l’état actuel des affaires d’Orient, un incident grave en Arménie ou en Syrie pourrait devenir l’origine ou le prétexte d’interventions dont l’aboutissement risquerait d’être la dislocation de l’Empire ottoman et une guerre générale. Les Turcs n’ont pas le choix des moyens de salut : une politique de réformes et de décentralisation peut seule leur permettre de réorganiser un empire solide et viable. C’est ce qui ressortira de l’examen que nous nous proposons de faire de l’état actuel de la question arménienne et de la question arabe. Mais il fallait dire, avant d’aborder cette étude, que les sympathies les plus sincères, l’appui le plus loyal que les Puissances sont disposées à donner à la Turquie resteraient sans effet, si les Turcs ne commençaient d’abord par s’aider eux-mêmes et par accepter les conseils de leurs amis d’Europe ; s’il leur plaît de suivre une politique de suicide, personne ne saurait les en empêcher ; c’est assez de les avertir. Si la tête est malade, toute réforme dans les membres sera précaire ; mais en revanche, la santé rendue aux membres peut produire une réaction salutaire pour la guérison du chef.

II

La diversité est la loi de l’Empire ottoman d’Asie ; entre les divers pays qui en font partie, aucune unité géographique, aucun centre naturel d’attraction. Les grands fleuves, qui descendent des hautes montagnes d’Arménie, s’en vont divergeant vers quatre mers ou se perdent dans des lacs intérieurs. Constantinople commande une route maritime très importante, elle n’est pas située sur une grande route terrestre naturelle ; les vallées principales d’Asie Mineure descendent vers la Méditerranée ou la Mer-Noire. Aujourd’hui surtout, la capitale est excentrique à l’Empire ; chaque région a son centre particulier comme elle a son cachet propre et son caractère géographique spécial.

L’Anatolie est un vaste plateau coupé de vallées profondes, triste et pauvre, balayé par les vents du nord, très froid l’hiver, torride l’été : là seulement, dans ces steppes qui lui rappellent ses lointaines origines mongoliques, vit en groupes compacts le paysan de race turque, paisible et honnête cultivateur qui constitue la vraie force militaire de l’Empire, la suprême réserve de son avenir. Le plateau, sur la mer Égée, va se disloquant en vallées, en îles, en presqu’îles, qui ménagent, pour l’industrieux Hellène qui les habite, des plages au doux climat méditerranéen où mûrit la vigne et l’olivier. Vers l’Est, le plateau s’appuie aux massifs compliqués des montagnes de l’Arménie, avant-garde des énormes bastions de la Perse et de l’Asie centrale ; c’est un fouillis de hautes chaînes, de vallées profondes, taillées dans la masse du plateau ; les communications sont difficiles d’une vallée à l’autre, mais le cours des rivières conduit, dans tous les sens, vers les villes de la plaine, l’Arménien habile au négoce. Le climat de l’Arménie rappelle celui du Caucase et de la Perse, avec des froids rigoureux en hiver. Le Tigre et l’Euphrate, qui jaillissent des montagnes arméniennes, descendent droit au golfe Persique, l’un des points les plus implacablement chauds du globe. L’Arabie déserte et brûlante commence presque au pied des montagnes ; le pays des Kurdes forme transition entre la haute montagne et les plaines immenses ; de là, jusqu’à l’Océan indien, on peut descendre sur plusieurs milliers de kilomètres sans trouver d’autres lieux habités que de rares oasis comme Palmyre. La péninsule arabique est un désert torride ; mais, vers l’Est, les deux grands fleuves jumeaux créent le paradis de la Mésopotamie avec ses milliers d’hectares de terres grasses qui n’attendent que l’afflux bienfaisant des eaux du Tigre et de l’Euphrate pour donner d’incomparables moissons. Vers l’Ouest, une série de chaînes parallèles forment écran entre le désert et la Méditerranée ; elles abritent dans leurs replis quelques belles vallées, quelques oasis luxuriantes : c’est la Syrie, c’est la Judée avec ses lacs endormis, et la dépression profonde de la Mer-Morte. Par une de ses extrémités, la Syrie touche à l’Anatolie et à l’Arménie, par l’autre à l’Égypte et à l’Arabie péninsulaire ; la Mésopotamie, elle aussi, confine au Nord à l’Arménie, par le Sud elle aboutit au golfe Persique : ce sont deux grandes voies historiques, les deux chemins que la civilisation et les armées ont, dans tous les siècles, suivis.

Ainsi déserts et montagnes concourent à dessiner dans l’Asie intérieure des compartimens qui n’ont entre eux que des communications difficiles ou artificielles et qui sont destinés par la nature à servir de cadre à des populations, à des races, à des religions différentes ; ils ont pu, à travers l’histoire, se trouver réunis par les hasards de la guerre et de la politique : ils n’en gardent pas moins une tendance incoercible au particularisme. Chacun d’eux a une issue directe vers une mer ; aucun n’est obligé de recourir à l’amitié ou à l’alliance de ses voisins et d’emprunter leur territoire pour obtenir un débouché commercial. Le chemin de fer de Bagdad qui traverse en diagonale toute l’Anatolie est une voie paradoxale, artificielle, plus politique qu’économique, destinée à relier les parties les plus lointaines de l’Empire avec la capitale, à servir d’épine dorsale à ce grand corps invertébré ; il n’empêchera pas le mouvement commercial de chercher les voies les plus directes pour atteindre la mer ou, de la mer, pour pénétrer à l’intérieur.

Dans les replis des montagnes, dans les vallées écartées, de vieilles races, d’antiques religions ont trouvé asile contre les invasions, pourtant si fréquentes, qui ont traversé et dominé le pays. La Syrie est un musée des religions, et les anthropologistes perdraient leur science à mensurer les crânes pour supputer les croisements d’où la population actuelle est sortie. Diversité du sol et du climat, diversité de races, diversité de religions, tout prédispose au particularisme les domaines sur lesquels règne en Asie le padischah des Ottomans ; il s’est contenté, depuis six siècles qu’il les a conquis, d’y exiger l’obéissance sans y faire œuvre d’assimilation, d’unification ; il eût échoué dans cette entreprise impossible, comme y ont échoué tous les maîtres successifs de l’Asie occidentale. Ni les anciens rois de Perse, ni Alexandre, ni les Romains, ni Byzance ne sont parvenus à effacer, ni même à atténuer les sentimens d’indépendance, de particularisme des divers peuples qu’ils ont, pour un temps plus ou moins long, réunis par la force sous leur domination. On n’est jamais parvenu à faire vivre ensemble ces pays si disparates qu’en respectant leur diversité, en n’essayant pas de faire violence à leur personnalité. Les Turcs d’aujourd’hui ne sauraient réussir là où de plus grands ont échoué ; la condition même du maintien de leur domination, c’est le respect des caractères divers de chaque région ; le même régime, les mêmes réformes ne sauraient convenir à des populations de civilisations très différentes allant depuis l’état sauvage, où vivent de certaines tribus nomades, jusqu’à la haute culture de l’Europe occidentale. Les règles dont la Porte ne peut pas s’écarter sans péril sont déterminées par la géographie et par l’histoire ; elles sont dans une prudente adaptation des moyens de gouvernement aux mœurs, aux coutumes, aux aspirations de chacune des populations qu’il s’agit de faire vivre en paix dans l’Empire ottoman sans entraver, et, au contraire, en aidant le développement particulier de chacune d’elles.

L’ébranlement produit par la révolution de 1908 et surtout par la guerre de 1912 s’est répercuté dans toute la masse de l’Empire, mais c’est naturellement parmi les populations les plus avancées en civilisation, les plus aptes à participer à la vie politique, que l’effet a été le plus fort. Les tribus nomades du désert arabe, les kurdes de la montagne, voisins de la Perse, n’en perçurent que de lointains échos. Mais parmi les hommes des villes, les riches commerçans, les chrétiens, les musulmans qui ont reçu une instruction dans les écoles françaises, l’effervescence fut très vive. La révolution avait éveillé subitement des espérances longtemps comprimées par le despotisme hamidien ; à ces espérances les méthodes des Jeunes-Turcs n’apportèrent que déceptions et déboires. Dans l’exercice du pouvoir ils donnèrent la mesure de leur libéralisme, les désastres de l’armée donnèrent la mesure de leur faiblesse. Des idées d’autonomie surgirent spontanément quand on apprit qu’à cet Empire qui n’a jamais eu d’autre principe de cohésion que la force, la force faisait défaut. C’est surtout parmi les Arméniens et dans les pays arabes de Syrie que les levains depuis longtemps jetés dans la pâte amorphe fermentèrent tout à coup et, qu’une volonté générale de réformes envahit les esprits et se manifesta au dehors.

