La Révolution dans l’Europe orientale/06

La bibliothèque libre.


LES
GÉNÉRAUX POLONAIS
DANS
LA GUERRE DE HONGRIE.


DERNIÈRE PARTIE.[1]

L’INTERVENTION RUSSE, GEORGEY ET LA CAPITULATION DE VILAGOS.


Séparateur


I

Le génie diplomatique de la Russie domine dès le commencement cette seconde phase de la guerre de Hongrie. Au milieu des Magyars indécis, la position des Polonais devient à la fois critique et douloureuse. De jour en jour, ils voient s’accroître, avec l’influence de Georgey, l’ascendant du parti qui leur est hostile, et qui va bientôt les sacrifier sans scrupule.

Déjà les obstacles qui avaient entravé les premières campagnes de Bem et de Dembinski avaient prouvé, d’une part, combien l’alliance contractée par les Polonais avec les Magyars était fragile, et, de l’autre, combien les plans du gouvernement insurrectionnel étaient incertains. En présence de l’intervention russe, cette incertitude qui régnait dans les desseins des Magyars, ce désaccord qui avait éclaté entre Dembinski et Georgey dès le jour de la bataille de Kapolna, devaient apparaître plus nettement encore. Les généraux polonais conseillaient aux Magyars de prévenir à tout prix la marche des Russes, et les Magyars, par une illusion inexplicable, s’imaginaient que les Russes ne pouvaient avoir l’intention d’entrer en Hongrie, si on ne les provoquait directement. Dans le cas même où ce mouvement s’opérerait, l’on comptait avec une naïveté singulière sur l’efficacité d’une protestation de l’Europe libérale en faveur du principe de non intervention. Cette étrange méprise poussa les Magyars à tenter auprès de l’Angleterre et de la France de puériles démarches diplomatiques, et l’Autriche, servie par la fausse politique de ses adversaires, put regagner sans peine tout le terrain qu’elle avait un moment perdu.

La situation de l’Autriche, en mai 1849, était fort mal jugée à Pesth. Les Magyars avaient repoussé l’armée autrichienne de la Theiss à la frontière de l’archiduché : c’était là un résultat important ; mais les vainqueurs, au lieu de voir dans leurs premiers succès un encouragement à de nouveaux efforts, s’abandonnèrent aux plus folles rêveries. M. Kossuth annonça sérieusement aux Allemands de Vienne qu’ils étaient libres. « Vieille capitale de l’Occident, disait-il, pour toi les jours de malheur sont passés, le printemps de la liberté approche ; tresse des couronnes de fleurs pour tes libérateurs magyars et polonais : ta réunion à l’Allemagne va s’accomplir selon tes voeux. Vive l’Allemagne ! vive la Hongrie ! vive la Pologne ! »

L’Autriche cependant n’était pas si près qu’on le pensait d’être émancipée par les troupes de M. Kossuth. Les mêmes événemens qui avaient exalté outre mesure l’orgueil des Magyars avaient ramené le gouvernement autrichien à une politique prudente et conciliatrice qui devait finir par triompher. On avait compris qu’il y avait danger à mécontenter plus long-temps les populations slaves de l’empire, dont les plaintes devenaient chaque jour plus vives. Les députés tchèques avaient exposé leurs griefs en termes énergiques et précis. Ils rappelaient à l’Autriche les promesses, les déclarations libérales du ministère Stadion. Ils se plaignaient que ces promesses n’eussent pas été tenues, qu’on eût lacéré leur programme avec mépris, et menaçaient de rester spectateurs passifs de la lutte, si l’Autriche persistait dans une politique contraire à leurs intérêts. Le langage des Croates était plus vif encore que celui des Tchèques. Une feuille patriotique[2], parlant au nom des colonies militaires que le gouvernement avait replacées sous leur ancien régime après leur avoir donné à espérer des droits nouveaux, s’écriait : « Malédiction sur le jour qui nous a vus naître ! Nous, nos femmes, nos enfans et nos chaumières, nous sommes livrés sans pitié au régime exceptionnel ; devenus partie intégrante de l’armée impériale, la discipline militaire est notre seul code civil… Les innombrables cohortes des contingens croates qu’on voit sans cesse défiler, pareilles à une migration de peuples, ne pèsent que comme de légers brins de paille dans la balance de la justice autrichienne… Où trouverait-on dans le monde un peuple aussi complètement paria, et quels malheurs peuvent se comparer aux nôtres ? »

Ainsi parlaient les alliés de l’Autriche. De Prague à Agram, c’était un feu croisé de récriminations véhémentes, de menaces sans ménagement. Il devenait urgent d’arrêter ce mouvement redoutable, et c’est ce que l’Autriche sut faire avec une remarquable adresse au moment où les Magyars la croyaient déjà près de sa ruine. Le cabinet autrichien avait à apaiser d’une part l’irritation des Slaves, et de l’autre à dompter l’insurrection hongroise. A l’égard des Slaves, il se mit sans peine à couvert par de nouvelles flatteries ; à l’égard des Hongrois, il prit une décision qui put coûter à sa fierté, mais que les circonstances ne lui permettaient plus d’ajourner : il invoqua le concours des armées du czar. Il sut, au reste, mettre en avant un prétexte spécieux. L’Autriche, en faisant appel à l’alliance russe, semblait moins solliciter une faveur que proposer une ligue dans un intérêt commun contre la coalition des Polonais et des Magyars.

La Russie, de son côté, ne pouvait manquer d’accueillir favorablement les ouvertures du cabinet de Vienne. Elle songeait à sa sécurité au dedans et à son influence au dehors. Il est évident que les événemens survenus depuis le mois de janvier 1849 en Hongrie, les succès de Bem et de Dembinski, le triomphe des Magyars grandi par la renommée complaisante, avaient créé dans la Pologne russe, sinon une effervescence menaçante, du moins de sourdes agitations. La police y redoublait de vigilance. Non-seulement les armes à feu étaient sévèrement prohibées, on allait jusqu’à exercer une surveillance particulière sur les instrumens de travail et les ustensiles de ménage qui auraient pu servir d’armes à un moment donné. Cependant le sol tressaillait comme de lui-même sous un ciel qui commençait à se charger de nuages. D’ailleurs, si solidement que la Russie proprement dite paraisse assise sur sa base, elle a aussi ses difficultés intérieures, ses plaies sociales, qui, pour être moins en évidence que celles des sociétés de l’Occident, n’en sont pas moins profondes. Depuis la guerre affreuse de 1846 en Gallicie, depuis l’émancipation des paysans et l’abolition des corvées en Autriche par suite de la révolution de mars, le paysan russe a lui-même l’esprit préoccupé de ces mots, qui ont commencé à prendre, pour sa rude intelligence, un sens très précis. Autrefois, on entendait dire de temps à autre : Dans tel village de tel gouvernement, les paysans se sont soulevés et ont brûlé leur seigneur. C’étaient des accidens isolés que provoquait l’égarement de la misère. Depuis 1846, ce, qui n’était que le sentiment de la douleur et de la haine tend à devenir le sentiment d’un droit. Sur toute la frontière méridionale de la Russie, les paysans ont été gratifiés de la terre qu’ils cultivaient à titre de sujets, — c’est le nom par lequel à la fin du dernier siècle on a remplacé celui de serfs ; — les serfs russes comprennent l’esprit de ce fait, qui les touche dans leurs intérêts les plus sensibles.

