La Rétrocession de Belfort à la France (1871-1873)

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La Rétrocession de Belfort à la France (1871-1873)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 29 (p. 551-577).
LA
RÉTROCESSION DE BELFORT
A LA FRANCE
(1871-1873)

La rétrocession par l’Allemagne à la France du camp retranché de Belfort et de son territoire, a été accompagnée de circonstances jusqu’ici insuffisamment mises en lumière.

L’importance de cet événement n’a été caractérisée, en effet, que d’une manière générale dans des travaux d’ensemble embrassant des périodes plus ou moins longues de notre histoire diplomatique et militaire.

Le colonel Laussedat, le dernier en date des historiens qui se sont occupés des négociations de Versailles, Bruxelles et Francfort, en ce qui concerne Belfort[1], nous a révélé d’intéressantes particularités de leurs dessous, mais son œuvre est entachée de partialité vis-à-vis des personnes ; il est vrai que les critiques mêmes auxquelles elle prête nous seront plus utiles que toute autre considération, pour montrer dans quel esprit doit être envisagée la restitution de Belfort.

Ce que M. Thiers a écrit sur cette restitution, dont il est l’artisan, est rassemblé dans deux volumes de Correspondances et un volume de Notes et Souvenirs[2].

Après sa nomination de chef du pouvoir exécutif de la République française par l’Assemblée nationale, le 17 février 1871, M. Thiers se rendit de Bordeaux à Versailles pour régler avec M. de Bismarck les bases de la paix. La première entrevue des négociateurs[3] eut lieu le 21 février. Le chancelier y fit connaître les conditions imposées à la France : cession de l’Alsace entière, de Metz et de la Lorraine de langue allemande, et payement d’une indemnité de six milliards de francs.

Le lendemain, M. Thiers insista vainement pour que Metz restât à la France. Le 23, il obtint que l’indemnité de guerre serait abaissée à cinq milliards. Le même jour, fut abordée la question de la délimitation de la frontière de l’Est et de la cession de Belfort. Les Notes et Souvenirs de M. Thiers contiennent le récit suivant, éloquent dans sa simplicité, de la scène qui se passa alors entre M. de Bismarck et lui ; c’est une page d’histoire qui ne se commente ni ne se résume, et que tous les Français devraient graver dans leur mémoire :

…. « C’est alors que j’ai commencé, au sujet de Belfort, une lutte dont je me souviendrai toute ma vie.

« Belfort, c’est la frontière de l’Est ; en effet, si les troupes prussiennes peuvent venir par Verdun et Metz, les troupes de l’Allemagne du Sud viendront toujours par Belfort, surtout si la neutralité de la Suisse est violée. J’ai donc parlé de Belfort.

« M. de Bismarck m’a dit, tout de suite, que cette place était en Alsace, et qu’il était décidé que l’Alsace entière devait passer à l’Allemagne. Pendant deux heures, tantôt menaçant, tantôt priant, j’ai déclaré que jamais je ne céderais Belfort.

« — Non, me suis-je écrié, jamais je ne céderai à la fois Belfort et Metz. Vous voulez ruiner la France dans ses finances, la ruiner dans ses frontières ! Eh bien, qu’on la prenne, qu’on l’administre, qu’on y perçoive les impôts ! Nous nous retirerons, et vous aurez à la gouverner, en présence de l’Europe, si elle le permet.

« J’étais désespéré. M. de Bismarck, me prenant les mains, me disait : « — Croyez-moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu, mais quant à vous laisser une partie de l’Alsace, c’est impossible.

« — Je signe à l’instant même, ai-je repris, si vous me concédez Belfort. Sinon, rien, rien que les dernières extrémités, quelles qu’elles soient.

« Vaincu, épuisé, M. de Bismarck me dit alors :

« — Vous le voulez, je vais faire une tentative auprès du Roi ; mais je ne crois pas qu’elle réussisse.

« Il écrivit aussitôt deux lettres, qu’il fit porter, l’une chez le Roi, l’autre chez M. de Moltke.

« — Je demande Moltke, dit-il, car il faut le mettre avec nous ; sans lui, nous n’obtiendrons rien.

« Une de mi-heure s’écoule. Tous les bruits de pas, dans l’antichambre, nous faisaient battre le cœur. Enfin, la porte s’ouvre. On annonce que le Roi est à la promenade et que M. de Moltke aussi est absent de chez lui. Le Roi ne rentrera qu’à quatre heures ; M. de Moltke, on ne sait quand. Nous nous décidons à attendre, car partir sans avoir résolu la question, ce serait la perdre.

« M. de Bismarck nous quitte pour aller dîner, et nous passons une heure, M. Jules Favre et moi, dans une anxiété inexprimable. M. de Bismarck reparaît. Le Roi est rentré, mais ne veut rien décider sans avoir vu M. de Moltke. M. de Moltke arrive. M. de Bismarck nous quitte pour aller l’entretenir. Nous attendons. L’entretien nous paraît long. M. de Bismarck rentre, le visage satisfait :

« — Moltke est des nôtres, nous dit-il, il va convertir le Roi.

« Nouvelle attente de trois quarts d’heure. On rappelle M. de Bismarck, qui va s’informer de ce que rapporte M. de Moltke. Après un entretien assez long avec lui, il revient enfin et, la main sur la clé de la porte, il nous dit :

« — J’ai une alternative à vous proposer. Que préférez-vous : Belfort ou la renonciation à notre entrée dans Paris ?

« Je n’hésite pas, et jetant un regard sur M. Jules Favre qui devine mon sentiment et le partage :

« — Belfort, Belfort ! m’écriai-je.

« L’entrée des Allemands dans Paris devait être une souffrance pour notre orgueil, un danger pour nous, gouvernans ; mais la patrie avant tout.

« M. de Bismarck va rejoindre M. de Moltke et nous apporte enfin la concession définitive de Belfort, à la condition que nous abandonnerons quatre petits villages, sur la limite de la Lorraine, où se trouvent enterrés huit à dix mille Prussiens. Nous respectons ce témoignage religieux du monarque pour ses soldats.

« Nous étions partis de Paris à onze heures du matin, et nous quittions Versailles à neuf et demie du soir, ayant conservé Belfort à la France. »

Le 26, M. Thiers signait les préliminaires de la paix. Le tracé de la frontière englobant Belfort, tel qu’il avait été arrêté antérieurement par l’état-major général allemand[4], y était indiqué avec les modifications suivantes résultant de la rétrocession de la place consentie par M. de Bismarck :

« Dans l’ancien département de la Moselle, les villages de Sainte-Marie-aux-Chênes, près de Saint-Privat-la-Montagne, et de Vionville, à l’Ouest de Rezonville, seront cédés à l’Allemagne[5] ; par contre, la ville et les fortifications de Belfort resteront à la France avec un rayon qui sera déterminé ultérieurement. »

D’après une autre disposition des Préliminaires, une Commission internationale devait être chargée d’exécuter le tracé de la nouvelle frontière. Cette Commission, réunie à Bruxelles vers la fin de mars, comprenait, du côté français, le général Doutrelaine, un des officiers les plus distingués de l’arme du génie et le colonel Laussedat, de la même arme, qui avait donné, à l’issue du siège de Paris, sa démission d’officier et de professeur d’astronomie et de géodésie à l’Ecole polytechnique. Le chef de la mission allemande était le général de Strantz.

