La Résurrection d’un État africain/01

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LA RÉSURRECTION
D’UN
ÉTAT AFRICAIN

I
L’ETHIOPIE HISTORIQUE

L’idée d’une solidarité naturelle entre les peuples chrétiens, que le XVIe siècle a exclue de la politique pratique, n’a été remplacée ni par la conception factice et incomplète d’une « Europe » dont il faut aujourd’hui briser les cadres pour y faire entrer des États nouveaux, comme le Japon, ni par la distinction, théorique elle aussi, trop élastique et trop vague pour servir de fondement à une classification impartiale, entre la « civilisation » et la « barbarie. » En face des puissances chrétiennes, ou, si l’on veut, civilisées, armées les unes contre les autres, paralysées par l’insécurité du lendemain, malades d’une jalousie soupçonneuse qu’attisent, chaque jour, les rivalités économiques, le monde musulman garde son unité de foi et poursuit, dans les profondeurs de l’Afrique et de l’Asie, les conquêtes du Croissant ; il reste impénétrable à notre civilisation, il la poursuit d’une haine inexpiable qui suffit à grouper, en un faisceau solide, les diverses branches de la famille mahométane. L’on s’est réjoui, sans nul doute, dans le secret des sanctuaires du Prophète et à la cour même du Commandeur des Croyans, des terribles efforts de la vieille Chine, où Mahomet compte déjà un grand nombre de fidèles, pour expulser l’étranger et exterminer les chrétiens. Nous croyons volontiers les croisades disparues pour jamais dans la nuit des temps écoulés ; mais peut-être le moment est-il moins éloigné qu’on ne le suppose, où la nécessité les imposera de nouveau, comme un devoir primordial, au monde « civilisé. » L’Europe, alors, devra se souvenir qu’au milieu même des tribus et des peuplades musulmanes, de vaillantes nations ont soutenu, pendant des siècles, la lutte implacable pour leur foi et leur liberté, quelles ont bien mérité de la chrétienté, et qu’elles sont autre chose que des clientes destinées à absorber, dût-on les y contraindre par la force, la surproduction de nos industries. — L’Ethiopie est une de ces nations, dont l’existence est non seulement nécessaire à l’équilibre des ambitions concurrentes, mais qui servent à l’Europe ingrate de sentinelles vigilantes et d’avant-postes résistans. — Depuis quelques années, c’est en Afrique et en Asie que se prépare l’histoire future et que se décide, dans des conflits moins retentissans, en apparence, que les guerres européennes d’autrefois, l’avenir des grandes puissances de demain : l’opinion publique est encore peu habituée à suivre la marche de ces événemens, qui s’accomplissent loin de nos capitales ; elle est malhabile à discerner les élémens de ces problèmes lointains. C’est un des facteurs de la politique africaine dont nous voudrions ici déterminer l’importance et montrer la fonction.


I

Il est des régions que leur constitution physique prédestine à remplir, dans l’économie générale du monde, un office de conservation et de résistance. et, de même, il est des peuples qui, pour un temps oubliés et séparés du grand courant de la vie civilisée, reparaissent tout à coup sur la scène de l’histoire, soit par le jeu mystérieux de lois supérieures, soit par le hasard des révolutions politiques. Il en a été ainsi de l’Ethiopie et des Ethiopiens.

Dans cette Afrique massive, aux reliefs peu accentués, le plateau d’Abyssinie tranche sur la monotonie régulière du sol. Le formidable amas de ses terrasses volcaniques s’entasse, entre le Nil et la Mer-Rouge, comme une énorme masse, épaisse et crevassée, d’une altitude moyenne de plus de 2000 mètres, ça et là boursouflée par des volcans éteints dont les flancs rougeâtres et chargés de scories attestent l’activité passée ; plusieurs dressent leur sommet au-delà de 4 000 mètres et semblent destinés à servir de réduits plus élevés et plus inaccessibles au milieu de l’immense citadelle. Un côté de la Mer-Rouge, le massif éthiopien présente un rebord abrupt qui surplombe sans transition, de près de 3 000 mètres, les steppes brûlantes qui vont s’enfoncer sous les flots de la Mer-Rouge ; aux yeux du voyageur qui arrive de la côte, l’Abyssinie surgit sous l’aspect d’une chaîne continue et infranchissable, d’une gigantesque barrière ; : vers le Nil, au contraire, les pentes s’abaissent par degrés, très rapides encore, mais cependant plus accessibles ; c’est de ce côté que les percées des cours d’eau ouvrent des brèches dans la bordure du haut pays. De très profonds ravins, où coulent des fleuves torrentueux, crevassent en tous sens la surface du plateau et le sectionnent en fragmens nettement séparés par des tissures qui favorisent la vie particulariste des provinces et le morcellement féodal. Il arrive que, d’une contrée à l’autre, on puisse entendre le son de la voix par-dessus l’un de ces fossés naturels et qu’une grande journée de descente et d’ascension suffise à peine à le franchir. Vers le nord, le plateau Ethiopien s’amincit, s’abaisse en face de Souakim et se relie à ce rebord oriental de l’Egypte que l’on nomme la Chaîne arabique. Au sud, au contraire, le massif se rattache, par un large pédoncule, aux plateaux du Harrar et du Kaffa et aux régions volcaniques, tourmentées, fissurées et d’ailleurs mal connues, qui avoisinent le lac Rodolphe. Mais, entre les montagnes du Choa et celles du Harrar, s’enfonce une sorte de golfe terrestre qui semble reproduire les formes démesurément agrandies du golfe marin de Tadjoura : c’est la vallée de l’Aouache, qui descend d’Addis-Ababa et des plateaux choans pour aller se perdre dans les sables du pays des Aoussas, et dont les eaux souterraines vivifient les oasis de la côte. C’est la voie naturelle de pénétration en Ethiopie par l’est, le chemin des voyageurs et des caravanes qui, venant de Djibouti ou de Zeïla, montent vers le Choa.

Cette forteresse de montagnes n’est traversée d’outre en outre par aucune de ces grandes voies naturelles, de ces cols pour ainsi dire obligatoires, qui sont les routes traditionnelles des migrations des peuples et des invasions des conquérans. Les fleuves qui en descendent par détroits défilés sont coupés de cascades infranchissables, ou n’aboutissent qu’à des bassins lacustres, ou encore s’évanouissent dans des mers de sable. En outre, des déserts, des steppes peuplées de tribus sauvages, de musulmans fanatiques, des marais mortels aux hommes des plateaux, repoussent les Ethiopiens des bords mêmes de la Mer-Rouge et du Nil, si bien qu’à cheval entre ces deux grandes voies de la circulation et des échanges universels, le massif abyssin est contourné, longé par l’une et par l’autre, mais ne touche directement ni à l’une ni à l’autre : il se dresse entre elles comme une terre de refuge et d’asile.

On a quelque honte à redire, — mais il le faut, tant sont vivaces les préjugés, — que les Ethiopiens ne sont point des nègres et qu’il n’est pas à leurs yeux de pire injure. Leur teint est bronzé ; certains types de la classe aristocratique, surtout parmi les femmes qui mènent une existence plus recluse, restent presque blancs ; leur filiation sémitique n’est pas douteuse ; ils sont certainement venus d’Arabie, et leurs légendes, qui font des Négus les héritiers de Salomon et de la reine de Saba, ont conservé un souvenir de cette antique origine. En Afrique, ils se sont mêlés à des peuplades noires du voisinage, et l’esclavage, longtemps pratiqué, a introduit dans le type de la race certains traits, plus ou moins appareils selon les individus, qui rappellent les nègres. Le nom d’Abyssins, que les Arabes leur ont donné, et qu’ils considèrent comme injurieux, est une allusion à ces mélanges de sang.

Les Ethiopiens, durant les temps antiques, participent à la vie si intense de cet Orient d’où nous avons reçu notre civilisation et nos croyances ; ils ont conservé, depuis l’époque des Ptolémées, des chroniques écrites qui attestent la place glorieuse qu’ils ont tenue dans le monde. Au IVe siècle de notre ère, sous le patriarchat de saint Athanase, saint Frumence leur apporte d’Alexandrie le christianisme, qu’ils ont depuis conservé comme le lien et le vivant symbole de leur nationalité. Mais bientôt la grande vague de l’islamisme recouvre tout l’Orient ; elle déferle, depuis les déserts de l’Arabie jusqu’aux rives de la Loire, jusqu’au-delà du Danube, jusqu’aux sources du Nil ; çà et là seulement, la croix émerge encore, plantée obstinément au sommet des montagnes par quelques races plus fières et mieux protégées par la nature ; ces îlots, au milieu de l’océan des infidèles, en sauvant des parcelles de christianisme, sauvèrent des parcelles de nationalités ; de là, de Galicie et de Transylvanie, du Caucase et de l’Abyssinie, partirent, dans la suite des âges, les revanches de la foi et du patriotisme ; de là, des peuples, un instant oubliés, reparurent pour reprendre le cours interrompu de leur développement historique. Notre siècle a assisté à beaucoup de ces résurrections. Après la Grèce, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, les peuples du Liban et du Caucase, l’Abyssinie reprend aujourd’hui sa place au foyer de la patrie chrétienne.