Le czar avait, on le voit, quelques raisons de craindre l’insurrection de Hongrie comme un dangereux voisinage. Toutefois il était beaucoup plus touché encore de la belle occasion qui s’offrait à lui d’accroître cette vaste puissance, accoutumée depuis un demi-siècle à être servie à souhait par l’esprit révolutionnaire. La Russie s’est établie dans l’empire ottoman en secondant la révolution contre les Turcs ; elle allait essayer de prendre pied dans l’empire d’Autriche en appuyant le pouvoir contre la révolution. Que d’ailleurs on ne le perde pas de vue nous sommes en Hongrie, en pays slave ; la guerre a été provoquée par les Slaves. Si ces Slaves, depuis la dissolution de la diète de Kremsier, ont pris une attitude défiante envers à l’Autriche, ils ne sont pas pour cela réconciliés avec les Magyars. Plus ceux-ci remportent de succès, plus ils deviennent orgueilleux et menaçans. Les Slaves ont donc plus que jamais besoin d’un appui qui les délivre une fois pour toutes du magyarisme. C’est ce moment-là que le czar saisit pour prêter le concours de ses armes à l’empereur d’Autriche. La Russie va combattre la révolution magyare, et en même temps elle fait savoir aux populations de sa race que le czar pense ardemment à ce cher objet de ses préoccupations paternelles. Le czar aide les Slaves en même temps que l’empereur d’Autriche, et le gain est double pour la Russie dans cette intervention en apparence si désintéressée.

Les Magyars se faisaient donc de singulières illusions. Ils croyaient l’Autriche abattue, et l’Autriche se relevait par d’habiles concessions au slavisme. Ils croyaient l’intervention russe impossible en Hongrie, et cette intervention allait s’accomplir. Cette double erreur explique la confiance avec laquelle M. Kossuth recourut à des expédiens diplomatiques, lorsque la question ne pouvait plus se dénouer que sur le terrain militaire. Par suite de cette fausse manœuvre, le gouvernement de Pesth compromit à la fois sa diplomatie et son armée : l’une, dans des négociations impraticables ; l’autre, dans des tâtonnemens et des hésitations que la gravité du moment ne permettait pas.

Les premières opérations de l’armée magyare, à la veille de l’arrivée des Russes, témoignèrent de l’anarchie qui régnait dans les conseils du gouvernement insurrectionnel. Dembinski avait émis l’idée d’un mouvement de précaution vers la Gallicie. Les défilés des Carpathes se prêtaient à des surprises, à des combats de partisans où quelques milliers d’hommes résolus suffisaient pour tenir une armée en échec. Dembinski, placé par. M. Kossuth à la tête de la légion polonaise, de quelques régimens de hussards et de cinq ou six mille hommes de mauvaises troupes, le tout formant un corps d’environ douze mille hommes, voulut tenter l’aventure. A peine avait-il pris position dans les Carpathes, qu’il reçut de Georgey l’ordre de rétrograder à tout prix, eût-il même obtenu des avantages sur l’ennemi. Dans le cas où Dembinski essaierait de passer outre, il était enjoint aux officiers magyars de ne pas lui obéir et de l’abandonner. Le général polonais, dont toute la conduite révèle un profond respect pour la hiérarchie, n’eut point la pensée de faire un pas de plus en avant ; mais sur l’heure il envoya à Pesth sa démission ; qui fut acceptée. Cette détermination de Dembinski affligea profondément le général Bem. C’était la seconde fois que l’influence fatale de Georgey faisait avorter les plans de Dembinski, et cette nouvelle blessure était d’autant plus sensible, que le coup avait été porté ; pour ainsi dire, sous les yeux mêmes de l’ennemi de la Pologne. Il s’en fallut de peu que la démission de Dembinski n’entraînât celle de Bem et n’amenât ainsi la rupture de l’alliance polono-magyare. Heureusement pour la Hongrie, Bem céda aux instances de Dembinski, aux protestations empressées du gouvernement de Pesth, et garda son commandement. L’influence des Polonais n’en avait pas moins reçu une grave atteinte, et ce fut en vain que Bem parla de la nécessité de prendre position contre les Russes. Bien que tout attestât aux Magyars que les troupes moscovites étaient en marche, chose étrange, ils refusaient encore de croire que l’intervention fût prochaine. Lorsque Visocki, que l’on avait laissé dans les Carpathes à la tête de quelques bataillons polonais, annonça qu’il avait eu un engagement avec l’avant-garde russe, on lui fit dire de Pesth qu’il était un visionnaire, et qu’il avait pris des hulans autrichiens pour des Cosaques. Quelle était donc la pensée du gouverneur de la Hongrie ? Pendant qu’un génie fatal tentait le général Georgey et le poussait sourdement à négocier avec le Nord, M. Kossuth, conduit par son imagination confiante, frappait à grand bruit à la porte des cabinets de l’Occident.

Le gouverneur de la Hongrie avait de bonne heure songé à envoyer des représentans de la Hongrie magyare auprès du pouvoir central de Francfort ; mais ce pouvoir n’était guère qu’un être de raison, sans existence réelle, sans armée ni trésor, tout aussi peu reconnu des cabinets étrangers que le gouvernement magyar lui-même. L’extrême gauche du parlement avait fourni aux Magyars des orateurs de club et des soldats de barricades le jour de l’insurrection de Vienne ; elle avait, par ses encouragemens, poussé dans les rangs des Magyars les débris de la fameuse légion académique ; l’Allemagne de Francfort ne pouvait rien de plus pour les Magyars menacés par les Russes. Les Magyars placèrent donc tout leur espoir dans l’Angleterre et la France.

