La Révolution dans l’Europe orientale/03

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Les Polonais
dans
la révolution européenne.


première partie.

L’ÉMIGRATION ET LE SLAVISME.



Lorsque la nouvelle de la prise de Varsovie arriva en France en 1831, la douleur fut générale et profonde. Qui n’en a gardé le souvenir ? La joie de la victoire populaire de 1830 n’avait pas été plus vive que ne le fut la tristesse causée par la dernière défaite des Polonais. J’ai été conduit depuis ce jour sur le sol que la Pologne couvre de ses membres meurtris ; j’ai vu briller dans les mains de ses vainqueurs le fer qui a déchiré son sein ; après avoir contemplé tant de désastres, comment n’aurais-je pas conservé ce premier sentiment qui m’avait semblé et qui a été en effet le sentiment du pays tout entier ? Et cependant, si j’interroge aujourd’hui l’opinion, combien je remarque de froideur dans les dispositions qui ont succédé à ces chaudes sympathies de la France pour la Pologne !

Ce n’est pas le caractère le moins étrange de ce revirement d’idées, de se produire tout justement à l’heure où nous entrons, bon gré mal gré, en démocratie. Peut-être en effet n’avait-on pas lieu de s’attendre à ce que la Pologne, populaire au plus haut degré dans la France monarchique, perdît une partie de cette popularité dans la France républicaine. D’où vient donc ce contraste ? On pourrait répondre, hélas ! à cette question par une autre : D’où vient que la république a pour résultat de rejeter la liberté en arrière jusque par-delà 1830 ? D’où vient que la philosophie recule avec la liberté comme par crainte d’avoir poussé trop loin la hardiesse ? C’est que toutes les causes libérales sont devenues en un moment suspectes par les conséquences anarchiques où elles ont paru conduire les sociétés.

Il faut d’ailleurs reconnaître que les Polonais de l’émigration n’ont peut-être pas suivi tous, au milieu de nos crises révolutionnaires et des perturbations de l’Europe, la politique qui était la plus propre à leur concilier les rares esprits restés maîtres d’eux-mêmes dans l’universel entraînement. Le respect de la vérité arrache aux amis de la Pologne ce douloureux aveu. Oui, quelques Polonais se sont jetés dans des hasards où le devoir ne les appelait pas ; il en est, en un mot, auxquels la révolution a fait un peu oublier la patrie, et qui, en identifiant la cause de la Pologne à la cause de la démocratie turbulente, ont restreint les chances de cette nation à celles d’un parti, au lieu de les laisser associées au destin de la France elle-même.

Heureusement il s’est aussi rencontré, parmi les Polonais de l’émigration, des hommes plus sagement dévoués à leur pays, qui ont vu avec chagrin de si profondes méprises. Pour ceux-ci, le droit de la Pologne n’est point un droit révolutionnaire dont l’existence puisse dépendre de telle ou telle forme de gouvernement : c’est un principe de droit des gens, au triomphe duquel l’Europe entière est intéressée. Ceux qui pensaient ainsi ont maintenu l’idée polonaise au-dessus de nos luttes de parti. L’immense majorité de la population du royaume de Pologne marche avec eux et vit dans les mêmes sentimens. N’y aurait-il donc pas quelque légèreté à juger la Pologne entière sur les excentricités politiques de quelques membres de l’émigration ?

Aussi bien, la situation européenne, qui rend la nation polonaise utile à la France, n’a point changé avec les événemens. Indépendante la Pologne peut toujours être pour nous un auxiliaire important, si jamais nous devions nous voir entraînés dans une lutte sur le Rhin, les Alpes ou le Bosphore. Asservie comme elle l’est aujourd’hui, elle reste encore, dans l’hypothèse d’une conflagration européenne, un embarras, un perpétuel sujet de crainte pour ses vainqueurs. Sans avoir un coup de fusil à tirer, par ses seules menaces, elle peut occuper cent cinquante mille hommes. C’est à peine s’il faut moins de baïonnettes pour la contenir qu’il n’en a fallu pour la conquérir.

Ainsi le salut de la Pologne n’a point cessé d’être pour nous un intérêt de sécurité et d’influence en Europe. Nous avons toujours la même raison de désirer que la nation polonaise échappe à la fatalité qui la poursuit. Je dis plus, peut-être ne nous est-il pas défendu d’espérer cette grande réparation des torts du destin. J’ai suivi de près les vicissitudes récentes de la race polonaise. À côté d’un principe de désordre que les événemens ont mis en fermentation et qui s’épuise par lui-même, j’ai partout découvert un principe d’ordre que le temps et les malheurs ont épuré et fortifié. Rousseau avait bien remarqué ce feu de la jeunesse, cette ardeur de patriotisme, cet instinct d’avenir que la Pologne a toujours conservés au fort même de ses malheurs et de son anarchie. « Elle est dans les fers, dit-il, et discute les moyens de se conserver libre ; elle sent en elle cette force que celle de la tyrannie ne peut subjuguer. Je crois, ajoutait l’auteur des Considérations sur le gouvernement de Pologne, je crois voir Rome assiégée régir tranquillement les terres sur lesquelles son ennemi venait d’asseoir son camp. » Rousseau avait raison : jamais la Pologne n’a montré plus de ressources d’esprit, de courage militaire, de génie poétique, de vie nationale que depuis la perte de son indépendance. Sur le territoire du royaume, des souffrances héroïques, des drames émouvans dont on ne parle point, mais qui restent confiés à la tradition des familles ; dans l’exil, tout le travail de la pensée libre, une action considérable sur les affaires d’une partie de l’Europe partout des cœurs fermes, les exemples de dévouement donnés par la vieillesse et suivis avec ardeur par les jeunes gens, le courage et le sacrifice prêchés et pratiqués virilement par les femmes elles mêmes : tel est le saisissant spectacle offert à quiconque jette un regard sur les débris de la nationalité polonaise. Aujourd’hui encore, la Pologne n’a point désespéré d’elle-même ; la foi lui reste au milieu de ses malheurs. C’est cette foi que nous devons sonder : si elle est féconde, il est toujours permis aux hommes de sens de s’associer aux espérances de la Pologne, et ses amis gardent dans les douleurs du présent cette satisfaction d’avenir. Soyons donc équitables et prudens ; ne nous hâtons point trop d’abandonner la Pologne sous prétexte qu’elle serait atteinte de la folie révolutionnaire qui nous perd nous-mêmes : l’insurrection d’un peuple qui cherche à secouer une domination étrangère n’est point de la démagogie, et si des Polonais se sont mêlés aux démagogues européens, c’est une erreur d’imagination dont quelques écervelés seulement sont coupables. Ne prenons pas trop facilement notre parti d’une ruine que nous avons naguère déplorée dans les mouvemens de l’émotion la plus vive, car les sentimens que le cœur nous inspirait alors, l’intérêt les approuvait ; il les eût dictés, s’ils n’avaient été le fruit spontané d’une antique et noble sympathie. Enfin n’acceptons pas trop complaisamment les décrets de la fortune contraire aux Polonais, car, dans sa défaite, la Pologne a conservé la jeunesse de l’esprit et la fierté du courage. Elle pense ; donc elle existe ; et s’il lui est donné de discipliner cette pensée quelquefois trop ardente, elle peut encore retrouver par son courage tout ce qu’elle a perdu par ses fautes, une existence nationale et libre. Quiconque aura la patience de faire la part du bien et du mal dans la récente histoire des Polonais en retirera cette conviction consolante. Sans doute, la Pologne, comme la liberté elle-même chez nous, sur son sol natal, est destinée à payer les folies de ses partisans ; les causes libérales se sont gravement compromises par l’anarchie, mais toutes ne sont pas perdues.