Quand l’Islam eut, au pied des monts abyssins, conquis l’Arabie et l’Egypte, les peuplades noires et les tribus gallas, l’histoire d’Ethiopie prit naturellement un cours nouveau ; « pendant quatorze siècles, l’Ethiopie est une île de chrétiens au milieu de la mer des païens[1] ; » sa vie, dès lors, n’est plus qu’une longue lutte pour l’existence contre les flots pressans des peuples mécréans ; tantôt battus, tantôt battans, les montagnards finissent par user l’énergie conquérante des musulmans et par sauver leur nationalité et leurs croyances ; croisades et guerres féodales, voilà ce qui remplit les annales de l’Ethiopie pendant ce long moyen âge d’où elle sort à peine et où elle vécut, privée de l’alluvion rénovatrice des idées et des inventions de l’Occident, repliée sur elle-même, ignorante du reste du monde et oubliée de lui.

C’est pendant une des périodes les plus critiques de ses destinées que, tout à coup, les voiles qui cachaient aux chrétiens d’Europe le royaume mystérieux du Prêtre-Jean se déchirent : au cours du XVIe siècle, la fièvre généreuse de l’expansion portugaise porte des conquistadores, des aventuriers et des missionnaires jusque sur les bords de la Mer-Rouge. Bermudez, patriarche d’Alexandrie, vient en Abyssinie en 1525 ; reconnu comme chef religieux par le Négus, il est chargé par lui d’une mission auprès du roi de Portugal. De retour en 1538, il est accompagné du capitaine don Christophe de Gama et d’une troupe de soldats dont les exploits et les tribulations rappellent les plus fantastiques aventures des Cortez et des Pizarre. Cette poignée de guerriers devint le plus précieux appui du Négus dans la lutte sans merci qu’il soutenait contre Ahmed Gragne, prince musulman de Zeïla ; leurs fusils et leurs canons décidèrent du salut de l’empire. Longtemps quelques-uns, — et, parmi eux, Bermudez, qui a laissé un si curieux récit de ses aventures[2], — suivirent le Négus dans ses campagnes et lui bâtirent un palais dont les ruines, encore debout à Gondar, attestent le passage et l’activité des étrangers.

Quand l’éclat éphémère de la domination portugaise se fut affaibli par l’étendue même de son rayonnement, les Espagnols, plus tenaces et plus persévérans, reprirent pour leur compte le glorieux programme du petit royaume. La grande poussée de rénovation catholique qui, partie d’Espagne après la Réforme, fit sentir son action sur tous les rivages du monde et jeta saint François-Xavier sur les plages de l’Inde et du Japon, eut son effet jusqu’en Ethiopie. Ce fut un des projets auxquels s’arrêta un moment l’âme ardente d’Ignace de Loyola, de courir par-delà les mers pour ramener au bercail de l’Unité la chrétienté du Prêtre-Jean, et, si le maître lui-même, sollicité par d’autres apostolats, dut renoncer à quitter l’Europe, du moins ses disciples vinrent-ils en 1557 débarquer sur les côtes de la Mer-Rouge. Philippe II, du fond de son Escurial, suivit avec attention leurs progrès : dans sa grandiose conception politique, l’Ethiopie tenait une place et avait son rôle. Heureuse d’abord, bientôt imprudente, trop ignorante de la vie et des habitudes du pays, la prédication d’André d’Oviedo, puis celle du Père Paez, subirent le contre-coup des fluctuations politiques et des discordes civiles des Ethiopiens. La mission, triomphante et trop vite intolérante avec le négus Claudius, fut dispersée et persécutée par son successeur. En 1632, les derniers religieux furent contraints de se rembarquer après avoir un moment réalisé cette union avec Rome qui eût peut-être changé les destinées de l’Ethiopie en l’unissant, dès ce temps-là, par le plus fort des liens, à l’Europe chrétienne.

Si l’Ethiopie ne réussit pas à jeter solidement, dès cette époque, le pont destiné à la relier au reste de l’humanité chrétienne, du moins, grâce aux relations des voyageurs et des missionnaires, l’Europe ne l’oublia plus ; mais ces souvenirs allèrent se diluant dans un brouillard de légendes : le pays des Négus apparut de nouveau comme une contrée mystérieuse, comme une sorte de Chine africaine et chrétienne où, parmi des montagnes inaccessibles et des tribus barbares, se cachait une civilisation très ancienne, un peuple issu de Salomon et des richesses fabuleuses. Ce que furent, au XVIIe et au XVIIIe siècle, les relations intermittentes de l’Europe, et notamment de la France, avec l’Empire abyssin, nous ne saurions ici on refaire l’historique[3]. L’Ethiopie n’était pas alors située à proximité de la route maritime des Indes ; on n’y pénétrait par la Mer Rouge qu’en accomplissant tout d’abord le long périple de l’Afrique et en traversant les territoires des féroces Danakils qui peuplent la côte. La voie d’Egypte était aussi longue, mais pas plus sûre, en sorte que le voyage, très périlleux, n’était que rarement entrepris et que le trafic était impossible.

L’Ethiopie continua donc de vivre isolée, partageant ses énergies, comme l’Espagne du moyen âge ou comme la Russie au temps de la Horde d’Or, entre la croisade nationale et les querelles féodales. Tantôt, sous l’aiguillon de l’infidèle, les hommes du Tigré, du Godjam, de l’Amhara et du Choa, s’unissaient sous l’autorité du Roi des rois, tantôt le morcellement féodal l’emportait et l’aristocratie des Ras réduisait à un rôle de parade l’héritier dégénéré de Salomon et de Ménélik Ier. — Féodale, la société éthiopienne l’était par les traits essentiels de sa constitution. Moines ascètes dans les couvens et prêtres séculiers, guerriers attachés à la personne des puissans chefs de guerre et des seigneurs terrions, laboureurs libres, mais souvent molestés par les soudards ou pressurés par les grands, constituaient la nation éthiopienne. En outre, dans les villes, résidaient quelques lettrés et quelques marchands, souvent musulmans ou Juifs. Comme dans le moyen âge européen, l’homme qui prie, l’homme qui se bat, l’homme qui laboure, comptaient seuls dans la hiérarchie sociale. Au-dessous de la race dominante, vivaient des peuplades d’origine galba[4], tantôt, selon les régions, à demi serves, tantôt presque indépendantes. En somme, un État organique, où l’autorité, pour être parfois émiettée, n’était jamais annulée, où le lieu religieux, un long passé historique et l’antique nécessité de la croisade, assuraient la cohésion nationale quand l’indépendance commune était menacée : ainsi apparaissait l’Ethiopie, telle que le développement naturel et autonome de la race l’avait constituée. Mais la licence et l’anarchie intermittente, vices inhérens à toute société où domine la force, le relâchement de la discipline et des mœurs du clergé, inévitable dans toute église séparée, énervaient la puissance éthiopienne. Au moment où les Européens reprirent d’une façon suivie, avec elle, le contact longtemps interrompu, la féodalité en décomposition avait provoqué en Ethiopie une sorte de décadence, ouvert une période de crise et de transformation sociale. Mais, malgré le désordre de l’Etat, les élémens de régénération et de progrès étaient si visibles que le consul Lejean, voyageur attentif et perspicace, qui visita le pays en 1864, en trace un portrait très favorable.


L’Abyssinie, dit-il, dans sa plus grande décadence, offre, aux yeux du voyageur non prévenu, la charpente d’un ordre social fort perfectionné. La féodalité y existe, mais elle n’y est pas plus oppressive qu’en Angleterre. Les institutions sont très démocratiques, les rouages administratifs simples et fonctionnant régulièrement, la législation avancée (c’est quelque chose comme le code Justinien adapté à l’esprit abyssin), la propriété bien définie, les droits individuels garantis par le droit d’appel à l’Empereur, la famille entourée de sécurité, le commerce protégé, les vengeances politiques et les violences de la guerre neutralisées par l’inviolabilité des nombreux ghedem (lieux d’asile). La loi est bonne et féconde en soi ; c’est la faute de la barbarie amenée par l’anarchie sans fin, si la noblesse est batailleuse et pillarde, l’église cupide, la justice vénale, le mariage annulé par l’exemple contagieux de l’aristocratie, le droit d’asile et celui des caravanes parfois violé[5].


