La République (trad. Chambry)/Livre VIII

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La République, livres VIII-X
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (p. 12-94).


LIVRE VIII



543Récapitulation
des prescriptions
relatives
aux gardiens.

I Voilà qui est bien, Glaucon ; nous sommes à présent d’accord qu’un État qui aspire à être parfaitement gouverné doit admettre la communauté des femmes, la communauté des enfants et de l’éducation tout entière, comme aussi la communauté des occupations, soit en guerre, soit en paix, et reconnaître pour rois ceux des citoyens qui se sont montrés supérieurs à la fois dans la philosophie et dans la guerre.

Nous sommes d’accord, dit-il.

bNous sommes également convenus de ceci, c’est qu’après leur institution, les chefs conduiront et installeront les soldats dans les maisons que nous avons décrites plus haut, où personne n’aura rien en propre, car elles sont communes à tous. Outre cette question du logement, nous avons aussi réglé entre nous, si tu t’en souviens, celle des biens qu’ils pourront posséder.

Je me souviens, dit-il, qu’à notre avis aucun ne devait rien posséder de ce que possèdent les guerriers d’aujourd’hui, mais que, comme des athlètes guerriers et des gardiens, ils devaient recevoir des autres, cpour prix de leurs services, ce qui était nécessaire à leur entretien d’une année, moyennant quoi ils devaient veiller à leur sûreté et à celle des autres citoyens.

C’est exact, dis-je. Mais à présent que nous avons épuisé cette matière, rappelons-nous de quel endroit nous avons dévié de ce côté, afin de reprendre notre première voie.


Les gouvernements
défectueux.

Cela n’est pas difficile, dit-il ; car après avoir traité de l’État, tu disais à peu près comme tu viens de le faire, que tu regardais comme excellent un État pareil à celui que tu venais de décrire, ainsi que l’homme formé sur le même modèle, dbien que tu pusses, à ce qu’il semble, nous montrer un État et un homme d’une beauté encore plus achevée. Mais, ajoutais-tu, 544si cette forme de gouvernement est bonne, les autres sont défectueuses. De ces autres formes, autant qu’il m’en souvient, tu reconnaissais quatre espèces, qui méritaient l’attention et dont il fallait examiner les défauts, sans oublier les individus correspondant à chaque espèce, afin qu’après les avoir passés tous en revue et avoir reconnu entre nous le meilleur et le pire, nous fussions en état de juger si le meilleur est le plus heureux, et le pire le plus malheureux des hommes, ou s’il en est autrement. Et comme je te demandais quelles étaient ces quatre formes de gouvernement, bà ce moment Polémarque et Adimante ont pris la parole, et c’est ainsi que, relevant la question posée par eux, tu as abouti au point où nous en sommes.

Ta mémoire est très fidèle, dis-je.

Fais donc comme les lutteurs, donne-moi la même prise, et, puisque je te pose la même question, essaye de dire ce que tu allais alors répondre.

Si je puis, dis-je.

De mon côté, dit-il, je suis vraiment impatient d’apprendre de toi quels sont ces quatre gouvernements dont tu parlais.

cIl est facile, dis-je, de te satisfaire ; car les gouvernements que je veux dire ont des noms bien connus et les voici. Le premier et le plus vanté est le fameux gouvernement de Crète et de Lacédémone[1] ; le second, dans l’ordre des rangs et du mérite aussi, s’appelle oligarchie ; c’est un gouvernement plein de défauts sans nombre ; vient ensuite un gouvernement opposé au précédent, la démocratie, et enfin la noble tyrannie, qui l’emporte sur tous les autres : c’est la quatrième et dernière maladie de l’État. Vois-tu quelque autre forme de gouvernement dqu’on puisse ranger dans une espèce bien tranchée ? Les souverainetés héréditaires et les principautés vénales et certaines autres formes semblables rentrent dans celles que j’ai citées, et l’on n’en trouverait pas moins chez les barbares que chez les Grecs.

On en cite en effet beaucoup, dit-il, et d’étranges.


II  Sais-tu, repris-je, qu’il y a nécessairement autant d’espèces de caractères d’hommes qu’il y a de formes de gouvernement, ou crois-tu par hasard que ces formes sortent des chênes ou des rochers[2], eet non des mœurs des citoyens, qui entraînent tout du côté où elles penchent ?

Elles ne peuvent certainement sortir que des mœurs, dit-il.

Si donc il y a cinq formes de gouvernement, il doit y avoir aussi chez les particuliers cinq formes d’âme.

Sans doute.

Or nous avons déjà examiné l’individu qui répond à l’aristocratie, et nous sommes fondés à dire qu’il est bon et juste.

Nous l’avons examiné.

545Ne faut-il pas après cela passer en revue les types inférieurs, d’abord l’homme qui recherche la victoire et l’honneur, en conformité avec la constitution de Lacédémone, ensuite les hommes oligarchique, démocratique et tyrannique ? Quand nous aurons reconnu quel est le plus injuste, nous le placerons en face du plus juste, et nous pourrons ainsi nous rendre un compte exact des effets de la justice pure et de l’injustice sans mélange sur le bonheur ou le malheur de l’individu, et en conséquence nous ranger à l’avis de Thrasymaque et suivre la voie de l’injustice, bou nous rendre à l’évidence qui nous presse et pratiquer la justice.

Certainement, dit-il, c’est ainsi qu’il faut faire.

Et puisque nous avons commencé par examiner les mœurs des États avant d’examiner celles des particuliers, parce que la clarté gagnait à cette méthode, ne faut-il pas continuer dans cette voie, et considérer d’abord le gouvernement de l’honneur (comme je n’ai pas de nom usité à lui donner, je l’appellerai timocratie ou timarchie), puis nous mettrons en face l’individu qui lui ressemble. Après cela nous passerons à l’oligarchie et à l’homme oligarchique ; censuite, après avoir porté nos regards sur la démocratie, nous les reporterons sur l’homme démocratique ; en quatrième lieu, nous en viendrons à l’État tyrannique, et après l’avoir examiné, nous passerons à l’étude de l’âme tyrannique, et nous tâcherons de bien juger la question que nous nous sommes proposée.

Il n’y a rien à reprendre, dit-il, à cette manière d’examiner et de juger.


La timocratie
ou gouvernement
de l’honneur.

III  Eh bien donc, repris-je, essayons d’expliquer de quelle façon la timocratie sort de l’aristocratie. N’est-ce pas une vérité qui saute aux yeux que tout changement de constitution dvient de la partie qui gouverne, quand la division se met entre ses propres membres[3], et que, tant qu’elle est d’accord avec elle-même, si petite qu’on la suppose, il est impossible de l’ébranler ?

C’est comme tu dis.

Dès lors, Glaucon, repris-je, comment notre État sera-t-il ébranlé, et par où la discorde se glissant entre les gardiens et les magistrats armera-t-elle chacun de ces corps contre l’autre, et contre lui-même ? Veux-tu qu’à l’imitation d’Homère nous conjurions les Muses[4] de nous dire comment la discorde est survenue pour la première fois, et que, les faisant jouer et causer avec nous, ecomme avec des enfants, nous leur prêtions, comme si elles parlaient sérieusement, le langage relevé de la tragédie ?

Comment ?

À peu près ainsi : il est difficile qu’un État constitué comme le vôtre s’altère ; 546mais comme tout ce qui naît est sujet à la corruption, votre constitution non plus ne durera pas toujours, mais elle se dissoudra et voici comment. Il y a non seulement pour les plantes enracinées dans la terre, mais encore pour l’âme et le corps des animaux qui vivent sur sa surface, des alternatives de fécondité et de stérilité. Ces alternatives se produisent quand la révolution périodique ferme le cercle où chaque espèce se meut, cercle court pour les espèces qui ont la vie courte, long pour celles qui ont la vie blongue. Or pour ce qui est de votre race, ceux que vous avez élevés pour guider l’État, auront beau être habiles et renforcer l’expérience par le raisonnement, ils n’en discerneront pas mieux les moments de fécondité et de stérilité ; ces moments leur échapperont, et ils engendreront des enfants quand il ne faudrait pas le faire. Pour la génération divine, il y a une période qu’embrasse un nombre parfait ; pour celle des hommes, au contraire, c’est le plus petit nombre dans lequel certaines multiplications dominatrices[5] et dominées, progressant en trois intervalles et quatre termes, arrivent finalement, par toute voie d’assimilation ou désassimilation, croissance c ou décroissance, à établir, entre toutes les parties de l’ensemble, une correspondance rationnellement exprimable. Leur base épitrite accouplée avec le nombre cinq, si on la multiplie trois fois, produit deux harmonies, dont l’une est faite d’un nombre également égal et de cent pris cent fois, alors que l’autre est faite, partie de facteurs égaux, partie de facteurs inégaux, à savoir de cent carrés des diagonales rationnelles de cinq, chacun diminué de un, ou de cent carrés des diagonales irrationnelles, diminués de deux, et de cent cubes de trois.

C’est ce nombre géométrique tout entier qui possède une telle vertu de commander aux bonnes et aux mauvaises naissances, et quand, dpar ignorance de cette loi des naissances, vos gardiens accoupleront à contretemps des jeunes femmes à des jeunes hommes, il en naîtra des enfants qui ne seront favorisés ni de la nature ni de la fortune. De ces enfants, leurs devanciers mettront les meilleurs à la tête de l’État ; mais comme ils en sont indignes, à peine seront-ils parvenus aux charges de leurs pères qu’ils commenceront par nous négliger en dépit de leur office de gardiens, n’estimant pas, comme il convient, la musique et la subordonnant à la gymnastique. Vous aurez ainsi une génération nouvelle moins cultivée, et elle fournira des magistrats peu propres au rôle de gardiens, qui ne sauront discerner eni les races d’Hésiode, ni les races d’or, d’argent, 547d’airain et de fer qui naîtront chez vous ; et le fer se trouvant mêlé à l’argent, et l’airain à l’or, il résultera de ce mélange un défaut d’égalité, de justesse et d’harmonie qui, partout où il se rencontre, engendre toujours la guerre et la haine. Telle est l’origine qu’il faut attribuer à la discorde, partout où elle se produit.

Les Muses, dit-il, ont bien parlé, il faut le reconnaître.

Nécessairement, répliquai-je, puisqu’elles sont des Muses.

bEt ensuite, fit-il, que disent les Muses ?

La division une fois formée, repris-je, alors les deux races de fer et d’airain se tournent du côté du gain, acquièrent des terres, des maisons, de l’or et de l’argent, tandis que les races d’or et d’argent, ne connaissant pas la pauvreté, mais tenant de la nature la vraie richesse, celle de l’âme, tendent à la vertu et au maintien de la vieille constitution. Après bien des violences et des luttes, on convient de se partager et de s’approprier les terres et les maisons, et ceux qui gardaient auparavant leurs concitoyens ccomme des hommes libres, des amis, des nourriciers, les asservissent à présent, les traitent en périèques et en serviteurs et continuent eux-mêmes à s’occuper de la guerre et de la garde des autres.

Je le crois, dit-il ; c’est de là que vient ce changement.