I

On ne saurait dire que la révolution de février ait pris les exilés polonais entièrement au dépourvu. De tous les esprits mal à l’aise qui pouvaient alors rêver une levée de boucliers, ils étaient les mieux préparés moralement. Depuis 1831, l’imagination de l’émigré n’a pas d’autre perspective ni d’autre but qu’une nouvelle guerre d’indépendance. À voir les chefs de l’émigration plusieurs années après la catastrophe de leur pays, on eût affirmé qu’ils ne cherchaient dans l’hospitalité de la France qu’une tente où ils campaient seulement pour quelques jours. Si les chances qu’ils attendaient ont long-temps reculé devant eux, si le maintien de la paix systématique les a forcés de se résigner à bâtir pour un plus long exil, ils n’ont jamais cessé de voir dans leurs établissemens de France une hôtellerie, un lieu de passage. Ce n’était pas une patrie nouvelle où ils comptaient déposer leurs os. Ceux qui s’y étaient fait une famille et s’y étaient créé des intérêts et des affections se tenaient toujours prêts à briser ces liens au premier appel du pays.

La partie savante de l’émigration polonaise se mêlait non sans éclat en Allemagne et en France aux luttes de la pensée et aux investigations de la philosophie, mais beaucoup moins pour s’absorber dans les systèmes occidentaux que pour essayer d’y introduire la teinte particulière de la science et du génie polonais : tels nous avons vu le poète Mickiewicz en France et les philosophes Trentowski ; Krolikowski, Czieskowski en Allemagne. Diserts, passionnés, naturellement et poètes inspirés par la souffrance, ils répandaient autour d’eux, même quand ils cessaient d’être orthodoxes, je ne sais quel vague sentiment religieux qui avait parfois la gravité du vieux mysticisme chrétien. Chez eux, ce sentiment n’était point un jeu d’imagination, comme chez nous ; ce n’était point la fantaisie d’esprits blasés qui s’étudiaient à souffrir par manière de passe-temps : c’était le cri de l’ame réellement ulcérée ; il prenait, en s’échappant de ces poitrines émues, l’accent des tendresses et des terreurs religieuses qui remplissent l’histoire des peuples chrétiens au moyen-âge. Ainsi la philosophie polonaise survivait à l’exil, sans perdre, même sous le vêtement des idiomes étrangers, son originalité native, ses traditions de sensibilité et de poésie. Bien loin donc de renoncer à l’indépendance de leur nationalité, alors que les circonstances politiques semblaient l’ajourner indéfiniment, les écrivains de la Pologne rêvaient pour leur pays, à tort ou à raison, une destinée philosophique, un rôle de premier ordre dans le mouvement de la civilisation.

De leur côté, ceux qui n’avaient apporté dans l’exil que des connaissances militaires devenues inutiles à leur patrie, — ces officiers, jeunes ou vieux, qui désormais n’avaient plus l’emploi de leurs bras, couraient le monde pour offrir leur épée à quiconque leur ouvrait la perspective de rencontrer de nouveau des Russes à combattre. Les plus impatiens prenaient du service sous le drapeau de Schamil dans le Caucase ; Chrzanowski organisait l’armée ottomane ; d’autres, tout en se livrant sans réflexion aux hasards de l’industrie ou du commerce, comme Dembinski et Bem, avaient la tête bien plus aux batailles qu’aux affaires ; ils combinaient de loin des plans plus ou moins précis pour la prochaine insurrection. Le problème de la grande guerre et de la guerre de partisans était posé et débattu. On raisonnait sur les fautes du passé et sur les moyens de donner à une nouvelle tentative d’indépendance un caractère plus général et plus populaire. C’était un travail d’état-major qui ne cessait point. La tête de l’armée était toujours prête à rentrer en campagne, et le soldat polonais aimait à voir en lui-même l’avant-garde d’une insurrection prochaine.

Le malheur de la Pologne, c’est pie cette générosité de cœur et cette passion d’agir qui distinguaient les savans, les officiers, les diplomates, et les poussaient au même but, ne conspiraient pas assez étroitement pour les conduire à ce but par les mêmes chemins. Les regrets de tous étaient semblables et semblables leurs espérances ; mais, en dépit de beaucoup d’efforts tentés par les esprits les plus calmes et les plus éminens pour rallier les individus autour d’une noble pensée de conciliation, les opinions restaient partagées sur les moyens. La patrie ne peut être sauvée que par le combat : il n’y avait point de doute sur ce point. Le combat doit être préparé par la propagande : on en tombait d’accord ; mais comment devait se produire cette propagande ? quel esprit devait l’animer ? L’amour du pays et l’enthousiasme de la nationalité, disaient les uns. — Le patriotisme ne suffit pas, répliquaient les autres, s’il n’est surexcité par une idée nouvelle sur la constitution de la société et du gouvernement, et de cette idée comme d’une source des fantaisies d’imagination sur lesquelles il était difficile à tous les Polonais de s’entendre.

On a vu ainsi se reproduire sur le terrain de l’exil quelque chose des discordes qui ont si souvent désolé la Pologne. Les Polonais s’étaient créé chez nous une image de la patrie assez semblable même en ce point à celle qu’ils avaient laissée sur la Vistule.

…Parvana Trojam simulataque magnis
Pergama…

Cette propagande, sur laquelle les esprits se trouvaient de bonne heure partagés, visait d’ailleurs à un double objet ; elle avait en vue d’une part le royaume de Pologne, de l’autre l’Europe : la Pologne pour y entretenir le feu du patriotisme, l’Europe pour y chercher des alliés, la sympathie des cabinets constitutionnels et des peuples libéraux. Le véhicule de la pensée sur ce double terrain, c’étaient l’écriture et la parole, la littérature et la diplomatie. En général, la littérature inclinait fort du côté du parti qui s’était affublé du nom de démocratique, et qui ne pensait pas que la Pologne pût se relever sous une forme autre que la forme républicaine. Les diplomates appartenaient au parti conservateur. Les conservateurs suivaient pas à pas le progrès du gouvernement constitutionnel en France, inclinant vers ce que l’on appelait alors une démocratie monarchique, sans repousser le gouvernement républicain lui-même, s’il devenait le meilleur instrument de la restauration de la Pologne.

La question des paysans était le principal prétexte du désaccord entre le parti démocratique et le parti conservateur. Le dissentiment ne portait pas sur la nécessité de l’émancipation, des propriétés et des personnes là où il restait encore des traces de servage et de féodalité. Dans l’opinion des conservateurs, qui étaient en général de la catégorie des grands seigneurs terriens, le premier acte de l’insurrection devait être l’affranchissement des paysans. Que pouvaient exiger de plus les petits gentilshommes, qui formaient le parti des démocrates ? Ils n’en tenaient pas moins à faire à la haute noblesse un crime du passé. Ils eussent voulu, en ruinant sa popularité, écarter son influence du théâtre de l’action dans la propagande du présent et dans la guerre à venir. Les conservateurs, sans être moins libéraux, se montraient surtout préoccupés d’unité nationale ; en promettant aux classes laborieuses la liberté et la propriété, ils songeaient à les retenir groupées autour d’eux par les liens de la fraternité. Qu’il entrât dans leurs vues des considérations d’influence, cela n’est pas douteux, et, pour quiconque connaît la condition sociale des populations polonaises, quoi de plus naturel et de plus sensé que cette ambition ? Dans un pays qui sort du régime féodal sans que la bourgeoisie soit arrivée à son développement, rien n’est possible sans l’initiative, sans la direction de la noblesse. Ce n’est point là le privilège de la propriété, c’est le droit de l’intelligence. Les secousses de bas en haut que rêvaient les démocrates, bien loin de sauver la Pologne, eussent achevé sa ruine. On sait que les conquérans de ce pays n’ont rien inventé de plus favorable à leur domination que d’opprimer la noblesse polonaise par les menaces ou par la main du peuple, espérant étouffer ainsi l’intelligence sous la matière. La théorie des démocrates, en ce point, s’accordait donc exactement avec celle du czar ; elle pouvait amener le suicide définitif de la Pologne. Alors se fût accomplie dans toute sa vérité, pour cette nation infortunée, la péripétie du drame du poète anonyme (Krasinski), de cette sanglante Comédie infernale[1], où le passé et l’avenir en guerre ouverte s’écroulent l’un après l’autre, celui-ci sur les débris de celui-là. Si ce n’est que le vainqueur eût été ici, non le Galiléen, mais le czar, rien n’eût été changé à la tragique et effrayante vision de Krasinski. Voilà où pouvaient conduire les erreurs de la démocratie polonaise sur les rapports des paysans et des propriétaires dans l’œuvre de la régénération nationale. Les conservateurs, qui se formaient une idée plus juste des ressources sociales et intellectuelles du pays, n’eurent pas de peine à assurer la prépondérance de leur propagande sur le sol du royaume.