De ces rapides incursions dans une histoire qui s’est développée si loin de la nôtre, nous ne voulons retenir que cette remarque : des annales vieilles de vingt siècles, une religion chrétienne, une organisation sociale hiérarchisée, fondée sur la tradition et adaptée à l’État moral et politique du pays comme à sa topographie et à son climat, ont fait de la race éthiopienne une personnalité historique et de l’Ethiopie une nation. Il ne lui a manqué que de n’être pas séparée du monde extérieur, et, comme à la Russie d’avant Pierre le Grand, que d’avoir une fenêtre sur l’Europe, pour devenir en Afrique un foyer rayonnant de civilisation et comme un noyau de coagulation. Les Ethiopiens sont, en tout cas, dans tout le continent noir, le seul peuple indigène qui soit à la fois organiquement constitué, indépendant et chrétien. L’Ethiopie n’est pas, quoique le pharisaïsme intéressé de certains Européens tente de le faire accroire, un ramas de peuplades barbares qui ne sauraient marcher d’elles-mêmes vers une civilisation moins sauvage ; elle est, au contraire, une nation autochtone, anciennement policée, qui s’était endormie dans l’isolement, mais qui porte dans son corps robuste assez d’énergie vitale pour puiser en elle-même, au contact retrouvé de la culture occidentale, les élémens d’une rénovation et d’un progrès rapides ; elle possède toutes les forces sociales, les titres d’antique noblesse et les promesses d’avenir qui constitue ni, pour un peuple, le droit à la vie.


II

Au cours du siècle qui vient de finir, l’Europe a de nouveau découvert le royaume du Prêtre-Jean. L’Ethiopie, explorée, décrite par les voyageurs, n’a plus guère, pour le géographe, de secrets importans. Enfin, en ces dernières années, une série d’événemens, épisodes étroitement rattachés à l’histoire du « partage de l’Afrique, » ont haussé l’empire du Roi des rois au premier rang dans les préoccupations des hommes d’Etat et dans les combinaisons des diplomates : l’Ethiopie a pris sa place dans la politique générale.

Vers le second tiers du XVIIIe siècle, à l’époque où commençait, parmi les savans et les gens du monde, la vogue des grands voyages de découverte, l’exploration aventureuse de James Bruce appela sur la Haute-Ethiopie l’attention publique, mais la série des révolutions et des grandes guerres vint détourner des choses d’outre-mer les yeux des Européens et absorber toutes leurs énergies. Bientôt s’ouvrit l’ère des grandes explorations ; la curiosité universelle, attirée vers le continent noir, ne se lassa plus d’y suivre les progrès des découvreurs. Si les voyages les plus retentissans furent dirigés vers les Grands-Lacs, à la recherche des sources du Congo et du Nil, l’Ethiopie, elle aussi, sollicita l’ardeur de savans et hardis voyageurs, parmi lesquels s’illustrèrent beaucoup de Français. En 1835, Combes et Tamisier, en 1842, la mission topographique de Ferret et Galinier, rapportèrent des documens géographiques nouveaux et précis ; les deux frères Antoine et Arnauld d’Abbadie vécurent douze ans (1837-1848) en pays éthiopien et recueillirent les l’enseignemens les plus précieux sur la configuration, les mœurs, l’histoire et l’état social de ces contrées qu’ils surent voir en savans et en artistes[6]. Rochet d’Héricourt, envoyé par Louis-Philippe, conclut un traité d’amitié et de commerce avec le roi du Choa, grand-père de Ménélik[7]. Guillaume Lejean, vice-consul de France à Massaoua, vécut dans l’intimité du fameux Théodoros, et, bien qu’il eût fait connaissance avec les prisons et les fers du Négus, il a laissé sur lui un Jugement très impartial dans un livre où l’énergique figure de cet habile aventurier se détache avec un saisissant relief.

Deux grands faits, aux approches de 1870, vinrent mêler plus intimement l’Ethiopie à la vie européenne : ce furent l’expédition anglaise de Magdala et l’ouverture du canal de Suez.

Devenu négus et couronné par l’Abouna, Théodoros II avait entrepris la tâche surhumaine de remettre l’ordre et de restaurer l’autorité dans son empire ; destiné par Dieu, disait-il, à rendre tout son lustre à l’ancien royaume d’Ethiopie, il avait résolu la destruction de la vieille féodalité et la concentration de l’autorité aux mains du Roi des rois ; mais, de son passé de chef de bande et de ses luttes toujours renaissantes contre la turbulence des grands feudataires, Kassai, parvenu au trône, gardait les instincts soupçonneux et les procédés violens d’un tyran. Il accueillait volontiers les étrangers, mais il les surveillait jalousement et se défiait de leurs moindres démarches, d’autant plus que les Anglais et les Français, mal renseignés sur l’état réel de la politique éthiopienne, avaient également noué des relations avec un rival rebelle du négus, Négousié, maître du Tigré. Après toute une série de difficultés et de malentendus qui ont été jadis racontés ici même[8], et où le « barbare » n’eut pas toujours tous les torts, Théodoros écrivit à la reine Victoria une lettre qui resta sans réponse ; l’empereur se crut bravé, méprisé dans son autorité : lui, l’un des plus grands princes de la chrétienté, était, traité comme un roitelet sans importance ; il fit charger de chaînes et emprisonner le consul anglais Cameron, plusieurs missionnaires, et, bientôt après, toute une mission officielle britannique venue pour réclamer la libération des premiers captifs. L’Angleterre a eu jusqu’ici pour principe, — et c’est un des facteurs de sa fortune politique, — de toujours soutenir énergiquement, à l’étranger, les moindres de ses nationaux. Pour venger l’insulte faite à sa dignité, elle se décida à une expédition coûteuse. Sir Robert Napier réunit, à Bombay les élémens d’une petite armée ; 14 000 combattans, 27 000 suivans, 31 500 animaux de bât ou de guerre, 44 éléphans portant l’artillerie, vinrent débarquer à Zoulla, sur la Mer-Rouge, traversèrent l’étroite bande déserte du pays des Danakils et s’élevèrent jusque sur le plateau de Sénafé par d’effroyables défilés et des cols que, par bonheur, aucun ennemi ne gardait. Théodoros se croyait inattaquable dans son nid d’aigle de Magdala ; mais, abandonné de tous les siens, acculé dans son fort par les Anglais victorieux de ses troupes, il renvoya ses prisonniers et, pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis, l’héroïque aventurier mil entre ses dents le canon d’un pistolet et fit feu.

L’expédition anglaise avait atteint son but : les captifs étaient délivrés et Théodoros puni. Au point de vue de l’art militaire, ce raid de 450 kilomètres à travers le plus accidenté et le plus sauvage des pays, reste un modèle d’expédition coloniale longuement, minutieusement préparée, exécutée par un chef énergique, avec une forte dépense d’argent[9], mais avec une grande économie d’hommes. Il convient toutefois de ne pas oublier que la campagne fut singulièrement facilitée par une série de négociations et par la complicité des grands vassaux du Négus. La tyrannie niveleuse de Théodoros avait amassé dans toute, l’Ethiopie des rancunes et provoqué des rebellions ; il suffit à sir Robert Napier d’une promesse formelle de n’occuper définitivement aucun point du territoire abyssin pour obtenir aussitôt la neutralité bienveillante et des secours en vivres du maître du Tigré », Johannès Kassa, et de plusieurs autres puissans princes, parmi lesquels le jeune Ménélik, roi du Choa (aujourd’hui le négus Ménélik II). Les Anglais, en réalité, eurent à lutter moins contre l’Ethiopie elle-même que contre, un usurpateur abhorré des grands, abandonné du haut clergé et redouté du peuple. Si Théodoros, au lieu de s’enfermer à Magdala, eût entraîné avec lui vers l’intérieur ses fidèles et ses captifs, la situation de sir Robert Napier serait devenue très critique. Il savait qu’à Magdala, il n’était encore qu’au seuil de l’Ethiopie, et il n’ignorait pas que, dans un pays aussi passionné pour son indépendance, un soulèvement général était toujours à redouter et pouvait aboutir à unir promptement contre l’envahisseur toutes les fractions de la nation. Aussi, dès que l’honneur britannique fut vengé, le général en chef, devenu lord Napier of Magdala, reprit-il sans aucun délai le chemin de la côte pour y ramener son armée épuisée. Un pareil désintéressement, si peu conforme aux traditions politiques de la Grande-Bretagne, est un indice certain qu’elle avait mesuré les difficultés d’un établissement définitif et reculé devant la menace d’une explosion du patriotisme national. L’expédition de lord Napier n’a pas eu, en somme, d’autre résultat que de laisser aux Ethiopiens le cuisant souvenir de l’intervention anglaise et de l’invasion du territoire par les étrangers, et d’accréditer en Europe la dangereuse illusion de croire que l’Abyssinie ne saurait résister à une armée occidentale. L’épisode de Magdala, s’il a fait grand bruit dans le monde, n’a pas modifié le cours des destinées de l’Ethiopie ; il n’a été qu’un accident dans son histoire.