Eh bien ! dis-je, ce gouvernement ne tiendra-t-il pas le milieu entre l’aristocratie et l’oligarchie ?

Si, assurément.


Caractères
de la timocratie.

IV  Voilà comment se fera le changement ; mais quel sera le régime qui en résultera ? dN’est-il pas évident qu’il retiendra quelque chose du précédent et prendra quelque chose de l’oligarchie, puisqu’il tient le milieu entre les deux, mais qu’il aura aussi quelque chose qui lui sera propre ?

Si, dit-il.

Par le respect des magistrats, par l’aversion des gens de guerre pour l’agriculture, pour les arts manuels et les métiers lucratifs, par l’établissement des repas en commun et la pratique de la gymnastique et des exercices de la guerre, par tous ces traits ne rappellera-t-il pas le gouvernement précédent ?

Si.

eD’autre part la crainte d’élever les sages aux magistratures, parce qu’on n’en aura plus de simples et fermes et qu’on ne trouvera que des âmes mélangées, le penchant pour les caractères emportés et plus simples, faits pour la guerre plutôt que pour la paix, 548l’estime des ruses et des stratagèmes de guerre, l’habitude d’avoir toujours les armes à la main, ne sont-ce pas là généralement les traits qui lui seront propres ?

Si.

De tels hommes, repris-je, seront avides de richesses, comme on l’est dans les États oligarchiques. Adorateurs farouches de l’or et de l’argent, ils l’honoreront dans l’ombre ; car ils auront des celliers et des trésors particuliers, où ils les tiendront cachés aux regards, et des maisons dans l’enceinte desquelles ils se retrancheront, bcomme dans autant de nids privés, et où ils feront de grandes dépenses pour des femmes et pour qui bon leur semblera.

C’est très vrai, dit-il.

Ils seront donc avares de leur argent[6], parce qu’ils le vénèrent et le possèdent clandestinement, en même temps prodigues du bien d’autrui, pour satisfaire leurs passions ; et ils cueilleront leurs plaisirs en cachette, cherchant à échapper à la loi, comme des enfants à la vue de leur père, parce qu’ils ont été élevés sous le régime, non de la persuasion, mais de la force, et qu’ils ont négligé la véritable muse, la muse de la dialectique et de la philosophie, cet fait plus d’honneur à la gymnastique qu’à la musique.

C’est vraiment, dit-il, un gouvernement mêlé de bien et de mal que celui que tu décris.

Il l’est en effet, dis-je ; mais il a un trait particulièrement frappant et qui vient de ce que la colère y domine ; c’est l’ambition et l’amour des honneurs.

Et à quel point ! fit-il.

Tels seraient, continuai-je, l’origine et le caractère de ce gouvernement. Je n’en ai tracé dqu’une esquisse, et non une peinture complète, parce qu’une esquisse suffit à nous faire connaître l’homme le plus juste et l’homme le plus injuste, et que ce serait un travail d’une longueur infinie de passer en revue, sans omettre un détail, chaque gouvernement et chaque caractère.

Tu as raison, dit-il.


Caractères
de l’homme timo­cratique.

V  Maintenant quel est l’homme qui répond à ce gouvernement ? Comment s’est-il formé et quel est son caractère ?

Je m’imagine, dit Adimante, qu’il ressemble d’assez près à Glaucon ici présent, du moins sous le rapport de l’ambition.

ePeut-être, dis-je, par cet endroit ; mais voici des traits par où il me semble qu’il est d’une nature différente.

Lesquels ?

Il est nécessairement, répondis-je, plus confiant en lui-même et moins affiné par les Muses, quoiqu’il les goûte ; il aime les discours, bien qu’il ne soit pas du tout orateur. Un homme de cette sorte est dur pour les esclaves, 549au lieu de les mépriser comme fait celui qui a reçu une éducation parfaite[7] ; il est doux envers les hommes libres et fort soumis aux magistrats ; il aime le pouvoir et les honneurs ; mais il ne fonde point ses prétentions au commandement sur son éloquence ou toute autre qualité du même ordre, il les fonde sur ses travaux guerriers et ses talents militaires, et il est passionné pour la gymnastique et la chasse.

Voilà bien, dit-il, le caractère qui répond à cette forme de gouvernement.

Un pareil homme, repris-je, pourra bien en sa jeunesse mépriser les richesses ; bmais plus il avancera en âge, plus il les aimera, parce qu’il porte en lui des germes d’avarice et que sa vertu n’est point pure, à cause que le meilleur gardien lui a fait défaut.

Quel est ce gardien ? demanda Adimante.

La raison unie à la musique, répondis-je ; elle seule, en effet, par sa présence, conserve la vertu durant toute la vie dans l’âme qu’elle habite.

C’est bien dit, iit-il.

Et tel est, ajoutai-je, le jeune homme ambitieux, image de l’État timocratique.

En effet.

Voici, maintenant, repris-je, de quelle manière à peu près il se forme. Ce sera parfois cle fils encore jeune d’un homme de bien, citoyen d’un État mal gouverné, qui fuit les honneurs, les charges, les procès et tous les tracas de ce genre et qui consent à se diminuer pour éviter les ennuis.

De quelle façon se forme-t-il ? demanda Adimante.

Tout d’abord, dis-je, par les discours de sa mère qui se plaint que son mari n’a point sa place parmi les magistrats, ce qui la diminue auprès des autres femmes ; dqui le voit peu empressé à s’enrichir, incapable de lutter et de manier l’injure, soit en particulier dans les tribunaux, soit dans l’assemblée des citoyens, d’ailleurs peu sensible lui-même à tous les outrages de cette espèce ; qui s’aperçoit[8] tous les jours qu’il ne pense qu’à lui et n’a pour elle que de l’indifférence. Elle s’indigne de tout cela et lui dit que son père n’est pas un homme, qu’il est trop débonnaire, et cent autres propos du même genre, dque les femmes ne manquent pas de débiter en pareil cas.

C’est vrai, dit-il ; c’est bien d’elles, ces kyrielles sans fin.

Tu sais aussi, repris-je, que les serviteurs de la maison qui passent pour aimer leur jeune maître, lui tiennent aussi parfois en secret le même langage. Rencontrent-ils un débiteur que le père ne poursuit pas, ou un homme coupable de quelque autre tort, ils recommandent au fils d’exécuter tous ces gens-là, quand il sera grand, 550et de se montrer plus homme que son père. Sort-il de la maison, il entend les mêmes propos et il voit que ceux qui se bornent à leurs affaires sont traités d’imbéciles et peu considérés parmi les citoyens, tandis que ceux qui s’occupent des affaires des autres sont honorés et loués. Alors le jeune homme qui entend et voit tout cela, qui d’autre part entend les discours de son père, qui voit de près ses occupations et les compare à celles des autres, se sent tiré des deux côtés, par son père, qui arrose[9] et fait croître la bpartie raisonnable de son âme, et par les autres, qui en excitent la partie passionnée et emportée. Comme son naturel n’est point d’un méchant homme, mais qu’il a fréquenté les mauvaises compagnies, il prend le milieu entre les deux partis qui le tirent à eux et livre le gouvernement de sa personne à la partie intermédiaire, ambitieuse et colère, et il devient un homme orgueilleux et entêté d’honneurs.

Il me paraît, dit-il, que tu as parfaitement exposé la formation de ce caractère.

cNous avons donc, ajoutai-je, le deuxième gouvernement et le deuxième type d’individu.

Oui, dit-il.


L’oligarchie.

VI  N’est-ce pas le moment de dire avec Eschyle : « Voyons un autre homme rangé dans un autre État[10] ? » ou plutôt, pour garder le même ordre, voyons d’abord l’État.

C’est bien ce qu’il faut faire, dit-il.

C’est l’oligarchie[11], je crois, qui vient après le précédent gouvernement ?

Quelle constitution entends-tu par oligarchie ? demanda-t-il.

C’est, répondis-je, la forme de gouvernement fondée sur le cens, où les riches commandent det où les pauvres n’ont point de part à l’autorité.

Je comprends, dit-il.

Ne faut-il pas expliquer comment on passe d’abord de la timarchie à l’oligarchie ?

Si.

À la vérité, repris-je, un aveugle même verrait comment se fait le passage.

Comment ?

Ce trésor, répliquai-je, où chacun entasse l’or, voilà ce qui perd cette sorte de gouvernement. Tout d’abord ils découvrent des sujets de dépense et, pour y satisfaire, ils tournent les lois et ne leur obéissent plus, eni eux, ni leurs femmes.

Cela doit être, dit-il.

Ensuite, ce me semble, chacun regardant son voisin et voulant l’imiter, ils ont bientôt rendu le peuple pareil à eux.

C’est vraisemblable.

Dès lors, repris-je, ils poursuivent de plus en plus la richesse, et plus ils y attachent de prix, moins ils en accordent à la vertu. N’y a-t-il pas entre la richesse et la vertu cette différence que, placées l’une et l’autre dans les plateaux d’une balance, elles prennent toujours une direction contraire ?

Si, dit-il.

551Quand donc la richesse et les riches sont honorés dans un État, on voit diminuer les honneurs de la vertu et des gens vertueux.

C’est évident.

Or toutes les fois qu’une chose est honorée, on s’y adonne ; dédaignée, on la délaisse.

C’est ainsi.

Aussi, d’ambitieux et jaloux des honneurs, les citoyens finissent par devenir avares et cupides ; ils vantent le riche, l’admirent, le portent au pouvoir, et ils méprisent le pauvre.

C’est vrai.

Et alors ils établissent une loi qui fixe les bornes de la constitution oligarchique, ben imposant un cens, d’autant plus grand que l’oligarchie est plus forte, d’autant plus petit qu’elle est plus faible, et ils interdisent les charges publiques à celui dont la fortune ne s’élève pas au cens fixé. Ils font passer ces mesures par la force et les armes, ou, sans aller jusque-là, imposent ce genre de gouvernement par l’intimidation. N’est-ce pas ainsi que les choses se passent ?

Assurément si.

Voilà donc à peu près quelle est cette constitution.

Oui, dit-il ; mais quelles sont les mœurs de cet État, et quels sont les défauts que nous lui reprochons ?


Caractères
de l’oligarchie.

VIIcLe premier, répondis-je, c’est son principe même. Considère en effet ce qui arriverait, si pour gouverner les vaisseaux on choisissait ainsi les pilotes[12] d’après le cens, et qu’on exclût le pauvre, malgré la supériorité qu’il pourrait avoir.

Il arriverait, dit-il, que la navigation en pâtirait.

N’en serait-il pas de même à l’égard de tout autre commandement ?

Je le crois.

En exceptes-tu, dis-je, le commandement de l’État, ou le comprends-tu parmi les autres ?

Oui, dit-il, et avant tous, d’autant plus que c’est le commandement le plus difficile et le plus important.

dVoilà donc un premier vice, et un grand, qu’on peut mettre au compte de l’oligarchie.

Un vice évident.

Et celui-ci, le trouves-tu inférieur au précédent ?

Lequel ?

C’est que nécessairement un tel État n’est pas un, mais deux, celui des pauvres, et celui des riches, qui habitent le même sol et conspirent sans cesse les uns contre les autres.

Non, par Zeus, ce vice n’est pas moins grand que le premier.