Un groupe compact de plus de 5 millions 300 000 Turcs[1] vit sur le plateau d’Anatolie ; mais, au delà du Taurus et jusqu’aux frontières de la Perse et de la Transcaucasie russe la population turque est mélangée d’une proportion plus ou moins forte de chrétiens Arméniens et de Kurdes. C’est au cœur du massif de montagnes, dans les régions d’Erzeroum, Bitlis, Van, Kharpout que la proportion des Arméniens est la plus forte ; mais nulle part ils ne constituent toute la population ; ils apparaissent toujours en combinaison avec des Turcs, des Kurdes, des Circassiens. Il est difficile de connaître le nombre des Arméniens. Les statistiques turques en comptent 1 150 000 en Turquie d’Asie ; les statistiques arméniennes donnent plus de deux millions dont 1 250 000 dans les six vilayets de la Grande Arménie. Un million et demi vivent dans l’Arménie russe et la Transcaucasie ; à Etchmiatzin, près de la frontière turque, réside le Catholicos, chef à la fois religieux et national des Arméniens. La forme grégorienne du christianisme, qui appartient en propre à la race arménienne, a été, selon la loi des peuples orientaux, le cadre et la sauvegarde de leur nationalité : le chef religieux est en même temps un chef politique ; il est, au sens plein de l’expression, le conducteur d’hommes, le pasteur du troupeau. C’est un fait capital que le chef de la nation arménienne soit, de par sa résidence, sujet du Tsar de Russie. La population arménienne est particulièrement dense, en Turquie, dans le vilayet d’Erzeroum, dans la partie septentrionale des vilayets de Van, Bitlis, Diarbékir et Mamuret-el-Aziz, dans la partie orientale du vilayet de Sivas. Elle est nombreuse encore dans la Petite Arménie, autour du golfe d’Alexandrette (vilayet d’Adana et partie septentrionale du vilayet d’Alep). Le fait que dans aucun vilayet les Arméniens ne constituent toute la population, ni même la majorité absolue de la population, est très important au point de vue de l’application des réformes ; il entraîne comme conséquence que toute tentative de réformes doit tenir compte des droits et des intérêts de plusieurs races et se proposer comme premier objet de maintenir la paix entre elles et d’assurer à toutes la sécurité. L’autonomie léserait fatalement l’une ou l’autre des populations ; de sages réformes peuvent seules les faire vivre en bonne intelligence.

Pendant les premières semaines de la guerre de 1877, la poussée des armées russes vers Erzeroum et Trébizonde fut si rapide et si forte, que le sultan Hamid, effrayé, se hâta d’offrir aux Arméniens une sorte d’organisation autonome ; l’Arménie serait devenue une « marche » de l’Empire, une sorte d’État tampon entre les ambitions russes et le golfe d’Alexandrette. Rassuré par le traité de Berlin et l’alliance de l’Angleterre, le Sultan s’empressa de revenir sur ses concessions ; il procéda à une refonte des vilayets d’Asie qui avait pour objet de diminuer la proportion des Arméniens, et, en ajoutant aux provinces où les Arméniens sont nombreux des cantons kurdes, circassiens ou turcs, de les noyer dans une masse musulmane. C’est depuis cette époque que l’Arménie est partagée en six vilayets et que la carte ethnographique est devenue si différente de la carte administrative. Une réforme, en Arménie, pour être pleinement efficace, devrait d’abord procéder à une refonte des circonscriptions administratives.

Cette dispersion relative des Arméniens, leurs aptitudes plutôt tournées vers le commerce que vers l’agriculture ou le métier des armes, nous expliquent que, s’ils ont tenu une grande place dans l’histoire de l’Asie mineure, s’ils ont régné à Byzance et rempli les plus hautes charges à la Cour des Sultans, ils n’ont jamais, sauf à l’époque très courte de Tigrane-le-Grand, constitué un royaume indépendant : race patiente et tenace, industrieuse et « gaigneuse, » elle a traversé l’histoire, subi les invasions, les persécutions, les massacres, toujours vivace, jamais entamée, jamais libre non plus. N’ayant pas, depuis des temps très reculés, constitué un État indépendant, ce n’est pas, aujourd’hui encore, l’indépendance que demandent les Arméniens, c’est, sous l’autorité du Sultan, un gouvernement qui leur donne la sécurité, une bonne justice, une administration impartiale, en un mot, le moyen de vivre et de se développer économiquement et intellectuellement. Changer de maître est un remède toujours hasardeux auquel on ne se résout qu’à la dernière extrémité : mieux vaut améliorer que détruire. Le jour où il sera bien établi que les gendarmes se mettent décidément du côté des victimes, au lieu d’être du côté des meurtriers, une révolution aura été accomplie en Arménie, et, du même coup, l’Empire ottoman se trouvera consolidé.

Tout l’Empire turc a besoin de réformes et les réclame ; mais l’Arménie a quelque chose de plus, elle y a droit. En réalisant des réformes dans toutes les provinces, la Sublime Porte fera un acte politique ; en les accordant à l’Arménie, elle fera un acte de justice et tiendra ses engagemens.

La promesse d’accorder des réformes à l’Arménie est inscrite dans les traités, elle est contresignée par toute l’Europe, elle fait partie intégrante du droit public. Parmi les puissances qui prirent en main la cause des Arméniens, la France est la première en date. Napoléon III, en 1867, fait pression sur le sultan Abd-ul-Aziz et le menace d’une intervention française s’il envoie une armée pour écraser les gens du Zeïtoun, les plus braves et les plus belliqueux des Arméniens, qui s’étaient insurgés ; il fut convenu, à la suite de cette intervention, que le Zeïtoun aurait toujours un gouverneur chrétien ; les Jeunes-Turcs les premiers ont, depuis la révolution, manqué à cette promesse. Après que la Russie, profitant de la guerre franco-allemande, se fut affranchie de certaines clauses du traité de Paris, les inquiétudes anglaises s’éveillèrent. Dès lors le Foreign Office surveille de près les affaires d’Arménie et le golfe d’Alexandrette, où il redoute que la Russie ne vienne chercher cette mer libre dont le mirage déçoit de tous les côtés son ardente convoitise.

Le traité de San Stefano, dans son article 16, stipule formellement des réformes immédiates en faveur des Arméniens :


Comme l’évacuation par les troupes russes des territoires qu’elles occupent en Arménie, et qui doivent être restitués à la Turquie, pourrait donner lieu à des conflits et à des complications préjudiciables aux bonnes relations des deux pays, la Sublime Porte s’engage à réaliser, sans plus de retard, les améliorations et les réformes exigées par les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens, et à garantir leur sécurité contre les Kurdes et les Circassiens.


L’engagement de la Porte est pris vis-à-vis de la Russie et comme, en même temps, le tsar se fait céder Bayézid, Alachkert et la route de Trébizonde à Téhéran par Tebriz, d’où l’on commande tout le massif arménien et les sources des grands fleuves, l’alarme est vive en Angleterre. Le Foreign Office travaille activement à prévenir cette mainmise de la Russie sur les provinces arméniennes ; il obtient, au traité de Berlin, une réduction des conquêtes asiatiques de la Russie qui lui enlève la route de Perse et les villes qui la commandent ; sur un point essentiel, le texte du traité de San Stefano est modifié et devient l’article 61 du traité de Berlin.

L’article débute par les mots qui terminent le texte de San Stefano : « La Sublime Porte s’engage, etc., » qu’il fait suivre de la phrase suivante : « Elle donnera connaissance périodiquement des mesures prises à cet effet aux Puissances qui en surveilleront l’application. » Ici, la Porte n’est plus engagée vis-à-vis de la Russie, mais, collectivement, vis-à-vis de toutes les Puissances : engagement plus précis, plus strict en apparence, plus vague en réalité et qu’elle éludera d’autant plus aisément que, en fait, les Puissances s’en remettent à l’Angleterre de l’application des réformes. Celle-ci, par la convention du 4 juin 1878, a conclu avec la Turquie une alliance défensive dont l’objet est précisément de défendre l’intégrité des provinces ottomanes d’Asie contre toute ambition étrangère. La convention s’exprime ainsi :

«… En revanche, S. M. I. le Sultan promet à l’Angleterre des réformes nécessaires (à être arrêtées plus tard par les deux Puissances) ayant trait à la bonne administration et à la protection des sujets chrétiens et autres de la Sublime Porte, qui se trouvent sur les territoires en question (les territoires turcs en Asie) ; et afin de mettre l’Angleterre en mesure d’assurer les moyens nécessaires pour l’exécution de son engagement, S. M. I. le Sultan consent, en outre, à assigner l’île de Chypre pour être occupée et administrée par elle. »

La convention de Chypre, antérieure au traité de Berlin, en éclaire le sens et suffit à expliquer pourquoi les réformes, promises spécialement à l’Angleterre et généralement à toutes les Puissances, restèrent en fait lettre morte. Elle explique aussi comment l’Arménie, pour son malheur, devint, entre les mains des Anglais, un bastion avancé destiné à arrêter l’expansion russe. Influence russe et influence anglaise se battirent sur le dos des Arméniens, et le Sultan en profita pour les massacrer. Les événemens de 1894-1896 trouvent leur explication première dans la convention du 4 juin 1878.

Le retentissement des massacres d’Arménie émut si vivement l’opinion européenne qu’il fallut bien reparler des réformes promises par le traité de Berlin, préparées même par une note collective des ambassadeurs en septembre 1880, mais restées sans aucune application. Les ambassadeurs se remirent à l’œuvre et préparèrent un plan très étudié, très complet, de réformes pour l’Arménie : c’est le memorandum du 11 mai 1895, rédigé par les ambassadeurs de France, de Russie et d’Angleterre. L’article 61 du traité de Berlin constitue la Charte de l’Arménie et établit son droit aux réformes, le memorandum du 11 mai en prépare les modalités ; il sert encore aujourd’hui de base aux demandes des Arméniens ; en voici le résumé :

Réduction du nombre des vilayets : une refonte des circonscriptions administratives s’impose pour séparer les cantons exclusivement musulmans de ceux où les Arméniens sont nombreux, et pour unifier l’administration en diminuant le nombre des circonscriptions.