Tout autres ont été les conséquences de l’ouverture du canal de Suez. Désormais, la grande route du commerce international vint passer au pied du massif abyssin. D’impasse qu’elle était, la Mer-Rouge devint brusquement le couloir le plus fréquenté du monde et, du coup, elle prit une importance internationale qu’elle n’avait jamais connue. L’Ethiopie, voisine tempérée de ces rivages torrides, attira davantage l’attention des étrangers, et son rôle dans le monde grandit. L’Angleterre, qui, dès 1838, avait pris pied à Aden, se hâta d’occuper l’île de Périm, et de confisquer à son profit la clé de la nouvelle route des Indes. Mais l’heure de l’ardente concurrence économique et coloniale n’était pas encore venue ; les choses d’outre-mer apparaissaient encore comme très secondaires, sans répercussion possible sur les événemens d’Europe : les relations avec l’empire mystérieux des Négus restèrent intermittentes et, les Anglais exceptés, aucune puissance maritime ne crut nécessaire de fonder un établissement définitif dans les parages de la Mer-Rouge.

L’Egypte, au contraire, plus voisine des montagnes éthiopiennes, encore animée de cet esprit de conquête et d’expansion que Méhémet-Ali et Ibrahim avaient réussi à lui souffler, déjà en contact, sur le Haut-Nil, avec les avant-postes du Tigré et du Godjam, cherchait à étendre sa domination sur tout le bassin du Nil et sur les côtes africaines de la Mer-Rouge ; et, tandis qu’au Caire et autour du canal de Suez les intrigues européennes s’entre-croisaient et se contrariaient, l’Egypte, sur ses frontières, continuait d’être envahissante et entrait en lutte avec les Abyssins. Désormais le sort de l’Ethiopie apparaît, aux yeux de l’Europe, lié à la question d’Egypte ; son histoire se mêle à celle du Nil et, par là, à celle du monde.

Depuis le temps où les Pharaons inscrivaient leurs annales sur les murailles de leurs palais, la guerre et le pillage sont devenus, entre les dominateurs de la moyenne et de la basse vallée du Nil et les habitans des plateaux éthiopiens, une habitude historique dont la nature même et la géographie ont déterminé la naissance et qui s’est perpétuée en haines d’autant plus violentes que la différence des religions est venue les aviver. Razzier les tribus de la plaine, c’est une tentation à laquelle les gens du haut pays ne résistent guère : remonter les fleuves dont ils possèdent les bouches pour en maîtriser les sources, c’est la tendance naturelle aux populations des vallées, d’est au cours de ces perpétuels flux et reflux d’incursions et de représailles que l’idée vint à un négus du XVIe siècle de supprimer d’un seul coup l’Egypte, de la rendre au désert, en creusant ; de Souakim à Berber, un immense canal et en jetant le Nil, créateur et nourricier, du bas pays, dans la Mer-Rouge. Bermudez rapporte, en effet, dans sa relation, que l’empereur l’avait chargé d’une mission auprès du roi de Portugal pour lui demander secours contre les musulmans de Zeïla « et, de plus, des pionniers pour couper une colline par laquelle Eytalé-Bélalé, un de ses prédécesseurs, avait autrefois fait passer le Nil. Il prétendait par là ruiner l’Égypte. » Ce rêve étrange s’est transmis à travers les siècles : ou trouverait la crainte vaguement sentie d’un danger de même nature parmi les argumens de ceux qui espèrent un conflit entre l’Éthiopie, maîtresse des sources du Nil bleu et de l’Atbara, et les détenteurs actuels de cette Égypte où, sans l’eau du fleuve, la terre ne serait que sable et désert.

Ismaïl, poursuivant les conquêtes de Méhémet-Ali, devait naturellement se heurter aux Éthiopiens dans cette zone intermédiaire qui s’étend tout autour du grand massif abyssin et qui est le champ de bataille traditionnel des musulmans et des chrétiens. En 1866, à l’instigation de sir Henry Bulwer, ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, la Porte céda au Khédive ses droits sur le littoral africain de la Mer-Rouge ; des troupes égyptiennes, profitant des guerres intérieures où Théodoros usait son énergie et ses armées, occupèrent Massaoua, Zeïla et Berbera, c’est-à-dire tous les ports qui peuvent servir de débouché mari-lime au commerce éthiopien ; en 1870-1872, les officiers du Khédive soumirent la tribu chrétienne des Bogos, qui, au nord-ouest de Massaoua, est la sentinelle avancée de la Croix en face de l’Islam, et occupèrent Kéren, leur capitale. Ainsi, non seulement les Éthiopiens perdaient toute fenêtre sur la Mer-Rouge, mais, vers l’Océan Indien, vers les Grands-Lacs et vers le Haut-Nil ils étaient devancés et tournés. Emin-pacha, organisait pour le compte de l’Égypte la province équatoriale, Cordon s’établissait à Khartoum ; tout le long du Nil blanc, des postes égyptiens jalonnaient les étapes de la formidable puissance qui allait dominer la vallée tout entière du fleuve. En même temps, la manœuvre décisive s’accomplissait ; de tous les points de l’horizon, de Massaoua, de Zeïla, et en remontant le Nil bleu et l’Atbara, les forces égyptiennes convergeaient pour pénétrer, au cœur même des plateaux. Mais l’invasion fut rudement éconduite par le nouveau Roi des rois, Kassa, devenu le négus Johannès : coup sur coup, il gagnait trois batailles, détruisait d’abord un corps de 2000 Égyptiens qui tentait de remonter le Nil bleu ; puis, en 1876, il anéantissait à Goundet une armée de 30 000 hommes partie de Massaoua. Malheureusement, au sud du Choa, un corps ennemi occupait l’importante et forte place de Harrar ; toutefois l’Éthiopie proprement dite n’était pas entamée ; elle avait su si bien imposer le respect de ses frontières que Cordon, comprenant la nécessité d’assurer son flanc gauche à mesure qu’il s’enfoncerait vers les Grands-Lacs, eut, en 1879, une entrevue avec Johannès ; les conditions d’un accord y furent débattues, le Négus se bornant à réclamer la rétrocession d’un port sur la Mer-Rouge ; mais rien de définitif ne sortit de cette rencontre, et bientôt des incidens tragiques allaient bouleverser toute la région du moyen Nil.

On sait comment, de 1882 à 1885, en Égypte et au Soudan, les catastrophes se précipitèrent. Le Caire est occupé à la fin de 1882 par l’année de lord Wolseley : désormais, sur les rives du grand fleuve africain, l’Angleterre se substitue à l’Égypte ; à la place et au nom du Khédive, c’est le cabinet de Londres qui, dans la politique africaine, va maintenant tenir les fils et provoquer les événemens. En même temps que cette révolution s’accomplissait au Caire, la tyrannie et les exactions des fonctionnaires khédiviaux déterminaient une de ces bourrasques soudaines qui, de temps à autre, bouleversent le monde de l’Islam. A la voix du Mahdi, une formidable vague humaine, partie du Darfour et du Kordofan, allait recouvrir tout le Soudan nilotique, balayer les garnisons égyptien nos, enlever Khartoum et Kassala, séparer de la basse Égypte la province équatoriale et étendre son flot sanglant jusqu’aux rives de la Mer-Rouge et jusqu’aux frontières mal déterminées de l’Ethiopie. Celle-ci, de nouveau, allait se trouver isolée du Nil, enveloppée comme dans un nuage de barbarie triomphante ; mais, dans le conflit que la force des choses préparait entre l’Égypte, docile aux conseils de l’Angleterre, pt ce nouveau ban de l’Islamisme victorieux qui surgissait des profondeurs du Soudan, l’Ethiopie, avec sa forte armée et ses montagnes si propices à la défensive, représentait une force, un appoint décisif dans la partie qui allait s’engager. Johannès songea d’abord aux revendications nécessaires ; il reconquit Kéren et le pays des Bogos, s’avança vers la mer, pressé de trouver le débouché nécessaire à son pays vers les routes libres et vers le monde. On vit moine des Ethiopiens combattre avec Osman-Digma dans la campagne où il écrasa Baker-pacha, enleva Tokar, menaça Souakim et fut finalement battu à Tèbe (29 février 1884) par les Anglais de Graham. En même temps, à Khartoum, Gordon, étroitement investi, réclamait du secours.