Ce n’est pas non plus un avantage que l’impossibilité presque certaine où les oligarques seront de faire la guerre, étant forcés ou d’armer le peuple et de le craindre plus que l’ennemi[13], ou, s’ils ne le font pas, ede laisser voir dans la bataille même qu’ils sont bien des oligarques[14], sans compter que leur avarice les empêchera de fournir aux dépenses de la guerre.

Non, ce n’est pas un avantage.

Et ce cumul d’occupations que nous avons blâmé plus haut, agriculture, 552commerce et guerre exercés dans cet État par les mêmes personnes, trouves-tu que ce soit une chose bien comprise ?

Pas le moins du monde.

Et maintenant vois si, de tous ces maux, celui que je vais dire n’est pas le plus grand, et si l’oligarchie n’en est pas atteinte la première. Lequel ?

La liberté de vendre tous ses biens[15] et celle d’acquérir ceux d’autrui, et, après s’être dépouillé, de demeurer dans l’État sans faire partie d’aucun corps de l’État, sans être ni commerçant, ni ouvrier, ni cavalier, ni hoplite, avec le simple titre de pauvre et d’indigent.

bL’oligarchie, dit-il, est en effet la première atteinte par ce mal.

Il est certain qu’on n’y met aucun obstacle ; autrement les uns n’y seraient pas riches à l’excès et les autres totalement indigents.

C’est vrai.

Fais encore attention à ceci. Lorsqu’un tel homme, au temps où il était riche, dépensait son bien, rendait-il à l’État plus de services dans les fonctions dont je parlais tout à l’heure ? Tout en paraissant faire partie du gouvernement, en réalité il n’était, n’est-ce pas ? ni chef, ni serviteur de l’État : il n’était qu’un dissipateur de son bien.

C’est vrai, dit-il ; en dépit des apparences, il n’était pas autre chose cqu’un dissipateur.

Dès lors, repris-je, veux-tu que nous disions que, comme le frelon naît dans une cellule pour être le fléau de la ruche, un tel homme apparaît comme un frelon dans la maison et qu’il est le fléau de l’État ?

Certainement, Socrate, répondit-il.

Mais ne faut-il pas reconnaître, Adimante, que, si Dieu a fait naître sans aiguillon tous les frelons ailés, il a mis de la différence entre les frelons à deux pieds ; car les uns n’ont pas d’aiguillon ; mais les autres en ont de redoutables. Les frelons sans dard finissent avec l’âge par devenir mendiants, mais les frelons à aiguillon dfournissent toute la classe des malfaiteurs.

Rien de plus vrai, dit-il.

Il est donc manifeste, continuai-je, que partout où tu vois des mendiants dans un État, le même endroit recèle des voleurs, des coupeurs de bourse, des sacrilèges et des malfaiteurs de toute espèce.

C’est manifeste, dit-il.

Eh bien, dans les États oligarchiques ne vois-tu pas qu’il y a des mendiants ?

Presque tous le sont, dit-il, à l’exception des chefs[16].

eNe faut-il pas croire dès lors, continuai-je, qu’il s’y trouve aussi force malfaiteurs armés d’aiguillons, que les magistrats contiennent soigneusement par la force ?

Assurément, il faut le croire, répondit-il.

N’est-ce point à l’ignorance, à la mauvaise éducation et à la forme du gouvernement qu’il faut attribuer le développement d’une telle engeance ?

Si.

Tel est donc le caractère de l’État oligarchique, tels sont les vices qu’on y rencontre, et sans doute y en a-t-il davantage.

Peut-être, dit-il.

553Nous en avons fini, repris-je, avec cette forme de gouvernement qu’on appelle oligarchie, où le cens donne le pouvoir. Examinons maintenant l’homme qui répond à cette constitution ; voyons comment il se forme et quel est son caractère.

Oui, dit-il, voyons.


L’homme
oligarchique.

VIII  N’est-ce pas précisément de cette manière qu’il passe de l’esprit timocratique à l’esprit oligarchique ?

De quelle manière ?

Quand l’homme timocratique a un fils, celui-ci imite d’abord son père et marche sur ses traces ; ensuite voyant que son père s’est brisé soudain contre l’État, bcomme contre un écueil, et qu’après avoir prodigué ses biens et sa personne, soit à la tête des armées, soit dans quelque autre grande charge, il est traîné devant les juges, attaqué par des sycophantes et condamné à la mort ou à l’exil ou à la perte de ses droits de citoyen et de tous ses biens…

C’est une chose qui arrive, fit-il.

Voyant donc, ami, toutes ces tribulations, dont il subit le contre-coup, dépouillé de son patrimoine, il prend peur, et ne tarde pas, je pense, à précipiter la tête la première du trône de son âme cl’ambition et la fierté qui y étaient en honneur auparavant ; puis, humilié par la pauvreté, il se tourne vers le lucre et à force de travail et d’économies sordides et mesquines, il amasse de l’argent. Doutes-tu qu’à ce moment un homme animé d’un tel esprit fasse monter sur le trône de son âme l’esprit de convoitise et d’avarice, qu’il l’établisse grand roi dans son cœur, lui mette la tiare et les colliers et lui ceigne le cimeterre[17] ?

Non, dit-il.

dQuant à la raison et au courage, m’est avis qu’il les met à terre aux pieds de ce roi, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, et, les réduisant à le servir en esclaves, oblige l’une à ne calculer, à ne rechercher que les moyens d’accroître sa fortune, et l’autre à n’admirer, à n’honorer que la richesse et les riches, à mettre toute sa gloire dans la possession de grands biens et de ce qui peut contribuer à les lui procurer.

Il n’y a pas, dit-il, d’autre voie qui puisse mener si vite et si fatalement un jeune homme de l’ambition à l’avarice.

eCet homme, repris-je, n’est-il pas dès lors un oligarque ?

Telle est assurément la transformation de l’individu conforme au gouvernement d’où est sortie l’oligarchie.

Examinons maintenant s’il ressemble à celle-ci.

554Examinons.


Son caractère.

IX  Tout d’abord ne lui ressemble-t-il pas par l’estime extrême qu’il fait des richesses ?

Sans contredit.

Il lui ressemble encore par son goût pour l’épargne et le travail ; il n’accorde à la nature que la satisfaction des désirs nécessaires ; il s’interdit toute autre dépense, et maîtrise les autres désirs comme étant frivoles.

C’est l’exacte vérité.

Il est sordide, ajoutai-je, fait argent de tout et ne songe qu’à thésauriser ; benfin il est de ceux dont la multitude fait l’éloge. Un tel homme n’est-il pas à l’image du gouvernement que nous venons de dépeindre ?

Pour moi, dit-il, j’en suis persuadé ; car chez un tel individu, comme dans l’État, c’est l’argent qui a le pas sur tout.

À mes yeux, repris-je, la raison en est qu’un tel homme n’a guère songé à s’instruire.

Je le crois, dit-il ; autrement il n’aurait pas mis un aveugle[18] à la tête du chœur de ses désirs et ne l’honorerait pas par dessus tout[19].

C’est bien dit, repris-je ; mais fais attention à ceci. Ne dirons-nous pas que le manque d’éducation a fait naître en lui des désirs qui sont de la nature des frelons, les uns mendiants, les autres malfaisants, cdésirs qui sont contenus de force par le soin de ses intérêts ?

Fort bien, dit-il.

Or sais-tu, continuai-je, où il faut jeter les yeux pour découvrir la malfaisance de ces désirs ?

Où ? demanda-t-il.

Regarde-le quand il est chargé de quelque tutelle ou de toute autre commission où il a pleine licence de mal faire.

Tu as raison.

Ceci fait bien voir, n’est-ce pas ? que dans les autres engagements où il s’acquiert un bon renom par une apparence de justice et comprime ses mauvais désirs dpar une sorte de louable violence qu’il se fait à lui-même, ce n’est pas qu’il les persuade qu’il est mieux de ne pas les suivre ou qu’il les adoucisse en les raisonnant ; c’est qu’il obéit à la contrainte et à la peur, parce qu’il tremble pour le reste de sa fortune.

Cela est certain, dit-il.

Mais, mon ami, repris-je, j’en atteste Zeus, quand il s’agira de dépenser le bien d’autrui, tu trouveras chez la plupart de ces gens-là ces désirs qui tiennent du naturel des frelons.

Oui, dit-il, assurément.

Naturellement un tel homme n’échappera pas aux dissensions au-dedans de lui-même ; car il n’est pas un, mais deux ; cependant désirs contre désirs, ece sont le plus souvent les bons qui l’emporteront sur les mauvais.

C’est vrai.

Aussi aura-t-il, je pense, des apparences plus décentes que beaucoup d’autres ; mais la véritable vertu qui consiste dans l’accord et l’harmonie de l’âme fuira loin de lui.

Je le crois.

En outre cet être parcimonieux ne montrera qu’une faible émulation pour disputer dans la cité 555à des particuliers la palme d’une victoire ou de quelque glorieux concours ; il ne veut pas dépenser d’argent pour l’honneur ni pour ces sortes de combats ; il a peur de réveiller les désirs prodigues et de les appeler à son secours pour l’aider à triompher de ses rivaux ; il ne combat, en oligarque qu’il est, qu’avec une petite partie de ses forces ; aussi a-t-il presque toujours le dessous, mais il garde sa richesse.

C’est vrai, dit-il.

Pouvons-nous encore douter, demandai-je, que ce ménager, cet homme d’argent ne soit, pour la ressemblance, apparié à l’État oligarchique[20] ?

bAucunement, dit-il.


La démocratie.

X  C’est la démocratie, ce semble, qu’il faut examiner maintenant. Voyons-en l’origine et le caractère ; puis étudions le caractère de l’homme démocratique, afin de le faire comparaître en jugement.

Nous suivrons du moins ainsi, fit-il, notre marche ordinaire.

Eh bien, repris-je, le passage de l’oligarchie à la démocratie ne se fait-il pas de la manière suivante ? N’est-il pas l’effet de l’insatiable convoitise du bien auquel on aspire, qui est d’être aussi riche que possible ?

Comment cela ?

cCeux qui commandent dans ce régime, ne devant, je pense, leur autorité qu’aux grands biens qu’ils possèdent, se refusent à réprimer par une loi le libertinage des jeunes gens et à les empêcher de gaspiller et de perdre leur patrimoine ; car ils veulent acheter les biens de ces dissipateurs et leur prêter sur hypothèque pour devenir encore plus riches et plus considérés.

C’est ce qu’ils ont le plus à cœur.

Or n’est-il pas clair à première vue que dans un État les citoyens ne peuvent estimer la richesse et acquérir en même temps la tempérance nécessaire, det qu’il faut au contraire sacrifier l’une ou l’autre ?

C’est assez évident, dit-il.

C’est ainsi que dans les oligarchies, par leur négligence et par la licence qu’ils accordent au libertinage, les magistrats ont parfois réduit à l’indigence des hommes d’un généreux naturel.

Cela est certain.

C’est, ce me semble, autant d’oisifs qui demeurent dans la cité, munis d’aiguillons et bien armés, les uns chargés de dettes, les autres d’infamie, les autres des deux à la fois, remplis de haine et complotant contre ceux qui ont acquis leurs biens et contre le reste des citoyens, et ne respirant que révolution[21].

eC’est bien cela.