En France, ils se heurtèrent tout d’abord à l’impassibilité tour à tour facétieuse et sombre de M. Bastide. Aussi bien le général Cavaignac avait saisi le côté faible de l’insurrection magyare. « Nous avons, disait-il, essayé de connaître la pensée et les plans des Hongrois ; nous n’avons jamais pu savoir ce qu’ils voulaient. » En définitive, la diplomatie de M. Kossuth échoua devant l’indifférence étudiée de M. Drouyn de Lhuys. A défaut du gouvernement français, qui leur manquait, les Magyars entreprirent alors d’émouvoir l’opinion. Leur représentant à Paris, l’un des hommes les plus modérés et les plus recommandables de la Hongrie, le comte Ladislas Teleki, menait de front la diplomatie et la polémique. Il avait, dès le commencement de la guerre, publié au nom du gouvernement magyar un manifeste aux peuples civilisés. En mai et en juin 1849, il redoubla d’ardeur pour signaler à l’Europe tous les dangers d’une intervention russe. « Il n’y a plus de temps à perdre, écrivait-il, l’heure suprême approche, et la prédiction de Napoléon s’accomplit. Le czar déclare qu’il va protéger contre la révolution l’honneur du nom russe et l’inviolabilité de ses frontières ; mais si la Pologne existait encore, la Hongrie se trouverait-elle aux frontières de la Russie ? N’est-ce pas elle qui s’est avancée vers nous ? Et lorsque l’Autriche sera envahie et l’Allemagne asservie, où seront alors les frontières de la Russie ? » Voilà par quelles considérations les Magyars comptaient intéresser la France. Ils avaient, pour la satisfaction de leur orgueil de race conquérante, appelé sur l’Autriche le poids de l’intervention russe, et, exagérant le danger comme leur propre importance, cachant, sous le nom de liberté, leurs projets de suprématie, ils espéraient que la France endosserait leurs entreprises jusqu’à se compromettre pour eux diplomatiquement auprès des cabinets, et moralement auprès de l’immense et généreuse race des Slaves.

En Angleterre, la diplomatie magyare recueillit du moins plus de témoignages de sympathie. Le terrain était là plus favorable. Tandis que la France avait, dans sa politique extérieure, à tenir compte de la paix générale, et que d’ailleurs son gouvernement, sans avoir une idée claire de l’esprit des Slaves, sentait cependant vaguement que l’intérêt de la civilisation n’était point du côté du magyarisme, l’Angleterre, solidement assise sur la base antique de sa constitution, ne paraissait pas redouter les ébranlemens européens ; d’autre part, la puissante aristocratie qui a subjugué l’Irlande, flattée par la similitude profonde des lois de la Hongrie avec celles de la Grande-Bretagne, ne pouvait refuser sa prédilection aux Magyars. Les hommes qui prirent l’initiative du mouvement d’opinion tenté en Angleterre en faveur des Magyars n’envisageaient la question que par son côté le plus général. Ils prenaient à la lettre les affirmations des agens de M. Kossuth ; ils croyaient à une Hongrie de quatorze millions d’ames, libérale et civilisatrice ; c’était pour eux une nouvelle Pologne relevant le drapeau des nationalités et s’interposant comme un boulevard entre la Russie et l’Europe. De nobles esprits, qui étaient habitués à se voir à la tête des manifestations en faveur de la Pologne, beaucoup de caractères libéraux, qui avaient du plaisir à protester contre la politique des gouvernemens absolus, puis quelques héros de meetings, qui voyaient là une belle occasion de se remuer et de faire parler d’eux, tous ces hommes, réunis sous l’impulsion de sentimens divers, donnèrent le branle à l’opinion et l’émurent. La guerre de Hongrie devint populaire dans l’aristocratie britannique. Le chef du Foreign-Office fit lui-même entendre aux Magyars des paroles d’encouragement et tint, dans la chambre des communes, un langage plein de reproches amers pour le cabinet de Vienne. C’était peu, et la cause magyare réclamait d’autres secours. Le gouvernement insurrectionnel, que les feuilles démocratiques d’Allemagne et de France s’opiniâtraient à appeler républicain, travaillait alors à gagner l’Angleterre, en lui insinuant que la royauté étant vacante en Hongrie, M. Kossuth lui-même, quoique soupçonné de républicanisme, n’éprouverait nulle répugnance pour un prince de la maison de Cobourg. Les Magyars ne doutaient point que lord Palmerston, touché de ces ouvertures, n’embrassât ardemment la cause de l’indépendance hongroise. Ils connaissaient assez peu l’Angleterre pour s’imaginer qu’elle allait d’enthousiasme se poser ainsi seule en face de l’Europe, et assez peu la Russie et l’Autriche pour croire qu’elles prendraient en considération les menaces de l’Angleterre isolée. Plus, au contraire, le cabinet de Londres s’éloignait de celui de Vienne, plus l’alliance russe devenait indispensable pour l’Autriche. La sympathie de l’Angleterre tournait donc au détriment des Magyars plus encore que la froideur de la France, et, au dehors comme au dedans, ce malheureux peuple se brisait contre l’impossible.

Cependant l’armée autrichienne se reconstituait peu à peu. Après avoir été battue sous le général Welden, qui avait remplacé le prince de Windischgraetz, elle avait reçu pour général en chef le rude et opiniâtre Haynau. En même temps, l’armée russe envahissait la Hongrie par trois points : la Moravie, la Gallicie, la Valachie. Elle arrivait, et, avant de combattre, elle tentait de son côté quelques essais de diplomatie à l’adresse des Magyars ; elle semait çà et là de vagues rumeurs auxquelles l’inexpérience politique de ceux-ci allait se laisser prendre. Insensiblement le bruit se répandit en Hongrie que les Russes n’étaient pas des ennemis systématiques des Magyars ; que le Moscovite méprisait l’Autrichien, tout en ayant l’air de le défendre ; que l’Autriche irritée se promettait de cruelles représailles ; que le czar était plus généreux, et prêchait à ses alliés la conciliation. Il n’en voulait, disait-on, qu’aux Polonais, qui, après avoir été, suivant l’expression de Bathianyi, un mal nécessaire, étaient devenus un embarras et un obstacle. Un jour, à la table même de M. Kossuth, on entendit des officiers disserter sur les politesses du prince de Leuchtenberg pour des officiers magyars qui servaient en Russie. En Transylvanie, le nom du grand-duc Constantin, lancé dans le même esprit, précéda et accompagna partout l’armée russe. Voilà ce que les amis de Georgey écoutaient complaisamment à Pesth et sous la tente, pendant que M. Kossuth faisait entretenir lord Palmerston du prince de Cobourg. Avant d’avoir brûlé une amorce, la Russie s’était ouvert un chemin au cœur de la Hongrie.


II

La campagne diplomatique était enfin terminée, et on allait commencer une nouvelle campagne militaire. L’influence des généraux Dembinski et Bem avait prévalu dans la première phase des opérations de l’armée insurrectionnelle : l’influence du général Georgey devait dominer la seconde.

