La République et les Républicains (Girardin)

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LA RÉPUBLIQUE
ET
LES RÉPUBLICAINS




Nous n’avons choisi ce titre : La République et les Républicains, que faute de mieux. Il ne résume ni n’explique suffisamment le sujet un peu complexe que nous voulons essayer de traiter aujourd’hui, comme un appendice indispensable à ce que nous avons dit, dans une autre brochure, des travailleurs et des communistes. Il y a bien des sortes de républiques et bien des manières d’être républicain ; on n’arrive pas non plus au communisme de prime-saut ; c’est le dernier échelon du socialisme et de toutes les théories qui s’y rapportent. Notre intention était d’examiner brièvement les différences qui existent entre telle et telle république, tels et tels républicains, et par quelle filière ont dû nécessairement passer les auteurs de systèmes aventureux avant d’arriver au communisme, nous avons jugé convenable d’avouer franchement l’insuffisance de notre titre.

À proprement parler, il n’a jamais existé dans l’antiquité et dans les temps modernes que deux formes de gouvernement : la forme républicaine et la forme monarchique. Quant à cette autre mixtion gouvernementale, que l’on appelle gouvernement constitutionnel, tel que, par une exception unique, il en existe une en Angleterre, nous n’avons jamais cru qu’elle s’acclimaterait dans aucun autre climat de l’Europe. Le problème à résoudre était de réunir ensemble les avantages que présentent la monarchie et la république ; or le problème a été résolu, mais dans le sens inverse, de sorte que, au lieu des avantages, on a eu tout à la fois les inconvénients d’une république et les inconvénients d’une monarchie.

On sait assez combien de nuances peut affecter le gouvernement monarchique, depuis le despotisme de l’Orient jusqu’aux monarchies les plus tempérées ; ces nuances ne sont ni moins nombreuses ni moins sensibles entre les diverses sortes de républiques ; ainsi donc il y a autant de manières d’être républicain qu’il y en a d’être partisan du gouvernement d’un seul ; il peut même arriver que le peuple jouisse de moins de liberté sous tel gouvernement républicain que sous tel gouvernement monarchique ; sous ce rapport il valait incontestablement mieux être sujet des rois de France que sujet de la république de Venise.

La forme d’un gouvernement n’est pas un but, c’est un moyen. Le but est, ou du moins doit être de donner à une nation la plus grande sommé possible de gloire et de prospérité ; au peuple, la plus grande somme possible de liberté soumise aux lois de l’égalité, parce que l’égalité est une impérieuse conséquence de la justice ; à chaque citoyen, la plus grande somme possible de bonheur, ce qui ne peut exister que dans les liens d’une commune fraternité. Tels sont les principes qui doivent servir de bases à toute bonne législation ; mais au dessus des principes, même les plus purs, il y a une chose qui domine tout ; cette chose c’est la possibilité toujours et l’opportunité quelquefois. Au nombre des lois de Solon, il y en avait une qui condamnait les adultères à jeter un bœuf par dessus le mont Taurus ; comme on faisait observer à Solon que cela était impossible : « Cela est vrai, répondit le législateur, mais il ne sera pas moins impossible de trouver des adultères chez un peuple qui observera mes lois. » Ce ne serait pas de pareilles impossibilités que nous plaindrions. Nous ne saurions nier d’ailleurs que le nom de Solon est très déplacé ici.

Quoi qu’il en soit, une chose doit frapper essentiellement tous les bons esprits et en particulier les législateurs politique ou sociaux ; c’est qu’il ne faut jamais mettre brusquement la loi en opposition avec les mœurs, les coutumes les usages d’un peuple, car alors une lutte s’établit entre les usages, les coutumes, les mœurs et la loi, et dans cette lutte, si la loi triomphe, ce ne peut être que par la force, c’est-à-dire par un acte de tyrannie. On parle beaucoup des droits du peuple et de sa souveraineté, car en général, on est très fort sur les mots, mais en bonne conscience ; qu’est-ce que c’est que l’ensemble des mœurs, des coutumes et des usages d’un peuple, si ce n’est son code, sa législation qu’il a dictés lui-même, qu’il observe, qu’il modifie à son gré, mais sans secousses violentes, et que l’on ne peut choquer, au nom de quelques-uns, sans crime de lèse-souveraineté du peuple ?