Il n’est que juste de placer ici, à côté des noms des commissaires français, ceux de M. Keller, ancien colonel des francs-tireurs du Haut-Rhin et député à l’Assemblée nationale, et de M. Gustave Renault, ancien ingénieur des ponts et chaussées de l’arrondissement de Belfort. Après avoir protesté, à Bordeaux, comme l’on sait, contre la cession de l’Alsace et de la Lorraine, M. Keller quitta l’Assemblée nationale avec ses collègues des territoires annexés, mais ne considéra pas sa mission comme terminée. Il était très frappé du peu d’espace (de 5 à 6 kilomètres) que les Allemands semblaient disposés à nous rétrocéder autour de Belfort. C’était annuler complètement la valeur de la place, lui interdire la construction des forts détachés nécessaires à sa défense, et la laisser exposée, dès le début des hostilités, au feu des batteries ennemies. Aussi appela-t-il l’attention du gouvernement sur la nécessité d’obtenir une zone aussi large que possible autour de Belfort. Il pensa que l’on pourrait tirer parti, auprès des Allemands, de ce fait géographique curieux que la ligne de séparation des eaux du Rhône et du Rhin, distante, en moyenne, de 16 à 17 kilomètres des fortifications de Belfort, est, en même temps, celle de démarcation des langues allemande et française, et forme une sorte de frontière naturelle. Jugeant que personne ne pouvait mieux plaider cette cause que son capitaine adjudant-major, M. Gustave Renault, auquel sa situation officielle avait permis d’étudier à fond la topographie de la région de Belfort, M. Keller intéressa à cette question vitale M. de Larcy, ministre des Travaux publics ; son intervention amena l’envoi officiel à Bruxelles de M. Gustave Renault comme adjoint au général Doutrelaine. Il n’est donc pas exact d’écrire, comme la fait le colonel Laussedat, que ce fonctionnaire soit venu « offrir ses services » à la Commission de Bruxelles.

Si M. de Bismarck avait réussi à imposer à M. Thiers les clauses des Préliminaires, dans leur intégralité, telles qu’il les avait préparées d’avance, les négociations destinées à préluder à la paix n’auraient pu s’étendre qu’à des difficultés secondaires de rectification de la frontière sur le papier, que la Commission internationale aurait résolues plus tard sur le terrain. Mais les modifications concernant Belfort et le rayon à déterminer ultérieurement autour de cette place, ouvrirent la voie à des négociations beaucoup plus délicates, et élargirent, en même temps, les attributions de la Commission ; dès lors, il appartenait à celle-ci d’éclairer de ses avis techniques les négociateurs de la paix définitive, MM. Jules Favre, Pouyer-Quertier et de Goulard.

Le rayon du territoire à rétrocéder à la France autour de Belfort fut l’objet, au sein de la Commission internationale, d’interprétations diverses. Au début, les commissaires allemands ne craignirent pas d’avancer que ce rayon n’était autre que celui des servitudes militaires de la place. Non seulement le général Doutrelaine repoussa énergiquement cette solution, mais il se refusa à la discuter. Le général de Strantz se le tint pour dit. Sa motion lui avait-elle été dictée par le gouvernement allemand ? Nous serions porté à le croire, et le passage suivant du discours prononcé le 12 mai au Reichstag par M. de Bismarck, c’est-à-dire quarante-huit heures après la conclusion du traité de paix, n’est pas fait pour nous en dissuader : « En prenant le mot rayon strictement avec l’acception qu’on lui donne d’ordinaire en français dans le langage officiel, nous étions autorisés à le comprendre comme signifiant le rayon des servitudes militaires, c’est-à-dire comme ayant une étendue de 360 mètres à mesurer à partir du pied des fortifications. Cependant, il n’était pas douteux qu’une interprétation si rigoureuse du mot n’avait pas été la base de nos conventions préliminaires. » Négliger un moyen dont on se croit autorisé à se servir, quand, habituellement, on ne se montre pas difficile dans le choix de ceux qu’on emploie, est déjà chose extraordinaire ; mais, ce qui l’est encore davantage, c’est de se défendre d’y avoir recouru, alors qu’on n’a pas à craindre d’en être accusé.

Fidèle à la mission qu’il avait reçue, M. Gustave Renault avait attiré de bonne heure l’attention des commissaires des deux nations sur la frontière que la nature elle-même semblait avoir tracée, au Nord et à l’Est de Belfort, par les lignes de partage absolument identiques des eaux et des langues. Les territoires versant leurs eaux dans le Rhin et dans la Saône étaient, respectivement, de langue allemande et de langue française. Par un heureux hasard, cette circonstance géographique avait surtout frappé les Allemands, mais ni eux ni les commissaires français ne semblaient, alors, se préoccuper de l’importance stratégique qu’une telle extension de territoire pouvait donner à la place ; il est plus que probable que si nos commissaires avaient seulement fait mine d’y attacher quelque prix, les Allemands se seraient obstinés à nous la refuser.

À ce moment, le gouvernement lui-même ne parut pas s’occuper directement de cette question. En effet, dans le livre du colonel Laussedat, on ne voit intervenir M. Jules Favre que pour demander, sans aucune chance de succès, la rétrocession de Guebwiller et de Mulhouse pour débarrasser l’industrie allemande d’une concurrence gênante. Cette proposition fut probablement de celles qui amenèrent M. de Bismarck à se plaindre que les négociateurs français cherchaient moins à assurer la paix définitive qu’à modifier les conventions préliminaires dans un sens favorable aux intérêts dont ils avaient la défense ; il est à peine besoin d’ajouter qu’elle fut repoussée par les commissaires allemands. La discussion continua donc à porter sur la zone à délimiter autour de Belfort.

La ligne de faîte entre Rhône et Rhin, dont avait parlé M. Gustave Renault, a son point de départ au Ballon d’Alsace, à 20 kilomètres de Belfort ; à hauteur du col de Valdieu, qui marque le bief de partage du canal du Rhône au Rhin, elle n’en est plus qu’à 13 kilomètres ; à partir de là, elle s’éloigne de plus en plus de Belfort jusqu’à la frontière suisse qu’elle atteint en un point situé à 24 kilomètres de la place. Le tracé par cette ligne aurait laissé à la France environ la moitié, et non la totalité de l’arrondissement de Belfort, comme l’a écrit le colonel Laussedat ; en effet, les vallées de la Doller (Massevaux) et de la Thur (Saint-Amarin et Thann) qui appartiennent au bassin rhénan, faisaient partie de cet arrondissement. Le colonel Laussedat a répété très souvent cette erreur dans son livre où elle est gênante pour suivre le développement de ses idées, et rend parfois confuse son argumentation en faveur de la thèse soutenue par lui ; nous ne croyons pas, d’ailleurs, qu’elle ait pu exister dans sa pensée au moment où il siégeait à la Commission de Bruxelles.

Pendant que les commissaires français s’efforçaient de faire porter de 5 à 7 kilomètres le rayon de la zone à fixer autour de Belfort, les Allemands captivés par la solution géographique de la ligne de faîte, mais pensant qu’ils ne pouvaient l’adopter sans compensation, offrirent spontanément d’échanger les territoires à rétrocéder, dans ces conditions, autour de la place, contre d’autres situés entre Thionville et Longwy. C’est ainsi qu’ils avaient déjà procédé, au début, en exigeant en échange de Belfort les communes de Sainte-Marie-aux-Chênes et de Vionville.

L’échange devait procurer à l’Allemagne un certain nombre de communes françaises du département de la Moselle, dont les territoires contenaient de riches gisemens de fer. La France serait privée, par suite du tracé nouveau qui en résulterait, de tout contact avec le Grand-Duché de Luxembourg, mais elle pourrait obtenir, autour de Belfort, une zone comprenant un nombre d’habitans et d’hectares supérieur à celui qui serait concédé aux Allemands.

Nous n’indiquons ici les conditions d’échange que dans leurs traits d’ensemble, sans mentionner la superficie et le nombre d’habitans des territoires à rétrocéder de part et d’autre, afin de discuter tout d’abord les questions de principe qu’elles soulèvent.

Constatons en premier lieu que les commissaires français, à Bruxelles, ne furent pas favorables à cet échange. Le colonel Laussedat en donne les raisons suivantes que nous résumerons ainsi : les Allemands n’attachent aucune importance au plus ou moins d’étendue de la zone française entourant Belfort ; leur tactique consiste à exagérer la valeur des concessions qu’ils nous font, sans les regretter, pour obtenir les terrains miniers voisins de Longwy ; la cession de ces terrains ruinera d’une manière immédiate l’industrie métallurgique dans la Moselle et les Ardennes ; en n’acceptant pas l’échange, on amènera les Allemands à nous rétrocéder, sans exiger de compensation, ce qu’ils refusent de nous donner sans en recevoir une de nous ; l’excédent de la superficie offerte du côté de Belfort sur celle qui est demandée en Lorraine n’est pas à considérer, si l’on tient compte de la valeur des terrains miniers que nous abandonnerions ; bien que le nombre des habitans enlevés à la France soit moindre que celui qu’on lui rend, on ne peut oublier que les premiers ont le droit de protester contre un acte qui les prive de la nationalité que les Préliminaires leur ont garantie, et, d’ailleurs, il n’est pas admissible qu’on les échange « comme on ferait du bétail ; » en nous fermant la frontière du Luxembourg, on porte atteinte à nos rapports commerciaux et industriels avec cet État, et, en outre, on affaiblit notre action militaire de ce côté[6] ; le rôle militaire de Belfort à l’avenir sera sensiblement amoindri ; un rayon de 7 kilomètres serait à la rigueur, suffisant ; il est préférable de s’en contenter que de céder quoi que ce soit de ce que les Allemands demandent en Lorraine.