Ces événemens provoquèrent enfin l’intervention tardive de la Grande-Bretagne : l’amiral Hewett, chargé d’une mission spéciale auprès de Johannès, conclut avec lui un traité qui assurait à l’Ethiopie le pays des Bogos avec Keren et Kassala, et qui lui garantissait le libre transit, par Massaoua, des marchandises destinées aux États du Négus ou en provenant. Le Roi des rois, en échange, promettait son concours contre l’infidèle pour la délivrance de Khartoum. Ainsi l’Ethiopie semblait obtenir un double avantage : elle récupérait des provinces perdues, reprenait le contact avec la mer, et, en même temps, elle se trouvait libre de suivre son antique vocation et de s’armer pour la croisade héréditaire contre l’Islam. L’année suivante, en effet, le ras Alula battait à Kufeit les bandes d’Osman-Digma ; les derviches reculaient devant cet ennemi nouveau et redoutable, quand une diversion leur vint d’où ils semblaient n’être guère en droit de l’attendre.

L’année 1889 vit ce spectacle étrange : le négus Johannès, avec ses 100 000 soldats chrétiens, ne sachant à quel ennemi courir, des Italiens, alliés des Anglais et d’accord avec eux, qui envahissaient le Tigré, ou des derviches qui, remontant l’Atbara, menaçaient Gondar, et périssant, à la fin, dans le désastre de Metamma, sous les coups des musulmans, pour le plus grand profit des Italiens.

À la recherche d’une associée qui l’aidât à faire son jeu, qui disposât d’une armée capable de se battre, au besoin, pour elle sur la terre d’Afrique, qui, tout en travaillant résolument à l’accroissement de sa propre puissance, servirait en même temps les intérêts britanniques et coopérerait, même à son insu, à la réalisation des vastes desseins de l’Angleterre, le gouvernement de Londres rencontra, au moment même où s’éveillait sa nouvelle vocation coloniale, l’Italie de M. Depretis et de M. Crispi. Elle avait une année nombreuse, une flotte respectable sans être inquiétante pour la suprématie britannique, elle n’occupait par le globe aucun territoire : elle était bien l’alliée qui convenait à la Grande-Bretagne ; elle ferait sous sa tutelle et avec son agrément son apprentissage colonial. L’accord fut aisé : l’opinion publique italienne ne se consolait pas de l’occupation de Tunis par les Français ; en lui offrant comme compensation quelques conquêtes africaines, on donnerait à ses jalousies une satisfaction et à ses ambitions un dérivatif. En lin, à M. de Bismarck, qui ne se cachait guère d’être favorable à l’établissement du protectorat français à Tunis, ou montrerait volontiers qu’il y a place, en Italie, pour d’autres amitiés plus lucratives que celle de l’empire allemand. — Ce fut aux dépens de l’Ethiopie que la nouvelle alliance fut scellée.

Les étapes de l’expansion italienne sur les côtes de la Mer-Rouge sont curieuses à suivre, parce que la coïncidence des événemens fait clairement apparaître les mobiles de l’Italie et les concours dont elle était assurée. Depuis 1869 et 1880, la compagnie de navigation Rubbatino possédait, un dépôt de charbon dans la baie d’Assab ; en 1882, c’est-à-dire aussitôt après l’occupation de la Tunisie par les Français, les rives de la baie furent déclarées possession italienne. A la fin de 1884, s’organisait, avec une lenteur qui n’a pas laissé que de provoquer des commentaires, l’armée que le général Wolseley devait conduire au secours de Gordon : le Foreign Office offrit aux Italiens de débarquer des troupes à Massaoua, d’où part la route la plus courte de la mer vers Khartoum ; malgré les représentations du Khédive, souverain légitime de cette côte, et du Sultan lui-même, le port fut occupé, la garnison égyptienne chassée et le drapeau italien planté.

Ainsi, ce même port de Massaoua, codé quelques années auparavant, à l’instigation de sir Henry Bulwer, au Khédive, et dont l’amiral Hewett avait récemment promis le libre usage aux sujets du Négus, les Anglais, maintenant, le livraient en toute propriété à un État européen. L’Ethiopie s’arma contre cet ennemi nouveau qui la séparait de la mer et dont les troupes s’avançaient, jusque sur les confins du Tigré. Dès 1887, les Italiens reçurent un avertissement sérieux : une colonne fut détruite à Dogali par le ras Alula ; mais, au moment où Johannès s’apprêtait à marcher avec toutes ses forces contre les intrus, il fut rappelé en arrière par l’invasion des derviches et périt à Métamma.

Ce fut dans ces circonstances terribles, au moment où musulmans d’Afrique et chrétiens d’Occident semblaient conjurés pour anéantir la nation abyssine, que le roi du Choa, Ménélik II, l’emportant facilement sur tous ses rivaux, prit la difficile succession de Johannès et ceignit la couronne des Négus. La nécessité de traiter avec les Italiens s’imposa tout d’abord à lui, car il fallait, avant tout, étouffer les germes de guerre civile toujours prêts, dans ce pays où l’esprit féodal n’est pas encore disparu, à fermenter à la mort d’un souverain, éteindre les jalousies des ras et affermir son autorité. Ménélik d’ailleurs, comme roi du Choa, avait entretenu avec les Italiens, établis à la baie d’Assab, des relations amicales. Par la convention d’Utchalé (Ucciali), l’Italie reconnut Ménélik comme négus et s’engagea à lui prêter quatre millions de francs ; l’empereur, de son côté, laissa aux Italiens la possession d’un territoire important dans l’arrière-pays de Massaoua, avec Kéren et Asmara. On sait que le traité contenait, en outre, ce fameux article 17, sur l’interprétation duquel les parties contractantes ne furent jamais d’accord et dont le gouvernement italien se servit, en forçant le sens des mots, pour proclamer son protectorat sur l’Abyssinie. La controverse de traduction n’a plus aujourd’hui qu’un intérêt de curiosité rétrospective ; le fait de la notification aux puissances de ce protectorat imaginaire nous importe seul. Il montre combien l’Ethiopie était encore mal connue et à quel point on ignorait sa puissance, ses ressources, son admirable position stratégique et sa civilisation. Les conventions du 14 mars et du 15 avril 1891, du 5 mai 1894, signées entre l’Italie et l’Angleterre, étaient encore plus audacieuses. L’Abyssinie, par une interprétation abusive de l’acte de Berlin et de la théorie des hinterland, était traitée comme un Dahomey ou un Zoulouland. Italiens et Anglais y traçaient leurs frontières comme s’il se fut agi d’un désert et s’en partageaient le protectorat : aux Italiens revenait toute l’Abyssinie, avec le Harrar et le Kaffa ; aux Anglais, la côte de Zeïla et toute liberté d’agir sur le Nil. Non seulement ces conventions, qui rayaient un peuple de la carte des États libres, ne firent pas scandale en Europe, mais on sembla même n’en point apercevoir la portée. A Paris, déjà après le traité d’Utchalé, M. Spuller, ministre des Affaires étrangères du cabinet Tirard, avait donné acte, sans restrictions ni réserves, au gouvernement italien, de la notification de son protectorat sur l’Abyssinie : seul, le cabinet de Saint-Pétersbourg, mieux informé ou plus avisé, avait su éviter de reconnaître prématurément un fait qui était loin d’être accompli. Et pourtant, ce n’était pas du sort de quelque peuplade anthropophage qu’il s’agissait, mais de la domination du Nil et de la route des Indes !