Garanties pour le choix des gouverneurs (valis) : les ambassadeurs à Constantinople auront le droit d’intervenir dans la nomination des valis en avertissant la Porte lorsqu’ils auront lieu de craindre que le choix de tel personnage ne devienne une cause de troubles.

Les valis pourront être chrétiens : théoriquement, en vertu de multiples textes, depuis le hatti-chérif de Gulhané jusqu’à la constitution de 1908, les valis peuvent être chrétiens ; en fait, ils ne l’ont jamais été dans les vilayets arméniens ; il s’agit de faire passer dans le domaine des faits ce qui est resté jusqu’ici dans le domaine du droit.

Nomination d’un haut commissaire de surveillance pour l’application des réformes ; il aura un adjoint qui sera musulman si le haut commissaire est chrétien, et inversement.

Institution à Constantinople d’une commission permanente de contrôle composée d’un président et de six membres dont trois chrétiens et trois musulmans. Les membres de cette commission pourront se transporter dans les provinces pour y faire des inspections.

Dans les vilayets autres que les six vilayets de la Grande Arménie, s’il y a un nombre important d’Arméniens, un adjoint devra être donné au vali ; il sera chrétien si le vali est musulman et inversement. Il présentera au vali les doléances des minorités et il aura le droit de correspondre directement avec la commission de contrôle. Cet article s’appliquerait à la Petite Arménie (vilayet d’Adana).

Mesures pour empêcher les Kurdes de molester les Arméniens. Ces mesures ne peuvent guère consister qu’en une réorganisation de la gendarmerie et en une justice impartiale : la pacification générale résulterait de l’application générale des réformes.

Ce programme, né des massacres de 1894-1896, fut oublié dès que la clameur des victimes cessa de troubler la sérénité des chancelleries ; mais, en Macédoine, de 1902 à 1908, des réformes qui s’inspiraient du même esprit ont été partiellement appliquées, et quoique entravées par les dissentimens des Puissances européennes, elles ont donné des résultats sérieux[2] jusqu’au moment où la révolution de 1908 est venue détruire l’œuvre des agens réformateurs sous prétexte de l’accomplir d’un seul coup et finalement provoquer la guerre de 1912 et la perte de la Macédoine.

La révolution, qui mit fin, en Macédoine, au régime des réformes en apportant aux populations chrétiennes les garanties d’une constitution et les promesses d’une égalité fraternelle des races et des religions, provoqua, en Arménie comme partout, une explosion de satisfaction et d’espérances. La fin du régime hamidien, le rétablissement de la constitution, aux Arméniens comme l’aurore des temps meilleurs. Les massacres d’Adana, dans lesquels la complicité du Comité n’est pas douteuse, la confiscation du régime constitutionnel au profit de quelques hommes vinrent leur apprendre que leurs maux n’étaient pas finis. Kurdes et Circassiens restent armés, tandis que la police fait des perquisitions chez les Arméniens pour les empêcher de posséder un fusil. Les fugitifs, revenus après la proclamation de la constitution, ont trouvé les biens, dont ils possèdent les titres de propriété et pour lesquels ils paient des impôts, occupés par les Kurdes ; rien n’a été fait pour leur faire rendre justice. L’insécurité est partout ; le mouvement économique est presque nul. Il n’y a eu cependant, au cours de ces années difficiles, aucune tentative de révolte parmi les Arméniens ; ils attendaient patiemment la réalisation des promesses de sécurité et de liberté qui leur avaient été si souvent prodiguées, et quand la guerre éclata en octobre 1912, ils se comportèrent en loyaux sujets du Sultan. Une liberté relative de la tribune et de la presse leur a permis de reprendre, dans leur pays, l’œuvre de cohésion nationale, de renaissance linguistique et littéraire qu’ils poursuivent depuis longtemps. Les grands événemens qui viennent de s’accomplir les ont trouvés prêts à en profiter et résolus, tout en restant de loyaux sujets, à obtenir un sort meilleur. Les défaites des Turcs aggravèrent les impatiences des Arméniens et les colères des musulmans Kurdes et Circassiens ; des menaces multipliées, des assassinats isolés faisaient présager de nouvelles vêpres sanglantes. L’occasion était favorable et la nécessité d’agir urgente ; les chefs naturels de la nation prirent en mains la direction du mouvement des revendications arméniennes. Le Catholicos, chef suprême de la nation, envoya, pour le représenter en Europe, une délégation présidée par un Arménien illustre, Boghos Nubar pacha, fils du grand ministre qui gouverna longtemps l’Égypte et qui aimait à s’entendre appeler « le champion de la justice. »

À Constantinople, le Catholicos agit par l’intermédiaire du patriarche arménien et de l’Assemblée nationale. Ainsi, c’est l’organisation nationale officielle et non pas, comme en 1894, un comité révolutionnaire, qui parle au nom de la nation et demande des réformes ; elle n’a recours qu’aux moyens légaux : les lois de l’Empire et l’intervention diplomatique de l’Europe : elle a un programme modéré proposé par des hommes modérés. Cette différence fondamentale est l’une des raisons de l’accueil que les demandes des Arméniens ont trouvé auprès des Chancelleries et notamment auprès du cabinet de Pétersbourg.

À l’automne 1912, l’action s’engage par une démarche officielle du patriarche arménien de Constantinople, délégué par l’Assemblée nationale, auprès du grand vizir, pour obtenir la cessation du régime d’insécurité intolérable qui, depuis si longtemps, paralyse la vie et l’activité dans les six vilayets. Il n’obtient que des promesses et, pour en souligner l’insuffisance, il adresse sa démission à l’Assemblée nationale par une lettre datée du 8 (21) septembre ; l’Assemblée refuse la démission et nomme une commission chargée de poursuivre les démarches auprès de la Porte. La guerre et les défaites turques en Europe vinrent rendre la situation plus instable en Asie, les démarches arméniennes plus pressantes et la Porte plus traitable ; mais la bonne volonté, tardive et intéressée de celle-ci, se heurtait à une impossibilité matérielle de faire des réformes sérieuses au moment où toutes ses forces militaires, toutes ses ressources financières, toute son attention, se portaient vers la Thrace et Tchataldja. Le 12 mai 1913, l’Assemblée nationale remit au grand vizir un mémoire dans lequel elle attirait son attention sur le danger que la question arménienne pouvait faire courir à l’existence même de l’Empire et sur l’urgence d’une solution ; elle obtenait de Mahmoud Chefket pacha une réponse où le bien-fondé des réclamations arméniennes était implicitement reconnu. « Les Arméniens, disait-il, ne sont pas seuls à subir le brigandage ; il y en a d’autres qu’eux qui souffrent aussi. Le gouvernement a la ferme intention de mettre fin à tous les crimes. Trop de paroles ont été prononcées, trop de promesses faites. J’éviterai de faire des promesses, le gouvernement se signalera par des actes… » En même temps, il constatait son impuissance et déclarait à l’ambassadeur de France que les réformes à faire pour les Arméniens se ramenaient en fin de compte à assurer leur sécurité contre les Kurdes, qu’il fallait pour cela disposer de quelques troupes et par conséquent attendre la pacification définitive des Balkans, que toutes les circulaires ou prescriptions qui ne seraient pas appuyées sur la force ne pourraient servir qu’à exaspérer les ennemis acharnés des Arméniens et à provoquer un massacre. Telle est encore aujourd’hui la situation : attendre, attendre toujours ; mais les événemens marchent ; déjà Mahmoud Chefket est mort, déjà une nouvelle guerre a ensanglanté les Balkans ; le gouvernement turc est plus que jamais aux mains d’une oligarchie de politiciens et plus que jamais à la merci d’un coup d’État semblable à celui qui a ramené au pouvoir les hommes du Comité. La paix générale est à la merci d’un massacre qui peut à chaque instant se produire en Arménie et qui entraînerait presque fatalement une intervention européenne.