Au reste, l’émigration avait beaucoup moins à faire en Pologne qu’auprès des nations amies dont le concours pouvait être nécessaire à l’insurrection ; mais sur cet autre terrain elle rencontrait de grands obstacles. Originairement, les émigrés polonais avaient été dominés par une illusion que les encouragemens de l’opinion libérale en France et en Angleterre contribuaient à entretenir. Ils avaient pensé que, l’appui des armées de l’Europe occidentale leur ayant manqué, ils trouveraient du moins un concours actif dans la diplomatie des gouvernemens constitutionnels, ils en reçurent en effet de constans témoignages de sympathie, des protestations d’amitié, mais aucun appui qui répondît à leurs voeux. Il était manifestement démontré par l’attitude réciproque de tous ces gouvernemens que la paix tendait à devenir un système européen, et qu’elle ne serait pas troublée tant qu’elle dépendrait des grands cabinets. L’idée d’un concours de la France et de l’Angleterre, ne fût-il que diplomatique, dut ainsi être rejetée parmi les rêves sur lesquels il n’était permis de faire aucun fondement. La Pologne était donc appelée à travailler en dehors de la sphère des gouvernemens établis pour se créer d’autres forces et d’autres alliances. C’est chez les peuples limitrophes, liés à la Pologne par un même sort, que l’émigration devait désormais concentrer les efforts de sa propagande. Les diplomates et les écrivains polonais s’appliquèrent sans relâche à cette œuvre, ceux-ci avec une certaine poésie, ceux-là avec une activité patiente.

Depuis plusieurs années, les Slaves du Danube, les Magyars et les Roumains, avaient entrepris, comme par une même inspiration, renouer leurs traditions nationales interrompues, et de chercher dans le progrès de l’idée de race le levier de leur future indépendance. Ce sentiment s’était emparé à la fois de toutes les populations de l’Europe orientale comprises dans les deux empires d’Autriche et de Turquie[2]. La Pologne poursuivait le même objet ; l’occasion s’offrait belle de tenter là une alliance de principes. Le problème était que faire converger ces évolutions simultanées de la nationalité chez chacun des peuples de l’Europe orientale ; c’était de se mêler au travail intérieur de ces peuples danubiens et de les entraîner ensemble dans la sphère d’action de la pensée polonaise.

La Pologne a trois maîtres. Bien que liés à la même politique la complicité, ils n’ont point cependant usé toujours des mêmes procédés violens à l’égard du pays partagé entre eux. Le joug de la Prusse n’a point marqué au cou de ses sujets de la Poznanie les empreintes sanglantes que portent les Polonais du royaume et de la Gallicie. Le libéralisme de la nation prussienne, les idées constitutionnelles qui s’introduisaient peu à peu dans la forme du gouvernement, les traditions et la situation de ce pays qui semblaient de nature à le mettre un jour en hostilité avec la Russie et l’Autriche, avaient inspiré aux Polonais des sentimens de confiance dans leurs rapports avec la Prusse. Quant à la Russie et à l’Autriche, les opinions de l’émigration étaient divisées. Avant même les événemens de Gallicie, où les Polonais ont cru reconnaître la main de l’Autriche, le cabinet de Vienne était pour beaucoup d’entre eux l’incarnation la plus vraie du système de conquête qui pèse sur la Pologne ; c’était la personnification de la perfidie savante qui les épuise. Pour ceux-là, la domination de la Russie était moins odieuse que celle de l’Autriche. La Russie, disaient-ils, en nous tyrannisant, nous fortifie ; l’Autriche nous divise, nous corrompt et nous énerve. L’Autriche n’était-elle donc pas le premier ennemi à frapper ? Ceux qui raisonnaient ainsi appartenaient pour la plupart à la démocratie. Les autres envisageaient l’état des choses avec moins de passion et plus de justesse. Ils admettaient que la domination et les machinations de la bureaucratie autrichienne étaient plus énervantes pour la Gallicie que les rigueurs oppressives de la police russe dans le royaume. Cependant ils ne pouvaient se dissimuler que l’ennemi vraiment difficile à vaincre, celui de la ruine duquel dépendait directement le sort de la Pologne, c’était la Russie. Ils imaginaient d’ailleurs qu’il se pouvait présenter telle ou telle circonstance sur le bas Danube, par exemple, ou l’Autriche, comme dans la guerre de 1828, se sentirait gênée de toujours marcher de concert avec la Russie. Ils pensaient enfin que, si lente que fût la vieille race autrichienne à entrer dans les voies du progrès, si peu que la machine bureaucratique se prêtât aux réformes, l’Autriche se trouvait dans une condition à être entraînée plus vite que la Russie dans le système libéral des cabinets occidentaux. M. de Metternich était, à la vérité, pour le czar, un allié bien complaisant ; mais M. de Metternich n’était pas éternel : l’Autriche ne pouvait guère survivre au vieux ministre sans être agitée et peut-être transformée par une soudaine explosion de sentimens libéraux, d’autant plus énergiques qu’ils auraient été plus rudement contenus. Les massacres de Gallicie vinrent en un sens confirmer ce raisonnement. On se souvient, en effet, que l’Autriche, menacée par les questions sociales nées à l’improviste sur ce terrain, se vit contrainte, afin d’éviter une jacquerie universelle, de promettre et d’entreprendre la réforme des lois féodales qui régissaient encore les propriétés et les personnes dans toutes ses provinces, moins la Lombardie[3]. Une saine politique commandait donc aux Polonais de refouler au fond de leurs cœurs, même après le sang versé en Gallicie, les rancunes qu’ils étaient en droit de nourrir contre l’Autriche. C’était sur la Russie qu’ils devaient diriger les haines et de leurs concitoyens et des alliés qu’ils cherchaient depuis Prague jusqu’à Constantinople pour la Pologne.