Il serait assez difficile, au premier abord, de caractériser la politique de ce personnage, dont le rôle est déjà si important et va devenir décisif. Un front soucieux et un regard voilé, qui paraissent couvrir une arrière-pensée, une certaine âpreté de sentimens qui semble de l’ambition contenue avec effort, voilà ce qui frappe en lui l’observateur durant la première période de la guerre. Georgey conquiert en six mois tous ses grades ; l’inquiétude de son esprit n’est pas apaisée, la coopération brillante des généraux polonais le gêne et l’offusque, il prend ombrage de la popularité de M. Kossuth lui-même. D’où viennent ces allures frondeuses et sournoises qui contrarient quelquefois les intentions de M. Kossuth, et toujours, comme par système, l’action des généraux polonais ? D’un défaut de caractère ou d’une opinion opposée à la politique de M. Kossuth ? L’une et l’autre de ces deux explications paraissent admissibles. Peut-être Georgey avait-il sur les ressources et les intérêts de son pays des idées plus justes que la poésie des ultra-enthousiastes. Que lui a-t-il manqué ? De la franchise pour poser hardiment son drapeau et déclarer sans feinte par quels chemins il entendait marcher. Je définirais volontiers Georgey un esprit juste égaré par un caractère faux. Si l’on y réfléchit bien, cette contradiction donne en effet le secret de toute sa conduite. Au fond, Georgey représente l’opinion positive et pratique, qui, laissant de côté les fantasmagories conquérantes des docteurs en magyarisme, eût tenu pour excellente une alliance avec l’Autriche, si elle lui eût offert le maintien de l’unité de la Hongrie. Songer à traiter avec les Russes, c’était, au point de vue purement magyare, une idée naïve ; et, au point de vue magyaro-polonais, une idée moralement monstrueuse ; mais la pensée de traiter avec l’Autriche était tellement dans l’intérêt des Magyars, que Dembinski lui-même avait désapprouvé la déchéance proclamée de la maison de Habsbourg. Georgey, à l’époque de la prise de Bude, paraissait être préoccupé de cette pensée, dans laquelle il n’osa pas entrer avec résolution. Il ne sentit pas qu’entouré d’une grande popularité, il pouvait entraîner le pays, et, au lieu d’aller droit au but en se faisant suivre de toute la nation, il s’amusa à combiner des ruses toutes personnelles pour écarter les Polonais et renverser Kossuth. L’armée russe eut le temps d’arriver ; le général Georgey comprit que les Magyars n’avaient plus rien à attendre de l’Autriche irritée, et, séduit le premier par les paroles flatteuses que les Russes répandaient sur la bravoure des Magyars, sur la conduite brillante de leurs officiers, il conçut le projet d’invoquer la protection du czar et d’intéresser les Moscovites au sort de la race magyare. Au reste, le général Georgey ne garda point le secret de ses plans ; ils les communiqua au ministère magyare sitôt que l’on prévit l’imminence d’une catastrophe, c’est-à-dire dès le commencement de cette nouvelle campagne.

Les Polonais eurent vent de ce dessein qu’ils avaient droit de regarder comme une sorte de rupture de l’alliance contractée entre eux et les Magyars. Dembinski, retiré à Pesth, demanda par écrit à M. Kossuth des explications catégoriques sur ce mouvement d’opinion qui faisait incliner les Magyars vers les Russes. M. Kossuth, ayant peut-être quelque espoir de modifier les intentions de Georgey, déclara hautement que personne à sa connaissance ne parlait en Hongrie, ni de céder, ni surtout de se rendre à la Russie. Il affecta même de se rapprocher de Dembinski et de Bem, dont il balançait les noms pour mettre l’un ou l’autre à la tête de l’armée. Dembinski ne voulait plus du commandement en chef. En dépit de tant de déboires, il consentait cependant à tracer de nouveaux plans de campagne. Sa pensée était de concentrer l’armée magyare entre la Maros et le Danube derrière la Theiss, en prenant la Transylvanie pour base des opérations. On eût laissé dans la place de Comorn trente mille hommes qui auraient pu s’y défendre victorieusement, contre toute éventualité et faire des sorties heureuses. Le reste de l’armée eût abandonné les plaines et les villes ouvertes, Bude et Pesth, afin de s’enfermer entre la Theiss et la Transylvanie, où l’armée de Bem, jusqu’alors isolée et d’une utilité secondaire, eût trouvé un emploi digne de son chef. L’on eût ainsi réuni environ quatre-vingt-mille hommes. Par suite d’une conception singulière, Georgey, qui avait combattu l’idée de marcher sur Vienne alors qu’on le pouvait, proposait un plan opposé à celui de Dembinski. Georgey eût voulu que l’on quittât la Transylvanie, que l’on concentrât toutes les forces du pays autour de Comorn, de Raab et de Waitzen, pour tenter par là une expédition désespérée sur Vienne. Outre l’imprudence d’exposer l’armée magyare à être anéantie en quelques jours par des troupes régulières supérieures en nombre, les projets de Georgey rencontraient un grave obstacle ; les Szeklers, qui formaient le noyau de l’armée de Rem, refusaient de quitter la Transylvanie. Ils étaient prêts à se battre dans les montagnes, sur un sol bien connu d’eux, au seuil de leurs foyers. C’était peine perdue de leur demander davantage. Quiconque eût prétendu les conduire dans ces régions éloignées, où les plans du général Georgey les appelaient, eût été bientôt abandonné. Les combinaisons de Dembinski eussent donc assuré aux Magyars une forte position stratégique en même temps qu’elles leur eussent donné le moyen d’utiliser l’ensemble de leurs forces, tandis que les plans de Georgey avaient l’inconvénient de placer l’armée sur un terrain sans aucun avantage et de dissoudre le corps du général Bem.

M. Kossuth, qui parfois montrait des prétentions militaires, avait de son côté son plan, et ce n’était pas le moins extraordinaire. « Je veux étonner l’Europe ! » avait-il dit dans une de ces explosions de beau langage qui lui étaient familières. Le président de la Hongrie voulait en effet, soit que l’on marchât sur Vienne suivant le plan de Georgey, soit que l’on se précipitât sur la Gallicie pour insurger la Pologne, soit enfin que l’on descendît en Italie pour y relever la révolution abattue. Remarquez que cela se passait au moment où les Russes étaient déjà en ligne, où les Autrichiens reprenaient l’offensive, où l’armée magyare, démoralisée par l’anarchie de ses chefs et par la présence d’un ennemi redoutable, était fatalement condamnée à la défensive.