Et cependant ces usuriers qui vont tête baissée, sans paraître voir ces malheureux, blessent de leur aiguillon, c’est-à-dire de leur argent, tous ceux des autres citoyens qui leur donnent prise, 556et centuplant les intérêts de leur capital, multiplient dans l’État les frelons et les gueux.

Ceux-ci en effet doivent y pulluler, dit-il.

Et le mal a beau jeter des flammes, repris-je ; ils ne veulent, pour l’éteindre, ni de mon premier expédient, d’empêcher les particuliers de disposer de leurs biens à leur fantaisie, ni de cet autre : faire une autre loi pour supprimer de tels abus.

Quelle loi ?

Une loi qui viendrait appuyer la loi contre les dissipateurs et qui contraindrait les citoyens à s’inquiéter de l’honnêteté ; car si la loi commandait que les transactions de gré à gré se fissent ordinairement aux risques et périls du prêteur[22], les citoyens mettraient bmoins de cynisme à s’enrichir, et l’État verrait naître moins de ces maux dont nous parlions tout à l’heure.

Beaucoup moins, dit-il.

Je repris : À présent au contraire les gouvernants, par toutes les raisons que j’ai signalées, réduisent les gouvernés à cette funeste situation. Quant à eux et à leurs enfants, que font-ils ? Les jeunes s’abandonnent aux plaisirs et à l’oisiveté physique et intellectuelle, cet deviennent mous et inertes pour résister au plaisir et à la douleur.

Il n’en saurait être autrement.

Et les pères, négligeant tout, sauf l’argent, ne se mettent pas plus en peine de la vertu que les pauvres.

Non, en effet.

Or en de telles dispositions, lorsque les gouvernants et les gouvernés se trouvent ensemble, soit en voyage, soit en quelque autre rencontre, dans une théorie, dans une expédition où ils naviguent ou font la guerre de compagnie, ou qu’ils s’observent au sein même du danger, dce ne sont pas les pauvres qui sont alors méprisés des riches. Souvent au contraire quand un pauvre, maigre, brûlé du soleil, posté dans la mêlée à côté d’un riche nourri à l’ombre et chargé d’une graisse surabondante[23], le voit à bout de souffle et de moyens, ne crois-tu pas qu’il se dit à lui-même que ces gens-là ne doivent leur richesse qu’à la lâcheté des pauvres ; et quand ceux-ci se trouvent entre eux, ne se disent-ils pas les uns aux autres : Ces gens-là sont à nous : eils n’existent pas ?

Je ne doute pas pour ma part, dit-il, que ce ne soit là leur pensée.

Et comme il suffit à un corps débile d’un petit ébranlement du dehors pour tomber malade, que parfois même des troubles y éclatent sans cause extérieure, ainsi un État, dans une situation analogue, devient à la moindre occasion la proie de la maladie et de la guerre intestine, tandis que chaque parti appelle des secours du dehors[24], les uns d’un État oligarchique, les autres d’un État démocratique ; parfois même la discorde s’y déchaîne en dehors de toute ingérence étrangère.

557Oui, et violemment.

Eh bien, à mon avis, la démocratie s’établit quand les pauvres victorieux de leurs ennemis, massacrent les uns, bannissent les autres et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les magistratures ; le plus souvent même les magistratures y sont tirées au sort[25].

C’est bien ainsi, fit-il, que la démocratie s’établit soit par la voie des armes, soit par la peur qui oblige les riches à se dérober.


Son caractère.

XI  Comment donc, repris-je, ces gens-là s’administrent-ils et que peut être un gouvernement de cette sorte ? Il est évident que l’homme qui lui ressemble bnous apparaîtra comme étant l’homme démocratique.

C’est évident, dit-il.

N’est-il pas vrai que tout d’abord on est libre dans un tel État, et que partout y règne la liberté[26], le franc parler, la licence de faire ce que l’on veut ?

On le dit du moins, fit-il.

Mais partout où règne cette licence, il est clair que chacun peut s’y faire un genre de vie particulier, suivant sa propre fantaisie.

C’est clair.

On trouvera donc, repris-je, des hommes de toute sorte dans ce gouvernement cplus que dans tout autre.

Sans doute.

Cette constitution, dis-je, a bien l’air d’être la plus belle de toutes. Comme un manteau bigarré, nué de toute sorte de couleurs, ce gouvernement bariolé de toutes sortes de caractères pourrait bien paraître un modèle de beauté ; et il est bien possible, ajoutai-je, que, semblables aux enfants et aux femmes, chez qui la bigarrure émeut la curiosité, bien des gens le considèrent effectivement comme le plus beau.

Je n’ai pas de peine à le croire, dit-il.

Et c’est là, bienheureux homme, dis-je, que tu as beau jeu pour chercher dune constitution.

Comment ?

Parce que, grâce à la liberté qui y règne, il contient tous les genres de constitution, et il semble que, si l’on veut fonder un État, comme nous venons de le faire, on n’a qu’à se rendre dans un État démocratique et à y choisir le régime qu’on préfère : c’est une foire aux constitutions où l’on peut venir choisir le modèle qu’on veut reproduire.

On peut croire en effet, dit-il, que les modèles n’y manquent epas.

Mais, repris-je, n’être pas contraint de commander dans cet État, même si l’on en est capable, ni d’obéir, si on ne le veut pas, ni de faire la guerre quand les autres la font[27], ni de garder la paix quand les autres la gardent, si on ne désire point la paix ; d’un autre côté commander et juger, si la fantaisie vous en prend, en dépit de la loi qui vous interdit toute magistrature ou judicature, 558de telles pratiques ne sont-elles pas divines et délicieuses sur le moment ?

Sur le moment, oui, peut-être, dit-il.

Et la sérénité de certains condamnés[28], n’est-ce pas une jolie chose aussi ? N’as-tu pas déjà vu dans un État de ce genre des hommes condamnés à la mort ou à l’exil qui n’en restent pas moins, et qui circulent en public et se promènent comme des revenants, tout comme si personne ne se souciait d’eux ni ne les voyait ?

Si, j’en ai vu beaucoup, dit-il.

bMais cette indulgence, cette extrême largeur d’esprit, et ce mépris des maximes que nous avons exposées avec tant de respect, en jetant le plan de notre cité, quand nous disions qu’à moins d’être doué d’une nature extraordinaire, on ne saurait devenir homme de bien, si dès l’enfance on ne se joue dans les belles choses et si on ne s’applique à toutes les belles études, avec quelle superbe on foule aux pieds toutes ces maximes, sans s’inquiéter par quelles études un homme politique s’est préparé à l’administration de l’État, tandis qu’il lui suffit de se dire l’ami du peuple pour être comblé d’honneurs !

cCertainement, dit-il, c’est un fort beau gouvernement.

Tels sont, dis-je, avec d’autres semblables, les avantages de la démocratie. C’est, comme tu vois, un gouvernement charmant, anarchique, bigarré, et qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal.

Tu n’avances rien, dit-il, que tout le monde ne connaisse.


L’homme démocratique.

XII  Considère maintenant, repris-je, ce qu’est l’individu du même modèle, ou plutôt ne faut-il pas, comme nous l’avons fait pour le gouvernement, examiner d’abord comment il se forme ?

Si, dit-il.

N’est-ce pas ainsi ? Cet oligarque ménager a, je suppose, un fils, nourri sous la direction det dans les sentiments de son père.

C’est possible.

Comme son père, il maîtrise par la force les appétits de plaisir qu’il sent en lui, qui le poussent à la dépense, mais sont ennemis de l’épargne, et qui sont justement ce qu’on appelle des désirs superflus.

Évidemment, dit-il.


Désirs nécessaires
et désirs superflus.

Veux-tu, repris-je, que, pour éclairer notre discussion, nous commencions par définir les désirs nécessaires et les désirs superflus ?[29]

Je le veux bien, répondit-il. N’est-il pas juste d’appeler nécessaires ceux que nous ne pouvons pas rejeter eet tous ceux qu’il nous est utile de satisfaire ? car ces deux sortes de désirs nous ont été imposés par la nature, n’est-ce pas ?

Oui.

559Il est donc juste de leur appliquer la qualification de nécessaires.

C’est juste.

Mais pour ceux dont on peut se défaire, en s’y appliquant de bonne heure, et dont en outre la présence ne produit aucun bien, et fait même souvent du mal, donnons-leur à tous le nom de superflus, et l’appellation sera juste, n’est-ce pas ?

Elle le sera en effet.

Prenons maintenant un exemple des uns et des autres, afin de nous en faire une conception générale.

C’est ce qu’il faut faire.

Le désir de manger, autant qu’il le faut pour la santé et le bon état du corps, ce désir de la simple nourriture[30] et des assaisonnements qu’on y ajoute, n’est-il pas un désir nécessaire ?

bJe le crois.

Le désir de la nourriture est apparemment nécessaire pour deux raisons, et parce que la satisfaction en est utile, et parce qu’elle est indispensable à la vie.

Oui.

Et celui des assaisonnements aussi, s’il a quelque utilité pour le bon état du corps.

Assurément.

Mais le désir qui va au delà de ces deux-là, le désir de mets plus recherchés que ceux que nous venons de dire, désir qu’on peut, par une répression commencée dès l’enfance et par l’éducation, supprimer chez la plupart des hommes, désir nuisible au corps, non moins nuisible à l’âme, à la sagesse et à la tempérance, caurions-nous tort de l’appeler superflu ?

Nous aurions grandement raison.

Ne dirons-nous pas aussi que ces désirs sont des désirs prodigues, tandis que les premiers sont des désirs amis du profit, parce qu’ils sent utiles à notre activité ?

Sans doute.

Nous en dirons autant des désirs amoureux et des autres ?

Oui.

Et le frelon dont nous parlions tout à l’heure, n’avons-nous pas dit que c’était l’homme livré à ces plaisirs et à ces désirs et gouverné par les désirs superflus, au lieu que l’homme gouverné par les désirs nécessaires est ménager et oligarchique ?

dSans doute.


Comment d’oligar­chique on devient
démocratique.

XIII  Maintenant, repris-je, revenons à l’individu et disons comment d’oligarque on devient démocrate. Il me semble que c’est généralement de la manière suivante.

Comment ?

Quand un jeune homme élevé, comme nous l’avons dit tout à l’heure, dans l’ignorance et l’amour du gain, a goûté du miel des frelons et qu’il a fréquenté ces insectes ardents et funestes, aptes à procurer des plaisirs variés, de toute espèce et de toute qualité, c’est alors, tu peux le croire, que son gouvernement intérieur commence à passer de l’oligarchie à ela démocratie[31].

C’est une nécessité absolue.

Et de même que l’État a changé, quand un des deux adversaires a reçu du dehors le secours d’alliés qui sont du même parti que lui, ainsi le jeune homme change quand l’une des deux espèces de passions qui sont en lui reçoit du dehors, elle aussi, l’assistance d’un groupe de passions de même famille et de même nature.

C’est très exact.