Un fait nouveau, dont les conséquences peuvent être immenses, s’est produit : la réconciliation des Arméniens et de la Russie. Elle est due à la sagesse et à la modération des Arméniens, et au sens politique de quelques hommes d’État russes. L’ambassadeur Tcharykof montra, dans ses rapports de Constantinople, que la question arménienne ne se présentait plus sous le même aspect qu’en 1894-1896 et qu’il était temps, pour la Russie, de revenir à la politique de San Stefano qui tendait à étendre la tutelle russe sur l’Arménie. En Transcaucasie, un nouveau gouverneur, le prince Vorontzoff-Dachkoff, cherchait à se concilier les sympathies du groupe arménien, rendait aux églises leurs biens confisqués pendant les troubles de 1906, rouvrait les écoles, autorisait la fondation de nombreuses sociétés, la publication de journaux et de livres en langue arménienne. Dans l’été de 1912, le Catholicos lui-même s’est rendu à Pétersbourg où il a été reçu avec grande distinction par le tsar qui lui a conféré la plus haute décoration russe. S’appuyer sur les 1 600 000 Arméniens qui vivent sous la loi du tsar pour gagner la confiance et les sympathies de la nation tout entière, s’en constituer les protecteurs par la diplomatie à Constantinople et, en cas d’absolue nécessité, par les armes en Arménie, par là devenir peu à peu les maîtres du haut plateau arménien qui domine à la fois le golfe d’Alexandrette, chemin de la mer libre, Trébizonde, chemin de Constantinople, et les sources de l’Euphrate et du Tigre, chemin de la Mésopotamie, tel pourrait être le dessein du cabinet de Pétersbourg. Recourir aux bons offices et, au besoin, à la protection effective de la Russie pour obtenir des réformes, tout en restant sujets de l’Empire ottoman ; en désespoir de cause, se jeter dans les bras du tsar pour y trouver, à défaut d’une complète liberté, la sécurité des personnes et des biens, tel semble être le plan des Arméniens. Et qui ne voit que tout l’avenir de l’Empire ottoman et son existence même y sont attachés en même temps que la paix de l’Europe ? Une intervention militaire russe en Arménie déterminerait, pour ainsi dire mécaniquement, l’intervention d’autres puissances et presque certainement la dislocation et le partage de la Turquie d’Asie.

Le traité d’alliance défensive du 4 juin 1818 qui plaçait l’Arménie sous la surveillance de l’Angleterre est encore en vigueur, mais l’Angleterre a cessé d’en pratiquer la politique ; l’occupation de l’Égypte et du golfe Persique d’une part, de l’autre sa réconciliation avec la Russie, ont reporté plus au Sud, en Arabie et sur le Tigre, ses grands intérêts ; c’est, — nous le verrons, — la question arabe qui intéresse surtout la diplomatie anglaise. Chypre reste encore une guérite d’où le factionnaire britannique surveille la descente russe vers la mer libre, mais, dans le golfe d’Alexandrette, à côté des intérêts de l’Angleterre, ont grandi ceux de l’Allemagne. Le chemin de fer de Bagdad n’est pas seulement une entreprise de l’industrie et de l’expansion économique allemandes, il tend à devenir le véhicule de la colonisation ; il a pour but de créer, sur son passage, des intérêts allemands et de préparer les relais de la marche du germanisme. Il suffit de lire la presse expansionniste allemande pour savoir que les plaines du vilayet d’Adana si fertiles, si bien appropriées aux cultures riches et notamment au coton, conviendraient à la colonisation allemande. Depuis longtemps l’Allemagne cherche l’occasion de prendre pied dans la Méditerranée ; la vente, par la compagnie française qui l’avait construite, de la ligne de Mersina à Adana à la compagnie allemande du Bagdad a donné aux intérêts économiques allemandes la prépondérance dans le golfe d’Alexandrette. On peut tenir pour certain que, si des troubles venaient à éclater dans l’Arménie méridionale, les marins allemands débarqueraient immédiatement pour maintenir l’ordre ; les soldats suivraient, une colonie allemande serait fondée. Un incident récent est, à ce point de vue, fort instructif. À la fin d’avril dernier, la population d’Adana et les consuls croyaient apercevoir les symptômes de troubles prochains ; on vit un jour débarquer en grand uniforme le commandant du croiseur Gœben qui alla avec une escorte faire visite au vali et lui signifier que, si des massacres se produisaient, les marins allemands viendraient aussitôt occuper la ville ; puis, malgré les observations et les prières du vali qui lui demandait au moins de conserver à sa démarche un caractère privé, le commandant se rendit, toujours en grand uniforme, chez l’évêque arménien ; il lui promit la protection allemande et l’assura qu’en cas de péril il débarquerait des forces suffisantes pour garantir la sécurité des personnes et des biens. La question arménienne, qui naguère n’intéressait pas Bismarck, est aujourd’hui l’objet des préoccupations de la diplomatie allemande ; un bureau spécial a été créé à l’ambassade de Constantinople pour centraliser les renseignemens ; des agens allemands parcourent le pays, promettant aux populations la protection du grand Empire, vantant sa puissance et l’excellence de ses marchandises. On peut tenir pour assuré que, si la dislocation de l’Empire ottoman devenait inévitable, ou si quelque autre puissance donnait le branle aux convoitises européennes par l’occupation d’un point quelconque de la Turquie d’Asie, l’Allemagne prendrait immédiatement sa part qui serait celle du lion : c’est sur la Petite Arménie et la Mésopotamie, en suivant la ligne du chemin de fer de Bagdad, qu’elle jetterait son dévolu.

Ainsi se pose actuellement, devant la Turquie et devant l’Europe, la question arménienne ; elle risque à chaque minute de déchaîner les conséquences les plus dangereuses ; elle est grave par l’importance des intérêts européens qui s’y trouvent engagés, grave parce que, posée depuis longtemps, elle s’envenime chaque jour davantage, grave parce qu’il n’est pas certain que la réorganisation de l’Empire ottoman soit possible et durable, grave enfin parce qu’elle n’est pas isolée : à côté d’elle la question arabe se dresse ; il nous faut en dire un mot avant d’indiquer quels remèdes sont proposés et à quelles conditions le salut de la Turquie d’Asie nous paraît possible.

III

Le monde arabe, c’est la grande inconnue de l’Asie occidentale, la grande réserve de l’avenir ; selon qu’il y aura ou qu’il n’y aura pas accord entre les Turcs et les Arabes, l’Empire ottoman vivra ou périra. Les Arabes sont les maîtres de l’Asie occidentale ; ils dominent le golfe Persique et la mer Rouge, ils détiennent La Mecque et Médine, les villes saintes des Sunnites, et Kerbelah où les Chiites vénèrent la mémoire d’Ali et de ses fils ; ils sont maîtres du Tigre et de l’Euphrate. Du plateau de l’Iran jusqu’à la Méditerranée et du massif arménien jusqu’à l’Océan Indien, l’Arabe est roi. Peuple du Prophète et peuple des Khalifes, dont l’origine se perd dans la nuit des temps bibliques, il méprise le Turc, soudard épais et grossier, incapable de civilisation, d’art, de poésie ; le Turc, pour prier, pour penser, pour chanter n’a pas d’autre langue que celle de l’Arabe. Celui-ci est fier du sang pur qui coule dans ses veines : c’est un noble ; il méprise le Turc d’aujourd’hui qui sort abâtardi des mélanges de sang du harem et qui n’a plus rien de commun avec les soldats d’Orkhan ou d’Othman ; l’Arabe lui obéit parce que, jusqu’ici, il avait la force, mais il le regarde comme un hôte de passage dans cette Asie où lui-même a été et aspire à redevenir un agent de civilisation. Le Turc et l’Arabe ne se comprennent pas ; il y a entre eux différence de sang, différence de culture, incompatibilité de nature. Mais, parmi les Arabes, les uns vivent encore par tribus dans les oasis du désert de Syrie ou de la péninsule arabique ; leurs mœurs, leur genre de vie, leurs migrations de nomades n’ont pas changé depuis Mahomet ; d’autres, dans les villes, sur la côte de Syrie, se sont fixés, sont devenus sédentaires ; la mer, porteuse de lumière, les a mis en contact avec les Européens ; ils se sont développés ; ils représentent aujourd’hui dans l’Empire un élément de progrès. Nous avons eu déjà l’occasion de parler ici de cette renaissance de la nation arabe qui a rendu à ce noble peuple la conscience de son unité et de sa force[3]. C’est en Syrie surtout que cette reviviscence a été remarquable. Le sentiment de l’unité de la race a été plus fort même que les divergences religieuses. Arabes chrétiens, catholiques ou orthodoxes, et Arabes musulmans cherchent à se mettre d’accord pour établir et pour faire triompher un programme commun de revendications nationales.

La Syrie, longue bande de terre de plus de 1 000 kilomètres de longueur du Nord au Sud sur 160 de longueur moyenne, est un lieu de passage, une route ; de tout temps elle a été en contact par mer avec l’Occident chrétien, par terre avec l’Égypte et l’Asie-Mineure ; les écoles primaires, secondaires et supérieures européennes, s’y sont multipliées et ont apporté aux Syriens, sur les ailes de la langue française, la civilisation occidentale ; elle s’est superposée à l’antique civilisation arabe. Les chrétiens se sont développés les premiers ; les Musulmans ont suivi ; entre les deux religions, l’histoire n’a pas mis de sang ni de haines inexpiables ; leur rivalité n’est qu’une lutte pacifique pour la suprématie et pour les avantages du pouvoir. La bonne entente qui règne actuellement entre tous les Syriens, ne va pas sans jalousies secrètes et sans dissentimens latens, elle est assez forte cependant pour engendrer une action commune pour la conquête de l’autonomie ou des réformes. Le Liban catholique, avec son organisation particulière garantie par le statut que la France a dicté après son intervention militaire de 1860, avec son conseil général, ses nombreuses écoles, est la partie la plus développée de la Syrie ; de là rayonnent la lumière, les idées, les aspirations libérales. Beyrouth, la ville des écoles, le foyer du progrès et de la renaissance arabe, enclose dans le Liban dont elle ne fait cependant pas partie, doit surtout aux Libanais son essor et sa culture. Depuis le Liban, où les illettrés sont plus rares que dans certains grands pays d’Europe et où une élite d’hommes instruits selon les méthodes européennes seraient en mesure de participer au gouvernement de leur pays, jusqu’à ces tribus nomades qui vivent sous la tente dans le désert syrien et qui viennent tantôt s’approvisionner pacifiquement aux marchés de Damas ou d’Alep, tantôt piller les riches villages de la plaine, toutes les gradations se rencontrent ; bédouins et citadins n’ont ni les mêmes besoins, ni les mêmes aspirations ; les mêmes réformes, la même administration ne sauraient leur convenir ; ils ne peuvent participer également à la vie politique de la nation et de l’Empire.