M. Kossuth sortit enfin de ce rêve, et ouvrit les yeux ’au bruit du canon austro-russe qui croisait ses feux sur toute la frontière de la Hongrie. On supplia Dembinski de reprendre du service, et, comme il refusait le commandement en chef, on recourut à un expédient qui semblait avoir l’avantage de ménager les susceptibilités de Georgey. On choisit pour généralissime Messaros, ancien ministre de la guerre, homme de bravoure et d’honneur, sans autre mérite, et l’on plaça Dembinski sous ses ordres en qualité de major-général, avec le commandement réel. La difficulté était de décider Georgey à l’obéissance. Il était sous les murs de Comorn, profondément engagé dans la lutte où il devait user inutilement ses troupes. Messaros quitta Pesth pour aller le rejoindre et lui porter des instructions conformes au premier plan de concentration proposé par Dembinski quand l’armée magyare était encore libre de choisir son champ de bataille, et modifié en vue des circonstances, qui avaient si promptement changé. Messaros rencontra sur la route de Pesth à Comorn des estafettes de Georgey qui annonçaient que les communications étaient coupées. Le général en chef revint sur Pesth, où les populations émues prirent bientôt l’alarme. Elles accoururent devant l’hôtel où résidait Dembinski avec des cris de désespoir. « Sauvez-nous, disaient-elles, vous seul pouvez nous sauver ! » Dembinski parut, et, faisant allusion à Georgey et aux Russes, il dit à la foule qui tendait vers lui des mains suppliantes : « Je ne puis plus vous sauver, car j’ai un ennemi devant moi et un ennemi derrière. » Le gouvernement se retira en désordre à Szegedin, sur la Theiss, comme frappé d’une terreur panique.

L’inaction cependant n’était plus possible, et le général polonais s’efforça d’oublier ses tristes pressentimens ; il rassembla, de concert avec Messaros, tout ce qui restait de troupes disponibles en dehors de l’armée de Georgey, de la forteresse de Comorn et du corps de Bem. Georgey avait annoncé qu’il visait à se dégager, pour opérer par le nord une retraite vers la Transylvanie. Dembinski voulait encore tenter, en se retirant vers le banat de Temesvar, de se réunir à Georgey et à Bem, et de prolonger la lutte dans les montagnes du midi. Au fond, il n’y avait plus dès-lors, sur le théâtre de la guerre, personne qui crût au salut de la Hongrie.

Je me trompe : il était des esprits généreux qui avaient encore quelque confiance dans la fortune des Magyars, alors que ceux-ci désespéraient d’eux-mêmes. C’étaient les diplomates polonais, auxquels s’étaient joints quelques Valaques des principautés du Danube, au nom de toute la race roumaine. Les uns et les autres pensaient qu’en présence de l’intervention russe, et de l’effroi qu’elle devait causer à tous les peuples de l’Europe orientale, le drapeau de la conciliation entre les nationalités, arboré enfin par les Magyars, aurait la puissance de faire sortir du sol une nouvelle armée au dedans et au dehors de la Hongrie. On le voit, la confiance des Polonais et des Valaques était conditionnelle ; mais le temps pressait, ils marchaient avec ardeur à leur but, comptant que l’effet du péril lui-même aiderait leurs suprêmes efforts.

Le prince Czartoryski, sans cesser d’être fidèle à la politique qu’il avait embrassée plusieurs années avant la guerre, pressa ses agens d’entretenir le gouvernement magyar de la nécessité plus urgente que, jamais d’une transaction entre les nationalités. Si la Hongrie devait succomber, suivant les diplomates polonais, ce serait toujours un gain pour l’avenir que de l’avoir amenée à reconnaître l’équité des griefs de ses sujets insurgés. Dans leur défaite même, les Magyars auraient la consolation d’atténuer les haines provoquées par leur orgueil et de laisser après eux des regrets. Menacés d’être mis au ban des peuples et de n’entendre que des récriminations autour de leur lit de souffrance, en cédant, ne fût-ce que sous l’empire de l’inexorable nécessité, ils ôtaient du moins toute prise à la haine. Ils redevenaient l’un des élémens de la grande ligue des nationalités qui pourrait un jour se reconstituer sur leurs débris. Les Magyars devaient périr comme race dominante ; mais, en acceptant d’avance les conditions d’égalité que leur faisaient les autres nationalités, ils mériteraient au milieu d’elles une place qu’elles leur accorderaient sans contestation et sans crainte ; ainsi les ressources militaires des Magyars ne seraient pas perdues pour l’avenir : telle était la pensée qui inspirait les démarches de la diplomatie polonaise auprès de M. Kossuth. Le prince Czartoryski avait compté sur l’autorité morale de Dembinski et de Bem. « Je suis sûr, écrivait-il à Dembinski en date du 5 juin, je suis sûr qu’après les déclarations consignées par vous dans votre écrit d’adieu à vos compatriotes polonais, vous n’avez pas cessé de vouloir la conciliation entre les Magyars et les Slaves. La justice nous le commande, l’intérêt des Magyars eux-mêmes nous y force, soit que nous considérions leur sécurité pour l’avenir ou leur salut pour le présent. En supposant que la défense soit possible contre les forces colossales de leurs ennemis, en supposant que vous triomphiez, la lutte sera longue, et ce n’est pas d’un seul coup que vous pourrez vaincre. » Quelles étaient les bases sur lesquelles le prince Czartoryski proposait de traiter ? Placé dans une situation où il pouvait être plus désintéressé que les Slaves de Hongrie, il pensait que les Slaves, tenant compte des actes militaires des Magyars, devaient leur reconnaître, non pas une suprématie de race, mais une sorte de droit d’initiative, non pas le privilège du gouvernement, mais la faculté d’être le centre de la confédération des états destinés à transformer la vieille Autriche. Parmi les peuples attachés à la Hongrie, ceux qui se trouvent séparés des Magyars, soit par des limites faciles à déterminer, comme les Valaques, soit par des frontières déjà tracées, comme les Croates, les Slavons et les Serbes, eussent obtenu une véritable et sérieuse autonomie provinciale. Les autres, moins compactes et entremêlés aux Magyars, comme les Slovaques et surtout les Allemands, eussent dû se contenter d’une administration nationale, du libre usage de leur langue, de la pratique respectée de leur culte. Voilà les propositions que les agens de la diplomatie polonaise portaient au gouvernement magyar comme l’unique moyen de salut qui lui restât.

M. Kossuth et ses ministres accueillirent avec politesse, mais avec réserve, les ouvertures des Polonais et des Valaques. Le 10 juin, le ministre des affaires étrangères, M. Casimir Bathianyi, écrivant, aux agens politiques et aux commandans des frontières, leur adressait encore des instructions qui semblaient reculer indéfiniment l’époque d’une transaction. « Il y a, disait-il, trois principes qui doivent servir de base avant tout à cette réconciliation, et sur lesquels nous ne céderons en rien, à aucune condition, car autant vaudrait nous suicider de nos propres mains. Ces principes sont : 1° l’unité de l’état ; 2° l’intégrité du territoire de l’état, telle qu’elle existe depuis des siècles ; 3° la suprématie de l’élément magyar, acquise depuis mille ans les armes à la main, fondement de notre autonomie et consacrée par l’usage de la langue magyare comme langue diplomatique. » Et, après avoir pris ainsi le principe de la conquête pour drapeau, le ministre rappelait les privilèges de la langue magyare. « Ils ont été, continuait-il, définis par les lois. Ainsi les délibérations du corps législatif, les lois, les documens qui s’y rapportent, sont rédigés en langue magyare. Le magyare est aussi l’idiome de l’administration, des tribunaux inférieurs et supérieurs, des écoles supérieures, des matricules ou registres des naissances et des décès. » Comment ensuite prendre au sérieux ce que M. Casimir Bathianyi regardait comme une concession ? « Cependant, disait-il, pour lever toute difficulté, le gouvernement magyar est prêt à accepter, au nom du pays, toutes les conditions par lesquelles les peuples de langues différentes croiront mieux garantir leurs nationalités, pourvu que ces conditions s’accordent avec les trois principes que j’ai posés. Il est donc prêt à confier l’administration des affaires, ecclésiastiques aux fidèles de chaque religion, en les laissant libres d’y faire usage de leur propre langue ; ils auront la même liberté dans toutes les affaires particulières qui regardent leurs écoles, leurs familles, leurs communes, leurs procès devant les tribunaux inférieurs. »