Prétendre qu’il n’en coûtait pas à M. de Bismarck d’élargir le rayon autour de Belfort, qu’il lui importait seulement de laisser croire le contraire afin d’arriver plus facilement à satisfaire ses convoitises du côté de la Lorraine, et en conclure qu’il nous suffirait de lui tenir tête pour obtenir cet élargissement sans être obligé de fournir une compensation, c’est raisonner sans tenir compte de l’état d’esprit des vainqueurs et des vaincus, c’est méconnaître l’importance de Belfort, c’est enfin oublier que le chancelier était l’arbitre souverain des négociations. Nous discuterons plus loin la question de savoir si les Allemands font cas ou non de Belfort au point de vue militaire. Examinons d’abord les autres argumens invoqués contre l’échange.

M. Thiers avait réussi, une fois, sur un point capital, à triompher de la résistance de M. de Bismarck, en laissant entrevoir, dans un accès de patriotique désespoir, la possibilité de la reprise des hostilités dans le cas où il n’aurait pas satisfaction ; mais il n’avait aucune envie de renouveler une pareille scène, et eût-il essayé de le faire, qu’il aurait abouti à un échec. En se montrant disposé à accueillir les propositions de rectification de la frontière tendant à accroître la sphère d’action de-Belfort, le chancelier cherchait à réduire à sa plus simple expression la concession qu’il avait consentie ; dans l’impossibilité de revenir sur sa décision sans remettre en cause les résultats des négociations antérieures, et sans créer de nouvelles complications de nature à retarder la conclusion de la paix, il s’efforçait du moins de conjurer le plus possible les conséquences de la restitution qui lui avait été arrachée. Il était dans son rôle, mais songeait moins à ruser qu’à faire sentir qu’il était le plus fort.

De son côté, M. Thiers, persuadé qu’il ne gagnerait rien à brusquer M. de Bismarck, protestait, avec une grande dignité, de ses dispositions conciliantes ; il écrivait le 3 mai au général de Fabrice, commandant les troupes allemandes d’occupation : « Lorsque, avec une douleur profonde, j’ai signé le traité des Préliminaires, j’avais pris résolument mon parti, et j’avais reconnu qu’au point où en étaient les choses, la paix valait mieux pour la France que la continuation d’une guerre déplorablement résolue, et tout aussi déplorablement conduite. Or, lorsque ce parti, si cruel pour moi, a été pris, et pris par pur dévouement à mon pays, car j’étais de tous les Français le moins obligé à m’en imposer la douleur, je n’étais pas homme à vouloir, par une inconséquence inconcevable, retomber dans la guerre. Je n’ai songé qu’à deux choses : à rendre définitive la paix avec l’Allemagne, et à terminer la guerre civile. »

Parmi les argumens dont s’est servi le colonel Laussedat pour condamner auprès des négociateurs l’échange de territoires, celui qui concerne les populations lorraines auxquelles les Préliminaires avaient laissé la nationalité française, et dont cet échange les privait après coup, appelle quelques observations. Que les exigences des négociateurs français aient ou non amené la proposition d’échange, celle-ci n’en est pas moins d’initiative allemande. Les négociateurs l’ont, sans doute, vu poindre de bonne heure, mais ils étaient impuissans à l’empêcher de se produire. En outre, comme ils ne pouvaient prévoir la suite qu’elle recevrait, leur strict devoir était de la discuter. Quant à la solution à lui donner, elle était du ressort de l’Assemblée nationale.

La question de principe peut donc se poser ainsi : L’Assemblée nationale avait-elle le droit d’aliéner la nationalité d’un certain nombre de Français au préjudice d’autres ? La réponse n’est pas douteuse : elle avait ce droit, parce qu’elle représentait souverainement la nation française ; elle aurait pu, il est vrai, l’exercer dans un sens défavorable à l’échange, mais elle ne le fit pas, parce qu’elle avait, au contraire, des raisons d’approuver cette combinaison. L’importance de la place de Belfort, pourvue d’une large zone, lui paraissait devoir racheter la perte, si sensible qu’elle fût, des territoires lorrains ; elle tenait compte également de ce que le nombre d’habitans et d’hectares rétrocédés autour de la place était notablement supérieur à celui des territoires abandonnés par échange. Ajoutons que les populations lorraines cédées à l’Allemagne pouvaient toujours opter pour la nationalité française.

L’échange ne se présentait donc pas sous un jour aussi désavantageux que le pensait, à Bruxelles, et que l’a dit, depuis, le colonel Laussedat. Quand il rédigea pour les négociateurs une note où il réprouvait le procédé qui consistait à « échanger des communes, c’est-à-dire des hommes, comme on ferait du bétail, » il allait encore plus loin contre son principe que les partisans de l’échange, car en se contentant, à la rigueur, du rayon de 7 kilomètres pour conserver d’autre part les terrains voisins de Longwy, il abandonnait au vainqueur un grand nombre d’habitans de la région de Belfort, en un mot des hommes pour du minerai.

L’argumentation du colonel Laussedat contre l’échange reposait en grande partie sur la conviction que les Allemands finiraient par consentir à rétrocéder une large zone autour de Belfort sans exiger l’abandon du bassin minier d’Aumetz. Non seulement il n’a pas justifié cette conviction par des raisons valables, mais il en a ruiné lui-même le fondement en faisant ressortir, avec une insistance soutenue, que l’intention des Allemands a été, dès le début des négociations, de compenser par des avantages économiques les sacrifices qu’ils pourraient être amenés à faire au point de vue militaire.

Quant aux conséquences de l’échange, il les a singulièrement exagérées. Il s’en faut de beaucoup que ses prévisions à cet égard se soient réalisées ; lui-même, chose curieuse, s’est chargé de leur donner un démenti, en exposant dans une note l’état de l’industrie métallurgique dans les bassins réunis de Longwy et Villerupt. Des données statistiques de cette note empruntées à un rapport officiel remontant à 1887, il résulte, en effet, que la production métallurgique, dans ces bassins, s’est accrue dans des proportions considérables de 1869 à 1886. D’après d’autres renseignemens, également officiels, publiés en 1900 et figurant dans la même note, la production minière des bassins de Longwy et Villerupt représentait, en 1899, plus de la moitié de celle du département de Meurthe-et-Moselle, qui était elle-même de plus des quatre cinquièmes de celle de la France entière.

Les données suivantes, qui nous ont été communiquées récemment par des métallurgistes lorrains éminemment compétens, sont encore plus significatives dans le même sens.

Le territoire lorrain retenu par les négociateurs français au Sud-Est de Longwy, avant la signature de la paix, est de 5 000 hectares environ (5 195 d’après le colonel Laussedat), sur lesquels on compte 2 400 hectares de surface de gisement minier (bassin de Villerupt : Tiercelet, Hussigny, Villerupt, Thil et Crusnes) contenant 200 millions de tonnes de minerai, soit 83 000 tonnes environ par hectare. D’autre part, le territoire lorrain rétrocédé à l’Allemagne à titre d’échange avec le territoire de Belfort est d’à peu près 10 000 hectares. Si l’on observe la proportion précédente entre la surface totale du territoire et celle du gisement minier qu’il contient, ces 10 000 hectares correspondent à 4 800 hectares de gisement. Bien que la contenance des gisemens de la Lorraine annexée ne soit dans l’ensemble que de 51 000 tonnes par hectare, nous admettrons que la partie rétrocédée ait le même rendement que le bassin de Villerupt, soit 83 000 tonnes par hectare ; il s’ensuit que les 4 800 hectares de gisemens rétrocédés à l’Allemagne contiennent 400 millions de tonnes, c’est-à-dire le double seulement du rendement du bassin de Villerupt. Les 43 000 hectares de gisemens de la Lorraine annexée produisant 2 200 millions de tonnes, le rendement de la partie rétrocédée par échange est compris entre le cinquième et le sixième du rendement total. Le minerai de fer oolithique (calcaire) vaut trois francs par tonne en moyenne. L’extraction de ce minerai donne au minimum 50 centimes de bénéfice. Les 2 200 millions de tonnes correspondant aux 43 000 hectares des gisemens lorrains annexés représentent donc un bénéfice de 1 milliard et 100 millions ; la partie rétrocédée par échange ne figure dans ce chiffre que pour 200 millions de francs. De tels résultats étaient-ils de ceux dont il y avait lieu de s’alarmer au point de sacrifier Belfort pour les conjurer ?