Les écoles européennes, le va-et-vient de nombreux Syriens entre leur pays et l’Égypte, l’émigration aux États-Unis et le retour de plusieurs milliers de personnes chaque année, l’enrichissement général, avaient peu à peu fait germer et mûrir des aspirations nouvelles parmi les Arabes les plus instruits et préparé les esprits à des revendications nationales. La révolution de 1908 produisit dans toute la Syrie une commotion qui fit éclater les sentimens jusque-là comprimés. Dans les villes, des jeunes gens, s’improvisant orateurs, se mirent à haranguer les foules dans les cafés, aux balcons des hôtels, sur les places publiques, initiant le peuple à la vie politique, éveillant en lui l’esprit national. Il y eut, entre les Arabes des différentes régions et des différentes confessions, un élan de fraternité. Parmi les jeunes gens, l’influence des divergences religieuses va peu à peu s’atténuant ; les questions politiques et nationales passent au premier plan. D’innombrables journaux en langue arabe et en français apparurent ; Beyrouth en compta un moment plus de cent et en a encore trente dont plusieurs quotidiens. De même qu’en France, aux approches de 1789, tous ceux qui croyaient avoir un remède à proposer pour le bien du pays écrivaient une brochure ; en Syrie on se mit à lancer des journaux éphémères qui servaient à répandre une idée et disparaissaient ensuite. Toute cette jeunesse est imprégnée de culture française, et ce sont des idées françaises qui, en quelque langue qu’elles soient écrites, fermentent dans les cerveaux syriens. Mirabeau est le héros préféré de ces orateurs qui rêvent une rénovation des esprits et des mœurs par la culture occidentale. La brillante imagination arabe aidant, quelques-uns s’élancent dans l’utopie et jusque dans l’anarchie ; la mémoire de Francisco Ferrer a ses dévots. Des femmes distinguées sont entrées dans le mouvement ; quelques-unes écrivent dans les journaux, publient des livres. L’une d’elles, empruntant presque le titre du beau roman de Gogol, a écrit les Âmes endormies où elle se propose de « désenchanter » les âmes de ses contemporaines[4]. Mais il n’entre pas dans notre cadre de faire ici un tableau de ce réveil du génie arabe qui a déjà dans l’histoire donné tant de preuves éclatantes de sa fécondité ; c’est du point de vue politique seulement que cette végétation un peu touffue, un peu désordonnée, mais très puissante, d’aspirations et de pensées nouvelles, nous intéresse ; elle révèle le profond travail interne qui ressuscite et renouvelle la nation arabe. Le mouvement a commencé, comme il était naturel, par les classes cultivées et riches ; mais il gagne déjà, avec la diffusion de l’instruction, la masse amorphe du peuple. L’idée d’ordre, d’organisation, fait des progrès parmi les Arabes ; elle est malheureusement souvent encore primée par l’appétit des jouissances, par le déchaînement des ambitions ; mais l’ambition des individus n’est-elle pas aussi, pour les sociétés, un puissant levier de progrès ?

Après la révolution de 1908, l’enthousiasme des Arabes attendait de la Turquie rénovée une politique de décentralisation et de liberté ; il ne tarda pas à être déçu. L’assassinat de l’émir Mohammed Arslan, député très populaire en Syrie, pendant les journées d’avril 1909, commença la scission entre les Turcs et les Arabes. La politique centralisatrice, musulmane et turque, du Comité Union et Progrès fut combattue par les Arabes ; ils groupèrent leurs forces dans l’opposition. Zehrawi effendi, député de Hamah, Boustani effendi, député de Beyrouth, puis sénateur, devinrent les adversaires infatigables de la tyrannie jacobine des Jeunes-Turcs. Le second surtout, savant polyglotte, humaniste distingué, traducteur de l’Iliade en vers arabes, jouit dans toute la Syrie d’une autorité qu’il sait maintenir au-dessus des divisions politiques et des questions de personnes. Le mouvement autonomiste faisait des progrès quand survint l’agression des Italiens contre la Tripolitaine ; elle eut pour effet immédiat de rapprocher les Arabes, surtout les Arabes musulmans, des Turcs, et de détourner, pour un temps, sur l’Italie et sur les chrétiens en général, les colères de l’opinion. Mais, la guerre finie, les revendications nationales reparurent ; le désastre des armées turques en Europe leur offrit l’occasion de s’affirmer et l’espoir de triompher.

Quelles sont au juste ces revendications ? Il est difficile de l’indiquer avec précision, car il y a presque autant de programmes que d’individus ; il est certain cependant que celui de Beyrouth, celui du congrès de Paris, représentent l’opinion de plusieurs groupes importans. D’une façon générale, on peut dire que les Arabes de Syrie ne sont pas séparatistes, mais ils veulent exercer une influence plus grande dans l’administration de leur pays et obtenir une participation au gouvernement général de l’Empire mieux proportionnée à leur nombre et à leur culture. Quelques-uns élèvent leurs prétentions jusqu’à une complète autonomie administrative ; enfin ils veulent que la langue arabe, qui est la langue religieuse et littéraire de l’Empire, devienne la langue officielle des pays arabes et soit admise au Parlement à l’égal du turc. Voilà l’essentiel, le reste est détail et modalités.

À la fin du mois de janvier 1913 se réunissait à Beyrouth une Assemblée générale de 86 membres élus par les Comités électifs des diverses communautés du vilayet de Beyrouth ; elle rédigeait un programme en quinze articles qui résume assez bien les aspirations moyennes des Syriens. Le vilayet demeure soumis aux lois de l’Empire pour tout ce qui concerne « les relations étrangères, les questions militaires, les douanes, les postes et télégraphes, les taxes et impôts. » Le vali est l’agent et le délégué du pouvoir central ; mais en même temps il est le chef du pouvoir exécutif du vilayet et chargé de faire exécuter les décisions prises par le Conseil général. Celui-ci, composé de trente membres élus, quinze musulmans, quinze non musulmans, est le véritable organe du gouvernement ; il a « l’initiative de tous les actes et l’administration des affaires intérieures du vilayet ; » mais « il ne s’occupe pas de politique générale. » Ses délibérations sont exécutoires de plein droit ; l’opposition du vali est suspensive, mais « si le Conseil maintient sa délibération à la majorité des deux tiers des voix exprimées, elle devient définitive et inattaquable. » Une commission départementale siège dans l’intervalle des sessions. Les fonctionnaires, à l’exception de ceux qui relèvent directement du pouvoir central, sont choisis au concours parmi les habitans du vilayet. Des conseillers étrangers « ayant une parfaite connaissance de l’arabe, du turc, ou du français » sont désignés les uns par le gouvernement central, les autres par le Conseil général, et affectés aux différens services ; ils appartiennent « à telle nationalité que le gouvernement central désignera et revêtiront l’habillement distinctif ottoman. » Les municipalités sont autonomes. La langue arabe est la langue officielle du vilayet.

Tel est l’esprit du programme de Beyrouth ; il est fondé sur une large décentralisation ; étendu aux principales provinces, il aboutirait à la constitution d’une sorte d’Empire fédératif, où chaque nationalité aurait sa vie propre tout en restant liée aux autres par des liens très forts. Des conseillers étrangers seraient appelés à guider les premiers pas de ces administrations sans expérience. Ce système de gouvernement est en opposition flagrante avec les procédés centralisateurs et unificateurs des Jeunes-Turcs. On sait d’ailleurs que, par ordre du gouvernement, l’assemblée de Beyrouth a été dissoute, et plusieurs des membres de la commission d’organisation arrêtés. L’opinion des Syriens est qu’il ne faut pas chercher une formule unique de réformes, mais donner à chaque région un régime approprié à la culture et aux capacités de sa population. La Mésopotamie ne peut avoir le même régime que la Syrie : une bonne police qui garantisse les paysans sédentaires contre l’oppression et les pillages des nomades, des canaux d’irrigation multipliés et prudemment réglementés qui rendent à la terre sa fertilité proverbiale, c’est tout ce dont elle a besoin pour le moment. La péninsule arabique est plutôt, pour l’Empire, une colonie lointaine dans laquelle il convient de laisser, sous le haut contrôle du gouvernement central, les chefs de tribus, les hauts personnages religieux, exercer une autorité qu’il serait d’ailleurs vain de chercher à leur enlever. En Syrie même, il est aisé de distinguer plusieurs régions, qu’il serait impolitique d’unifier administrativement. Le Liban entend conserver son statut spécial, garanti par les traités ; il souhaiterait même de s’agrandir, d’englober les villes de la côte, Beyrouth, Saïda, Tripoli et quelques villes de l’intérieur comme Baalbek. Beyrouth enchâssée dans le Liban, est peuplée de Libanais catholiques, maronites ou melchites en majorité ; elle est le port naturel du Liban, et c’est au Liban qu’elle doit sa prospérité : il semble anormal, dans ces conditions, de l’en laisser séparée. Outre le Liban chrétien, on trouverait en Syrie les élémens de trois autres groupemens : les Nousaïris, qui habitent la montagne Ansarieh et dont Latakié est le port ; le pays peuplé par des musulmans sunnites, dont les principaux centres sont Damas, Alep ; ce serait le groupement le plus nombreux. Reste la Palestine, où l’élément arabe, plus mélangé, plus lourd, est resté à l’écart du mouvement général ; elle pourrait constituer une unité administrative, où les juifs exerceraient l’influence que leur assurerait leur nombre.