Et si, je suppose, quelque allié vient à la rescousse pour sauver le parti oligarchique qui est en lui, soit son père, soit quelque autre de ses parents, 560qui lui font des remontrances et des reproches, il se forme en lui deux partis opposés et il se voit alors en lutte avec lui-même.

Comment en pourrait-il être autrement ?

Et l’on a vu des cas, je pense, où la faction démocratique a cédé à l’oligarchique et où certains désirs ont été ou détruits ou chassés par un reste de pudeur qui subsistait dans l’âme du jeune homme, et où celui-ci est rentré dans le devoir.

Cela arrive en effet quelquefois, dit-il.

Mais il est arrivé aussi, je pense, qu’après l’expulsion de ces désirs, d’autres désirs de la même famille ont grandi secrètement et, parce que le père bn’a pas su élever son fils, sont devenus nombreux et forts.

C’est du moins, dit-il, ce qui arrive d’ordinaire.

Alors ils l’ont entraîné dans les mêmes compagnies et de leur commerce clandestin est née une engeance nombreuse.

Naturellement.

À la fin, je pense, ils se sont emparés de la citadelle de l’âme de ce jeune homme, après s’être aperçus qu’elle était vide de sciences, de nobles exercices, de maximes vraies, qui sont les meilleures sentinelles, les meilleurs gardes de la raison chez les hommes caimés des dieux.

Les meilleurs de beaucoup, dit-il.

Alors sans doute des maximes et des opinions fausses et menteuses, accourant à l’assaut, se sont emparées de la place des autres.

C’était inévitable, dit-il.

Dès lors, revenu chez ces Lotophages[32], il y habite à la face du monde ; et s’il vient du côté de ses proches quelque renfort au parti de l’épargne qui est dans son âme, ces maximes menteuses, fermant les portes du rempart royal, ne laissent entrer ni le secours lui-même, dni la députation des bons conseils que lui adressent des particuliers plus âgés. Ce sont elles qui gagnent la bataille, et, traitant la pudeur d’imbécillité, elles la poussent dehors et la bannissent ignominieusement, elles honnissent et chassent la tempérance qu’elles appellent lâcheté[33], elles exterminent la modération et la mesure dans les dépenses, en la faisant passer pour rusticité et bassesse, secondées dans leur violence par une forte bande de désirs superflus.

C’est bien cela.

Quand elles ont vidé de ces vertus et purifié l’âme[34] du jeune homme qu’elles gouvernent, ecomme pour l’initier à de grands mystères, elles ne tardent pas à ramener l’insolence, l’anarchie, la prodigalité, l’impudence, qui s’avancent brillamment parées, la couronne sur la tête, avec un nombreux cortège ; et elles chantent leurs louanges et les décorent de beaux noms, appelant l’insolence belles manières ; l’anarchie, liberté ; la prodigalité, magnificence et l’impudence, courage. N’est-ce pas à peu près ainsi, 561continuai-je, qu’un jeune homme passe du régime des désirs nécessaires où il a été nourri au régime libre et relâché des plaisirs superflus et pernicieux ?

C’est visiblement ainsi, répondit-il.

Comment vit-il après cela ? M’est avis qu’il consacre aux désirs superflus autant d’argent, de peine et de temps qu’aux désirs nécessaires. S’il est assez heureux pour ne pas porter trop loin ses désordres, et si, le gros du tumulte s’étant apaisé avec l’âge, bil laisse rentrer des groupes d’exilés et ne s’abandonne pas tout entier aux envahisseurs, il établit alors entre les plaisirs une sorte d’égalité, et il vit en livrant le commandement de son âme au premier qui se présente, comme si le le sort en décidait, jusqu’à ce qu’il en soit rassasié, puis il s’abandonne à un autre, et, sans en rebuter aucun, il les traite sur le pied de l’égalité.

C’est vrai.

Quant à la raison et à la vérité, continuai-je, il les repousse et ne les laisse point entrer dans la garnison. Qu’on lui dise que tels plaisirs viennent cdes désirs nobles et bons, et les autres des désirs pervers, qu’il faut cultiver et honorer les premiers, réprimer et dompter les seconds, à tout cela il répond par un signe de dédain, il soutient qu’ils sont tous de même nature et qu’il faut les honorer également.

Certes, dit-il, dans la disposition d’esprit où il est, il ne peut faire autrement.

Ainsi donc, repris-je, il passe chacune de ses journées à complaire au désir qui se présente[35] : aujourd’hui il s’enivre aux sons de la flûte ; demain il boit de l’eau et s’amaigrit ; tantôt il s’exerce au gymnase, dtantôt il est oisif et n’a souci de rien ; quelquefois on le croirait plongé dans la philo- sophie ; souvent il est homme d’État, et, bondissant à la tribune, il dit et fait ce qui lui passe par la tête. Un jour il envie les gens de guerre, et il se porte de ce côté ; un autre jour, les hommes d’affaires, et il se jette dans le commerce. En un mot il ne connaît ni ordre ni contrainte dans sa conduite ; c’est pour lui un régime agréable, libre, bienheureux qu’une telle vie, et il n’a garde d’en changer,

eTu as fort bien décrit, dit-il, la conduite d’un ami de l’égalité[36].

J’ai montré aussi, je crois, repris-je, qu’il réunit en lui des formes de toute sorte et des caractères de cent espèces, et qu’il est l’homme beau et bariolé, qui ressemble à l’État démocratique. Aussi beaucoup de gens des deux sexes envient ce genre d’existence où l’on trouve presque tous les modèles de gouvernement et de mœurs.

C’est bien cela, dit-il.

562Eh bien, rangeons cet homme en regard de la démocratie, car il est juste qu’on l’appelle démocratique. Rangeons-l’y, dit-il.


La tyrannie.

XIV  Maintenant, repris-je, c’est le plus beau gouvernement et le plus beau caractère d’homme qui nous reste à étudier, je veux dire la tyrannie et le tyran.

Parfaitement, dit-il.

Voyons donc, cher ami, avec quel caractère la tyrannie se présente à nos yeux ; car, pour son origine, il est à peu près évident que la tyrannie vient de la démocratie.

Oui.

Est-ce que les choses ne se passent pas à peu près de même dans le changement de l’oligarchie en démocratie, et de la démocratie en tyrannie ?

bComment ?

Le bien qu’on se proposait, repris-je, et qui a servi à l’établissement de l’oligarchie, c’est la richesse excessive, n’est-ce pas ?

Oui.

Or c’est la passion insatiable de la richesse et l’indifférence qu’elle inspire pour tout le reste qui a perdu l’oligarchie.

C’est vrai, dit-il.

Eh bien, n’est-ce pas de même le désir insatiable de ce que la démocratie regarde comme son bien suprême qui cause aussi sa ruine ?

Quel est ce bien dont tu parles ?

La liberté, répondis-je. Ce bien-là, tu entendras dire dans un État démocratique cque c’est le plus beau de tous, et que pour cette raison c’est le seul État où un homme né libre puisse habiter[37].

En effet, dit-il, c’est un mot qu’on entend souvent répéter.

Eh bien, repris-je, et c’est où j’en voulais venir, n’est-ce pas le désir insatiable de ce bien, avec l’indifférence pour tout le reste, qui fait changer ce gouvernement et le réduit à recourir à la tyrannie ?

Comment ? demanda-t-il.

Quand un État démocratique, altéré de liberté, trouve à sa tête de mauvais échansons, dil ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté pure ; alors, si ceux qui gouvernent ne sont pas extrêmement coulants et ne lui donnent pas une complète liberté, il les met en accusation et les châtie comme des criminels et des oligarques.

C’est ce qu’il fait en effet, dit-il.

Et s’il est des citoyens, repris-je, qui sont soumis aux magistrats, on les bafoue et on les traite d’hommes serviles et sans caractère ; mais les gouvernants qui ont l’air de gouvernés, et les gouvernés qui ont l’air de gouvernants, voilà les gens qu’on vante et qu’on prise, et en particulier, et en public, N’est-il pas inévitable eque dans un pareil État l’esprit de liberté s’étende à tout ?

Comment en serait-il autrement ?

Et qu’il pénètre, cher ami, poursuivis-je, dans l’intérieur des familles et qu’à la fin l’anarchie se développe jusque chez les bêtes ?

Comment, demanda-t-il, faut-il entendre ce que tu dis là ?

Je veux dire, répliquai-je, que le père s’accoutume à traiter son fils en égal et à craindre ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a plus ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre ; que le métèque devient l’égal du citoyen, 563le citoyen du métèque, et l’étranger de même.

C’est bien ainsi que les choses se passent, dit-il.

À ces abus, continuai-je, ajoute encore les menus travers que voici. Dans un pareil État, le maître craint et flatte ses élèves, et les élèves se moquent de leurs maîtres, comme aussi de leurs gouverneurs. En général, les jeunes vont de pair avec les vieux et luttent avec eux en paroles et en actions. Les vieux, de leur côté, pour complaire aux jeunes, se font badins et plaisants bet les imitent pour n’avoir pas l’air chagrin et despotique.

C’est tout à fait cela, dit-il.

Mais, mon ami, repris-je, le dernier excès où atteint l’abus de la liberté dans un pareil gouvernement, c’est quand les hommes et les femmes qu’on achète ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés[38]. J’allais oublier de dire jusqu’où vont l’égalité et la liberté dans les rapports des hommes et des femmes.

cPourquoi, fit-il, ne dirions-nous pas, selon l’expression d’Eschyle, ce qui nous est venu tout à l’heure à la bouche[39] ?

Sans doute, dis-je, et c’est aussi ce que je fais. Les bêtes mêmes qui sont à l’usage de l’homme sont ici beaucoup plus libres qu’ailleurs, à tel point qu’il faut l’avoir vu pour le croire. C’est vraiment là que les chiennes, comme dit le proverbe, ressemblent à leurs maîtresses ; c’est là qu’on voit les chevaux et les ânes, accoutumés à une allure libre et fière, heurter dans les rues tous les passants qui ne leur cèdent point le pas ; det c’est partout de même un débordement de liberté.

C’est mon songe, fit-il, que tu me racontes ; car je ne vais guère à la campagne que cela ne m’arrive.

Or tu conçois, repris-je, quelle grave conséquence ont tous ces abus accumulés : c’est qu’ils rendent les citoyens si ombrageux qu’à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se révoltent, et ils en viennent, comme tu sais, à se moquer des lois écrites ou non écrites[40], afin de n’avoir absolument eaucun maître.

Je ne le sais que trop, dit-il.


L’excès de liberté
mène
à la servitude.

XV  Je repris : Tel est donc, mon ami, si je ne me trompe, le beau et séduisant début de la tyrannie.

Séduisant en effet, dit-il ; mais qu’arrive-t-il après ?

La même maladie, répondis-je, qui, née dans l’oligarchie, a causé sa ruine, naissant ici aussi de la liberté, s’y développe avec plus de force et de virulence et réduit à l’esclavage l’État démocratique ; car il est certain que tout excès amène généralement une violente réaction, 564soit dans les saisons, soit dans les plantes, soit dans les corps, et dans les gouvernements plus que partout ailleurs.

C’est naturel, dit-il.