La conception d’ensemble de la politique britannique, depuis longtemps arrêtée, fixée dans ses grandes lignes et fidèle tuent exécutée par l’un ou l’autre des partis au pouvoir, se dessinait cependant avec netteté et se réalisait au grand jour. Si l’on rapproche tous les faits qui se sont succédé dans l’Afrique orientale, depuis l’occupation de l’Egypte par Wolseley et le débarquement des Italiens à Massaoua, jusqu’à la trouée de Stanley à travers l’Afrique équatoriale pour « délivrer » malgré lui le malheureux Emin, jusqu’à l’entente essayée en 1894 et à l’occupation par les Anglais et les Italiens de toutes les côtes de la presqu’île des Somalis, on aperçoit la persistance d’un dessein patiemment poursuivi, et la pensée directrice de la politique britannique transparait. C’est l’Égypte qui, en définitive, est l’objet de ses efforts, ou, plus exactement, c’est la conquête du Nil, c’est-à-dire du père nourricier sans lequel l’Égypte ne serait pas, de la grande voie africaine, du seul transsaharien que la nature elle-même ait tracé.

La région des Grands-Lacs et l’Abyssinie, voilà les deux châteaux d’eau qui alimentent le Nil, les clés par conséquent de l’Égypte. L’Ethiopie libre, maîtresse de ses fleuves qu’elle pourrait saigner pour l’irrigation ou retarder par des barrages, en mesure d’envoyer ses armées soit vers la route du Nil, soit sur les rivages de la Mer-Rouge, est donc une gêne pour la domination anglaise en Égypte, un obstacle à la réalisation du plan grandiose de l’impérialisme britannique[10] : l’Afrique anglaise du Cap au Caire, l’Océan Indien devenu un lac britannique.

Nous ne saurions ici refaire l’histoire, même rapide, des événemens du Soudan, malgré leur étroite connexité avec ceux d’Ethiopie, ni redire comment, en fin de compte, l’invasion des derviches servit les intérêts des Anglais en leur fournissant un prétexte pour substituer, dans tout le Haut-Nil, « par le droit des conquérans, » la domination de la Reine à l’ancienne autorité du Khédive. Maintes circonstances même ont pu donner à penser que l’Angleterre a vu sans regrets les progrès foudroyans du mahdisme. Slatin et Lupton rappelés, Emin enlevé, Gordon abandonné, Gessi mort, c’en était fini de la puissance égyptienne dans le Soudan : la place était libre pour les combinaisons envahissantes de l’impérialisme. L’Italie devait jouer son rôle particulier, sous l’inspiration directrice de la Grande-Bretagne, dans l’exécution, depuis longtemps préparée, de ces vastes desseins. Elle occuperait le plateau abyssin, qui deviendrait une colonie pour ses émigrans, elle aurait un débouché sur la Mer-Rouge et un autre sur l’Océan Indien. Harrar, dont l’Angleterre, cependant, et la France s’étaient réciproquement engagées à maintenir l’indépendance, deviendrait, elle aussi, italienne. Ainsi, dans l’orbite de la Grande-Bretagne, l’Italie grandirait par-delà les mers, elle donnerait son sang et son or sans compter ; mais elle deviendrait, en échange, une puissance africaine.


III

Aux insidieux desseins d’une politique envahissante qui, au mépris de vingt siècles d’histoire, disposait d’une nation constituée et cohérente, Ménélik répondit d’abord par l’affirmation solennelle de son droit : dans une lettre circulaire adressée aux grandes puissances, non seulement il proclamait la volonté de l’Ethiopie de ne relever que d’elle-même, mais il revendiquait ses limites historiques du Nil, de la Nubie, de l’Equateur et de la Mer-Rouge. Cette protestation officielle au nom de la justice ; resta naturellement sans effet, enfouie dans les archives des chancelleries. Mais, le 1er mars 1890, dans les gorges d’Adoua, Ménélik prouva qu’il avait, pour soutenir sa querelle, d’autres moyens et de plus décisifs. Près de 12 000 hommes tombèrent, toute l’artillerie et les bagages furent pris dans le désastre sans précédent de l’armée du général Baratieri, qui coûtait à l’Italie plus d’hommes que Novare ou Custozza. Les espérances coloniales des Italiens s’évanouirent en même temps que s’effondrait la politique mégalomane de M. C ispi. L’Ethiopie reparut sur les cartes de l’Afrique orientale : pour le moment, elle avait conquis le droit de n’être plus un objet de trafic international, un pays que l’on découpe et. que l’on partage à volonté. La paix, signée avec le cabinet di Rudini, reconnut l’indépendance entière des États de Ménélik : l’Italie ne garda, de l’empire qu’elle avait convoité, qu’un coin du Tigré et les côtes arides de la Mer-Rouge avec le port de Massaoua.

Il semble que la routine des chancelleries et la lenteur habituelle des hommes à percevoir les grands changemens qui se préparent autour d’eux parmi les peuples, tant qu’une éclatante manifestation n’est pas venue les révéler aux moins clairvoyans, aient, de nos jours plus que jamais, empêché les gouvernemens comme le public de voir venir et de deviner ces orages soudains qui ont brusquement bouleversé le ciel politique et déchiré les voiles derrière lesquels s’élaborait l’avenir. En 1866, la France et l’Europe crurent à la victoire de l’Autriche ; en 1895, les Russes eux-mêmes et les Anglais, d’ordinaire si bien renseignés, escomptaient la défaite des Japonais ; en 1896, personne presque ne doutait que les Italiens ne vinssent à bout de ces « barbares » sur qui régnait Ménélik. Même parmi les conseillers étrangers du Négus, il y eut des doutes et des défaillances ; le gouverneur des établissemens français de la côte des Somalis, M. Lagarde, était sans doute si bien persuadé du succès certain des Italiens qu’il se crut autorisé à avertir le général Baratieri de l’attaque prochaine qui le menaçait et des forces dont disposait son adversaire[11]. On parlait volontiers, parmi les Européens, de la « promenade militaire » qu’allaient faire les soldats du roi Humbert. L’apparition de la plume de coq d’un bersagliere sur la crête des montagnes serait, disait-on, le signal de la débandade des Abyssins. Les souvenirs de Magdala troublaient les esprits : on oubliait dans quelles conditions lord Napier avait fait la guerre, quel avait été son but et quels ses moyens, pour ne garder mémoire que de son succès. Seuls, quelques étrangers, établis depuis longtemps à Addis-Ababa et familiers du Négus, témoins des progrès de l’Éthiopie et informés de sa puissance, prévirent l’événement, partagèrent la confiance de l’empereur et s’efforcèrent de faire entendre leur voix en France et en Europe. A Paris, quelques hommes d’un patriotisme éclairé avaient discerné de bonne heure dans l’Ethiopie une épée fendue sur laquelle l’Italie de M. Crispi allait imprudemment s’enferrer, et ce n’était pas sans une secrète satisfaction qu’ils voyaient se préparer le coup qui réduirait pour longtemps à l’impuissance l’un des membres les plus remuans de la Triple Alliance. Le désastre d’Adoua, en même temps qu’il a été la libération d’un peuple, a marqué, en effet, la faillite financière et morale d’une politique dont la France avait été longtemps la victime[12].

Le retentissement universel du triomphe d’Adoua plaça, du coup, l’Ethiopie au rang des puissances que l’on respecte, et Ménélik au nombre des souverains avec qui l’on compte. On s’aperçut enfin que le succès des armes choannes n’était pas le résultat de quelque guet-apens heureux, mais l’aboutissement d’un travail interne d’affermissement, de progrès et de concentration nationale qui, commencé par Théodoros, avait été repris avec une égale vigueur, bien qu’avec plus de prudence, par Ménélik. Il n’est pas inutile de nous y arrêter nous-mêmes un instant. L’Abyssinie d’aujourd’hui n’est plus, à bien des points de vue, celle que Lejean, Rochet d’Héricourt et d’Abbadie ont décrite de si pittoresque façon.