Enfin, pour le moment, un élément reste encore inapte à toute organisation et ne relève que d’une bonne police : ce sont les nomades. Il est bien difficile de les dénombrer ; ils sont peut-être 80 ou 100 000 ; c’est une armée toujours mobilisée par tribus, avec ses chefs naturels ; ces bédouins représentent pour l’avenir une réserve considérable dans laquelle celui qui saurait gagner leur confiance trouverait dès maintenant une force redoutable. Les Arabes nomades sont peut-être l’élément le plus pur et le plus énergique de la race. Un gouvernement composé d’hommes de leur sang et de leur langue pourrait seul réussir à les fixer ; l’extension des terres cultivables par une bonne méthode d’irrigation, l’accroissement de la prospérité économique sont, avec une gendarmerie bien organisée, capable de poursuivre jusque dans le désert les bandes de pillards, les seuls remèdes actuellement applicables au nomadisme, ce fléau endémique de l’Asie occidentale.

Telles sont les vues de quelques-uns des chefs du mouvement arabe : la Syrie deviendrait une fédération d’États dans laquelle chaque groupe aurait la faculté de se développer selon son génie propre et ses besoins économiques ou moraux ; elle resterait sous la souveraineté du Sultan et unie à l’Empire, dans les conditions qu’indique le programme de Beyrouth. Politique de décentralisation d’une part, politique de centralisation et de réformes opérées directement par le pouvoir central, les deux conceptions s’opposent : l’une est celle des Arabes, l’autre celle des Turcs qui sont actuellement au pouvoir. Il est clair que, selon que l’une ou l’autre sera appliquée, les intérêts des puissances européennes en seront affectés différemment. À ces questions de réorganisation interne de l’Empire ottoman se mêlent donc étroitement, tant dans les pays arméniens que dans les pays arabes, des intérêts, des ambitions, des rivalités européennes. Sans entrer ici dans l’analyse de tous ces intérêts, il faut du moins indiquer en quelques mots, comme nous l’avons fait pour l’Arménie, comment et dans quelle mesure ils sont liés à l’avenir de la race arabe.

Nous l’avons dit déjà, c’est la langue française, répandue en Syrie par les écoles supérieures, secondaires et primaires des religieux français, qui a servi de véhicule au mouvement de rénovation qui commence à transformer le monde arabe. L’élite syrienne d’aujourd’hui pense en français : les hommes instruits dans nos écoles, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, tournent leurs regards vers la France comme vers le foyer générateur des grandes pensées qui, élèvent moralement les nations et les affranchissent politiquement ; c’est là un fait considérable et nouveau qui vient s’ajouter à l’habitude historique des peuples chrétiens du Levant de chercher, dans la France, une protectrice et une amie. Ce legs précieux de l’ancienne France, que la nouvelle a conservé, nous assure dans ce pays où la mêlée des intérêts matériels est souvent si brutale, une clientèle capable de dévouement et d’attachement désintéressé. Maronites du Liban, Melchites et autres petites « nations » catholiques de Syrie, forment autour du drapeau français un groupe fidèle dont il est plus facile de nous envier les sympathies, que de nous les enlever. Même si, en un jour de défaillance, la France était tentée de renoncer dans le Levant à sa politique et à ses intérêts traditionnels, elle ne le pourrait pas ; on ne s’ampute pas soi-même ; on peut vendre un chemin de fer, on ne peut pas dire à toute une population qui tend vers nous des bras confians : cherchez d’autres patrons. De ce fait, l’influence française possède en Syrie une avance considérable. De plus, les principales lignes de chemin de fer, l’entreprise de plusieurs ports appartiennent à des sociétés françaises ; notre ambassade demande en ce moment au gouvernement de Constantinople des concessions complémentaires. C’est à coup sûr une position forte, mais que les négligences de notre politique, certaines fautes, comme la rupture de nos relations diplomatiques avec le Saint-Siège, sans oublier les efforts de nos rivaux, ont certainement affaiblie.

Les Anglais, par le fait qu’ils occupent l’Égypte, sont voisins de la Syrie ; de tout temps, depuis Sésostris et les Ptolémée jusqu’à lord Kitchener, les maîtres de l’Égypte ont cherché à dominer dans la marche syrienne qui couvre les approches de l’isthme et qui assure un débouché militaire et commercial vers le Nord. Les Anglais se préoccupent de fortifier les abords de l’Égypte et les routes de l’Inde ; c’est pourquoi ils s’intéressent à l’avenir de la Syrie et de l’Irak. Ils n’ont pas besoin d’ailleurs d’y faire une propagande directe ; de nombreux Syriens vont en Égypte ; dans les administrations, dans les affaires, ils occupent des situations lucratives ; ils sont bien accueillis, recherchés et fêtés par le Khédive et par les autorités anglaises. Les riches Syriens d’Égypte viennent volontiers chercher, pendant les mois d’été, la fraîcheur des montagnes libanaises : le Syrien, qui souffre de son mauvais gouvernement, admire l’ordre qui règne en Égypte, la liberté relative dont on y jouit, surtout la prospérité matérielle dont les gens avisés savent profiter : de là une sympathie naturelle qui porte les classes riches, surtout parmi les musulmans, vers l’Angleterre. Tout au contraire, les Algériens émigrés en Syrie pour y fuir la domination française travaillent contre nous et font aux musulmans de Syrie un tableau mensonger du régime français dont ils s’efforcent de répandre la haine ; ils détruisent peu à peu le prestige que la noble loyauté d’Abd-el-Kader avait ajouté au renom de la France parmi les Arabes. Il est certain que le jour où des évènemens graves se produiraient en Turquie d’Asie, où les Arabes, las d’attendre les réformes vainement promises par le gouvernement turc, voudraient les réclamer par la force, si la France ne parvenait pas à obtenir du Sultan les réformes nécessaires, les populations syriennes se tourneraient, en désespoir de cause, vers la Grande-Bretagne et remettraient leur sort entre ses mains. Il dépend de nous d’épargner une pareille faillite à notre politique orientale. Sir Edouard Grey, dans une déclaration solennellement faite à la Chambre des Communes, avec l’approbation de M. Asquith, a donné à M. Poincaré l’assurance que l’Angleterre n’avait « dans ces régions ni intention d’agir, ni desseins, ni aspirations politiques d’aucune sorte. » Nous en sommes convaincu ; mais il ne dépend pas d’elle de se dérober à certaines conséquences de sa présence en Égypte, conséquences que lord Kitchener ne cherche peut-être pas à atténuer. Quoiqu’il en soit, ce n’est qu’une défaillance de la politique française qui pourrait permettre à l’Angleterre d’établir sa suprématie en Syrie, et il faut espérer qu’une telle défaillance ne se produira pas.

Dans la zone de rayonnement du chemin de fer de Bagdad, c’est-à-dire dans la région d’Alep, en Palestine, où ils soutiennent avec une énergie et une générosité intéressées leurs missions catholiques ou protestantes, les Allemands travaillent activement à accroître leur influence ; ils réussissent à augmenter leurs propriétés, leurs entreprises ; ils n’ont pas jusqu’ici gagné la confiance des populations ; elles leur reprochent leur solidarité avec les Turcs et l’indiscrétion de leurs appétits de domination et de gain ; elles craindraient, en se confiant à eux, de se donner non des protecteurs, mais de maîtres plus préoccupés de vendre leurs produits et d’établir leurs colons que de favoriser le développement et la prospérité des populations indigènes. Il n’est pas jusqu’aux juifs de Palestine qui ne redoutent la dangereuse concurrence que leur ferait l’établissement des juifs allemands dans l’ancienne patrie de leurs ancêtres.

Très adroitement, les Italiens cherchent à gagner la clientèle catholique de la France et à se tailler dans l’Asie turque une sphère d’influence qui pût devenir, si l’occasion s’en présentait, une terre de colonisation. Nous avons déjà ici-même[5] parlé de leurs efforts et analysé leur méthode. La guerre de Tripolitaine leur a fait perdre du terrain auprès des musulmans, et leurs progrès seraient peu considérables, s’ils ne profitaient des fautes de la politique française. En ce moment, leurs visées cherchent où se fixer, et, s’ils parvenaient à garder quelques-unes des îles de la mer Égée, c’est sans doute sur les côtes occidentales de l’Anatolie qu’ils chercheraient à prendre des hypothèques et à accroître leur influence.