L’excès de liberté ne peut donc, semble-t-il, aboutir à autre chose qu’à un excès de servitude, et dans l’individu, et dans l’État.

C’est en effet naturel.

Il est donc naturel, repris-je, que la tyrannie ne prenne naissance d’aucun autre gouvernement que du gouvernement populaire, c’est-à-dire, n’est-ce pas ? que de l’extrême liberté naît la servitude la plus complète et la plus atroce.

C’est logique en effet, dit-il.

Mais, repris-je, ce n’est pas cela, je pense, que tu me demandais, mais bien quelle est cette maladie qui, attaquant aussi bien bla démocratie que l’oligarchie, conduit la première à l’esclavage.

C’est vrai, répondit-il.


Trois classes
de citoyens :
les frelons,
les pauvres
et les riches.

Eh bien, repris-je, j’entendais par là l’engeance des hommes oisifs et prodigues, les uns plus courageux qui sont à la tête, les autres plus lâches qui vont à la suite ; ce sont ces gens-là que nous assimilons, les uns à des frelons armés d’aiguillons, les autres à des frelons sans aiguillon.

Et à juste titre, fit-il.

Or, repris-je, ces deux espèces d’hommes, en quelque corps politique qu’elles se rencontrent, y jettent le même désordre que la pituite et la bile dans le corps ; ce sont deux fléaux que le bon médecin cet le sage législateur doivent surveiller de loin, à l’exemple d’un habile apiculteur, d’abord pour en empêcher la naissance, et, s’ils n’y réussissent pas, pour les retrancher le plus vite possible avec les alvéoles mêmes.

Oui, par Zeus, s’écria-t-il, c’est bien ce qu’il faut faire.

Voici maintenant comment il faut nous y prendre, pour voir plus clairement ce que nous cherchons.

Comment ?

Partageons par la pensée l’État démocratique en trois classes, dont il est en effet composé[41]. La première est cette engeance que la licence y développe den aussi grand nombre que dans l’oligarchie.

C’est vrai.

Seulement elle y est beaucoup plus virulente que dans l’oligarchie.

Comment ?

C’est que dans l’oligarchie, tenue en mépris et à l’écart des magistratures, elle est inexercée et sans force, au lieu que, dans la démocratie, c’est elle qui commande à peu près exclusivement, et ce sont les plus violents de ces meneurs qui parlent et qui agissent ; le reste, assis autour des tribunes, ebourdonne et ferme la bouche à tout contradicteur[42], en sorte que dans ce gouvernement toutes les affaires, à l’exception d’un petit nombre, passent par les mains de ces gens-là.

C’est bien cela, dit-il.

Il y a ensuite une autre classe qui se distingue toujours de la multitude.

Laquelle ?

Comme tout le monde recherche l’argent, ceux qui sont naturellement les plus ordonnés deviennent généralement les plus riches.

Naturellement.

C’est de là, j’imagine, que les frelons tirent le plus de miel et l’expriment le plus facilement.

Comment en effet, dit-il, en pourrait-on tirer de ceux qui n’ont presque rien ?

Aussi est-ce les riches de cette espèce, ce semble, qu’on appelle herbe à frelons.

C’est eux sans doute, répondit-il.


XVI565La troisième classe, c’est le peuple, c’est-à-dire tous les ouvriers manuels et les particuliers étrangers aux affaires publiques qui n’ont qu’un petit avoir. Dans la démocratie, c’est la classe la plus nombreuse et la plus puissante, quand elle est assemblée.

En effet, dit-il ; mais elle n’est guère disposée à s’assembler, à moins qu’on ne lui donne une part de miel.

Aussi, repris-je, ne manque-t-on pas de lui en donner une, plus ou moins grande, selon que ses chefs peuvent dépouiller les riches de leur fortune et la partager au peuple en gardant pour eux la plus grosse part.

bC’est ainsi en effet, dit-il, que se fait le partage.

Dès lors ces riches qu’on dépouille sont, je pense, obligés de se défendre : ils prennent la parole devant le peuple et ont recours à tous les moyens en leur pouvoir.

Sans doute.

Ils ont beau ne pas désirer de révolution : les autres ne les accusent pas moins de conspirer contre le peuple et d’être pour l’oligarchie.

Ils doivent s’y attendre.

Mais à la fin, quand ils voient le peuple, non par mauvaise volonté, mais par ignorance et séduit par leurs calomniateurs, essayer de leur faire du mal, calors, qu’ils le veuillent ou non, ils deviennent de vrais oligarques, et ce changement involontaire est encore un des maux que produit le frelon en les piquant[43].

C’est l’exacte vérité.

De là des dénonciations, des procès et des luttes entre les uns et les autres.

Assurément.


Le peuple se choisit
un protecteur.

Le peuple n’a-t-il pas l’invariable habitude de choisir un favori qu’il met à sa tête et dont il nourrit et accroît le pouvoir ?

C’est en effet son habitude.

dIl est donc évident, repris-je, que, si la tyrannie pousse quelque part, c’est sur la tige de ce protecteur, et non ailleurs, qu’elle éclot.

Tout à fait évident.

Et comment le protecteur du peuple commence-t-il à se transformer en tyran ? N’est-ce pas évidemment lorsque ce beau protecteur se met à faire ce qui est raconté dans la légende du temple de Zeus Lycéen en Arcadie ?

Que dit cette légende[44] ? demanda-t-il.

Que lorsqu’on a goûté des entrailles humaines, coupées en morceaux parmi celles d’autres victimes, on est fatalement changé en loup. eN’as-tu pas entendu conter cette histoire ?

Si,

De même quand le chef du peuple, trouvant la multitude dévouée à ses ordres, ne sait point s’abstenir du sang des hommes de sa tribu ; quand, par des accusations calomnieuses, méthode chère à ses pareils, il les traîne devant les tribunaux et souille sa conscience en leur faisant ôter la vie, qu’il goûte d’une langue et d’une bouche impies le sang de ses parents, qu’il exile et qu’il tue[45], 556et fait entrevoir le retranchement des dettes et un nouveau partage des terres[46], n’est-ce pas dès lors pour un tel homme une nécessité et comme une loi du destin ou de périr de la main de ses ennemis, ou de devenir tyran et d’être changé en loup ?

C’est une nécessité fatale, dit-il.

Le voilà donc, repris-je, qui part en guerre contre ceux qui ont de la fortune.

Oui.

Et si, après avoir été banni, il revient malgré ses ennemis, ne revient-il pas tyran achevé ?

Évidemment,

bMais s’ils ne réussissent pas à le chasser ni à le faire périr en le brouillant avec le peuple, alors ils complotent pour l’assassiner en cachette.

C’est du moins, dit-il, ce qui arrive d’habitude.


Origine de la tyran­nie ; ses mœurs.

C’est le moment pour tous les ambitieux qui en sont venus à ce point de recourir à la fameuse requête du tyran, de demander au peuple des gardes du corps, afin que le défenseur du peuple se conserve pour le servir.

Oui, dit-il.

Et le peuple lui en donne, je pense ; car toutes ses craintes sont pour son défenseur ; pour lui-même, il est plein d’assurance.

cC’est vrai.

Aussi, quand un homme qui a de la fortune et qui par là même est suspect d’être un ennemi du peuple voit que les choses en sont là, oh ! alors, mon ami, il ne manque pas de suivre l’oracle rendu à Crésus :

« il s’enfuit tout le long du caillouteux Hermos
sans s’attarder, et sans craindre de passer pour lâche[47]. »

En effet, dit-il, il n’aurait pas à le craindre deux fois.

S’il se laisse prendre dans sa fuite, repris-je, je m’assure qu’il est mis à mort.

Fatalement.

Quant à ce protecteur du peuple, il est évident qu’on ne peut pas dire de lui : d« il est abattu, et son grand corps couvre une grande étendue[48] » ; au contraire, après avoir abattu de nombreux adversaires, il est monté sur le char de l’État[49] et de protecteur le voilà devenu tyran accompli.

Il faut s’y attendre, dit-il.


XVII  Examinons maintenant, repris-je, le bonheur et de l’homme et de l’État où s’est formé un mortel de cette sorte.

Oui, dit-il, examinons.

N’est-il pas vrai, dis-je, que, dans les premiers jours et au début, il n’a que sourires et saluts pour tous ceux qu’il rencontre, qu’il se défend d’être un tyran, equ’il multiplie les promesses en particulier et en public, qu’il remet des dettes et partage des terres au peuple et à ses favoris et affecte la bienveillance et la douceur envers tout le monde ?

Il le faut, dit-il.

Mais quand il en a fini avec ses ennemis du dehors, en s’arrangeant avec les uns, en ruinant les autres, et qu’il est tranquille de ce côté, tout d’abord il ne cesse de susciter des guerres, pour que le peuple ait besoin d’un chef.

C’est logique.

567Et aussi pour que les citoyens appauvris par les impôts soient forcés de s’appliquer à leurs besoins journaliers et conspirent moins contre lui.

C’est évident.

Et s’il soupçonne que certains d’entre eux ont l’esprit trop indépendant pour se plier à sa domination, il a dans la guerre un prétexte pour les perdre, en les livrant à l’ennemi. Pour toutes ces raisons, un tyran est toujours contraint de fomenter la guerre.

Il l’est en effet.

Mais une pareille conduite n’est propre qu’à le rendre bodieux aux citoyens.

C’est une conséquence nécessaire.

Et n’arrive-t-il pas que, parmi ceux qui ont aidé à son élévation et qui ont du crédit, plusieurs gardent leur franc parler devant lui et entre eux, et critiquent ce qui se passe, au moins ceux qui ont le plus de courage ?

C’est vraisemblable.

Il faut donc que le tyran supprime tous ces gens-là, s’il veut rester le maître, tant qu’à la fin il ne laissera, soit parmi ses amis, soit parmi ses ennemis, aucun personnage de quelque valeur.

C’est évident.

Il doit donc discerner d’un regard aigu ceux qui ont du courage, de la grandeur d’âme, cde la prudence, de la fortune, et tel est son bonheur qu’il est réduit bon gré mal gré à leur faire la guerre à tous et à leur tendre des pièges, jusqu’à ce qu’il en ait purgé l’État ?

Belle manière de le purger ! fit-il.

Oui, répondis-je, c’est le contraire de celle des médecins : ceux-ci ôtent du corps ce qu’il y a de mauvais et y laissent ce qu’il y a de bon ; lui, au rebours[50].

C’est pour lui apparemment une nécessité, dit-il, s’il veut garder le pouvoir.


XVIII  Heureuse alternative, repris-je, que celle où il est pris ! Il lui faut vivre avec des gens dpour la plupart méprisables, et qui d’ailleurs le haïssent, ou renoncer à la vie.


La garde du tyran.

C’est l’alternative où il est réduit.

N’est-il pas vrai que, plus sa conduite le rendra odieux aux citoyens, plus il aura besoin d’une garde nombreuse et fidèle ?

Sans doute.

Mais quels seront ces gardiens fidèles ? d’où les fera-t-il venir ?

On n’aura pas besoin de les appeler : ils accourront à tire d’aile, en foule, répondit-il, s’il leur paye leur solde.