Malheureusement ce n’est pas ainsi qu’entendent cette souveraineté sacrée ceux qui s’en font les régulateurs d’office et les menins bénévoles et presque toujours intéressés. Nous avons vu, un peu avant la chute de l’empire, des exemples bien frappants du mauvais effet de la contradiction des lois avec les mœurs dans des provinces nouvellement annexées au territoire français ; on s’y soumettait sans trop de murmures à la dure loi de la conscription, aux lourdes charges de l’impôt, mais on se révoltait contre l’usage de la langue française, que le gouvernement impérial voulait substituer à l’usage de la langue du pays. Or, que le changement de législation provienne de la conquête ou qu’il soit le résultat d’un changement radical dans le gouvernement d’une nation, si la cause est différente, l’effet est le même si la législation nouvelle choque les mœurs, les coutumes et les usages du peuple, c’est-à-dire la plus réelle expression de la volonté populaire. Remarquons en outre que, après la conquête, le vainqueur peut alléguer du moins l’horrible droit du plus fort, tandis que, après une révolution comme celle qui s’est heureusement accomplie en France au mois de février, et d’où est sortie la république, on ne peut s’appuyer sur aucune raison, sur aucun motif ; il ne peut, en effet, y avoir ni vainqueur ni vaincu ; la nation entière est rentrée dans ses droits et chaque citoyen dans sa liberté, voilà tout.

Dans l’ancienne Grèce, la république d’Athènes ne ressemblait pas à la république de Lacédémone. Entre les républiques italiennes du moyen-âge il existait partout des différences. Les deux républiques de Venise et de Gênes, entre autres, quoique toutes les deux eussent pour chef un doge, ne présentaient aucune ressemblance dans leur état intérieur. La Suisse, la première, donna l’exemple en Europe d’une république fédérale, c’est-à-dire d’une agglomération des cantons suisses réunis en une seule puissance politique, tandis que chacun de ces cantons restait souverain indépendant pour tout ce qui concernait son administration de famille, ses mœurs, ses coutumes et ses usages. Quand la Hollande eut secoué le joug de l’Espagne, elle se forma aussi en république des Provinces-Unies, libre et indépendante, mais sous l’autorité d’un stathouder. Si partout, là, la liberté porta ses meilleurs fruits, c’est que partout, là aussi, les mœurs, les coutumes et les usages du peuple, furent respectés.

La république des États-Unis d’Amérique, en partie modelée dans la division de son territoire sur celle des Provinces-Unies de la Hollande, présente cependant un exemple à part. Sa fondation ne résulta pas d’un changement de gouvernement ; ce fut la liberté, succédant à l’esclavage, qui lui donna naissance ; ce fut un peuple tout nouveau se donnant à lui-même des lois à sa convenance ; respectant les mœurs et les coutumes locales, se liant dans l’unité d’un congrès et confiant la direction de ses affaires générales, sous l’autorité du congrès, à un président, dont le premier fut l’immortel Washington. Honneur éternel soit à la France pour la part qu’elle prit sous le règne de Louis XVI à l’affranchissement des États-Unis d’Amérique et à la consolidation de leur indépendance ! Depuis sa fondation, la nouvelle république américaine n’a pas cessé de croître en influence extérieure, en prospérité intérieure, sans qu’aucune atteinte ait été portée à sa grandeur et à sa liberté, liberté réelle parce qu’elle est dans les mœurs.

Il est vrai de dire aussi que, aux États-Unis d’Amérique, on n’a jamais vu des innovateurs au pouvoir tenter des nivellements impossibles pour assurer le triomphe de ruineuses rêveries ; on y a rêvé comme partout où la liberté permet aux plus folles imaginations de préconiser leurs rêves comme le nec plus ultra des combinaisons de la sagesse humanitaire, mais le bon sens national a soufflé sur ces rêves qui se sont évanouis comme des bulles de savon. Toutefois, il faut avec douleur reconnaître une chose : si la république des États-Unis d’Amérique est admirable dans son ensemble et dans ses parties, il n’est pas possible de la prendre pour modèle et d’en reproduire l’imitation, parce qu’elle s’est faite d’elle-même, au sein d’un peuple vierge, avec des éléments nouveaux, et qu’il n’est pas donné aux hommes de reproduire un de ces grands phénomènes spontanés dont on ne scrute les causes qu’après en avoir ressenti les effets.

Laissons cependant de côté toutes ces républiques anciennes et modernes, où les citoyens ne peuvent pas plus se ressembler dans leur manière d’être républicains, que ces républiques elles-mêmes ne se ressemblent dans leurs lois et dans leurs, mœurs. Plaçons-nous, pour ne le plus quitter, sur le sol sacré de la patrie.