Les notables métallurgistes auxquels nous devons les renseignemens précédens reconnaissent que la rétrocession des 10 000 hectares de terrain en Lorraine, en procurant à l’Allemagne une plus grande quantité de minerai de fer, a contribué à l’accroissement de sa métallurgie, mais, en même temps, ils font remarquer que, même s’il y avait eu refus de la part de la France de se prêter à l’échange, la métallurgie allemande n’en aurait pas moins pris un grand essor. Dans ce cas, si les Allemands avaient eu besoin de nos minerais, ils nous en auraient acheté ; en raison des avantages qu’ils retirent du prix et de la bonne qualité de leur houille, ils n’auraient fait qu’un sacrifice insignifiant en donnant aux détenteurs français un bénéfice de 50 centimes par tonne.

La véritable cause de l’extension de la métallurgie allemande, devenue une des plus puissantes du monde entier, est due en grande partie aux ressources de l’Allemagne en houille. Elle possède des bassins de ce combustible en Silésie, en Westphalie et dans la région de Saarbrück, c’est-à-dire, d’après une statistique récente, autant que l’Angleterre et les États-Unis à eux deux. Le bassin de Silésie est le plus riche qui existe et celui de Westphalie est presque aussi important. A la vérité, la cession à l’Allemagne en 1871 des terrains houillers prolongeant le bassin de Saarbrück, a ajouté à la richesse industrielle de ce pays dans une certaine mesure, mais cette cession ayant été stipulée d’une manière définitive par le traité de paix du 10 mai, n’est pas en cause ici[7].

En 1871, la France conservait, dans le département de Meurthe-et-Moselle, les bassins de Nancy et de Longwy, respectivement avec 18 500 et 3 400 hectares de gisemens miniers, 200 millions et 100 millions de tonnes ; ces bassins, joints à celui de Villerupt de 2 400 hectares et 200 millions de tonnes, faisaient ensemble 23 900 hectares d’une contenance de 500 millions de tonnes, soit un peu moins du quart de la contenance des gisemens de la Lorraine annexée. Actuellement, les nombreuses usines de ces trois bassins, — aciéries, fourneaux, fonderies, hauts fourneaux, etc., — sont très prospères à des degrés différens ; elles n’ont jamais été entravées dans leur développement par les progrès de l’industrie similaire de la Lorraine annexée ; quelques-unes ont acquis une importance de premier ordre.

Ce n’est pas tout. Un nouveau champ d’activité a été ouvert, depuis quelques années, à la métallurgie française en Lorraine, à la suite de la découverte faite, en 1883, dans la région de Briey, d’un bassin ferrifère insoupçonné jusque-là. Des recherches effectuées de 1894 à 1899 ont permis d’en déterminer les limites. Le bassin de Briey a une surface de gisemens de 37 416 hectares, et contient 2 milliards de tonnes. C’est le prolongement, avec expansion, à un niveau inférieur, de celui que les Allemands ont accaparé en 1871. Réuni aux bassins de Nancy, Longwy et Villerupt, il constitue dans le département de Meurthe-et-Moselle un gisement de 61 716 hectares et de 2 500 millions de tonnes, c’est-à-dire de 18 716 hectares et 300 millions de tonnes de plus que le gisement de la Lorraine annexée. La découverte du bassin de Briey a donc plus que rétabli l’équilibre entre l’Allemagne et la France : nous possédons aujourd’hui plus de minerai que nos voisins. Ce minerai est de première qualité ; il est même de qualité supérieure à celle des minerais de la région rétrocédée en Lorraine. Ajoutons que, bien que l’extraction des minerais du bassin de Briey ait lieu par puits à une assez grande profondeur, son prix de revient est le même que dans la Lorraine annexée.

En s’attachant à prouver l’état florissant de l’industrie sidérurgique dans les bassins de Longwy et de Villerupt, et en raisonnant, par conséquent, d’accord avec nous, en faveur de l’échange contre lequel il s’est élevé avec tant de force en 1871 et depuis, le colonel Laussedat ne s’est-il pas proposé surtout de réfuter certaines assertions de M. Thiers à la tribune de l’Assemblée nationale lors des débats engagés sur le traité de paix ? Il n’a pas manqué de relever les passages suivans du discours prononcé le 18 mai par le chef du pouvoir exécutif : « Les belles créations de M. de Wendel ont transporté toute l’industrie française du fer dans l’Est ; cela n’est pas naturel et ne saurait se perpétuer. La prospérité de cette industrie avait donc été très exagérée ; néanmoins, les Allemands ont voulu en avoir une part, on la leur a cédée. Du fer, il y en a partout en France d’aussi bon qu’en Suède, et la prospérité de l’industrie métallurgique dans l’Est est une pure illusion qui ne durera pas éternellement. »

Si M. Thiers s’était laissé aller à reconnaître, fût-ce même avec des atténuations et des réserves, l’intérêt matériel attaché à la possession du bassin minier dont Aumetz est le centre, la cause de Belfort, dans ce qu’elle avait d’essentiel, était définitivement perdue ; or, à ses yeux, nous l’avons dit, l’importance de cette place et d’une large zone environnante dépassait de beaucoup celle des gisemens de minerai, si riches qu’on les lui eût dépeints. Aussi, ne faut-il pas prendre trop à la lettre les considérations d’ordre économique auxquelles il se livra dans le dessein d’enlever le vote du traité de paix. Alors même que nous admettrions que M. Thiers ait cru sincèrement au peu d’avenir de l’industrie métallurgique de l’Est, et par conséquent qu’il se soit trompé sous ce rapport, nous n’en conclurions pas qu’il ait eu tort de préférer Belfort avec un rayon d’action militaire sérieux, à des champs de minerai.

En résumé, M. Thiers, dominé par la question militaire dont la solution s’offrait à lui sous une forme précise lui permettant d’en mesurer les conséquences avec certitude, a paru ne pas tenir compte de la question économique, tandis que le colonel Laussedat s’est montré prêt à sacrifier la première sans être assuré qu’il résoudrait la seconde selon ses vues. Grâce à M. Thiers, dont l’Assemblée nationale adopta la manière devoir, nous possédons Belfort avec un rayon proportionné à l’importance de son rôle stratégique ; quant aux graves mécomptes économiques que redoutait le colonel Laussedat si l’on abandonnait à l’Allemagne la plus grande partie du bassin d’Aumetz, non seulement ils ne se sont pas réalisés, mais des circonstances heureuses ont complètement modifié à notre avantage la situation à ce point de vue.


Bien que le colonel Laussedat se défende, dans un passage de son livre, d’avoir envisagé Belfort comme devant jouer à l’avenir un rôle purement défensif, la plupart des considérations qu’il expose tendent à prouver que cette opinion était bien près d’être la sienne. La conviction qu’il avait que les Allemands n’attachaient aucun prix à la possession de Belfort et sa résignation à accepter le rayon de 7 kilomètres autour de la place, sont significatives à cet égard.

Il est curieux que, de leur côté, les Allemands, en 1871, se soient décidés, sans mesurer la portée de cette concession, à restituer Belfort avec une zone autour de la place suffisante pour nous permettre d’étendre ses ouvrages et de faire mouvoir à peu près à l’aise les troupes qui l’occupent. Si, cependant, il en a été ainsi, les dispositions qu’ils ont prises depuis, et celles qu’ils préparent au point de vue militaire dans la partie méridionale de la Haute-Alsace et sur le Rhin, donnent, comme nous allons le montrer, un singulier démenti à leur ancienne manière de voir.