Par le chien ! m’écriai-je ; tu sembles désigner par là d’autres frelons encore, edes frelons étrangers et qui viennent de partout.

Tu as bien saisi ma pensée, dit-il.

Mais dans son pays même, est-ce qu’il ne voudra pas…

Quoi ?

Enlever les esclaves à leurs maîtres et les affranchir pour les faire entrer dans sa garde ?

Assurément, répliqua-t-il ; car il ne saurait avoir de gardes plus fidèles que ceux-là.

En vérité, repris-je, c’est une bienheureuse condition que tu fais au tyran, s’il n’a que de telles gens pour amis et hommes de confiance, 568après qu’il aura fait périr ceux qui l’entouraient auparavant.

Il n’en est pas moins vrai, dit-il, qu’il n’en a pas d’autres. Comme admirateurs, repris-je, il a ces camarades-là et comme société, les nouveaux citoyens ; mais les citoyens honnêtes le haïssent et le fuient.

Comment ne le fuiraient-ils pas ?

Ce n’est pas sans raison, continuai-je, qu’on vante la tragédie en général comme une école de sagesse, et en particulier le grand maître en cet art, Euripide.

Pourquoi donc ?

C’est qu’entre autres il a prononcé cette maxime d’un sens profond, que les tyrans deviennent habiles par le commerce des habiles[51]. bIl entendait évidemment par sages ceux avec qui le tyran passe sa vie.

Il vante aussi la tyrannie, ajouta-t-il, comme une chose qui égale les hommes aux dieux[52], sans parler de bien d’autres éloges qu’il en fait[53], lui et les autres poètes.

Aussi, repris-je, je compte sur la sagesse des poètes tragiques pour nous pardonner, à nous et à ceux dont le gouvernement se rapproche du nôtre, si nous ne les recevons pas dans notre État, en raison des louanges qu’ils donnent à la tyrannie.

Je crois pour ma part, dit-il, qu’ils nous pardonneront, du moins cceux qui ont de l’esprit.

Mais on les voit, n’est-ce pas ? faire le tour des autres Étais ; là, rassemblant les foules, et prenant à gages des voix belles, puissantes, insinuantes, ils entraînent les États vers la tyrannie et la démocratie.

Certes.

En outre ils reçoivent de l’argent et des honneurs, surtout, comme il est naturel, des tyrans, et en second lieu des démocraties ; mais plus ils s’élèvent vers les gouvernements supérieurs, plus leur gloire se lasse, dmanque d’haleine et n’a plus la force d’avancer.

C’est très vrai.


XIX  Mais, repris-je, ceci n’est qu’une digression. Revenons au camp du tyran et voyons comment il nourrira cette belle et nombreuse garde, bariolée d’éléments toujours changeants.

Il est évident, dit-il, que s’il y a dans l’État des trésors sacrés, c’est là qu’il puisera ; et tant que la vente des objets sacrés fournira à ses dépenses, il allégera d’autant les contributions qu’il impose au peuple.

eMais quand ce fonds lui manquera ?

Il est évident, répondit-il, qu’il vivra du bien de son père, lui, ses convives, ses favoris et ses maîtresses.

J’entends, répliquai-je : c’est-à-dire que le peuple qui a donné naissance au tyran le nourrira, lui et sa suite.

Il y sera bien forcé, dit-il.

Que dis-tu là ? répliquai-je. Et si le peuple se fâche et dit qu’il n’est pas juste qu’un fils à la fleur de l’âge soit à la charge de son père, qu’au contraire c’est au fils à nourrir son père, qu’il ne l’a pas mis au jour et établi pour se voir, quand son fils serait grand, 569l’esclave de ses esclaves, et pour le nourrir, lui, ses esclaves et le ramassis d’étrangers qui le suit, qu’il a simplement voulu en le mettant à sa tête se délivrer des riches et de ceux qu’on appelle dans la société les honnêtes gens, et qu’à présent il lui intime l’ordre de sortir de l’État, lui et sa suite, comme un père chasse de sa maison son fils avec ses convives importuns ?

Alors, par Zeus, s’écria-t-il, le peuple reconnaîtra quelle sottise il a faite, bquand il a mis au jour, caressé, élevé un pareil nourrisson, et qu’il veut chasser des gens plus forts que lui.

Que dis-tu ? répliquai-je ; le tyran osera violenter son père, et, s’il ne cède pas, le frapper ?

Oui, dit-il, après l’avoir désarmé.

À t’entendre, repris-je, le tyran est un parricide et un triste nourricier de ses vieux parents ; et nous voilà, ce semble, arrivés à ce que tout le monde appelle la tyrannie[54], et le peuple, en voulant, comme on dit, éviter la fumée de l’esclavage au service des hommes libres, est tombé dans le feu du despotisme des esclaves, cet, en échange de cette liberté extrême et désordonnée, a pris la livrée de la servitude la plus dure et la plus amère, la soumission à des esclaves.

Oui, dit-il, c’est ce qui arrive.

Eh bien ! repris-je, manquerions-nous à la modestie, en disant que nous avons expliqué d’une manière suffisante le passage de la démocratie à la tyrannie, et les mœurs de ce gouvernement ?

L’explication, dit-il, est tout à fait suffisante.