A la suite des premières défaites de Georgey et de Bem en Transylvanie, quand l’image de la mort se fut présentée de toutes parts sous son aspect saisissant au gouvernement insurrectionnel, M. Kossuth, le ministère et l’assemblée nationale commencèrent à se montrer moins hostiles aux projets de transaction. Dans le trouble qui s’empara de tous les esprits, on en vint même à faire une partie des concessions que sollicitaient les agens de la race valaque. C’est à Szegedin, dans ce nouvel asile d’un gouvernement pour la seconde et dernière fois fugitif, c’est le 14 juillet, un mois avant la fin de la guerre, que le ministre Casimir Bathianyi donna connaissance aux Valaques de cette résolution tardive. Quant aux demandes des Polonais en faveur des Slaves, les Magyars hésitaient encore ; ils ne se résignèrent qu’à l’heure suprême et au moment d’expirer, dans Arad, à ce dernier et douloureux sacrifice. A peine les Valaques eurent-ils le temps de prendre connaissance des nouveaux droits qu’on leur concédait de si mauvaise grace, que déjà la ruine de la Hongrie se consommait. Enfin les Serbes et les Croates n’apprirent les concessions fort restreintes qui les concernaient qu’après la catastrophe, avec la nouvelle de la défaite de Temesvar et de la capitulation de Vilagos.


III

Vilagos et Temesvar, l’anéantissement des corps d’armée de Bem et de Dembinski et la soumission de Georgey, voilà en effet où devaient rapidement aboutir les incertitudes du gouvernement magyar. C’est en vain que M. Kossuth avait rendu à Dembinski le pouvoir militaire sous le nom de Messaros. Dès cette époque, il était trop tard. Déjà les trois principaux corps d’armée étaient séparés de manière à ne pouvoir plus se réunir que par des coups de fortune. Georgey était devant Comorn et Waitzen, entouré par les Autrichiens et les Russes, et dans l’impossibilité de leur échapper sans une ruse de guerre. Dembinski, à sa sortie de Pesth, se voyait poursuivi vers Szegedin par le corps de Haynau. Bem, de son côté, avait sur les bras, d’une part les Serbes de Knitchanin et du ban de Croatie, qui remontaient du midi au nord, avec la mission spéciale d’empêcher la jonction des deux généraux polonais, et de l’autre les Austro-Russes qui étaient accourus de la Valachie en violant la neutralité du territoire ottoman. Dembinski, dont le désir avait toujours été de se replier vers les montagnes de la Transylvanie méridionale pour y faire sa jonction avec Bem, en attendant Georgey, n’acceptait qu’à regret la bataille que les Autrichiens lui offraient dans les environs de Szegedin. Il fallut combattre cependant, et, une fois l’action engagée, les Polonais et les Magyars se défendirent avec ténacité ; mais les Magyars qui formaient le corps de Dembinski étaient peu aguerris. Georgey s’était réservé les seules troupes qui fussent habituées au feu ; Dembinski ne commandait guère qu’à des recrues. Les Autrichiens avaient donc à Szegedin la supériorité du nombre et de l’expérience ; ils vainquirent. Dembinski fut rejeté vers Temesvar, obligé de faire face à L’ennemi à chaque moment dans cette brillante et douloureuse retraite.

Les combats livrés près de Szegedin sont les plus considérables d’entre ceux qui ont signalé cette guerre depuis l’intervention des Russes. Sur un autre théâtre, la lutte n’est pas moins acharnée et présente peut-être un caractère plus saisissant. Bem ne saurait s’avouer vaincu tant qu’il a quelques centaines d’hommes de bonne volonté et de l’artillerie. Rien de plus varié que ses expéditions. On le croit anéanti ; aujourd’hui il n’a plus que deux canons ; deux chevau-légers se précipitent sur les affûts pour lui enlever cette dernière ressource ; il les chasse à coups de cravache. Il est reconnu par un officier autrichien qui s’avance à son tour contre les deux pièces ; trente fusils sont braqués sur la poitrine du général polonais ; il ne reçoit qu’une balle à la main, et, se redressant sur son cheval, il semble dire : « C’est bien moi, et je vis. » - « C’est le diable, » disent les trente soldats ; ils jettent leurs armes et courent encore. Bem profite de l’incident pour entraîner ses troupes ; il reprend les canons qu’il a perdus, et le voilà courant vers un autre champ de bataille au bruit retentissant de ces attelages qui ébranlent le sol et les coeurs. Si Bem eût été secondé par une armée régulière, si, à côté de ses Polonais infatigables et de ses impétueux Szeklers, il eût eu quelques vieux régimens, il aurait long-temps défendu la Transylvanie contre les Austro-Russes. Cet avantage lui manqua. Quelles que fussent sa valeur personnelle, sa science en matière d’artillerie et son habileté à dresser des embûches ingénieuses, il avait peu de moyens de se soutenir. Si un jour, avec quinze cents hommes, il pénétrait en Moldavie et détruisait plusieurs régimens russes, quelques jours plus tard, ses troupes, officiers et soldats, l’abandonnaient et le laissaient seul sur le champ de bataille. C’était à Schesbourg. Il avait attaqué hardiment le général russe Lüders ; la victoire semblait décidée en faveur des Magyars. Une centaine de Cosaques, suivant leur habitude de n’aborder point l’ennemi en face, se présentent et caracolent sur les flancs des hussards szeklers avec leurs cris aigus et sauvages. Surpris de cette manœuvre et de ce barditus analogue à l’ancien chant de guerre des Germains, les hussards se croient tournés par tout un corps, font un mouvement de retraite et entraînent avec eux l’armée entière. Bem veut en vain les retenir. Quelques-uns de ses officiers essaient de l’arracher à l’affût d’un canon auquel il se cramponne en disant : « Je reste. » Blessé et épuisé de fatigue, il tombe entre deux pièces. Les Russes, tout à l’heure battus, croient à une ruse de guerre, et n’osent avancer. Cependant les Magyars se retirent en désordre au prochain village, et répandent le bruit de la mort de leur chef ; la terreur est au comble. La population se prépare à la fuite. Quelques heures se passent, et, comme l’on n’apercevait aucun symptôme de l’arrivée des Russes, deux soldats, mus par une pensée d’attachement, retournent sur le champ de bataille pour y chercher leur général parmi les morts. Ils le retrouvent étendu à terre entre ses deux pièces, et le rapportent au village. Il fallut bientôt songer de nouveau à fuir ; les Russes, après l’hésitation d’une journée, avaient repris leur marche en avant, tout étonnés d’être vainqueurs lorsqu’ils se croyaient battus. Bem se replia sur Hermanstadt, qui était aux mains de l’ennemi, s’en empara par surprise, et, quelques jours après, en fut chassé à son tour par les Russes, qui avaient là, comme on s’en souvient, une honte à effacer.