La France républicaine a éprouvé successivement trois formes du gouvernement républicain. Elle a eu, en l’espace de onze ans, la république conventionnelle, la république directoriale et la république consulaire. Quoique l’on ait vu souvent les mêmes hommes entrer dans la direction de ces trois métamorphoses du gouvernement républicain, personne ne serait tenté de prétendre qu’il y eût similitude entre l’esprit et le caractère propres à chacune de ces républiques, d’où il résulte que les citoyens qui y adhérèrent furent diversement républicains pendant la durée de chacune d’elles.

La république conventionnelle conçut et exécuta de grandes choses ; elle en rêva de plus grandes encore ; sous son action le nom français fut respecté au dehors ; mais, à l’intérieur, elle n’eut en réalité d’une république que le nom, car nous ne pouvons nous résoudre, nous qui ne séparons pas l’idée de république de l’idée de liberté et d’égalité, à donner le nom de république à un gouvernement qui, régnant par la terreur, divise la nation en une innombrable série de catégories, commençant par les bourreaux et finissant par les victimes. Reconnaissons cependant que la Convention nationale, que le comité de salut public n’auraient jamais été aussi loin qu’ils allèrent, si la terreur qu’ils répandaient partout n’eût pas été la conséquence, le contre-coup de la terreur qu’ils éprouvaient eux-mêmes et que leur inspiraient les obsessions menaçantes des clubs. Quand l’autorité, quelle qu’elle soit, subit les influences du dehors, elle n’est plus une autorité.

Au 13 vendémiaire une grande partie du peuple de Paris s’arma contre la Convention, mais non contre la république. On sait le rôle que joua le général Bonaparte dans cette journée fameuse, où la révolte se manifesta dans de si grandes proportions, que c’eût été une révolution si le succès ne lui eût pas manqué. Il est bien à remarquer que, dans cette circonstance, si le peuple fut vaincu, il n’en obtint pas moins le fruit qu’il se promettait de la victoire ; la Convention fut renversée. Cessa t-on d’être républicain ? Non. Seulement on le fut autrement, et même on peut dire qu’immédiatement après l’avènement du gouvernement directorial, le nombre des républicains devint plus grand, parce que la modération était à l’ordre du jour, et que, quoi que l’on fasse, la modération est toujours dans l’esprit des masses. Toutefois il est bien vrai qu’alors aussi il y eut des républicains de la veille qui ne manquèrent point de crier à la réaction contre les nouveaux républicains, parce que ceux-ci comprenaient une république dégagée de toutes les horreurs qui avaient accompagné la première.

Le directoire, que, sous beaucoup de rapports, on pourrait comparer au gouvernement issu de la révolution de juillet, le directoire, disons-nous, faillit à toutes les espérances qu’il avait permis de concevoir. Ce fut un état d’anarchie molle, un louvoiement entre les partis en lutte, une république d’agioteurs et de fournisseurs, marchandant au soleil des autorités à l’encan, et en même temps une espèce de régence républicaine, tant fut grande la démoralisation pendant cette période. Nos armées seules répandirent sur tant de turpitudes une immense auréole de gloire. Les portes de la France ayant été rouvertes à l’émigration, il se forma à Paris et dans les provinces un parti royaliste puissant, ayant des accointances dans les conseils du gouvernement et jusque dans le sein du directoire ; les anciens jacobins s’en émurent non sans raison ; eux aussi ils se firent réactionnaires ; tout menaçait ruine, tout devait s’écrouler ; rien ne se faisait, ni par le peuple, ni pour le peuple, partout des meneurs avides, de sorte que, quel que soit le jugement que l’on porte après coup de la révolution du 18 brumaire, nul n’osera nier que la masse du peuple salua avec un enthousiasme aussi sincère qu’universel l’aurore de notre troisième république, de la république consulaire.