Cette tactique une fois concertée, toute difficulté n’était pas vaincue. Il importait d’abord d’éclairer les populations de la Turquie et de l’Autriche sur leurs intérêts communs en présence des intentions avouées de la Russie. On pouvait faire appel à l’histoire, et les souvenirs mêmes des populations slaves venaient en aide à la propagande polonaise. Depuis que la diplomatie russe a reçu de Pierre-le-Grand et surtout de Catherine II cette direction religieuse qui tend à faire de l’empire russe le légataire universel de l’empire byzantin, les peuples de l’Europe orientale avaient pu juger par leur propre expérience, combien peu il y a de désintéressement dans le protectorat religieux que le czar prétend exercer à leur profit. Pierre-le-Grand avait flatté l’amour-propre de ses coreligionnaires moldo-valaques, en choisissant parmi eux des conseillers, des ambassadeurs, des amis. Il avait ouvert devant leurs yeux la perspective d’un affranchissement par le concours de la Russie. Les mêmes encouragemens, les mêmes témoignages d’amitié furent donnés aux Hellènes, chez qui, par malheur, la domination ottomane se faisait plus durement sentir qu’en Moldo-Valachie : on exploita en eux la généreuse et décevante espérance de rentrer un jour, la croix d’une main et l’épée de l’autre, dans Sainte-Sophie. Ce que Pierre-le-Grand avait promis, Catherine essaya de le tenir, et ses successeurs l’ont imitée dans cette série de guerres et de traités qui forment la base du protectorat russe en Turquie. Cependant les peuples protégés, après avoir été dupes de cette bienveillance ambitieuse, n’avaient point tardé à s’apercevoir qu’en acceptant le protectorat russe, ils n’avaient fait que changer de joug, et qu’à tout prendre, celui de la Turquie., quoique moins éclairé, était incomparablement moins lourd. Leur attitude prouva bientôt à la Russie qu’il fallait recourir à un autre plan et donner une base politique à une propagande qui s’était trop long-temps renfermée sur le terrain religieux. La diplomatie russe, se prêtant avec souplesse à l’esprit des temps, sut avec à-propos s’emparer d’une idée nouvelle qui devait bientôt dominer l’idée religieuse. L’empereur avait revêtu avec son caractère de pontife grec celui de czar slave, et il pouvait flatter ainsi cette ambition naissante des jeunes peuples de Bohême, de Croatie, de Bulgarie, de Serbie, en s’efforçant de l’attirer dans un nouveau système politique dont il eût été le centre. Les résultats de ce nouveau système ne répondirent pas à l’attente de la Russie. Les peuples slaves de la Turquie et de l’Autriche, instruits par l’expérience du protectorat religieux, frappés surtout par cette grande iniquité du czarisme envers les Slaves de Pologne, n’accueillirent qu’avec inquiétude ou même repoussèrent avec fermeté cette propagande déguisée sous le prétexte libéral de la nationalité. Quelques écrivains de la Hongrie et de la Bohême, à la tête desquels se distinguait le poète slovaque Kollar, quelques évêques fanatiques de la Bulgarie, se laissèrent seuls séduire par cette pensée de l’établissement gigantesque d’un empire gréco-slave sur les ruines de l’Autriche et de la Turquie. Ces rêveurs n’étaient point populaires dans leur pays, et il n’était besoin que de bon sens pour montrer à leurs concitoyens que travailler en faveur de ce panslavisme, c’était se préparer le plus redoutable et le plus tyrannique de tous les maîtres. Malheureusement, le plus difficile pour la propagande polonaise n’était pas de prémunir les peuples danubiens contre ces intrigues de la Russie ; c’étaient leurs propres rivalités qu’il fallait combattre, et là commençait la partie vraiment épineuse de cette tâche.

L’esprit de discorde qui régnait sur les bords du Danube était en effet, le plus puissant auxiliaire de la Russie. Allait-on à Prague où à Agram parler d’union des peuples ? — Rien de mieux, répondaient les Tchèques et les Illyriens, mais à la condition que les Magyars de Hongrie voudront bien nous restituer d’abord, à nous Tchèques, toute la Hongrie septentrionale habitée par les Slovaques, population de notre race, et à nous Illyriens, toute la Hongrie, méridionale, nos deux royaumes de Croatie et de Slavonie, avec la portion du Banat occupée par les Serbes, possession antique et héréditaire de notre peuple. Osait-on faire aux Roumains de Bucharest et d’Iassy une proposition semblable ? — C’est aussi notre avis, répliquaient-ils, pourvu que tout d’abord vous preniez soin de garantir à nos deux principautés l’annexion de la Hongrie orientale et de la Transylvanie, qui sont le noyau et comme la forteresse de notre nationalité : il sera d’ailleurs entendu qu’en nous débarrassant du magyarisme, l’on nous assurera contre le slavisme, qui nous enserre du nord au midi et peut un jour nous étouffer.

L’embarras était bien autrement grave, si l’on passait de là chez les Magyars. Avec l’entraînement de générosité naturel à leur caractère et la fougue de leur imagination, ils ne manquaient jamais de protester en termes pompeux de leur sympathie pour la cause des nationalités ; mais, par un conseil de cette vanité regrettable qui domine chez eux le libéralisme, ils déclaraient presque aussitôt qu’ils ne connaissaient ni Tchèques, ni Slovaques, ni Illyriens, ni Roumains : il n’y avait en Hongrie, pour ce peuple aveuglé, que des Magyars et des sujets de Magyars. Il ne s’agit pas seulement ici des Magyars antédiluviens, qui, sans tenir aucun compte des faits accomplis depuis trois siècles, eussent voulu une Hongrie maîtresse de l’Europe orientale ; il s’agit des esprits les plus éclairés et les plus libéraux de la race magyare, de ceux-là même qui, portés au pouvoir par la révolution, ont été appelés à jouer un rôle dans la guerre luttes brillantes à la tête du parti progressiste. La prépondérance du Magyar sur tous les peuples de la Hongrie, telle était la stipulation à défaut de laquelle les Magyars refusaient primitivement de s’entendre avec les adversaires polonais du panslavisme.

Si donc il était facile à la propagande polonaise de susciter des inimitiés et de constituer une opposition à la Russie parmi les peuples du Danube, il l’était beaucoup moins de réunir ces inimitiés en un seul faisceau. Chacun de ces peuples, envisagés isolément, était prêt à écouter le langage de la Pologne et à lui promettre ses sympathies les plus vives, sitôt que la question des nationalités danubiennes se posait dans son ensemble, alors c’était le spectacle de la désolation. On n’entendait partout que les cris discordans de passions irréconciliables et de part et d’autres de violens appels à une guerre de races. Comment conjurer cette guerre, près d’éclater à la première occasion ? Comment prévenir les écarts de ces passions si promptes à s’enflammer L’entreprise était hardie ; la Pologne ne recula point.

II

L’action des émigrés polonais chez les populations du Danube se présente, comme dans le reste de l’Europe, sous un double aspect : elle est littéraire et diplomatique. Littéraire, elle est éloquente et passionnée, mais elle agite les imaginations plutôt qu’elle ne les conduit et les laisse ainsi suspendues dans le vague d’un sentiment généreux mal défini. Diplomatique, elle s’empare des dispositions d’esprit éveillées par les écrivains, elle les retravaille, elle leur donne une formule et une direction précises. Si elle ne parvient pas à les discipliner, c’est que la politique des Magyars oppose un obstacle opiniâtre à toute idée de transaction avec les Slaves et les Roumains.

Le slavisme avait précédé, en Bohême et en Croatie, la pensée polonaise. Les savans Schafarik et Palacki, le poète panslaviste Kollar, avaient, à la veille même de 1830, suscité l’idée slave en Bohême et dans la Hongrie du nord, parmi les populations de la famille tchèque. Dans la Hongrie méridionale, en Croatie et parmi les Illyriens de la Turquie, Louis Gaj d’Agram avait créé, en 1835, sous le nom d’iliyrisme, une agitation littéraire et politique de la même nature. Lorsque le slavisme polonais se présentait sur ce terrain, le sol se trouvait donc préparé ou plutôt déjà remué, déjà fécondé par le labeur de toute une génération de poètes et de savans. La création d’une chaire de littérature slave à Paris fut l’un des instrumens les plus favorables aux mains de la propagande polonaise. M. Adam Mickiewicz était, à cette époque du moins, l’homme le plus apte à exercer, du haut de cette chaire, une vive et puissante influence en pays slave. Certes, M. Mickiewicz ne possédait pas la précision virile et la maturité substantielle du génie français : il avait tous les défauts auxquels peuvent conduire les entraînemens d’une sensibilité immense, tristement éprouvée ; mais il avait aussi les avantages de cette sensibilité profonde, le feu et le lyrisme exubérant des peuples jeunes. M. Mickiewicz était un légendaire philosophique, une sorte de barde initié aux sciences mystérieuses. Son esprit s’était formé et développé sous l’influence des traditions asiatiques de la Lithuanie où il était né. Il offrait en toute sa personne un je ne sais quoi du poete-prêtre, du vates des civilisations primitives.