En 1871, il n’existait aucun pont fixe sur le Rhin de Strasbourg (Kehl) à Bâle. On en compte trois, aujourd’hui, entre Neuf-Brisach et la frontière suisse vers Bâle : ceux de Neuf-Brisach-Vieux-Brisach[8], Chalampé-Neuenburg et Saint-Louis-Leopoldshœhe.

Sur la rive droite du fleuve (rive badoise), les Allemands ont commencé la construction d’une ligne de défense s’étendant sur 30 à 32 kilomètres, à partir de Mülheim, en face du point de passage de Chalampé, jusqu’à la frontière suisse dans le voisinage du point de passage de Saint-Louis. Entre ces deux points, cette ligne fortifiée n’est encore représentée effectivement que par des ouvrages élevés à Istein ; elle doit être complétée par d’autres qui auront pour emplacemens : le Hachberg près de Mülheim, les hauteurs de Bellingen (entre Mûlheim et Istein) et celles de Tüllingen près de la frontière suisse (canton de Bâle) ; elle sera rattachée plus tard à l’organisation défensive de Neuf-Brisach et de ses abords.

Le nom d’Istein, que nous venons de prononcer, est celui d’un petit village situé près de la ligne ferrée de la rive droite du Rhin, à 8 kilomètres environ au Nord de la frontière suisse. Là, les collines rocheuses de l’Isteiner Klotz, bordant le fleuve, en sont si rapprochées qu’on a dû percer trois tunnels pour donner passage à la voie.

La forteresse que les ingénieurs allemands achèvent de construire, sur les hauteurs voisines du village, a reçu tous les perfectionnemens dus à la science moderne. Autour d’un fort puissant, se groupent un certain nombre, d’ouvrages orientés dans presque toutes les directions, principalement vers l’Ouest et vers le Nord et le Sud dans le sens du cours du Rhin, et adaptés merveilleusement aux formes et aux accidens du terrain. Terrassemens considérables, retranchemens, batteries, ouvrages pour l’infanterie, communications à ciel ouvert et souterraines, chemins couverts, palissademens, coupures à travers bois pour le tir, artillerie sous coupole et sous bouclier, dispositifs pour le réglage du tir, constructions en béton (abris, casernes, magasins, etc.), camp, puits, blockhaus, observatoires blindés, ascenseurs, communications télégraphiques et téléphoniques avec Neuf-Brisach, etc., rien ne manque à cette forteresse modèle. Quelques hauteurs voisines seront fortifiées également.

N’est-il pas inouï qu’on ait à peine fait allusion, en France, à des travaux de cette importance ? Nos voisins les poursuivent sans relâche, comme si la guerre devait éclater demain.

Toutes sortes de précautions ont été prises par les ingénieurs pour dérober, autant que possible, la vue des ouvrages. Les ouvriers sont rigoureusement surveillés ; toute communication avec le dehors leur a été interdite. Des tirs d’épreuve d’artillerie ont eu lieu, à différentes époques, depuis 1903. En juillet 1904, des exercices ont été effectués avec l’intention de déterminer les directions de tir. Des groupés de deux à trois hommes envoyés le long du Rhin, en amont jusque vers Huningue et Saint-Louis, en aval vers Kemps et Sierentz, à travers la forêt de la Harth, indiquaient leur emplacement, pendant le jour, à l’aide de fanions, et, pendant la nuit, au moyen de fusées. Ces exercices ont préludé à des manœuvres de siège exécutées à la fin de 1904.

La position d’Istein défend le passage de la rive alsacienne à la rive badoise jusqu’à la frontière suisse vers Saint-Louis ; en effet, les canons de gros calibre pouvant envoyer leurs projectiles jusqu’à Saint-Louis et Huningue (environ 7 kilomètres), il est pour ainsi dire impossible de glisser le plus petit détachement entre ces deux points et la frontière suisse, qui n’en est distante que de quelques centaines de mètres

En aval, le canon d’Istein protège les abords du Rhin jusqu’à hauteur de Bellingen. Entre Bellingen et Mülheim, la distance étant de 17 à 18 kilomètres, les ouvrages qu’on construira sur ces deux positions croiseront facilement leurs feux sur l’une et l’autre rive.

Quant à l’organisation défensive de Neuf-Brisach et de ses abords, à laquelle doit se rattacher celle de Mülheim-Istein, elle est, dès à présent, accomplie, et se compose, en plus de la place de Neuf-Brisach, qui a été améliorée, et de l’ancien fort Mortier, d’un ensemble d’ouvrages nouveaux, solidement établis et situés au Nord et au Sud du chemin de fer de Neuf-Brisach à Fribourg. De ces ouvrages (ouvrages pour l’infanterie et batteries), les uns sont construits dans la zone très rapprochée du Rhin, les autres ont été élevés à une distance de 3 à 4 kilomètres de la rive gauche du fleuve. Tout y est préparé pour éviter une surprise. La plupart ont des canons sous cuirasses, ou contiennent des coupoles ; ils ont souvent des fossés inondables et possèdent des observatoires. Un câble téléphonique souterrain les relie entre eux et à Neuf-Brisach. Le matériel de pont de bateaux est prêt à être utilisé dès le premier jour de la mobilisation, sous un hangar de la rive gauche, à proximité du fort Mortier.

Jusqu’à présent, les Allemands n’ont construit aucun ouvrage dans la Haute-Alsace, mais ils ont fréquemment exploré la région dans cette intention. Les deux points qui ont attiré le plus particulièrement leur attention sont Folgensburg et Altkirch. Folgensburg est un village situé à la bifurcation des routes de Saint-Louis à Belfort par Delle et à Porrentruy par Ferrette, et qui a reçu, en 1903 et 1904, la visite de nombreux officiers allemands ; il a été question d’y élever un fort. Altkirch, sur l’Ill (à la rencontre des routes de Belfort, Mulhouse, Saint-Louis et Ferrette), et ses environs ont été aussi le but de voyages d’étude. Deux hauteurs voisines ont semblé propres à recevoir des ouvrages ; l’une, à laquelle l’Ill sert de fossé, s’étend au Sud de la ville du côté de Carspach ; l’autre, au Nord-Ouest, domine la gare. Déjà, un quai d’embarquement, qui semble avoir une destination militaire, a été construit à proximité du passage à niveau de la route d’Altkirch à Cernay.

Une fois fortifiés, ces points de Folgensburg et d’Altkirch peuvent servir, soit de sentinelles avancées destinées à faciliter un mouvement en avant sur Belfort, soit de positions de défense permettant de s’opposer à des mouvemens de troupes partant de la place ou au moins de les retarder assez pour donner aux défenseurs d’Istein le temps d’utiliser tous leurs moyens de résistance.

La construction prochaine d’un certain nombre de voies ferrées, dans la partie de la Haute-Alsace avoisinant la frontière suisse, ajoutera à la valeur propre des travaux projetés à Folgensburg et à Altkirch, en facilitant, de ce côté, les mouvemens de troupes. La ligne ferrée qui paraît devoir être établie la première joindra Dannemarie à la frontière suisse par Pfetterhausen ; elle figure, en effet, en tête du projet approuvé en 1903 par le Landesausschuss et qui comprend toutes les lignes à terminer d’ici à dix ans. Le même projet mentionne, au quatrième rang, la ligne de Saint-Louis à Waldighoffen par Folgensburg, et, en outre, deux voies ferrées sur route, celles de Ferrette à Pfetterhausen et de Oltingen à Werentzhausen.

Istein est donc, dès à présent, le réduit d’une ligne de défense dont Mülheim, Bellingen et Tullingen seront prochainement les chaînons, et dont les ouvrages projetés à Folgensburg et Altkirch formeront les avancées.

Que signifierait cette puissante organisation de la rive badoise du Rhin combinée avec celle qu’on prépare dans la Haute-Alsace, si les professionnels militaires, en Allemagne, ne croyaient pas au rôle offensif de Belfort, c’est-à-dire à la possibilité d’un mouvement offensif provenant de cette place et à une tentative de passage du fleuve entre Mülheim et la frontière suisse ?