  1. La défaite d’Ægos Potamoi, due à l’indiscipline des matelots athéniens, avait montré la supériorité de la constitution de Sparte. Aussi les cercles aristocratiques d’Athènes l’opposaient-ils à la constitution démocratique, responsable à leurs yeux des malheurs de la patrie. On « laconisait » aussi dans le cercle des Socratiques. Cf. Xén., Mém., III, 5, 15 sq., IV, 4, 15 et la République des Lacédémoniens, Platon, Hipp. Mai. 283 e, 285 b, Lois 692 c, Isocrate, Panath. 108 sqq., 200 sqq., 216 sqq. etc.
  2. Souvenir d’Homère, Odys. XIX, 162-168 : « Dis-moi néanmoins la race et ta patrie ; car tu n’es pas issu d’un chêne ni d’une pierre, comme les hommes de la fabuleuse antiquité. »
  3. Même pensée dans les Lois 683 e : « Lorsque la royauté ou toute autre espèce de gouvernement vient à se détruire, n’est-elle pas cause elle-même de sa destruction ? » Cf. Hérodote VIII 3.
  4. Allusion au début de l’Iliade.
  5. L’hypoténuse du triangle rectangle domine les côtés de l’angle droit, son carré valant la somme de leurs carrés (Alex. in Met. 75, 20-26 H). Le triangle rectangle type a pour côtés 3 et 4, pour hypoténuse 5. La suite des multiplications (3 4 5) (3 4 5) (3 4 5) (3 4 5) présentera bien 4 termes et 3 intervalles. Or on peut choisir d’autres dispositifs, v. g. (4 3 4) (5  4 5) (3 3 3) (5 4 5), etc. Sont assimilants les cubes (3 3 3) ; désassimilants les solides à côtés inégaux (ici tous inégaux, 3 4 5) ; croissants, deux côtés égaux et le 3e plus grand (3 4 5) ; décroissants, le 3e plus petit (4 3  4) ; cf. Proclus in Remp. II, 36 Kr., Nicom. in Arithm. 107 H., Théon 41 H. 70 D. L’épitrite (3 et 4) multiplié par 5 forme le produit-base (3 4 5), qui, multiplié 3 fois par lui-même, donne (3 4 5)4 = 12 960 000. Mis sous la forme x2 1002, ou (3  4 3) (3 4 3) (5 4 5) (5 4 5) = (36 36) (100 100) = 12 960 000, c’est la 1re  harmonie. La 2e  est faite de deux rectangles qui ont un côté égal : a) 33 ⨉ 100 ; b) soit , soit , ce qui donne (3 ⨉ 3 ⨉ 3) (5 ⨉ 4 ⨉ 5) (4 ⨉ 3 ⨉ 4) (5 ⨉ 4 ⨉ 5) = (27 ⨉ 100) (48 ⨉ 100) = 12 960 000. Platon vise ici la construction dite des nombres diagonaux (Proclus 26/7, Théon 43 H. 70 D), où chaque diagonale (hypoténuse) devient côté et vice-versa. Cf. C. R. Ac. Inscr. 1933 (séance du 26 mai). Je dois la traduction de ce passage et la note à A. Diès.
  6. C’est au régime de Lacédémone que Platon emprunte la plupart des traits de la timarchie. Cf. en particulier sur l’argent entassé à Lacédémone le 1er  Alcibiade 122 e et 128 a.
  7. Il semble que Platon se souvient ici de Thucydide, II, 62, 4. « L’ignorance heureuse engendre la fierté même chez un lâche ; le dédain est le propre de celui qui a l’intime conviction de sa supériorité sur l’ennemi. » (Trad. Zévort.)
  8. Ce verbe s’aperçoit (αἰσθάνηται) ne peut avoir grammaticalement pour sujet que le fils (ὑός) ; mais le sens et la suite de la phrase ἑαυτὴν δέ… n’admettent pas d’autre sujet que la mère. Il y a dans la construction plus qu’une licence : c’est une véritable distraction de l’écrivain.
  9. Platon dit de même, en parlant des passions 606 d, que « l’imitation les arrose et les nourrit, alors qu’il faudrait les dessécher » et Euthyphron 2 d « qu’un homme d’État commence toujours par l’éducation des jeunes gens, comme un bon jardinier donne ses premiers soins aux jeunes plantes ».
  10. Cette citation est sans doute une adaptation plaisante de deux passages différents d’Eschyle, les Sept contre Thèbes, 351 : « Passe à un autre chef et à une autre porte » et 570 : « Placé devant la porte Homoloïs. »
  11. Sur l’oligarchie, cf. Aristote, Polit. Ε. 7.
  12. Comparaison familière à Socrate et à Platon. Cf. Xénophon, Mémor. III, 9, 11 et Platon, le Politique 298 c et 299 b. Cf. aussi supra VI, 488 la fameuse allégorie du patron de vaisseau et des matelots qui veulent gouverner.
  13. Cf. Thucydide III, 27 : Le peuple de Mytilène « une fois armé ordonna aux riches d’apporter en commun le blé qu’ils tenaient caché… ; sinon, ils livreraient la ville aux Athéniens », et ibid. IV,  80 où Thucydide raconte comment les Spartiates, craignant les Hilotes, en font disparaître deux mille.
  14. Le mot oligarque contient le sens de peu nombreux.
  15. La constitution de Lycurgue défendait d’aliéner un certain minimum du lot originel, appelé ἀρχαία μοῖρα, ce qui donnerait raison à Platon, quand il dit que l’oligarchie est le premier gouvernement qui autorise à vendre son bien. Aristote ne dit rien de l’ἀρχαία μοῖρα et il affirme qu’un Spartiate pouvait donner ou léguer ses biens, mais qu’il n’était pas beau de les vendre (Polit. B 9 1270a 19 sqq.).
  16. Tel était le peuple d’Athènes avant la législation de Solon. Cf. Aristote, Const. d’Athènes XII, 4 : « J’ai ramené à Athènes, dit Solon, … bien des gens vendus plus ou moins justement, les uns réduits à l’exil par la nécessité terrible, ne parlant plus la langue attique, tant ils avaient erré en tous lieux ; les autres ici même subissant une servitude indigne et tremblant devant l’humeur de leurs maîtres, je les ai rendus libres. » (Trad. Haussoullier et Mathieu).
  17. Platon est poète autant que philosophe : il a le don de prêter la vie aux abstractions et de rendre visible ce qui se passe dans le secret de l’âme. À cette peinture saisissante de la raison et du courage accroupis servilement au pied du trône du grand roi, comparez les batailles qui se livrent dans l’homme démocratique entre les diverses passions qui se disputent la citadelle de son âme 559 d, 560 sqq. C’est la même puissance d’imagination qui lui a dicté tant de peintures si vivantes de l’âme, tant de comparaisons originales, tant de tableaux, d’allégories et de mythes célèbres.
  18. Cet aveugle, c’est le dieu Plutus, dit le scholiaste de A. Cf. Aristophane, Plutus 90-91 : « Zeus m’a fait aveugle pour que je ne puisse distinguer aucun d’eux (les bons et les méchants). »
  19. La correction que Schneider a faite ici du texte des manuscrits qui portent καὶ ἔτι μάλιστα εὖ, ce qui n’a point de sens, est une des plus belles qu’on ait faites au texte de Platon. Elle s’accorde à merveille avec τιμᾶν μηδὲν ἄλλο ἢ πλοῦτον 553 d et avec μάλιστα ἔντιμα 554 b.
  20. La ressemblance est en effet complète. Comme l’État oligarchique a des frelons (552 c), l’homme oligarchique a des désirs frelons (554 b) ; il est, comme l’État (551 d), double et en discorde avec lui-même (554 d) ; comme l’État encore (551 c), il combat en oligarque, avec une faible partie de ses forces.
  21. Platon a peut-être songé ici à la conspiration de Cinadon à Sparte. Cf. Xénophon, Hellén. III, 3, 5-11 et Introd. p. xciv. Mais la conspiration de Catilina illustre mieux encore ce passage.
  22. Selon Théophraste (frg. 97, 5 Wimmer = Stob., Floril. 44, 22) Charondas avait édicté une loi comme celle que propose Platon : ἐὰν δέ τις πιστεύσῃ, μὴ εἶναι δίκην· αὐτὸν γὰρ αἴτιον εἶναι τῆς ἀδικίας. Même prescription dans les Lois 842 c : « Il est défendu de donner de l’argent en dépôt à quelqu’un en qui l’on n’a pas confiance et de prêter à usure : car il est permis à l’emprunteur de ne rendre ni intérêt, ni capital. » Cf. Lois 849 c, 915 e.
  23. Plutarque Apoph. Reg. et Imp. 192 D rapporte qu’Épaminondas faisait la guerre aux hommes chargés de graisse et qu’il en chassa un de l’armée en disant que trois ou quatre boucliers suffiraient à peine à lui protéger le ventre.
  24. C’est une pratique constante dans l’histoire des révolutions grecques.
  25. C’est ainsi qu’Otanès (Hérodote III, 80) définit la démocratie : « Elle donne par la voie du sort les offices publics à des magistrats responsables. » Cf. Aristote, Rhétorique I 8 1365b 32 δημοκρατία μὲν πολιτεία ἐν ᾗ κλήρῳ διανέμονται τὰς ἀρχάς.
  26. La liberté est la base du gouvernement démocratique, dit Aristote, Pol. Ζ 3 1317a 40. Elle embrasse, selon lui, deux idées 1o  τὸ ἐν μέρει ἄρχεσθαι καὶ ἄρχειν, 2o  τὸ ζῆν ὡς βούλεται τις.
  27. C’est un trait de satire qui semble pris aux Acharniens d’Aristophane, où Dicéopolis fait une paix séparée avec les Lacédémoniens et se gorge de victuailles, tandis que ses compatriotes sont en butte à toutes les privations que produit la guerre.
  28. Schneider et d’autres interprètent autrement l’expression πρᾳότης ἐνίων ; ils prennent ἐνίων pour un génitif objectif équivalent à κατὰ ou περὶ ἐνίους, et traduisent la douceur envers certains condamnés ; mais il est difficile de donner au génitif une telle valeur.
  29. Épicure, comme Platon, classe les désirs en trois espèces : les désirs naturels et nécessaires, les désirs naturels et non nécessaires, et les désirs qui ne sont ni naturels, ni nécessaires (παράνομοι). V. Usener Epicurea p. 78 et 294.
  30. C’est-à-dire le désir de manger, indépendamment de la qualité de la nourriture. Cf. 437 d-439 a.
  31. La description de la formation de l’homme démocratique est un des plus beaux morceaux de la République. On ne sait ce qu’il faut le plus y admirer, de la pénétration psychologique, de la hardiesse des images, de la vivacité de la peinture. Nous suivons les vicissitudes de la lutte qui se livre dans l’âme du jeune homme, comme si nous suivions des yeux les péripéties d’une bataille véritable.
  32. Ces Lotophages sont les frelons dont le jeune homme a goûté le miel (559 d).
  33. « On en vint à changer arbitrairement l’acception ordinaire des mots qui caractérisent les actions : l’audace insensée fut érigée en noble dévouement au parti ; la lenteur prévoyante passa pour lâcheté déguisée, etc. » (Thucydide, III, 82, 4).
  34. Allusion aux rites pratiqués à Éleusis. Le premier jour des Grands Mystères, qu’on appelait ἅλαδε μύσται, on purifiait les initiés dans la mer. Cf. Mommsen Feste der Stadt Ath., p. 207, n. 2.
  35. Ce portrait de l’homme démocratique aux goûts changeants rappelle de près le caractère d’Alcibiade « qui laissait voir beaucoup d’inégalités et de changements », dit Plutarque Alc. 2, 1. Cf. Euripide, Hipp. 1115-1117 ῥᾴδια δ’ ἤθεα τὸν αὔριον | μεταβαλλομένα χρόνον αἰεὶ | βίον συνευτυχοίην.
  36. Πλῆθος δὲ ἄρχον πρῶτα μὲν οὔνομα πάντων κάλλιστον ἔχει, ἰσονομίην : la multitude souveraine porte le plus beau de tous les noms : on l’appelle isonomie (égalité des lois). Hérodote III 80. Cf. Bergk Poet. Lyr. Gr.4 III Schol. 12.
  37. Ce passage est comme un écho des panégyriques de la liberté dont on jouissait à Athènes. Cf. Euripide, Ion 671-2 : « Puisse ma mère être d’Athènes, pour que je tienne d’elle le droit de parler librement ! » Cf. Thucydide II, 87 et Platon Ménexène 239.
  38. Cf. [Xénophon] Rép. Ath. 1, 10. « Quant aux esclaves et aux métèques, nulle part leur licence ne va si loin qu’à Athènes. Dans cette ville, on n’a pas le droit de les frapper, et l’esclave ne se rangera pas sur votre passage. »
  39. Eschyle, Frag. 887 Dindorf = 334 Nauck.
  40. On sait ce qui se passa après la bataille des Arginuses. Les généraux vainqueurs furent condamnés à mort par le peuple au mépris de toute légalité et de toute justice. Socrate fut le seul qui osa tenir tête au peuple. Xén. Helléniq., I, 7, 12 sqq.
  41. Cf. Euripide, Suppl. 238-245 : « Il y a trois classes de citoyens : les riches qui sont inutiles… ; puis ceux qui ne possèdent rien…, violents, envieux surtout, lançant leurs méchants aiguillons contre ceux qui possèdent, dupés par les discours de chefs malfaisants. C’est la classe moyenne qui sauve les États, en maintenant dans la cité l’ordre établi. »
  42. Cf. Démosth., Olynth. 11, 29 : « Vous gouvernez par classes. Chaque parti a pour chef un orateur, aux ordres duquel est un général avec trois cents vociférateurs ; vous autres, vous vous partagez, les uns du côté de ceux-ci, les autres du côté de ceux-là. »
  43. Cf. Isocrate, Antid. 318 : Nos pères « ne cessèrent point de reprocher aux plus illustres des citoyens, aux plus capables de faire du bien à l’État, d’être des oligarques et des laconisants, jusqu’à ce qu’ils les eussent contraints à le devenir et à mériter les accusations portées contre eux. »
  44. Voyez [Hecat.] Frag. 375 dans Müller, Fragm. Hist. gr., I, p. 31 et Paus. VIII, 2, 6.
  45. Cf. Gorgias 466 c « Ne peuvent-ils pas, comme les tyrans, faire périr qui ils veulent, spolier et exiler ceux qu’il leur plaît ? »
  46. Le retranchement des dettes et le partage des terres sont pour le peuple le grand attrait des révolutions. Cf. Lois 684 e, [Démosth.] 24, 149, Isocr. Panath. 269, Aristote, Pol. E 5, 1385a, 5.
  47. Cf. Hérodote i, 55 : Crésus ayant demandé à la Pythie si son empire durerait longtemps, elle lui répondit en ces termes : « Lorsqu’un mulet sera roi des Mèdes, alors, ô Lydien aux pieds délicats, le long des bords du caillouteux Hermos, fuis sans t’attarder et sans crainte de passer pour lâche. »
  48. Homère, Il. XVI 776.
  49. Image suggérée à Platon par la chute de Kébrionès tombé de son char, ibid. 743. Le protecteur du peuple fait tomber les autres mais il se tient, lui, sur le char de l’État.
  50. Voir dans Hérodote V, 92 la fameuse anecdote de Thrasybule et de Périandre. Thrasybule, consulté par Périandre sur la plus sûre façon de gouverner, coupe les épis les plus hauts de sa moisson pour indiquer à Périandre qu’il doit faire périr les hommes les plus éminents de la ville. Cf. Aristote, Pol. Γ 13, 1284a 26 sqq. E 10 1311a, 20 sqq. et Euripide, Suppl. 445-449.
  51. Le vers auquel Platon fait allusion σοφοὶ τύραννοι τῶν σοφῶν συνουσίᾳ n’est pas d’Euripide, mais de Sophocle dans la tragédie perdue d’Ajax le Locrien (voir le Sophocle de Didot, p. 273). Il est évident que le poète songe aux hommes de talent que le tyran attire à sa cour ; mais Platon applique le vers au ramassis de malfaiteurs dont le tyran est obligé de s’entourer.
  52. Euripide, Troad. 1169 τῆς ἰσοθέου τυραννίδος.
  53. Par exemple dans les Phéniciennes 524 sq. : « S’il faut violer la justice, c’est pour gagner la tyrannie qu’il est beau surtout d’être injuste. » Cf. frag. 262 et 336 Dindorf. D’ailleurs Euripide blâme la tyrannie aussi souvent qu’il la loue : Ion 621 sq., Suppl. 429 sqq., Frag. 277, 288, 608 et d’autres passages dans Stobée, Flor. 49.
  54. Les principaux traits de cette peinture de la tyrannie ont été empruntés à la vie de Denys le Tyran, dont Platon avait été le témoin oculaire lors de son premier voyage en Sicile. On sait la réprobation que Denys souleva en Grèce en pillant les temples. Voir dans Diodore XIV, 65 le discours du chevalier syracusain Théodoros contre Denys.