Si l’organisation sociale de l’Ethiopie est demeurée féodale dans son principe, du moins une concentration générale de l’autorité s’est accomplie au profit du Roi des rois. L’ancienne monarchie avait laissé échapper de ses mains vieillies l’exercice réel du pouvoir : les « hatzé, » respectés comme des grands prêtres, vivaient à Gondar dans les ruines du palais bâti par les Portugais, plus occupés de littérature et de théologie que de gouvernement. A la place de ces descendans dégénérés des anciens rois, de véritables maires du palais (Tcheka) exerçaient une autorité singulièrement limitée par l’indépendance, à peu près complète, des grandes ramilles aristocratiques et l’autonomie presque absolue des provinces. Nous avons vu comment un chef de bandes, de très humble origine, nommé Kassai, parvint, après plusieurs années de guerre civile et d’anarchie sanglante, à établir son pouvoir sur toute l’Ethiopie et prit le nom de Théodoros II et la couronne des Négus. C’était une sorte de monarchie centralisée et absolue qui tentait de se substituer à la royauté féodale déchue, mais le nouveau souverain prit soin de l’attacher au lointain passé biblique l’origine de sa famille, et à la tradition son autorité révolutionnaire. Sans se lasser, depuis 1853 jusqu’à son tragique suicide de Magdala, ce Pierre le Grand éthiopien frappa, au nom du salut public, les fauteurs de désordre, et renversa brutalement les abus ; il s’attaqua sans fléchir aux chefs de l’aristocratie, fit rentrer dans le devoir les seigneurs indociles et les provinces émancipées, entra en lutte avec le haut clergé simoniaque et avec l’ « Abonna » lui-même. Dans les récits de Lejean, qui vécut longtemps auprès-de lui, Théodoros nous apparaît comme un homme d’action et d’énergie, infatigable en guerre comme en paix, avec « la pose, le geste, la voix de la royauté qui commande, » simple dans sa vie et dans son costume, mais soucieux de l’opinion et, comme un acteur, toujours préoccupé de l’effet à produire ; il croit ou affecte de croire, comme Cromwell, auquel Lejean le compare, à sa mission divine. Avant tout, il est un homme de commandement, amoureux d’ordre et d’unité : « L’Abyssinie a bien assez de paladins sans cervelle comme toi, disait-il un jour à un seigneur qui l’avait bravé et qu’il faisait arrêter, et c’est ce qui l’a perdue. Il lui faut aujourd’hui un maître et de l’ordre[13]. » Tout le programme du gouvernement de Théodoros, toute l’espérance aussi de l’Ethiopie, tiennent dans ces derniers mots. Mais pareille œuvre ne s’accomplit pas, surtout avec les moyens violens qui étaient peut-être les seuls efficaces, sans provoquer des haines terribles et sans appeler des vengeances. Exaspéré par la résistance, Théodoros, à la fin de sa vie, perdit toute mesure et provoqua cette intervention des Anglais qui précipita sa chute.

De la période d’anarchie et de guerres civiles qui suivit la mort du tyran, sortit l’autorité de Johannès. Le nouveau Négus, lui aussi, dut lutter, durant toute sa carrière, pour l’ordre à l’intérieur et pour la sécurité des frontières, jusqu’à ce qu’il périt en faisant bravement, contre les derviches, son métier de roi. Le plus puissant de ses vassaux, Ménélik, souverain du Choa, succéda facilement à l’empereur tombé à Métamma. Jadis captif de Théodoros pendant dix ans, Ménélik avait donné, sous Johannès, l’exemple de la rébellion et avait dû faire, une pierre au cou, acte de soumission ; mais il avait, au plus haut degré, le goût de l’autorité et ce bon sens pratique qui est la moitié de l’art de gouverner ; de plus, il descendait authentiquement, par les femmes, de ce premier Ménélik dont il portait le nom, fils lui-même, selon les plus vieilles annales, de Salomon et de la reine de Saba : il se rattachait ainsi à la tradition légitime. Son avènement, en faisant passer la prépondérance du Tigré au Choa, infusait à la monarchie éthiopienne un sang nouveau et un surcroît d’énergie.

Si l’on étudie l’œuvre de Ménélik, on reconnaîtra que l’Ethiopie d’il y a cinquante ans est morte ou se meurt. Le travail de centralisation s’achève. Les dynasties féodales s’éteignent. Les ras ne sont plus des seigneurs féodaux, presque indépendans, et n’accordant au Négus que s’ils le veulent bien le secours de leurs soldats ; ils ne sont guère aujourd’hui que des chefs de corps d’armée et des gouverneurs de province chargés à la fois du commandement des troupes et de l’administration ; ils sont révocables et ne transmettent pas régulièrement leurs charges à leurs descendans. Quand, dans le courant de 1899, le ras Mangacha, apparemment encouragé par des sympathies, et peut-être par des subsides européens, tenta de se révolter, il suffit au fidèle lieutenant de Ménélik, le ras Makonnen, de marcher, avec une escorte de 3 000 hommes, au-devant du rebelle pour l’obliger à demander son pardon et à venir vivre à la cour, sous les yeux du souverain, une vie moins turbulente ; et cependant Mangacha est le fils de l’empereur Johannès et il commandait dans le Tigré, où son père régnait jadis et où l’on ne voit pas sans quelque dépit le trône occupé par un Choan. C’est un argument, parfois invoqué par des politiques trop prudens, que l’on ne peut conclure aucun pacte durable avec l’Ethiopie, où la mort du souverain remet tout en question et livre le pays à l’anarchie ; en réalité, l’ordre établi par Ménélik est tel que si, à sa mort, quelque compétition éclate entre les chefs d’armée, la lutte sera courte et ne mettra pas en péril l’organisation très forte donnée à son État par le Négus actuel. Le seul danger pourrait venir d’ambitions européennes : attiser un commencement d’incendie, chercher à déchaîner la guerre, et diviser pour régner, seraient d’excellens moyens pour reprendre et réaliser enfin, à la faveur des troubles, des projets jadis avortés, mais non oubliés. Très probablement le ras Makonnen, le cousin et le bras droit « du Roi des rois, » lui succédera sans grandes difficultés[14]. Ce chef, au caractère énergique, à l’intelligence très ouverte, continuera, le cas échéant, avec fermeté, l’œuvre nationale de civilisation et de progrès entreprise par Ménélik.

L’armée éthiopienne a fait ses preuves sur les champs de bataille : sa physionomie, sa composition, ses qualités, ont été très bien décrites ici même[15]. — Armée féodale et nationale, elle est, comme les soldats de la. France d’autrefois, plus brave que régulièrement organisée et disciplinée. Sans briser l’ancienne organisation et les vieux cadres adaptés au tempérament et à la manière de combattre de ses sujets, Ménélik a employé toute son énergie pour introduire plus d’ordre et de régularité dans ses troupes. Ses guerriers, soldats de métier et de vocation étaient souvent trop prompts au pillage, parfois même au massacre, ils se souvenaient trop souvent encore de la coutume barbare de mutiler les prisonniers ; Ménélik n’a sans doute pas encore réussi à extirper complètement ces survivances d’un long passé, mais il est juste de reconnaître qu’il n’a rien épargné pour y parvenir ; de pareilles réformes ne sauraient être l’œuvre d’un jour.

C’est, pour le Négus, un souci de tous les instans de compléter l’armement et l’instruction de ses soldats, seule sauvegarde de l’indépendance de ses Etats. La plus grande partie de ses troupes sont aujourd’hui armées de fusils à tir rapide ; il a une artillerie sérieuse, composée de canons et de mitrailleuses achetés en Europe ou pris aux Italiens, et il surveille lui-même l’instruction de ses artilleurs. Mais la vraie force des Abyssins, comme celle des Boers, c’est une tactique adaptée à la configuration du pays. Ses fantassins, robustes et agiles, sobres et résistans, sont irréductibles dans leurs montagnes, d’où ils harcèlent l’ennemi et d’où ils fondent sur lui pour l’attaquer en masse et l’envelopper dès qu’ils croient l’avoir surpris ou intimidé. Quant à la cavalerie des Gallas, légère et montée sur d’énergiques petits chevaux au pied très sûr, elle sait aussi bien se plier au service d’éclaireurs qu’exécuter de déconcertans mouvemens tournans ou des charges vigoureuses : c’est son attaque foudroyante qui a précipité la déroute éperdue de l’armée de Baratieri. Cependant, descendus de leurs plateaux, en plaine, les Ethiopiens ne sauraient résister ni à un ennemi organisé, ni à la maladie qui les saisit dès qu’ils se hasardent au fond des vallées brûlantes, dans les plaines marécageuses du Nil ou les steppes arides de la côte. Mais, lorsque, sur ce sol avec lequel des siècles de possession l’ont, pour ainsi dire, identifié, l’Ethiopien défend son indépendance, sa foi et son foyer, les meilleures armées d’Europe devraient, compter avec lui.