L’enchevêtrement des intérêts européens en Syrie s’aggrave encore de la présence des Lieux-Saints dont la protection, on s’en souvient, a été entre la Russie et la France la cause première des malentendus qui ont abouti à la guerre de Crimée. La possession des Lieux-Saints sera toujours une grave question européenne et mondiale, et le maintien du gendarme turc apparaît encore aujourd’hui, comme au temps où Chateaubriand le constatait avec tristesse, le plus sûr moyen de prévenir la dispute sanglante des sectes chrétiennes sur le tombeau du Christ.

Il n’est pas certain, — comme nous le disions au début de ces pages, — que la dislocation de l’Empire ottoman puisse être évitée, mais il est évident qu’elle serait funeste aux intérêts de la France et qu’elle jetterait sa politique dans de graves embarras. Si une intervention européenne en Arménie, ou sur quelque point que ce soit de la Turquie d’Asie, donnait le signal de l’ébranlement définitif de l’Empire ottoman, ou si l’aveuglement du gouvernement turc l’empêchait d’accorder aux populations les satisfactions strictement indispensables pour les maintenir dans l’obéissance, et par conséquent précipitait la catastrophe redoutée, la France ne pourrait laisser à personne la charge d’assurer aux populations syriennes la liberté de se gouverner elles-mêmes, de les protéger et de les aider à développer les ressources de leur pays. Mais elle ne souhaite pas, loin de là, d’avoir à remplir ce devoir. Dans un partage de l’Asie ottomane, la France n’aurait que sa part, c’est-à-dire toute la Syrie, et encore peut-être aurait-elle quelque difficulté à la faire reconnaître telle qu’elle doit être ; mais elle perdrait, dans tout le reste de l’Asie occidentale, l’influence morale, génératrice d’avantages matériels, qu’elle doit à la prédominance de sa langue, à ses écoles, à son protectorat sur les catholiques. Un tel partage la rendrait voisine de l’Allemagne et ferait naître des difficultés nouvelles entre les deux pays ; et surtout il risquerait de nous mettre en compétition avec les Anglais, nos « amis, » peut-être même avec les Russes nos « alliés. » La Syrie protégée et occupée par la France risquerait de se trouver un jour étouffée entre un Empire allemand d’Anatolie, et un Empire anglais d’Égypte et d’Arabie. Les Anglais, les Russes, ont, avec les Allemands beaucoup d’intérêts rivaux en Mésopotamie, dans le golfe Persique. Qui dit rivalité, dit transactions possibles. L’Asie pourrait devenir, à notre détriment, si nous n’y prenons garde, un terrain d’entente et d’échanges entre nos « alliés » ou nos « amis » et l’Allemagne : l’entrevue de Potsdam, les récens accords anglo-allemands relatifs au chemin de fer de Bagdad, au Tigre et au golfe Persique sont, à ce point de vue, significatifs. Nous aurions pu, nous aussi, tirer quelque avantage de la politique de chemins de fer que les Allemands avaient si fort à cœur de mener à bien ; pour ne l’avoir pas fait, quand il en était temps, nous nous trouvons aujourd’hui désarmés en face de rivaux que nous n’avons su ni aider à propos, ni arrêter efficacement.

Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles la France est si fortement intéressée à la réorganisation de l’Empire ottoman en Asie. Heureusement, toutes les puissances partagent sa manière de voir. La Russie pourrait être tentée de chercher, dans les événemens de Thrace, l’occasion d’entrer en Arménie ; on est en droit d’espérer qu’elle ne le fera pas ; occupée en Mongolie et en Perse, elle n’a pas intérêt à s’engager dans les complications qu’une dislocation de la Turquie d’Asie ne manquerait pas de provoquer ; il sera d’ailleurs plus avantageux pour elle de garder de bonnes relations avec la Turquie et d’avoir, sur sa frontière du Caucase, une Arménie amie qui peu à peu, développera sa personnalité autonome et sa prospérité, plutôt que d’annexer quelques centaines de mille individus pour aller se heurter, au bord du golfe d’Alexandrette, aux intérêts allemands et aux susceptibilités anglaises. Par la force des choses, l’influence prépondérante, dans le massif arménien, ne peut être que celle de la Russie. Les Allemands ont un évident avantage à rendre plus fort l’Empire ottoman dont ils espèrent devenir les soutiens et qu’ils cherchent à suppléer dans la mise en valeur de ses ressources ; un débarquement, à Adana ou ailleurs, ne serait pour eux qu’un pis-aller, une résolution désespérée, en contradiction avec leurs intérêts et leurs vues d’avenir. Un député anglais, M. Bryce, a, très justement, dans la séance du 8 mai dernier, caractérisé les intérêts allemands.

« Depuis la signature du traité de Berlin, a-t-il dit, les intérêts de l’Allemagne dans cette question ont complètement changé. Comme le prince de Bismarck le dit alors, la question d’Arménie était sans intérêt pour l’Allemagne. Maintenant, au contraire, elle est devenue du plus haut intérêt pour elle, car au cours des vingt dernières années, elle a élaboré et exécuté un grand projet de chemin de fer entre la mer de Marmara et le golfe Persique. Les intérêts de l’Allemagne, en ce qui concerne le chemin de fer, demandent que la sécurité de la vie et des biens règne dans les provinces traversées, faute de quoi il n’y aurait aucune chance d’y trouver les élémens d’un trafic local ou même général. Il y a donc toutes raisons de croire que le gouvernement allemand est aussi désireux qu’aucune autre des grandes puissances d’arriver au règlement de la question arménienne. »

L’Angleterre, pourvu qu’elle soit rassurée sur le golfe Persique et la mer Rouge, a aussi un puissant intérêt, — quand ce ne serait que pour ne pas heurter les musulmans de l’Inde, — à maintenir en Asie l’autorité du Sultan et à remettre à plus tard les projets qu’on lui prête, sans preuves d’ailleurs, de créer, sous sa tutelle, un Empire arabo-égyptien qui ramènerait au Caire ou à la Mecque l’ancien khalifat et mettrait le chef religieux de l’Islam sous la protection anglaise.

On peut donc espérer que la sagesse intéressée de l’Europe travaillera de toutes ses forces au maintien de l’Empire ottoman en Asie. Mais ce maintien est étroitement lié à une condition première indispensable : une politique de réformes qui donne satisfaction aux populations indigènes et particulièrement aux Arméniens et aux Arabes.

V

Réformes ! Depuis si longtemps que les diplomates en parlent et que les Turcs en promettent, à peine ose-t-on, sans rire, prononcer le mot. La ficelle, pour avoir trop servi, est usée. Et pourtant, nous faisions remarquer, dans notre précédent article sur la Liquidation de la Turquie d’Europe, que, grâce aux réformes, l’Empire ottoman s’est survécu à lui-même, en Europe, pendant un siècle et que, grâce à ce long répit, ses héritiers naturels ont pu se mettre en mesure de se substituer à lui. N’obtînt-on, en Asie, que ce résultat, la tentative vaudrait encore la peine d’être faite ; mais les Turcs peuvent espérer un succès plus complet, dans ces vastes contrées où ils sont établis depuis plus longtemps, où la proportion des chrétiens est moins forte et les ambitions européennes plus éloignées. Le succès est au prix d’un changement radical de méthode ; s’ils n’apportent pas aux réformes un esprit tout nouveau, ils n’obtiendront même pas ces résultats boiteux qui, les rivalités européennes aidant, les ont aidés à se maintenir en Macédoine ; en Asie, si le succès n’est pas complet, la catastrophe sera prompte et totale. La méthode à suivre est facile à définir : elle est inscrite dans la constitution de 1876 remise en vigueur en 1908 : égalité des races et des confessions, décentralisation, autonomie administrative ; la difficulté commence dès qu’il s’agit des applications.