En quittant la poésie pour le professorat, la fiction pour la science. M. Mickiewicz était resté le même homme. Son caractère, son style, ses allures, sa vois, passaient dans son éloquence ; la tribune n’était pour lui qu’un trépied d’où il semblait rendre des oracles plutôt que tenir école d’érudition et de grammaire ; il enseignait avec la foi et l’ardeur d’un sectaire. Les hommes de cette nature marchent perpétuellement à côté de deux écueils : l’exagération et l’illuminisme. En revanche, leur foi a du moins un accent de sincérité qui touche et persuade jusqu’au moment où l’on est forcé de les plaindre. Pour nous autres sans doute, élevés dans le sein d’une patrie souriante, nourris par une philosophie railleuse, M. Mickiewicz présentait une originalité un peu étrange et sombre. À sa suite, vous vous sentiez entraîné comme dans les cercles gémissans de la cité des pleurs.

Per mè si va nella città dolente.


À la différence, toutefois, de la cité que visitait Dante sur les pas de Virgile, la Pologne de l’avenir nous apparaît toujours dans les leçons du professeur et du poète, éclairée des vives lumières d’une immuable espérance. Le malheur purifie ceux qu’il ne tue pas ; il purifiera la Pologne. Le malheur, c’est la rédemption ; la Pologne se rachètera, et avec elle toutes les nations souffrantes. Telle est la pensée qui anime le slavisme de M. Mickiewicz.

À la Pologne appartenait naturellement, nécessairement, la première place dans les leçons du professeur. Il avait deviné plutôt qu’étudié les Slaves de Hongrie et cette famille si énergique des Illyriens, dont quelques-uns, les Croates, jouent un rôle décisif dans les affaires de l’Autriche, tandis que d’autres, les Serbes, sont, de l’aveu des Turcs, le plus ferme rempart de l’empire ottoman sur le Danube. M. Mickiewicz ne faisait point aux Slaves du Danube, dans le mouvement libérateur qu’il appelait avec enthousiasme, une part entièrement conforme à leurs voeux, à leurs désirs. Néanmoins, en Croatie, en Serbie comme en Bohême, l’esprit du cours fut chaudement approuvé. En effet, à part les erreurs d’érudition, jamais l’on n’avait formulé avec plus d’éclat les principes générateurs et les tendances de la civilisation slave.

La Pologne avait, aux yeux des slavistes, un grand tort à réparer. Associée directement par son histoire aux peuples occidentaux, elle avait, principalement au XVIIIe siècle, beaucoup perdu du primitif génie slave. Sa littérature, ses mœurs, sa législation, s’étaient, dans une certaine mesure, germanisées ou latinisées. La Pologne, en un mot, s’était écartée des traditions slaves : grande faute au dire de tous les slavistes de Bohême et d’Illyrie ! Or M. Mickiewicz était, comme poète, précisément remonté à ces traditions primitives. Son système analogue à celui de l’école de Goethe en Allemagne, avait été de réagir contre les influences étrangères, et de puiser toutes ses inspirations dans l’esprit et les mœurs de sa race. Professeur de littérature slave, c’était le génie particulier des peuples slaves qu’il recherchait sous les diverses couches de la civilisation polonaise. Si l’on compare les sentimens de Mickiewicz à la philosophie du poète Kollar, on n’hésitera pas à reconnaître dans le poète polonais un spiritualisme plus élevé. Kollar, en effet, comme M. Mickiewicz l’a remarqué lui-même, KoIlar tout en proposant au slavisme un grand but religieux, est matérialiste dans le choix des moyens auxquels il demande en dernier lieu le triomphe des Slaves. Kollar ne fonde point son espoir sur la puissance des idées ; il invoque l’intervention du fer, l’appui armé du czarisme. L’idéal proposé par M. Mickiewicz aux Slaves de Hongrie, de Bohême et de Turquie était sans contredit plus parfait. C’était par leurs seules vertus que la Pologne et la race slave tout entière devaient se régénérer. Grace à M. Mickiewicz, l’influence polonaise prenait ainsi grand avantage sur l’influence russe dans le développement du slavisme en Bohême, où celle-ci était représentée par Kollar, et en Croatie, où par mille efforts elle essayait de s’introduire. En somme, le but du slavisme littéraire des Polonais dans la question slave était de résumer le génie slave, de le parer de l’éclat de la poésie et de la science, et de réunir par cet attrait, sous le drapeau de la Pologne, toutes les nationalités slaves de l’Autriche et de la Turquie.

Les diplomates polonais reprirent, afin de lui donner une forme plus précise et un caractère plus politique, l’idée qui flottait entre les mains du poète. Leur chef, le prince Adam Czartoryski, était sans nul doute, par l’autorité de son nom, par l’illustration de sa vie, par sa grande expérience, l’esprit le mieux place pour imprimer à l’action du slavisme les allures élevées et prudentes qui, du poème épique et de l’ode, pouvaient le faire passer dans la pratique. Le prince Czartoryski n’était point du nombre de ces imaginations téméraires toujours prêtes à transformer des vœux en résolutions immédiates, et à aborder les difficultés par des coups de tête sans réflexion. Il appartenait à cette classe d’intelligences qui, chaque jour, disparaissent chez nous et en Europe avec la gravité des convictions et des caractères ; c’était, dans toute la dignité du terme, un homme d’état, un de ces hommes qui, placés par l’essor de leur esprit au-dessus des préoccupations de la vie privée, consacrant leur existence à l’étude des traditions et de la science politique, vivent, par une vocation naturelle, pour le soin des intérêts généraux et l’honneur de leur pays. Dans sa longue carrière, traversée par de si nombreuses vicissitudes et toujours associée aux espérances, aux catastrophes de la Pologne, le prince Czartoryski avait pu acquérir une connaissance peu commune de la situation générale de l’Europe. Elevé au sein d’une famille qui se faisait gloire de concentrer le rayonnement des idées du XVIIIe siècle pour les répandre sur la société polonaise, il conservait le libéralisme de sentiment particulier à cette époque de philosophie. Les épreuves de l’adversité avaient trop souvent remué en lui les sources de l’émotion pour qu’il conservât avec le goût du progrès le scepticisme de nos pères. C’était donc un homme d’état qui croyait à la liberté et à la justice, et dans la pratique des affaires il savait porter en même temps et la foi et la mesure.