À l’exception de rares dissidences appartenant aux deux extrêmes opposés, tout le monde, en France, devint bientôt républicain selon la nouvelle république. Que si, d’ailleurs, nous voulons bien apprécier ce temps et juger sainement l’entraînement de la nation pendant les premières années du consulat, il nous faut oublier, comme on les ignorait alors, les événements qui se sont succédés depuis, et par conséquent ne point voir un futur empereur dans le chef de la république consulaire. À ce point de vue, avec cet oubli volontaire, en se souvenant cependant du miraculeux retour de l’ordre dans toutes les parties du gouvernement et de l’administration, de la sécurité rendue à toutes les conditions sociales, on comprendra l’attachement des citoyens à un gouvernement qui, avant tout, proclamait la volonté d’être un gouvernement honnête. L’empire, malgré le prestige de sa gloire, dissipa bien des illusions, quoique les mœurs, les coutumes, les usages eussent été de longue main préparés à recevoir sans secousse ce grand changement politique ; et cependant Napoléon savait les idées républicaines si bien ancrées dans l’esprit de la nation, qu’il leur rendit un dernier mais bien stérile hommage en se faisant proclamer empereur de la république française.

Ainsi, ni le régime de la terreur, ni l’abaissement du directoire, ni les pratiques occultes du gouvernement consulaire, ni ses séductions, n’avaient pu parvenir à déraciner le sentiment républicain. Nous adressons cette observation à ceux qui se demanderaient encore si le gouvernement républicain peut convenir à la France. On n’a besoin que de se ressouvenir, pour que ce ne puisse pas être l’objet d’un doute, surtout quand la république succède aux derniers gouvernements qu’elle a tolérés. Mais aussi on voit en même temps quelle est la république selon la prédilection de la France, et comment la masse de la nation est républicaine.

Ceci nous amène tout naturellement à parler de ces utopies fallacieuses, dont l’application aurait pour résultat à peu près certain l’impossibilité d’une république selon le vœu du peuple. Rappelons à ce propos que le directoire lui-même empêcha de se réaliser une de ces grandes idées subversives dont l’essai eût été cependant moins condamnable alors qu’il ne le serait aujourd’hui, car tous ces grands inventeurs de plans sublimes ne font que se copier les uns les autres.

Ce fut en effet sous le directoire, que l’on découvrit ce que l’on appela alors la conspiration de Babeuf. Le but de sa conspiration était aussi la réalisation d’une utopie reposant sur l’établissement d’un communisme forcené, appuyé d’abord sur la loi agraire. Ce n’est pas ici que nous pourrions entrer dans des détails sur une aussi vaste organisation de la désorganisation générale des sociétés modernes, lesquelles il ne faut jamais confondre avec leurs gouvernements. Rappelons seulement que le malheureux Babeuf eut le sort du tribun de Rome Tibérius Gracchus, dont il avait ajouté le nom au sien ; condamné à mort par la haute cour de Vendôme, il paya de sa tête ses téméraires aberrations d’esprit. Sous un gouvernement fort, Babeuf eût été enfermé dans une maison d’aliénés.

Pendant longtemps les utopistes régénérateurs se condamnèrent au silence ou se bornèrent à prêcher leurs doctrines en petit comité. Sauf l’association du Tugend-Bund en Allemagne, et des Carbonari en Italie, d’où cette dernière se répandit en France, il n’en surgit aucune qui mérite d’être rappelée, encore ces associations eurent-elles un but politique plutôt qu’un but social. Enfin, vers l’année 1820, parut le livre de M. de Saint-Simon, dont l’apparition dans le monde produisit des effets si divers et eut tant de retentissement, sans que, toutefois, on le crût gros d’une religion nouvelle.

Le ridicule railleur s’attacha au livre de M. de Saint-Simon et à sa doctrine. Cette fois, ce qui est rare, le ridicule eut tort. Peut être n’aurait-il pas tort aujourd’hui si nous étions dans des circonstances moins graves. Quoi qu’il en soit, le ridicule ne fut pas pour M. de Saint-Simon ; on le réserva très légitimement pour ses adeptes. Quant au livre, il contenait des propositions dont la justesse dut alors paraître bien malsonnante, d’autant plus que leur désintéressement était plus que prouvé par le nom de l’auteur. Or, soit dit en passant, on croit plus volontiers aux prédications de ceux qui ne prêchent pas pour leur saint.

Le fond de la doctrine de M. de Saint-Simon reposait principalement sur le classement de la société selon le mérite et l’utilité des individus qui la composent. Il assignait à chacun son rang selon la facilité ou la difficulté qu’il y aurait à le remplacer ; on comprend que dès lors il tenait moins aux princes qu’aux grands artistes, et qu’il faisait bon marché de tous les ministres, attendu que l’on en trouve toujours pour remplacer sans perte ceux qui s’en vont. Nous ne chercherons pas à juger si, sur ce point, la doctrine de M. de Saint-Simon serait aujourd’hui d’une bonne application, mais nous doutons fort qu’avec son esprit, sa rare judiciaire et son bon sens il eût adopté les extravagances de tous ceux auxquels son livre a rouvert les portes si longtemps fermées du socialisme.