Ceux qui, en 1871, contestaient l’importance de Belfort, et soutenaient que son rôle cesserait d’être offensif, sans distinguer le cas où la zone qui l’entoure est très réduite, de celui où elle est sensiblement élargie du côté du voisin, se sont donc trompés. Il est manifeste que si M. Thiers avait accepté alors le rayon de 5 kilomètres et même celui de 7 kilomètres, afin de conserver les gisemens de fer lorrains, la place aurait été privée de l’espace nécessaire pour donner à un mouvement offensif le champ d’action initial qui, seul, peut le rendre efficace. Ces conclusions n’impliquent nullement que Belfort soit appelé à être le point de départ d’une opération offensive, pas plus qu’elles ne prouvent que les Allemands resteront sur la défensive dans la Haute-Alsace. Il nous suffit d’avoir montré que les faits, d’accord, d’ailleurs, avec les principes, ont prévalu contre l’opinion exprimée, en 1871 et depuis, par le colonel Laussedat.

Enfin, le colonel a invoqué contre l’échange territorial la faible différence existant entre la superficie totale des communes à recouvrer et celle des communes à céder. Il est vrai que, plus tard, quand M. de Bismarck eut consenti à élargir la zone autour de Belfort jusqu’au Ballon d’Alsace, le colonel n’insista plus sur ce point.

Jusqu’au 7 mai, la question de l’échange tint la plus grande place dans les conférences de Bruxelles. Quand la Commission se transporta à Francfort, le colonel Laussedat continua à y défendre la thèse qu’il avait soutenue antérieurement, mais il paraît avoir eu peu d’influence sur nos négociateurs qui s’attachaient à demander l’agrandissement du rayon de Belfort. C’est alors que les Allemands offrirent de leur donner satisfaction sous ce rapport, en faisant entrer dans la zone concédée autour de la place les territoires des cantons de Belfort, de Delle et de Giromagny, et une partie de celui de Fontaine. Après avoir proposé un premier tracé englobant les communes lorraines dont ils demandaient la cession, ils le modifièrent par un autre plus avantageux pour la France. Enfin, au dernier moment, ils se déclarèrent prêts à étendre encore le territoire de Belfort par l’adjonction d’une vingtaine de communes.

En résumé, le tracé de la frontière suivrait la ligne de partage des eaux et des langues, indiqué par M. Gustave Renault, depuis le Ballon d’Alsace jusqu’à la frontière suisse, vers Réchésy, si ce n’est aux abords du point de rencontre du canal du Rhône au Rhin et du chemin de fer de Belfort à Mulhouse, où il s’en détacherait pour dessiner vers l’Ouest une courbe dont l’autre extrémité venait rejoindre cette ligne de partage non loin de Chavannes-les-Grands. Cette courbe était destinée à enfermer en territoire allemand le seuil du canal. Ainsi, la route stratégique de Belfort à Remiremont par Giromagny et le Ballon d’Alsace devait rester à la France.

Le Roi et M. de Bismarck étaient pressés de conclure la paix ; M. Thiers, redoutant l’ingérence des Allemands dans nos affaires intérieures, et très préoccupé par la lutte à soutenir contre l’insurrection de la Commune, n’avait pas moins hâte d’en finir. Le traité fut signé le 10 mai. Il reproduisait, en ce qui concerne Belfort, son territoire et les communes lorraines, les propositions conditionnelles des Allemands qui devaient être soumises à l’Assemblée nationale pour être ratifiées par elle dans un délai maximum de dix jours.

En conséquence, une Commission militaire extra-parlementaire fut instituée par les spins du général Le Flô, ministre de la Guerre, pour donner son avis sur ces propositions. Elle était présidée par le général de Chabaud-Latour, composée des généraux Chareton et Fournier, et du colonel Laussedat, secrétaire et rapporteur, et siégea à Versailles. En même temps, une Commission de l’Assemblée nationale, dont le rapporteur était le vicomte de Meaux, était chargée d’examiner les conditions de la paix et particulièrement la question d’échange des territoires.

Malgré les concessions accordées par les Allemands, le colonel Laussedat reprit, devant la Commission militaire, les argumens par lesquels il n’avait cessé de combattre l’échange. Convaincue que la forteresse de Belfort était désormais réduite à un rôle défensif, et que le rayon de 5 kilomètres suffisait à la rigueur pour la protéger, la Commission se prononça contre l’échange. Le colonel Laussedat alla jusqu’à avancer dans son rapport que l’Allemagne tenait d’autant moins à la vallée de Giromagny, que Belfort, restant à la France, continuait à commander la vallée de la Savoureuse (affluent du Doubs).

C’est ainsi que d’argument en argument, et en renchérissant toujours sur le précédent, on arrive parfois à de regrettables exagérations.

Belfort ne peut commander la vallée de la Savoureuse qu’autant que la tête de vallée, c’est-à-dire le Ballon d’Alsace et la route y aboutissant par le Sud nous appartiennent ; or, avec le rayon de 5 et même de 7 kilomètres dont le colonel Laussedat se contentait, Giromagny, le Ballon et le réseau des routes de Giromagny à Champagney, Dannemarie, Altkirch, Mulhouse et Cernay seraient restés aux mains des Allemands ; ils auraient, très probablement, construit à Giromagny un fort d’arrêt et Slevé de puissans ouvrages au Ballon ; les têtes de vallée de la Savoureuse et de la Moselle, qui se correspondent, nous auraient été fermées, et Belfort se serait trouvé, non seulement privé de tout commandement sur la première de ces vallées, mais même entravé dans ses moyens de défense.

En suivant l’œuvre des négociateurs, M. Thiers, avec sa sagacité habituelle, avait compris l’importance pour nous de l’échange offert par l’Allemagne. On devine facilement son émotion en jetant les yeux sur le rapport qui lui était transmis par le général Le Flô. Si ses idées personnelles sur le rôle de Belfort, telles que nous les avons exposées, étaient combattues dans la Commission militaire, il pouvait craindre que la Commission parlementaire ne se laissât influencer à son tour, et qu’il ne pût ensuite qu’avec beaucoup de peine faire passer ses convictions dans l’esprit des membres de l’Assemblée nationale. L’éventualité d’un retour au rayon de 5 ou de 7 kilomètres, qui paralyserait l’action de la forteresse, et celle de la rupture des négociations qui nous rejetterait dans un inconnu plein d’incertitudes et d’angoisses, lui apparurent menaçantes. Il invita la Commission à délibérer de nouveau.

Les généraux de Chabaud-Latour et Fournier rectifièrent quelques-unes de leurs premières appréciations trop absolues, ce qui les amena à se rallier à peu près à la manière de voir du chef du pouvoir exécutif ; mais le général Chareton et le colonel Laussedat maintinrent leurs avis antérieurs. Le général de Chabaud-Latour décida alors que la Commission s’en tiendrait à l’opinion tout d’abord exprimée, sauf à chacun des deux membres députés[9] à donner à la tribune les explications jugées nécessaires.

L’exposé des motifs dont M. Jules Favre accompagna le dépôt qu’il fit, sur le bureau de l’Assemblée nationale, du traité de paix du 10 mai, ne trancha pas la question de l’échange, et quelques autres d’importance secondaire, mais le vicomte de Meaux, dans son patriotique rapport rédigé au nom de la Commission parlementaire, proposa d’accepter cet échange et de ratifier le traité.

Les débats du 18 mai, à l’Assemblée nationale, durèrent six heures, et portèrent principalement sur l’échange. Le général Chareton, se fondant sur ce que le traité assurait aux Allemands la possession de tous les passages des Vosges, en conclut que Belfort n’était pas plus une position offensive qu’une position défensive, et qu’on devait se contenter du rayon de 7 kilomètres et repousser l’échange.

M. Thiers lui succéda à la tribune. Après avoir rappelé les angoisses qui l’avaient étreint, quand M. de Bismarck lui demanda Belfort, il aborda la question de l’importance stratégique de la place, et en mit en relief, avec une lumineuse précision, les points essentiels. Il y avait quelque mérite, alors, à dégager les vérités de principe que comportait le sujet, et à en faire l’application à la place, objet de la discussion, sans rien hasarder qu’un professionnel expérimenté ne pût approuver.