Le prince Czartoryski comprenait bien que le slavisme littéraire de M. Mickiewicz avait, à côté de beaucoup d’avantages, un grand inconvénient aux yeux des peuples danubiens, celui d’aboutir indirectement au panslavisme. Ce panslavisme, il est vrai, devait, dans la pensée du poète, agir au profit de la liberté par le bras libéral de la Pologne, non au profit du despotisme par le bras des Russes ; mais, que l’union de tous les Slaves se fit par l’un ou par l’autre de ces instrumens, elle n’en avait pas moins pour résultat la fondation d’un état formidable sur les débris de l’ancienne Europe orientale. Dans touts les hypothèses, que la victoire restât au panslavisme unitaire de la Russie ou au panslavisme fédéral du poète polonais, ceux des peuples de l’Europe orientale qui n’appartiennent point à la race slave avaient droit de s’effrayer de la puissance colossale qu’elle devait par là s’assurer. Que pouvaient, en effet, devenir huit millions de Valaques et cinq millions de Magyars au milieu de ces quatre-vingts millions de Slaves, Polonais, Russes, Tchèques, Illyriens ? Les Slaves eux-mêmes n’admettaient pas tous l’idée d’une confédération dans laquelle chacune des quatre grandes familles slaves eût été obligée de sacrifier son individualité et son indépendance à l’unité de la race entière. Vis-à-vis de chaque peuple de cette Europe orientale, si fort préoccupée de progrès, il y avait une politique spéciale à suivre. La Bohême savante et méditative, la Croatie et la Serbie belliqueuses, la Bosnie à demi barbare, la Moldo-Valachie élégante et raisonneuse, les Magyars toujours prêts à prendre feu, ne pouvaient pas être conseillés de la même manière, et, si l’on remarque quel degré d’exaltation étaient arrivées les passions qui séparaient ces peuples, on concevra que la tâche de les réunir et de les concilier exigeait le concours du temps tout aussi bien que le tact le plus délicat et la persévérance la plus attentive. Il s’agissait, avant tout, de présenter le slavisme aux populations de la Turquie et de l’Autriche comme un concert d’évolutions diverses parfaitement distinctes, et non comme le mouvement concentrique de forces aspirant à l’unité. Cette distinction fut le point de départ de la propagande diplomatique dont le prince Czartoryski était l’ame. Ainsi compris, le slavisme laissait d’une part aux Tchèques de la Bohême, aux Illyriens de la Croatie et de la Serbie, la pleine liberté de leurs destinées individuelles ; de l’autre, il donnait aux Magyars et aux Roumains de la Moldo-Valachie, aux Turcs et aux Allemands de l’Autriche, l’espoir de sauvegarder leur nationalité dans toutes les éventualités. La consolation n’était pas sans amertume pour ceux de ces peuples qui, exerçant sur les Slaves le droit de la conquête, devaient infailliblement le perdre dans cette profonde transformation de l’Europe orientale ; c’était cependant une consolation, puisqu’au lieu d’avoir à redouter la domination absorbante du panslavisme russe de Kollar ou du panslavisme libéral de Mickiewicz, ils obtenaient l’indépendance de leur race au milieu des quatre familles slaves indépendantes. Les Valaques acceptaient assez volontiers l’alliance de la Pologne à ces conditions ; mais les Magyars, fidèles à leurs préjugés, se croyant à eux seuls tout l’Orient et le boulevard de l’Europe contre le panslavisme russe, persistaient à repousser toute proposition qui eût impliqué le sacrifice de leur prépondérance sur les Slaves et les Valaques de Hongrie. Au fond, le cabinet autrichien et le divan pouvaient s’accommoder de la politique des diplomates polonais ; car, d’un côté, en prêchant le slavisme, ceux-ci essayaient, pour mieux combattre l’influence russe, de réunir les Slaves et les Valaques de Turquie autour du sultan ; de l’autre côté, ils ne songeaient à soulever les Slaves d’Autriche contre le cabinet de Vienne qu’autant que les Allemands autrichiens prétendraient rester à tout prix des Russes. Le prince Czartoryski put se féliciter bientôt d’avoir donné une vive impulsion à cette politique. Le parti qu’il dirigeait ne tarda pas, en effet, à prendre dans les affaires slaves une influence que le slavisme littéraire n’était plus en mesure de lui disputer.


III

À peine la propagande diplomatique avait-elle substitué son action à celle du slavisme littéraire, que celui-ci disparut, absorbé tout entier dans le slavisme religieux. C’était une heureuse pensée, si elle n’eût été bientôt dénaturée, de fortifier ce mouvement national des Slaves en appelant la religion à y concourir. Il était dans le caractère un peu mystique des écrivains polonais d’y songer. Le clergé polonais, en prenant une part active à l’insurrection de 1831, avait maintenu à l’église toute sa popularité parmi les patriotes ; et, quoique la papauté eût livré pieds et poings liés le glorieux catholicisme polonais à l’orientalisme de la Russie, la Pologne, plus chrétienne assurément que le pape, avait conservé sa ferveur catholique. C’était un instrument du patriotisme, une des grandes forces de la nationalité dans sa lutte avec le czar schismatique. À la vérité, cet attachement au catholicisme était d’une certaine manière une défaveur pour la Pologne dans ses rapports avec les populations de la Bulgarie et de la Serbie. Cependant l’émigration polonaise, la diplomatie comme la poésie, autant par entraînement religieux que par résignation, s’était réfugiée avec espoir à l’ombre de la croix romaine.

Il est certain que le catholicisme polonais était plus expansif et plus hardi que celui de la vieille église latine, où se maintenaient encore la charité et la pureté des mœurs, mais non plus le génie ni la foi militante. Il est certain que l’idée de réchauffer la vie dans les veines glacées de ce clergé sans vigueur et sans audace n’était point une idée qui fût déplacée en notre temps ni dépourvue d’importance pour l’avenir de la Pologne. Avec une papauté grande par la pensée, la Pologne avait dans le catholicisme redevenu entreprenant un invincible allié.

Les diplomates semblaient être de cet avis comme les poètes. Ceux-ci, toutefois, en se proposant de retremper le christianisme latin aux sources de la tradition n’auraient fait que le pousser à l’illuminisme, s’ils eussent été suivis. L’intervention inattendue d’un personnage jusqu’alors inconnu détermina cet écart de la philosophie polonaise. Si j’ouvre le cours de M. Mickiewicz (l’Église et le Messie), je lis, au chapitre intitulé Maître, ces paroles encadrées dans une mise en scène non dépourvue d’étrangeté :

« Je ne suis pas un docteur, ce n’est pas à moi de vous enseigner les mystères de la nouvelle révélation ; mais je suis une des étincelles tombées du flambeau, et ceux qui en suivront la trace trouveront peut-être plus facilement que moi CELUI qui est la voie, la vie et la vérité… Comme je ne parle pas appuyé sur un livre, comme je ne vous expose pas un système, je me proclame à la face du ciel le témoin vivant de la révélation nouvelle, et j’ose sommer ceux d’entre les Polonais et d’entre les Français qui sont parmi vous et qui connaissent la révélation, qu’ils me répondent comme hommes vivans, qu’ils me répondent : Existe-t-il, oui ou non ?… » (Ceux à qui s’adresse l’appel se lèvent, et, la main levée, répondent : Oui.) « Ceux d’entre les Polonais et d’entre les Français qui l’ont vue incarnée, qui ont vu et qui ont reconnu que leur maître existe, qu’ils me répondent : Oui ou non !… » (Ceux à qui s’adresse l’appel se lèvent et répondent : Oui.) « Et maintenant, mes frères, ma tâche devant Dieu et devant vous est finie. Puisse ce moment vous donner toute la joie et toutes les vastes espérances dont je suis rempli ! »

Quel était ce maître, ce messie de la foi nouvelle dont le professeur venait ainsi témoigner devant son auditoire ?