La constitution physique de l’Ethiopie impose à ses souverains un programme d’expansion jusque vers la mer et jusque vers le Nil, c’est-à-dire jusqu’aux débouchés naturels des hauts plateaux. Théodoros, « Johannès et Ménélik, un même temps qu’ils travaillaient à la reconstitution organique de leur empire, ont aussi repris les vieilles revendications nationales. « Mon empire va jusqu’à la mer, » disait déjà Théodoros. Et nous avons vu que Ménélik lui-même, dans sa belle lettre du 10 avril 1891 aux grandes puissances, indique, comme les frontières de ses États, le Nil et la Mer-Rouge. Mais, à l’est comme à l’ouest, ce n’est plus aujourd’hui des tribus musulmanes, voire des postes turcs ou égyptiens, que rencontrent les Ethiopiens, mais des établissemens européens. Ménélik, d’ailleurs, s’il considère comme essentielle à l’avenir de son pays l’ouverture d’une issue vers la mer, n’a pas l’ambition imprudente de faire des conquêtes le long des côtes où ses sujets ne sauraient s’acclimater et où il se heurterait aux Occidentaux. La revendication de cette frontière maritime, qui n’est pas, en dépit des apparences, la vraie limite géographique de l’Abyssinie, deviendra, semble-t-il, plus théorique que pratique, tandis que la libre disposition d’un double débouché maritime et fluvial s’impose, comme une nécessité de plus en plus urgente à mesure que le trafic de l’Ethiopie va se développant.

Pacifique par nature et par finesse politique, résolu à entretenir avec les colonies européennes qui l’avoisinent les meilleurs rapports, Ménélik paraît avoir renoncé à Massaoua et aux ports de la Mer-Rouge : récemment, les dernières difficultés de frontières ont été réglées entre lui et les Italiens ; une partie des plateaux du Tigré, une petite Etiopia irredenta reste aux mains des étrangers ; Ménélik, au lieu de consigner définitivement ses adversaires vaincus au pied de cette muraille de Chine que forment, autour de ses États, les rebords orientaux du massif abyssin, les a laissés prendre pied sur le rempart ; c’est un dangereux sacrifice qu’il a cru pouvoir faire au maintien de cette paix dont il a besoin pour réorganiser et pour « moderniser » son État. Mais ses dispositions conciliantes n’arrêtent pas le Négus, lorsqu’il s’agit de réduire à l’obéissance des peuplades échappées au joug éthiopien et de rendre à son empire son ancien éclat et son antique prééminence sur toutes les tribus voisines. Ménélik reprit énergiquement la croisade nationale contre les musulmans et la dirigea surtout vers le sud. En 1887, il conquit la ville très importante d’Harrar, que les Egyptiens avaient enlevée à Johannès, avec le pays très riche et, très fertile qui l’entoure ; puis il annexa le Kaffa, soumit les tribus gallas qui habitent au sud du Choa, et multiplia les expéditions dans la haute vallée de l’Omo, jusqu’au lac Rodolphe, et dans les plateaux de l’Ogaden, jusque vers les régions montagneuses, encore si mal connues, que l’on englobe sous le nom de pays des Somalis.

En ces derniers temps, un Russe, M. de Léontieff, obtint de Ménélik de conduire une petite expédition jusqu’aux rives du mystérieux lac Rodolphe ; décoré du titre de comte et gratifié du grade de dedjaz (général), devenu fonctionnaire du Négus et gouverneur d’une nouvelle « province équatoriale, » qu’il ne lui restait qu’à créer, M. de Léontieff aurait, paraît-il, dans sa dernière exploration, planté le drapeau éthiopien jusque sur les rives méridionales du Rodolphe et commencé l’organisation et l’exploitation des pays nouvellement acquis à l’empire d’Ethiopie. Mais, malgré certains récits enthousiastes, on n’est pas encore définitivement fixé sur la valeur économique de ces territoires. Anglais et Italiens se les étaient naguère théoriquement partagés : il serait piquant, et d’ailleurs très légitime, qu’ils vinssent s’ajouter au domaine du Roi des rois.

C’est encore vers le sud du Harrar que les généraux de Ménélik ont remporté, l’été dernier, une victoire sur un « Mahdi » musulman qui prêchait la guerre sainte dans l’Ogaden et jusque dans le pays des Somalis. Le grazmatch Benti battit, à la bataille de Dig-Digga, Mohammed-ben-Abdallah, et tua 2 500 des siens. Toute cette région, qui s’étend au sud et à l’est de Harrar, semble, encore en ce moment, dans un état d’effervescence inquiétant. L’origine mystérieuse de cette agitation, les encouragemens clandestins que recevraient, d’après certains bruits, les rebelles musulmans, sont plus alarmans que ces troubles eux-mêmes dont les troupes éthiopiennes auraient facilement raison. L’incendie en apparence le plus insignifiant peut devenir grave si quelque puissant trouve son intérêt à le propager. Or, de grands périls menacent l’Ethiopie. Si les événemens de l’Afrique du sud et ceux de Chine en ont, sans doute, reculé la redoutable échéance, le danger est loin d’avoir disparu, et c’est pour y parer que, depuis longtemps, Ménélik, très clairvoyant et très bien informé, emploie toute son énergie à fortifier son pouvoir, à organiser son armée et à pacifier ses frontières.


RENE PINON.

  1. Lettre du négus Ménélik aux puissances européennes (10 avril 1891).
  2. On trouvera la relation des voyages de Bermudez dans : Histoire du christianisme d’Ethiopie et d’Arménie, par Mathurin Veyssière la Croze. La Haye, chez la veuve Le Vier et Pierre Paupie, 1739, in-18. — L’édition originale de la relation de Bermudez est de 1565 (Lisbonne, chez François Correa). — Sur tout ce qui regarde l’ancienne histoire d’Ethiopie, on consultera le livre si curieux de Job Ludolf ; Historia æthiopica, sive brevis et succincta descriptio regni Habessinorum quod vulgo male Presbyteri Johannis vocatur, 2 vol. in-4o. Francfort-sur-le-Mein, 1681.
  3. Voyez le livre de M. Robert de Caix de Saint-Aymour : Histoire des relations de la France avec l’Abyssinie chrétienne sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Paris, André, 1 vol. in-8o.
  4. Sous le nom générique de Gallas, on désigne tout un ensemble de populations qui habitent les montagnes de l’Abyssinie, du Harrar, du Kaffa et les régions avoisinantes. Les Gallas sont d’origine mal connue ; on a même rapproché leur nom de celui de nos ancêtres (Galli) ; leurs légendes les font venir de l’ouest ; en tout cas, ils ne sont pas de race nègre. Ce sont des paysans et des cultivateurs ; leurs contingens forment dans l’armée des négus une cavalerie incomparable. La plupart de leurs tribus sont musulmanes.
  5. Théodore II et l’Empire d’Abyssinie, par Guillaume Lejean, p. 62. Paris, Amyot, 1865.
  6. Douze ans dans la Haute-Ethiopie, par Arnauld d’Abbadie. Hachette, 1868.
  7. Rochet d’Héricourt a écrit deux livres sur ses voyages : Voyage sur la côte orientale de la Mer-Rouge, dans le pays d’Adel et le royaume du Choa. Paris, 1841, in-8o ; et Second voyage sur les deux rives de la Mer-Rouge, dans le pays d’Adel et le royaume du Choa. In-8°, 1846.
  8. Revue du 15 juillet 1868 : La Guerre d’Abyssinie, par M. Henri Blerzy. — 1er avril 1869 : l’Expédition d’Abyssinie en 1868. Souvenirs et impressions d’un officier français attaché à l’état-major de sir Robert Napier, par M. Louis d’Hendecourt.
  9. L’expédition coûta au moins 200 millions de francs.
  10. Voyez des déclarations très nettes en ce sens dans le livre récent de M. Arthur Silva, White The Expansion of Egypt under Anglo-Egyptian condominium (Londres, Methuen, 1899), notamment, page 29.
  11. « Lagarde mi scrive da Gibuti che Menelik puo disporre di novantacinque mile fucili ed è deciso, forse spinto, ad offesa. » Dépêche du général Baratieri au ministre de la Guerre, 10 décembre 1895. Livre vert, n° XXIII bis, n° 167, p. 139.
  12. On n’avait pas non plus oublié en France les difficultés graves qui avaient éclaté en 1888, à propos de nos droits sur Massaoua et la baie d’Adulis et de la « Question des Capitulations, » ni le ton blessant, ni les menées agressives du gouvernement de M. Crispi.
  13. Lejean, p. 212. Voyez encore la Proclamation de Théodoros aux Européens d’Abyssinie. Ibid. p. 187. Comparez aussi p. 74.
  14. Ménélik et l’impératrice Taïtou n’ont pas de fils : ils ont une fille, mère elle-même d’un fils encore en bas âge, qui semble avoir peu de chances de succéder à son grand-père. Malconnen vient d’ailleurs d’épouser une nièce de l’impératrice.
  15. L’armée de Ménélik, par M. Albert Hans (Revue du 15 juin 1896).