Bem avait eu l’intention de soulever la Moldavie et de se frayer par cette principauté un chemin vers les frontières de l’Ukraine. La Moldavie n’était pas préparée à cette entreprise. La proclamation que Bem adressa aux Moldaves demeura sans effet. D’ailleurs, les Valaques des principautés, qui étaient intervenus auprès du gouvernement magyare, désapprouvaient cette tentative. Si l’on voulait trouver de l’écho dans les principautés, c’était dans celle de Valachie qu’il fallait frapper. Elle avait été plus ou moins profondément révolutionnée ; le mot de démocratie avait de bouche en bouche circulé dans ses montagnes et dans ses plaines. Une invasion de Bem en Valachie eût encouragé toutes les passions que le mouvement de Bucharest avait éveillées et que l’occupation russe était venue comprimer. Tel est le langage que les agens valaques avaient tenu au général Bem ; il n’était plus temps d’y songer. Cependant, au moment où la nouvelle des concessions faites si tardivement par les Magyars aux Valaques arriva en Transylvanie, Bem, résolu à ne céder à la fortune que ce qu’elle lui enlèverait de vive force, tenta une excursion dans le banat de Temesvar, pour y faire un appel désespéré aux populations valaques. Il voulait organiser ainsi une armée magyaro-valaque, afin de se précipiter ensuite sur la Valachie. « Dans quinze jours, disait-il déjà, nous serons à Bucharest. » Bem, en arrivant près de Temesvar, trouva une situation bien différente de celle qu’il espérait. Le gouvernement magyar, fugitif, errait dans le banat, ne sachant où s’arrêter. Dembinski, rejeté par les Autrichiens des rives de la Theiss sur la ville de Temesvar, renonçait à opposer ses jeunes recrues au feu régulier et savant de l’armée ennemie. Il donnait pour la dernière fois sa démission. M. Kossuth voulait à tout prix une bataille ; il s’adressa au général Bem, qui ne croyait pas être venu pour assister à la ruine définitive de l’insurrection magyare. Bem prit le commandement de l’armée, suivant le vœu de Kossuth. On se battit. L’armée magyare fut mise en déroute, et se vit éparpillée dans toutes les directions. Ce n’est qu’à grand’peine que l’on put former de ses débris un corps de quelques milliers d’hommes.

Le drame touchait à son dénoûment. Georgey, après les désastres d’Acs et de Waitzen, était parvenu à se jeter dans les vallées du nord et à gagner la Theiss ; puis il était descendu au midi vers Arad, à quelques lieues de Temesvar. Sitôt qu’il avait paru devant Arad, appuyé sur l’armée dont la majeure partie des officiers étaient ses créatures, il avait conseillé à Kossuth d’abdiquer, sous prétexte que le pays ne pouvait plus être gouverné et sauvé que par un pouvoir militaire. M. Kossuth, de son côté, sentant bien que la lutte ne pouvait plus se prolonger, n’était peut-être point aussi attristé qu’on l’eût pu croire de remettre la responsabilité du dénoûment en d’autres mains. L’armée accepta volontiers Georgey pour dictateur, et Kossuth n’essaya point de lui disputer l’autorité. Bem, avant de rien entreprendre, à la suite de la défaite de Temesvar, voulut se concerter avec Georgey, et se rendit dans cette pensée à Arad. Georgey avoua au général polonais que son intention était de déposer les armes. Bem exprima un sentiment tout opposé : il pensait qu’avec les vingt-quatre mille hommes de Georgey, la garnison d’Arad, commandée par Damianitch, les débris de l’armée de Dembinski et les Szeklers de Transylvanie, l’on pourrait encore réunir environ soixante mille hommes. Georgey objecta que ses troupes, sur lesquelles on comptait, étaient harassées par les fatigues d’une laborieuse retraite, démoralisées, sans vivres et sans vêtement. Pour Bem, ce n’étaient point des raisons. Il revient à Lugos, dans les forêts où s’étaient rejoints quelques-uns des bataillons dispersés à Temesvar. Il rassemble deux cents officiers, leur expose la situation et les espérances qui lui restent, en évitant de prononcer le nom de Georgey ; il les entraîne et leur fait prêter le serment de mourir jusqu’au dernier. Lorsque Bem avait offert ses services à M. Kossuth après la révolution de Vienne, il avait dit : « Donnez-moi un poste perdu. — Si vous conquérez la Transylvanie, lui avait-on répondu, nous vous en cédons volontiers la moitié. » Le général Bem, en ce suprême moment, semblait prendre à la lettre ces paroles du gouvernement magyar. Si quelques milliers d’hommes persistaient avec lui dans leur fidélité au drapeau, il était décidé à s’enfermer dans les abruptes montagnes qui forment la frontière de la Transylvanie et de la Valachie, et à y recommencer, en dehors de la Hongrie domptée, une lutte à part, en attendant des circonstances plus favorables. Il se mit donc en marche vers la Transylvanie, afin d’attaquer Lüders, qui était à peu de distance.

Ce n’était là toutefois qu’une tentative désespérée. La direction des événemens échappait à l’influence polonaise. L’esprit dont Georgey s’était constitué le représentant agissait au contraire sensiblement. L’idée d’un rapprochement avec la Russie flattait l’ambition de la plupart de ces jeunes officiers, qui, ayant conquis leurs grades en quelques mois, espéraient, suivant les insinuations des généraux russes, être maintenus dans leurs commodes situations. Des bruits sourds circulaient dans l’armée ; Bem, disait-on, était le seul obstacle qui s’opposât à une paix honorable et avantageuse promise par les Russes. Pourquoi le général polonais se montrait-il plus Hongrois que les Hongrois eux-mêmes ? N’était-ce pas l’indice de vues cachées et de projets perfides ? N’avait-on pas assez combattu pour les intérêts et les passions des Polonais ? Ces rumeurs agitaient l’armée de Bem au moment où l’on apprit que la soumission de Georgey aux Russes s’était consommée à Vilagos.