Au milieu d’un siècle raisonneur, la race polonaise possède le privilège de sentir vivement et de parler avec tout le mouvement intérieur de l’émotion. Lorsque ce don de la nature se rencontre dans quelque tête hardie avec un peu d’étude et d’art, il produit un genre d’éloquence admirablement propre à agiter les imaginations et à remuer les fibres de la sensibilité. Et si cette qualité précieuse de penser avec émotion et de s’exprimer en images saisissantes, était unie à un désir ardent d’agir, à cet instinct de supériorité qui fait les sectaires, elle atteindrait à un haut degré de fascination. Tel était la nature de ce personnage mystérieux que M. Mickiewicz désignait sous le nom de maître avec la dévotion plus que fervente d’un disciple. Les profanes osaient l’appeler Towianski. M. Towianski était un petit gentilhomme lithuanien comme M. Mickiewicz, et nourri comme lui des traditions religieuses de cette contrée féconde en légendes.

La carrière apostolique de M. Towianki avait commencé par une faveur d’exception ; il avait été prophète en son pays. Les gens de son entourage, les paysans, le tenaient pour un esprit supérieur ; ils subissaient respectueusement son empire. Aussi l’entourèrent-ils de leurs sympathies les plus vives à son départ. M. Towianski avait quitté volontairement la Russie ; il n’était point émigré. Il n’avait pris aucune part à la guerre de 1830, quoiqu’il fût d’âge à combattre. Possédant le privilège de seconde vue, n’ayant point de goût pour le recours à la force, il n’avait pas, disait-il, approuvé une tentative qui devait entraîner tant de malheurs. M. Towianski était arrivé en France au moment où l’éloquence de M. Mickiewicz était dans son éclat, et son christianisme dans toute son exaltation poétique. Au débotté, le messie se présente chez le poète et lui dit : Frère, je suis le libérateur envoyé de Dieu pour annoncer la parole de vie à l’émigration ; j’ai la mission de vous en faire part pour que l’émigration le sache par votre bouche. — Le poète ne reçut pas la foi nouvelle de première inspiration ; il ne se sentit point écrasé par la splendeur du vrai, ainsi que Paul sur le chemin de Damas. Comme le premier venu des pharisiens, il eut l’impiété de demander au messie ses lettres de créance, des témoignages de sa mission, en un mot des miracles : Magister, volumus a te signum videre. Qu’à cela ne tienne ! reprit le maître, et le miracle fut accompli. Si l’on en croit les incrédules, M. Towianski n’avait besoin que de bon sens pour accomplir la cure merveilleuse et immédiate qui lui donna M. Mickiewicz pour premier disciple.

Cependant M. Towianski ne cessait de dire : Je n’ai rien étudié, je ne suis point un savant, je ne sais rien, si ce n’est que je suis inspiré par un souffle divin pour faire connaître à l’émigration polonaise que ses malheurs sont finis et que des temps nouveaux vont apparaître. — Soyons équitable : M. Towianski n’avait rien du matérialisme grossier que les prophètes de notre pays prêchaient dans leurs écrits depuis 1830 ; il prenait son point de départ dans le spiritualisme le plus parfait, dans le catholicisme lui-même ; il prêchait le sacrifice, l’expiation, le détachement des choses ici-bas, l’affranchissement de l’ame et l’élévation à Dieu ; il avait la chaleur de la foi, c’est-à-dire la plénitude et l’autorité de la parole. Pourtant un fait remarquable n’avait point échappé à quelques-uns d’entre ceux qui l’écoutaient. M. Towianski apportait bien à la Pologne la promesse de sa résurrection, mais par quels moyens ? Par la perfection intérieure, par le renouvellement des consciences, par le rayonnement naturel du beau et du vrai. C’était beaucoup de spiritualisme quand on était un peuple vaincu et que l’on avait à reconquérir son indépendance. Les diplomates et les généraux de l’émigration goûtaient mal cette théorie du rayonnement de la vérité ; celui des boulets leur paraissait plus national et plus sûr. – Mais, répondait M. Towianski, qu’est-ce que le bien et le mal ? qu’est-ce que la victoire et la défaite ? Lorsque l’ame est impure, elle est, par raison de son impureté, plongée dans les ténèbres de l’erreur ; des légions d’anges noirs s’amoncellent à ses côtés, l’égarent, l’obsèdent, la perdent, la précipitent sous les pieds de l’ennemi : c’est la défaite. Au contraire, lorsque votre ame est pure, par le seul effet de sa pureté, elle marche entourée de lumière ; des armées d’anges blancs, d’autant plus nombreuses que cette pureté est plus grande, vous guident à travers tous les obstacles et vous conduisent à une victoire assurée. Voulez-vous savoir, par exemple, pourquoi Napoléon a vaincu le monde ? C’est parce qu’il avait en lui la plus grande pureté et autour de lui la plus grande armée d’anges blancs qui eût, encore accompagné les pas d’un mortel. Aussi le napoléonisme est-il un des dogmes fondamentaux de la religion nouvelle. Napoléon, de tous les hommes de l’époque passée le plus miraculeux, suivant l’expression de M. Mickiewicz, est le continuateur du Christ, et Towianski vient à son tour continuer l’œuvre de Napoléon. Non veni solvere, sed adimplere.

La prédication officielle et publique de M. Towiazski avait commence le 25 septembre 1841, en l’église Notre-Dame de Paris, après la messe. M. Towianski et M. Mickiewicz avaient communié devant un petit nombre d’initiés et beaucoup de profanes, convoqués par lettres d’invitation de M. Mickiewicz. M. Towianski déclara qu’il venait, par ordre divin, annoncer que l’heure du Seigneur avait sonné, et que l’époque de grace allait surgir. « Ne vous étonnez pas, disait-il, si je parle d’une mission que je tiens d’en haut. Lorsque la méchanceté humaine est arrivée aux dernières limites, la Providence recourt d’ordinaire aux moyens et aux remèdes directs. Avant de se faire connaître ici-bas, ce travail se prépare dans le sein de la science suprême ; il s’élabore dans la pensée divine avant de descendre de la région des esprits pour revêtir une forme humaine, — témoin les Testamens, l’Ancien et le Nouveau. — Autrefois le triomphe de la pensée divine s’accomplissait par un enchaînement de révolutions successives ; aujourd’hui, elle opère plus promptement, elle se développe avec la rapidité de la foudre… Je vous garantis solennellement, dit l’orateur en terminant, que l’œuvre du Seigneur vient de commencer. »

La mission de M. Towianski rencontra, il faut le dire, beaucoup d’incrédules, et ceux des membres de l’émigration qui ne pensaient point que l’illuminisme fût un bon moyen de hâter l’affranchissement de la Pologne accusaient hautement le révélateur d’être un agent fort habile venu à propos pour paralyser les forces de la propagande. Cependant M. Towianski opérait aussi des conversions et trouvait des admirateurs fanatiques. Admirablement servi par le culte étrange que lui avait voué M. Mickiewicz, il passionnait certaines imaginations qui rivalisèrent d’enthousiasme avec le poète. Des femmes s’attachaient à ses pas et lui demandaient l’initiation à la foi nouvelle. À la fin de 1841, les réunions fraternelles s’étaient transportées de l’église métropolitaine à celle de Saint-Séverin. Suivant le langage de M. Towianski, la Vierge patronne de la Pologne avait pris plaisir à chercher asile dans la chapelle délaissée d’un quartier antique de Paris ; il avait lui-même apporté une image de la Vierge de Wilna, l’une des deux vierges miraculeuses de la Pologne, et chaque jour, du lever au coucher du soleil, une foule d’adeptes adoraient, la face contre terre, cette image dans l’église de Saint-Séverin. M. Mickiewicz ne montait point en sa chaire du Collège de France sans avoir passé là une heure de recueillement et de méditation. La place Vendôme était aussi honorée des visites fréquentes des disciples de M. Towianski ; ils y venaient aspirer à cœur ouvert les grandes inspirations du héros, qui partageait avec la Vierge leurs hommages et leur culte. Ils n’eussent point passé la tête couverte devant le bronze triomphal d’où le Christ-soldat, comme du centre du monde nouveau contemple la ville et l’univers. La dévotion à la Vierge patronne de la Pologne et la dévotion à l’empereur, premier messie des peuples slaves, étaient les signes extérieurs auxquels les prosélytes du messianisme se faisaient connaître.