On jugera, par l’énoncé de quelques-unes de ces vérités, jusqu’à quel point fut décisive l’argumentation de M. Thiers en faveur de la rétrocession de Belfort : « Il faut distinguer entre une place qui n’est que place, et celle qui, étant frontière, rend la frontière encore plus solide. — Belfort est plus qu’une place, c’est un camp retranché qui peut abriter 100 000 hommes. — Lorsqu’on n’a pas Strasbourg, il faut avoir Belfort. — Si l’on veut défendre toute la ligne qui s’étend du Ballon d’Alsace jusqu’au Jura, il faut être maître de cette petite vallée qui s’appelle la vallée de Giromagny. C’est là le point vraiment important. — On nous dit que donner le rayon de 7 kilomètres, c’est assez, et que nous pourrions toujours nous garder contre les ouvrages qu’on élèvera autour de la place, mais, par là, nous ne sommes pas reliés au Ballon d’Alsace ; on peut passer par notre gauche, tourner Belfort, rejoindre la route qui, par le Ballon d’Alsace, descend en Lorraine sur les frontières. »

M. Thiers donna pour complément à ces incontestables vérités les prévisions suivantes dont la justesse est pleinement démontrée par l’organisation défensive actuelle de la place : « Il est nécessaire que nous conservions tous ces terrains (les terrains que les Allemands offraient de rétrocéder), car ce n’est pas la place seule de Belfort qu’il faudra fortifier ; il faudra occuper les passages supérieurs, y créer des ouvrages extérieurs, des ouvrages fermés qui seront les dépendances de cette place, qui concourront avec elle à compléter la barrière de la France contre l’Allemagne. Il y aura là des dépenses à faire, mais la sécurité de la France en vaut la peine. Ainsi, avec les terrains qui nous sont concédés, nous pouvons fermer la route complètement, nous rattacher au Ballon d’Alsace, et faire de Belfort une des places les plus importantes de l’Europe, tandis que sans ces terrains Belfort devient une place comme une autre. »

Sur le point particulier concernant le Grand-Duché de Luxembourg, M. Thiers se prononça en ces termes : « Je nie absolument que nous ayons autre chose qu’un intérêt politique sur la frontière du Luxembourg ; militairement, la frontière du Luxembourg ne nous intéresse pas. » Quant à la question économique, il la résuma ainsi : « La réputation de l’industrie du fer, développée dans l’Est de la France, a été la cause, suivant moi, du zèle extrême qu’on a mis à nous demander ce terrain minier. Nous en avons cédé une partie ; la partie la plus considérable nous reste, elle est, pour bien des années, — non, pour bien des demi-siècles, — plus que suffisante à tout l’emploi possible des fers qui se produisent dans ces contrées. »

M. Thiers crut utile, en terminant, de faire appel à l’opinion du colonel Denfert sur la valeur stratégique de Belfort : elle corroborait la sienne. On ne peut s’empêcher de remarquer qu’il se dispensa d’en donner communication lui-même, et chargea de ce soin le vicomte de Meaux.

A son tour, le général Ducrot envisagea, sous le même jour que M. Thiers, les dispositions du traité relatives au Grand-Duché de Luxembourg. « La zone qui avoisine le Luxembourg, dit-il, n’a aucune importance ; elle est complètement tournée par la place de Metz et le plateau de Briey… La place de Luxembourg est en dehors de toutes les grandes lignes d’opérations. » Tandis que Thiers avait discrètement évité de se prononcer sur le rôle offensif de Belfort, le général Ducrot, ne se croyant pas tenu à la même réserve, s’expliqua ouvertement sur ce point : « C’est par la trouée de Belfort que nous pouvons pénétrer dans la vallée du Rhin, et prendre à revers la ligne des Vosges. Nous conservons même une certaine action sur le bassin du Danube, car les points de passage sont faciles et nombreux entre Huningue et Neuf-Brisach. » Les Allemands ont fait le même raisonnement auquel ils ont donné une sanction pratique, en construisant sur le Rhin, à hauteur de Belfort, la forteresse d’Istein, mais il est étrange qu’ils aient attendu trente ans avant de s’y décider.

Finalement, l’Assemblée nationale, se ralliant à l’avis de M. Thiers, approuva par 433 voix contre 98 le traité de Francfort.

En plus des 17 940 habitans et des 14 222 hectares en 28 communes correspondant au rayon militaire de 5 kilomètres prévu par les Préliminaires, la France recouvrait 60 communes comprenant 35 105 hectares et 26 936 habitans : elle cédait à l’Allemagne 12 communes lorraines contenant 7 083 habitans et 9 966 hectares ; enfin, les négociateurs de Francfort avaient réussi à obtenir la rétrocession en Lorraine de 5 communes de 2 265 habitans et de 5 195 habitans[10].

L’infatigable persévérance de M. Thiers à poursuivre la restitution à la France d’une zone autour de Belfort en rapport avec la portée stratégique qu’il assignait à la place, les paroles par lesquelles il s’est efforcé de faire partager ses vues et ses espérances, et le rare sens militaire qui les inspirait, qui les illuminait en quelque sorte, n’ont pas trouvé grâce devant tous ceux qui l’ont jugé. Le colonel Laussedat, entre autres, le prend à partie avec une extrême vivacité. La politique de M. Thiers a rencontré et rencontrera encore des contradicteurs, mais, ici, elle n’est point en cause : il ne s’agit que de la défense nationale.

Reprocher à M. Thiers, comme le fait le colonel, de s’être laissé dominer par l’idée qu’il fallait, avant tout, s’occuper de Belfort ; traiter de malencontreuse et de déplorable son intervention à la tribune, le jour où l’Assemblée nationale appelée à ratifier le traité de Francfort devait décider du sort de la frontière de l’Est ; conseiller au lecteur de méditer le discours qu’il prononça dans cette circonstance, pour y apprendre comment « avec une langue bien pendue et un front d’airain, » on parvient à « retourner une assemblée ; » taxer de fausseté ou représenter comme des « énormités » certaines de ses allégations ; enfin, le qualifier ironiquement de « grand géographe militaire, » à propos de certaines trouées ouvertes dans les Vosges par le tracé allemand de la frontière, trouées soi-disant aussi importantes que celle de Belfort et dont il aurait méconnu le danger pour nous, c’est vraiment dépasser un peu les bornes de la critique équitable et modérée que commande, en dehors de la personnalité de M. Thiers, la gravité du sujet.

Malgré les dispositions du traité de Francfort et de l’article additionnel qui stipulaient le retour de Belfort à la France, M. Thiers ne se sentit pas encore rassuré sur le sort de la place. Il était persuadé que M. de Bismarck regrettait de l’avoir laissé échapper, et se tiendrait prêt à profiter du moindre incident pour la ressaisir. Les Notes et Souvenirs mettent en lumière, d’une manière saisissante, le prix qu’il attachait à l’exécution du traité sur ce point, et ses patriotiques efforts pour déjouer les calculs et éviter les pièges qui pouvaient lui faire perdre ce qu’il appelait avec raison sa conquête. Pendant deux ans encore, ses regards devaient rester invariablement fixés sur la frontière dans cette région.

En mai 1872, alors qu’il offrait de payer les trois milliards restant dus de l’indemnité de guerre, deux ans avant l’époque convenue, c’est-à-dire en 1872 au lieu de 1874, la diplomatie allemande, peu disposée à faire correspondre à cette anticipation dans les payemens une anticipation dans la libération du territoire par les troupes, laissa entendre que Belfort, Toul et Verdun ne seraient évacués que lorsque les payemens auraient complètement pris fin.

Le parti militaire s’agita. M. de Moltke crut ou feignit de croire que les propositions de M. Thiers n’étaient pas sérieuses, et que la France, en appétit de revanche, s’apprêtait à recommencer la guerre. La défiance du gouvernement allemand s’étendit à la Russie dont les témoignages amicaux pour nous étaient interprétés comme pouvant servir de base à un rapprochement, peut-être à une alliance[11].