C’est une vieille tradition, un vieux « truc, » de la politique de la Porte, dès que l’Europe fait mine de demander des réformes, d’en accorder aussitôt de plus radicales, quitte à ne pas les exécuter. Nous ne pouvons croire que, dans le péril actuel, le gouvernement ottoman ait l’imprudence de recourir à de tels procédés, mais comment empêcherait-il les populations de le craindre alors que tous les précédens sont de nature à les mettre en défiance ? On parle de la division de l’Empire en six grandes régions : Europe, Anatolie, Arménie, Syrie, Mésopotamie, Arabie, où seraient envoyés autant d’inspecteurs généraux. Hilmi pacha serait nommé en Syrie avec pleins pouvoirs : ses capacités éprouvées sont propres à inspirer confiance ; mais la confiance ne se décrète pas, et l’état d’esprit des populations arabes est tel que tout ce qui vient de Constantinople leur paraît suspect. À la suite du congrès arabe de Paris, un émissaire du Comité Union et Progrès est venu s’aboucher avec les délégués ; il leur a promis tout ce qu’ils ont demandé, et même davantage. Des nouvelles récentes de Constantinople indiquaient que l’accord était conclu entre Talaat bey, au nom du Comité, et le président du Cercle de la Jeunesse arabe à Constantinople, Abd-el-Kerim-el-Khalil : les Arabes seraient assurés d’avoir toujours trois ministres, vingt sénateurs, cinq valis, dix mutessarifs, un certain nombre de fonctionnaires dans les ministères ; les fonctionnaires subalternes devraient être du pays, les hauts fonctionnaires en comprendre la langue ; les conseils généraux seraient admis à discuter avec les valis les questions relatives à l’administration du pays ; des conseillers étrangers seraient appelés. Ces dernières clauses sont vagues. On se demande si cet accord est a quelque valeur, si les signataires avaient qualité pour le conclure et comment la population l’accueillera. Ces concessions dénotent une idée vraiment politique ; elles semblent préparer l’organisation d’une sorte de dualisme turco-arabe où chacune des deux nations aurait, — comme dans l’empire austro-hongrois, — ses droits bien définis, ses engagemens bien déterminés. Un tel système offrirait aux ambitions impatientes de certains Arabes l’appât d’une participation très importante au gouvernement de l’Empire, il pourrait peut-être s’imposer aux populations, mais il ne suffirait pas à les satisfaire ; elles tiennent surtout à garder leurs libertés particulières, à obtenir leur autonomie administrative. On peut craindre d’ailleurs que le dualisme turco-arabe ne devienne tôt ou tard un instrument pour opprimer la minorité active et cultivée des Arabes chrétiens et même les chrétiens d’autres races, tels que les Arméniens. Les chrétiens de Syrie ont donné de grandes preuves de sagesse et de modération ; ils auraient pu tenter, à la faveur de la guerre, de mettre la Porte et l’Europe en présence d’un fait accompli, de saisir eux-mêmes les libertés qu’ils réclament, de proclamer, par exemple, la réunion de Beyrouth au Liban ; les conseils de la France ont beaucoup contribué à calmer leurs impatiences ; ils méritent à tous égards d’obtenir les principales réformes dont ils ont besoin.

Pour le vilayet de Beyrouth, le programme arrêté dans la réunion du 31 janvier paraît bien conçu et renferme toutes les garanties nécessaires. Il y est stipulé que les deux religions seront également représentées dans le conseil général futur ; cependant les élections à l’ancien conseil viennent d’avoir lieu et l’intervention occulte du Comité a empêché les musulmans de Beyrouth de saisir l’occasion d’appliquer par avance l’accord nouveau ; les chrétiens n’ont eu qu’un siège sur trente-six. Le fait n’est pas de bon augure. Toute réforme, si excellente soit-elle, n’inspirera confiance à la population arabe et, en particulier, aux minorités chrétiennes de Syrie, que si elle s’accomplit avec la haute et impartiale approbation de la France et si des conseillers étrangers sont appelés à collaborer à son application. M. Pichon, recevant les membres du Congrès arabe leur a promis que la France, se ferait, à Constantinople et auprès de l’Europe, l’avocat de leurs revendications. Ce rôle est bien celui qui convient aux traditions de notre politique et à la confiance si honorable que les populations mettent en son intervention.

L’heure est décisive pour notre influence dans le Levant et en Syrie en particulier ; les populations syriennes ne peuvent pas supporter plus longtemps un régime que ne leur permet ni progrès économique, ni développement intellectuel, et qui ne leur accorde aucune part dans le gouvernement de leur pays. À qui leur assurera les réformes et les progrès qu’elles demandent, elles donneront leur confiance et leur fidélité. Elles préféreraient que ce soit à la France qui est leur amie séculaire, de qui ils tiennent leur culture nationale et ce besoin de lumière, de liberté et d’activité qui les anime aujourd’hui ; mais elles accepteront, de quelque main qu’elles les reçoivent, les avantages dont elles ne peuvent plus se passer. Le protecteur est celui qui, effectivement protège. C’est un axiome du bon sens qu’il ne sera pas besoin, nous l’espérons, de rappeler au gouvernement et à la diplomatie de notre pays. Une occasion unique nous est offerte de consolider, en Asie, l’Empire ottoman tout en assurant satisfaction aux aspirations légitimes des Syriens : c’est le triple intérêt de la France, de l’Europe, de la Turquie et des sujets du Sultan.

La question arménienne se trouve actuellement en présence de trois projets de solution : solution turque, solution indigène, solution européenne. Si la division de l’Empire en six grandes régions est réalisée, cette réforme, malgré les apparences, aboutirait à une plus complète centralisation de tous les pouvoirs entre les mains de six hauts fonctionnaires. D’après d’autres sources, le gouvernement songerait à diviser l’Arménie en deux grands vilayets. Quoi qu’il en soit, qu’il y ait ou non un inspecteur général, la Porte ne pourra se refuser à accepter les dispositions essentielles que les mandataires de la nation arménienne d’une part et l’Europe de l’autre sont d’accord pour lui proposer. Nous avons analysé le projet arménien, fondé sur le memorandum de 1895 ; « ses deux points essentiels se limitent à la nomination, par S. M. le Sultan, d’un gouverneur général européen, avec l’assentiment des Puissances, et à l’établissement d’un contrôle qui garantisse la stricte exécution et l’efficacité des réformes[6]. » Le 7 juin, le ministère impérial des Affaires étrangères russe a pris l’initiative, en présence de la situation de plus en plus précaire des provinces arméniennes, de proposer aux grandes Puissances de faire étudier par leurs ambassadeurs à Constantinople un projet de réformes qui aurait pour base, lui aussi, le programme de 1895 élargi et adapté à la situation actuelle. Les drogmans des six ambassades se réunissent périodiquement et examinent un texte rédigé par M. Mandelstam, premier drogman de l’ambassade de Russie. À l’heure où nous écrivons, une opposition se manifeste de la part de certaines Puissances, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie en particulier ; elles insistent pour que le projet turc de réformes générales soit adopté comme base du programme européen ; elles semblent redouter un accroissement trop exclusif de l’influence russe en Arménie. De cette opposition peuvent sortir de graves embarras pour l’Europe et un grand péril pour la Turquie. Ces réformes générales que la Porte ne manque jamais de mettre en avant, la diplomatie les connaît ; elle sait par expérience qu’elles ne cachent que la volonté de ne rien accorder aux désirs légitimes des populations et de tout centraliser entre les mains impuissantes des fonctionnaires et des bureaucrates turcs. L’expérience a été faite en Macédoine : on en sait le résultat. Ce ne sont pas les réformes demandées par les Arméniens, prévues d’ailleurs par l’Europe dans le memorandum de 1895, reprises enfin dans le projet russe actuel, qui risqueraient de provoquer une intervention militaire russe ; bien au contraire, cette intervention deviendrait inévitable si des réformes sérieuses et contrôlées n’étaient pas promptement décidées et réalisées en Arménie. La Russie attache un haut prix à ne pas se séparer de l’Europe, mais elle est résolue à aboutir, car elle ne peut échouer dans la tâche qu’elle a assumée sans perdre son prestige en Arménie et dans le Caucase. Le gouvernement turc sera bien avisé de ne pas lui fournir, par une résistance maladroite et finalement inutile, l’occasion qu’elle ne cherche pas, mais qu’elle se trouverait obligée de saisir, d’intervenir par la force en Arménie. La Russie a pris en mains la cause arménienne, et, d’autre part, les Arméniens, si la dernière tentative qu’ils font actuellement pour les réformes et les garanties qu’ils demandent, ne réussit pas, se jetteront dans les bras de la Russie : voilà le fait nouveau d’où sortira enfin une solution de la question arménienne. Il appartient à la Porte que cette solution consolide, loin de l’ébranler, l’Empire ottoman en Asie.

En résumé, réformes générales, en ce sens qu’aucune province n’en sera privée ; réformes particulières, en ce sens que les réformes seront adaptées aux besoins de chaque population et au degré de civilisation de ses habitans ; réformes contrôlées, c’est-à-dire garanties aux populations par la diplomatie européenne et surveillées dans leur application, au moins pendant une certaine période de temps, par des conseillers étrangers : telle paraît être aujourd’hui la formule adéquate et complète de cette réorganisation de l’Empire ottoman en Asie qui est si nécessaire à la paix et à la tranquillité de l’Europe. Le jour où chacun des peuples qui habitent l’Asie ottomane aura un intérêt évident et durable au maintien et à la consolidation de l’Empire, la stabilité et la prospérité des pays du Levant seront assurées. Aucune puissance n’y trouvera plus d’avantages, aucune ne doit y travailler avec plus d’ardeur que la France, ouvrière de justice et de lumière.


René Pinon.
  1. Voyez le livre de M. Ludovic de Contenson, Les Réformes en Turquie d’Asie, p. 7. (Plon, in-8o). — Du même auteur : Chrétiens et Musulmans (Plon, 1901 ; in-16).
  2. Voyez sur ce point notre ouvrage : l’Europe et l’Empire ottoman, chap. III à VII.
  3. Voyez notre article du 1er juillet 1906 et l’Europe et l’Empire ottoman, chap. VIII.
  4. Voyez La Syrie, par M. K. T. Khaïrallah (E. Leroux, 1912, in-8o.)
  5. Voyez la Revue du 15 novembre 1907 et dans l’Europe et l’Empire ottoman, chap. VII, XI et XII.
  6. Lettre de Boghos Nubar pacha à M. Clemenceau dans l’Homme libre du 21 juillet.