M. Towianski, devenu suspect, dut quitter Paris et se réfugier tantôt en Suisse, tantôt en Belgique, jusqu’à ce que la France lui fût rouverte[4]. Il agissait du fond de l’exil. Il avait d’ailleurs, dès l’origine, déposé sa parole, l’esprit du Verbe, dans un écrit de quelques pages intitulé Banquet[5], publication mystique dont le sens n’est point toujours bien saisissable, et qui, par cette raison même, exerçait davantage l’imagination des gens de bonne volonté.

Qu’importe ce que M. Towianski est devenu et quels fantômes poursuit son intelligence ? Semblable à sa théorie, il a passé dans l’émigration comme un brouillard, comme passent d’habitude les élucubrations émanées de ces sources de rêverie qu’il a si souvent fréquentées à l’ombre des forêts mythologiques de la Lithuanie. Sa principale gloire, je voulais dire son principal méfait est d’avoir subjugué et asservi l’intelligence de M. Mickiewicz, dont la justesse et la vigueur eussent été si précieuses pour son pays ; qui ne l’a pas déploré ? M. Mickiewicz, en se faisant avec une si grande complaisance le saint-Jean de ce messianisme, inclinait étrangement du côté des fantaisies apocalyptiques. Il était le disciple du Verbe, et cette pensée le remplissait d’un feu mystique qui l’épuisait en le consumant. Je ne sais quoi de sombre et de fiévreux se mêlait aux accens affaiblis de sa parole, que bientôt l’on n’allait plus comprendre. Le mouvement religieux qu’il avait tenté s’abîmait ainsi avec son imagination elle-même dans la fantasmagorie d’un culte insaisissable[6].

À la veille de février, le slavisme diplomatique survivait seul au slavisme littéraire, qui s’était perdu dans le slavisme religieux. La révolution européenne, en arrachant soudainement les émigrés polonais aux travaux de la propagande pacifique, a emporté les esprits bien loin de ces préoccupations sur les champs de bataille du slavisme militant. Le moment était-il venu ? les idées que cette propagande avait semées sur le sol mouvant de l’Europe orientale avaient-elles mûri ? La réponse est dans l’histoire de la Hongrie depuis un an ; non, les idées pratiques que la diplomatie polonaise avait répandues et caressées avec tant d’espoir n’étaient point prêtes pour la moisson. La Pologne russe, contenu en quelque sorte homme par homme, était disposée à tout entreprendre, si l’ensemble de la situation européenne eût été favorable, si les alliances projetées eussent été sûres, si le grand obstacle à toute reconstitution de l’Europe orientale ; la rivalité dés Magyars et des Slaves, eût été surmonté. Les Tchèques, les Croates, les Serbes, les Slaves de l’Autriche et de la Turquie, les Roumains, étaient résolus à se joindre aux Polonais dans la lutte qu’ils espéraient recommencer. Le magyarisme, exalté lui-même par la révolution européenne, a fait échouer tous ces projets. Les Slaves de l’Autriche et ceux de l’empire ottoman, qui ont aussi coopéré ou de leur personne ou par leurs encouragemens à cette lutte, obligés de combattre les Magyars, ont perdu leur liberté d’action, et, loin de prêter aux Polonais un appui contre le czar, ils ont dû subir la fatale bienveillance des Russes.

La diplomatie polonaise avait prévu de très loin ces douloureuses conjonctures ; elle avait lutté sans relâche contre ces préjugés et ces passions qui devaient briser le faisceau des peuples du Danube au moment même où leur avenir dépendait de leur union. Ce n’est donc point l’intelligence qui lui a manqué, c’est le temps. La révolution imprévue qui venait en mars 1848 agiter l’Europe orientale surprenait les diplomates polonais au milieu de vastes plans, dont les bases étaient assises sans avoir pourtant reçut tout leur développement. Est-ce un désastre irréparable ? Non, et je ne prends point cet espoir dans les éventualités de la guerre de Hongrie, parce que les Magyars, avec toute leur bravoure, n’ont nulle chance d’échapper à une ruine complète, s’ils n’obtiennent pas le secours d’une guerre entre la Prusse et l’Autriche ou entre la Russie et les Turcs. Quoique possible, semblable guerre n’est pas probable. Je raisonne donc sur la Pologne indépendamment de la fortune des occasions, et je ne demande rien pour elle au hasard. C’est dans les évolutions logiques des événemens, c’est dans le progrès naturel de l’idée de nationalité, que la race polonaise a droit de fonder ses calculs. Les idées justes ne périssent pas : le slavisme libéral ne sera pas submergé dans le naufrage de la Hongrie. Je crois, pour mon compte, aussi vivement que jamais à la possibilité d’une Autriche constitutionnelle et slave. Je déplore amèrement que le magyarisme ait rendu l’alliance des Russes nécessaire à la maison d’Autriche. Je gémis en contemplant, à travers tant de ruines cette armée du panslavisme attirée au cœur de la Hongrie par l’héroïsme funeste des Magyars ; mais j’ai la confiance qu’une Autriche slave et constitutionnelle, telle que l’a voulue la diète de Kremsier, telle que la promet de nouveau le jeune empereur, ne serait pas long-temps l’humble alliée des Russes. L’Autriche, dans ce cas, deviendrait, bon gré mal gré, l’arche du slavisme libéral, ce que les Polonais eux-mêmes ont espéré quelle serait, lorsque les Slaves élevaient au trône le fils de l’archiduchesse Sophie, après avoir sauvé l’empire. Or l’avenir de la Pologne n’est pas perdu tant que l’on peut compter sur l’avenir du slavisme.


HIPPOLYTE DESPREZ.

  1. La Revue des Deux Mondes a publié (1er octobre 1846) ce drame d’un sens si profond.
  2. L’histoire en a été faite dans cette Revue, notamment le 15 mars et le 15 décembre 1847, et le 1er janvier 1848.
  3. Voyez Les Paysans de l’Autriche, dans la Revue du 15 octobre 1847.
  4. L’expulsion de M. Towianski fut signée le 13 juillet 1842, le jour même de la mort du duc d’Orléans. Les messianstes virent dans cette mort le doigt de Dieu, qui vengeait son messie méconnu. Un jeune écrivain, qu’une imagination vive et curieuse conduit du côté de cette école, mais qu’un excellent fonds de science et de raison en avait ensuite écarté, M. Lèbre, dont les lecteurs de cette Revue n’ont peut-être pas oublié le nom, mourut quelques jours après s’être éloigné de M. Mickiewicz : c’était un nouveau signe du Dieu vengeur de Towianski.
  5. Cet écrit a été traduit vraisemblablement par un Polonais qui savait peu de français, ce qui n’ajoute point à la clarté de la pensée.
  6. Chacun sait l’épigramme de Racine sur certaine tragédie :
    …Aussitôt que l’ouvrage a paru,
    Plus n’ont voulu l’avoir fait l’un ni l’autre.
    Le contraire est arrivé pour le messianisme, quoiqu’il n’ait point eu de succès brillant : il s’est même rencontré une tierce personne pour en réclamer l’invention : c’est un savant mathématicien, M. Hoené Wronski, auteur en effet d’un vaste traité sur la réorganisation des sciences, sorte de Novum Organum qui est fort loin d’avoir la clarté de celui de Bacon. Ce livre, antérieur à la prédication de Towianski, porte le titre de Messianisme, et contient au milieu d’une forêt de formules, quelques idées claires et simples. Le fonds est mystique.