Nous avons eu l’honneur de connaître M. de Saint-Simon comme un homme d’un esprit très supérieur et visant peut-être un peu à l’originalité. Un jour, entre autres, nous lui avons entendu dire, devant Benjamin Constant qui n’était point du tout de son avis, que la crainte d’être pendu était le plus grand obstacle au développement et à l’application du génie humain. Nous pouvons d’ailleurs affirmer que, de son vivant, M. de Saint-Simon n’eut jamais la moindre prescience de son apostolat posthume.

Il faut que la doctrine de M. de Saint-Simon ait cependant été douée d’une vie bien robuste pour que l’application qu’en ont faite les saint-simoniens ne l’ait pas tuée. Nous avons vu le sanctuaire de Ménilmontant, où les chefs du nouveau culte, le père Enfantin et le père Michel Chevalier promenaient leur dignité sous de magnifiques costumes, tandis que d’autres frères balayaient les cours ou présidaient au pot-au-feu. Pauvres jeunes gens ! Ils avaient porté là leur enthousiasme, leur innocence et leur argent ; après la dissolution de la société, heureux ceux qui en rapportèrent leur innocence !

Dans l’état actuel des choses, il se pourrait que la tentative faite par les saint-simoniens eût rendu un grand service à la France. C’est une expérience consommée, dont il est bien à souhaiter que le peuple recueille le fruit. — Une fois pour toutes, quand nous disons le peuple, nous voulons dire tous les citoyens, sans aucune distinction. — Il a vu ce que deviennent, à l’application, les théories d’un honnête homme, d’un esprit élevé. Puisse cette expérience le prémunir contre l’application d’autres théories, semblables à ces feux follets qui brillent d’un vif éclat, et conduisent dans un bourbier l’imprudent qui les suit.

Est-ce à dire que les auteurs de ces théories ne soient pas des hommes d’un mérite supérieur ? Est-ce à dire que leurs élucubrations fantastiques soient sans aucune utilité ? Non certes. Nous n’avons pas les yeux assez fermés à la lumière pour méconnaître le talent du chef des fouriéristes, ni tout ce qu’il y a de réellement progressif et de bon dans ses combinaisons phalanstériennes. Nous regardons les ouvrages de M. Fourrier comme excellents à consulter par tous les législateurs amis de l’humanité. Mais nous n’admettrons jamais qu’il faille conclure de là la nécessité de transformer le sol de la république, ses villes, ses villages, ses campagnes, en autant de phalanstères. Comme tout est borné dans l’homme, il faut aussi poser des bornes à ses institutions, les meilleures en apparence ; car, comme nous l’avons déjà dit, on se fourvoie infailliblement quand on ne cherche pas le possible avant tout.

Somme toute, il convient donc de rendre justice aux fouriéristes comme à des hommes consciencieux, qu’anime l’amour du bien public, et qui, s’attachant à la poursuite d’une erreur, ont trouvé sur leur route beaucoup de vérités de détail.

Les fouriéristes sont des socialistes monomanes, mais ils n’ont pas encore fait avec M. Cabet un voyage en Icarie. Leurs plans d’association n’ont que le défaut d’être inexécutables à force d’être poussés à l’extrême. Ils ressemblent un peu à l’architecte Dinocrate, qui présenta à Alexandre un plan en vertu duquel le mont Athos aurait été transformé en une ville immense ayant la forme d’un homme. Comme cependant Dinocrate n’avait pas pensé à la possibilité d’y faire venir de l’eau, c’est-à-dire à lui donner des chances de vie et de durée, Alexandre lui rendit son plan, qui était d’ailleurs magnifique, et fit construire Alexandrie, dont la fondation remonte aujourd’hui à vingt-un siècles. Si jamais M. Cabet avait l’heur de voir construire la capitale de sa fantastique Icarie, nous lui souhaiterions une longévité égale à celle de la ville d’Alexandre, mais, franchement, nous en doutons fort, tant il nous paraît impossible que chez un peuple plein de bon sens, de pareilles rêveries puissent être longtemps prises au sérieux. Un jour viendra probablement où elles trouveront leur place dans nos bibliothèques, entre les Contes de Perrault et la Bibliothèque Bleue. Mieux vaut, après tout, amuser des enfants que de jeter toute une nation dans une conflagration générale.