M. Thiers prit peur. « Un mot, écrit-il, prononcé à Berlin, répandu dans toute l’Allemagne, me remplit de crainte : c’était Belfort. En Bavière, en Wurtemberg, dans le pays de Bade, on ne parlait jamais de Belfort sans s’indigner contre M. de Bismarck, parce qu’il nous l’avait abandonné ; et l’on disait tout haut que l’on ne nous le rendrait jamais. Ce propos, répété jusqu’à Rome, avait trouvé des échos en France. Chose plus inquiétante, un membre considérable du Conseil fédéral avait dit à M. de Gontaut : « Le parti militaire est vaincu ; on traitera avec vous « pour l’évacuation, mais, quant à Belfort, on ne vous le rendra « que le plus tard possible, à la dernière extrémité. » Ce langage disait nettement que pour avoir notre argent, on recommencerait à nous rendre notre territoire pièce à pièce, mais qu’au dernier moment, Belfort serait la difficulté. »

Les assurances pacifiques de M. Thiers finirent par avoir raison des inquiétudes allemandes. Le roi de Prusse voulait sincèrement la paix. Le parti militaire céda. En juin 1872, fut signée une convention d’après laquelle Belfort devait être évacué en même temps que les départemens de la Meuse et de la Meurthe, quand le troisième et dernier milliard de l’indemnité de guerre serait payé. M. Thiers obtint, à ce moment, que non seulement les territoires occupés ne recevraient jusqu’à leur libération aucune nouvelle troupe, mais qu’il ne serait construit dans les places fortes aucun ouvrage de fortification. Cette dernière clause visait Belfort où les Allemands avaient entamé quelques travaux.

Plus tard, quand l’abondance de nos ressources financières permit à M. Thiers de fixer au 1er septembre l’échéance du payement du cinquième milliard, il demanda à la Prusse l’évacuation de Belfort pour le 1er juillet, en même temps que des départemens de la Meuse, de la Meurthe, des Vosges et des Ardennes. Mais le Roi maintint son intention de conserver Belfort jusqu’en septembre comme gage de l’acquittement final de la dette française, et M. de Bismarck, tout en se défendant d’avoir une arrière-pensée quant à la rétrocession de la place, fit savoir à M. Thiers que l’acceptation de la clause la concernant était la condition sine qua non de l’évacuation en juillet des quatre départemens. Il était évident, comme le fait observer M. Thiers, qu’en séparant ainsi le sort de Belfort de celui des quatre départemens, les Allemands se mettaient dans le cas de le faire dépendre « d’un accident ou de quelque interprétation subtile des textes. »

M. Thiers ne se tint pas pour battu. Il commença par accepter la clause relative à Belfort, puis soumit au chancelier la solution d’une question financière d’importance secondaire, en ajoutant que si elle était acceptée, la France serait en mesure de s’acquitter intégralement le 1er août, et que, dans ce cas, les Allemands évacueraient à cette date Belfort et les quatre départemens.

Sur ces entrefaites, M. de Bismarck proposa spontanément de substituer Verdun ou Toul à Belfort, comme gage équivalent, et d’évacuer Belfort en même temps que les quatre départemens. M. Thiers accueillit avec joie cette offre inespérée. Verdun fut substitué à Belfort.

Quelques jours après, le chancelier fit mine de revenir sur sa détermination. M. Thiers céda alors sur quelques détails insignifians, en restant ferme sur la question de substitution. Il eut gain de cause. Mais, au moment de signer la convention, M. de Bismarck tenta encore une fois de reprendre sa concession ; il se ravisa enfin, et signa, le 15 mars 1873.

Belfort rentrait définitivement dans le patrimoine national. Ce grand événement tient dans les quelques lignes suivantes des Notes et Souvenirs : « La convention du 15 mars, couronnement de notre œuvre commune et terme de ma tâche principale, combla la France de joie, et l’Assemblée nationale, s’associant au sentiment public, déclara, pour la deuxième fois, le 16 mars 1873, que j’avais bien mérité de la patrie. »

Ce n’était pas trop dire que cette convention comblait la France de joie : elle consacrait la paix définitive et annonçait la cicatrisation prochaine des plaies de la guerre. De là datent nos premiers efforts pour reconstituer l’organisation défensive de la France. Tel est le rôle de Belfort dans cette organisation, qu’on peut avancer que, si la place était restée à l’Allemagne avec le Ballon d’Alsace, l’orientation et les centres de résistance de la frontière du Nord-Est auraient été, à notre grand préjudice, bien différens de ce qu’ils sont aujourd’hui.

En s’obstinant à vouloir fermer la porte que les Allemands avaient ouverte sur la Haute-Moselle et la Haute-Saône, M. Thiers est parvenu à conjurer ces désastreuses conséquences.

Il est possible que certains adversaires de sa politique, sans tenir compte des obstacles suscités par l’Allemagne, ne renoncent pas à discuter son mérite comme libérateur du territoire, en arguant des immenses ressources financières de la France qui lui auraient permis d’obtenir très facilement ce résultat, mais ils ne réussiront jamais, quoi qu’ils puissent dire, à diminuer la gloire qui lui est acquise d’avoir sauvé Belfort et son territoire et assuré par là l’avenir de notre système de défense stratégique. Quant à ceux qui ont collaboré à cette œuvre patriotique, ils ont la satisfaction d’avoir rendu un service incontestable à notre pays, et de mériter, eux aussi, une petite part de sa reconnaissance.


GENERAL BOURELLY

  1. La délimitation de la frontière franco-allemande Souvenirs et impressions, Paris, 1901, G. Delagrave.
  2. Occupation et libération du territoire, 1871-1873, Correspondances, Calmann-Lévy ; Notes et Souvenirs, 1870-71, Voyage diplomatique, Proposition d’un armistice, Préliminaires de paix, Présidence de la République, sans nom d’éditeur. L’exemplaire de dépôt légal de ce dernier volume, à la Bibliothèque nationale, était encore sous scellés au commencement de 1905.
    Les deux volumes de Correspondances imprimées en 1900 n’ont été offerts par Mlle Dosne aux bibliothèques et à quelques personnes qu’à partir de janvier 1903. Le volume des Notes et Souvenirs, imprimé en 1901, a été donné aux bibliothèques et à un certain nombre de personnes à partir de mai 1903.
  3. M. de Bismarck, M. Thiers et M. Jules Favre.
  4. Ce tracé figurait sur une carte de l’Alsace publiée dès 1870 par l’état-major général ; il était joint au texte des Préliminaires.
  5. L’Allemagne ne reprenait que deux villages de la Moselle au lieu de quatre.
  6. Cet argument perdit une partie de sa valeur, quand M. de Bismarck consentit à faire une rectification de tracé qui nous laissait huit kilomètres de frontière commune avec le Grand-Duché.
  7. Les industriels de l’Est se sont demandé si l’on ne pourrait rencontrer, en Meurthe-et-Moselle, le prolongement du bassin houiller de Saarbrück. Des sociétés de recherches ont été constituées en 1903 ; des sondages ont été effectués ; on n’a trouvé jusqu’ici, à 700 et 800 mètres de profondeur, que des veines de houille, entre la frontière et Pont-à-Mousson. En tout cas, si les travaux entrepris aboutissent à un résultat favorable, il est peu probable que la production du bassin prolongé soit suffisante pour réparer la perte causée par la cession du prolongement du bassin de Saarbrück dans l’ancien département de la Moselle.
  8. On traversait le Rhin, entre Neuf et Vieux-Brisach, sur un pont de bateaux.
  9. Les généraux de Chabaud-Latour et Chareton étaient membres de l’Assemblée nationale.
  10. Ces chiffres sont empruntés à l’ouvrage du colonel Laussedat.
  11. Passant en revue les divers États de l’Europe, et cherchant à se rendre compte de leurs dispositions vis-à-vis de la France, au lendemain du jour où l’issue de l’emprunt destiné à assurer les premiers payemens de l’indemnité de guerre permettait d’espérer notre prochain relèvement, M. Thiers écrit : « La Russie, quoique toujours retenue par l’affection de l’empereur Alexandre envers son oncle devenu empereur d’Allemagne, commençait à trouver inquiétant le développement de la puissance de ses voisins. A l’égard de l’Angleterre, elle n’oubliait pas non plus son ancienne jalousie, chaque jour ravivée par les événemens de l’Asie centrale. Aussi, regardait-elle la France comme une alliée utile et probable dans l’avenir. »