Bem voulait livrer bataille le lendemain, lorsque l’on vint lui dire que ses officiers, séduits par les lettres et les proclamations de Georgey, avaient entraîné une grande partie de l’armée, et qu’au lieu de songer à se battre, les troupes se préparaient à se rendre aux Russes. Bem adressa alors au général Lüders la demande d’un armistice pour traiter, disait-il, de la capitulation de son armée. Puis, sans attendre la réponse, ayant confié le commandement des troupes magyares à l’un de ses lieutenans, suivi seulement de deux mille cavaliers dévoués, il se dirigea vers la frontière de Turquie, où Dembinski, la légion polonaise, Kossuth et quelques milliers de Magyars l’avaient précédé.

La défaite de l’insurrection était consommée. Aux cris patriotiques, au bruit des armes tirées pour une cause sans équité, mais non sans poésie, avaient succédé les cris d’elien Magyar[3] ! vive le Magyar ! poussés par les soldats russes, et ceux de vivent les Russes ! renvoyés par les soldats soumis de l’armée magyare. Voilà donc où en était venu un peuple généreux, enthousiaste, doué de toutes les brillantes qualités du cœur ! voilà où il en était venu sous l’impulsion de chefs pour la plupart honnêtes et désintéressés, mais sans justesse dans les vues, sans énergie dans les résolutions ! Par une loi de l’histoire, cette noble nation était dans une impasse où elle devait nécessairement se voir poursuivie un jour par des adversaires plus nombreux et dépouillée de ses vieilles conquêtes. Ses chefs, s’inspirant de son orgueil au lieu de l’éclairer, aiguillonnant son ambition au lieu de lui parler de prudence, l’avaient précipitée en aveugle et avant l’heure vers la borne fatale où ses destinées devaient s’arrêter et peut-être se briser. Sous la menace de ce désastre, il avait suffi des flatteries de la diplomatie russe pour tourner les têtes égarées par le malheur, et pour faire que la Hongrie, naguère ardemment hostile au panslavisme, se jetât en suppliante aux pieds du czar.

Ah ! certes, l’erreur ne pouvait pas durer long-temps ; les illusions auxquelles on s’était livré sur la foi des agens russes devaient s’évanouir dès le lendemain de la soumission. On sait comment la Russie a tenu ses promesses. Elle s’est contentée d’obtenir la vie sauve pour ceux des officiers magyars qui avaient le mieux servi ses projets, et d’appuyer mollement à Vienne l’idée de l’unité hongroise, trop incompatible avec la nouvelle situation de l’Autriche pour être adoptée par cette puissance. La Russie n’aura donc donné aux Magyars qu’une preuve de bienveillance à peu près stérile. Tous ceux d’entre les Magyars qui ont retrouvé le sang-froid du raisonnement comprennent déjà qu’il n’est plus aucun espoir de sauvegarder l’unité hongroise. Il en faut donc revenir à cette pensée dont les Polonais modérés se sont faits les organes et les représentans, à ce principe de l’égalité des nationalités, qui, depuis vingt ans, est la grande préoccupation de l’Europe orientale. Si le parti dont Georgey était le chef et le parti purement autrichien, germanique, restent hostiles à l’alliance magyaro-polonaise, le parti populaire de Kossuth et le parti de l’ancienne opposition aristocratique se sont, depuis la catastrophe, rattachés plus étroitement à l’idée essentielle de cette alliance. Ils reconnaissent aujourd’hui combien il y avait de sagesse, dans les conseils diplomatiques de l’émigration. Ils avouent que le droit et le bon sens leur commandaient de se prêter au généreux essor des Slaves et des Valaques de la Hongrie.

Plaise à Dieu que ce sentiment devienne celui de tous les Magyars, et qu’il anime désormais leur politique ! C’est le but que les slavistes poursuivaient à travers cette guerre ; s’il est atteint, ils ne pousseront pas plus loin leur hostilité, et, loin de se souvenir de leurs griefs contre le magyarisme, ils n’useront que de paroles amicales pour déplorer les calamités dont la race magyare porte aujourd’hui le poids.


IV

Nous ne nous étendrons pas sur la période de sanglante expiation qu’a traversée la Hongrie depuis la capitulation de Georgey. Le point essentiel que nous voudrions mettre ici en lumière, c’est la situation nouvelle que la guerre de Hongrie a faite d’une part aux Slaves, de l’autre à l’émigration polonaise. L’Autriche condamnée à s’appuyer sur le czar, le czar enorgueilli au point d’adresser par la Turquie une sorte de défi à l’Europe, telle est la conséquence européenne de l’insurrection magyaro-polonaise.

Pour la Pologne, la leçon a été rude. Les Polonais s’aperçoivent qu’en portant secours aux Magyars, ils n’ont réussi qu’à accroître encore la puissance de leur irréconciliable ennemi ! Nation malheureuse, en vérité, à qui il ne sert de rien ni de souffrir, ni de s’agiter, ni de se battre ! Comme il arrive à ces personnages de la tragédie antique aux prises avec le destin, tout ce qu’elle entreprend pour y échapper tourne contre elle-même. C’est maintenant que reviennent naturellement en mémoire les paroles prophétiques du prédicateur Skarga ; maintenant sont accomplies les calamités prédites, il y a tantôt deux siècles, par ce sublime visionnaire. « Qui me donnera, disait-il dans son langage émouvant, qui me donnera assez de larmes pour pleurer jour et nuit les malheurs des enfans de ma patrie ! — Je te vois dans la captivité, royaume orgueilleux ! Et tu pleures tes fils, et tu ne trouves personne qui veuille te consoler ! Tes anciens amis te trahissent et te repoussent ; tes chefs, tes guerriers, chassés comme un troupeau, traversent la terre sans s’arrêter et sans trouver de bercail ! Nos églises et nos autels sont livrés à l’ennemi ; le glaive se dresse devant nous ; la misère nous attend au dehors, et cependant le Seigneur dit : « Allez, allez toujours ! — Mais où irons-nous, Seigneur ? — Allez mourir, ceux qui doivent mourir ; allez souffrir, ceux qui doivent souffrir ! »

Skarga prédit la résurrection de la Pologne après avoir annoncé sa ruine. La ruine date déjà de loin, et pourtant le jour mystique, le jour de la réparation, le troisième jour n’est point encore venu. Il semble reculer à mesure que les gémissemens des populations l’appellent plus ardemment. La Pologne porte la peine de ses fautes ; les générations d’à-présent subissent le contre-coup ordinaire des erreurs du passé. Avec ses lois funestes et son esprit indiscipliné, la Pologne devait fatalement succomber. C’est la raison que Skarga assigne à la décadence de sa patrie. « Vous servirez vos ennemis dans la faim, dans la soif, dans la nécessité, dans la pauvreté, leur avait-il dit, par la raison que vous n’avez pas voulu servir le Dieu de vos pères dans la joie et dans l’abondance, et qu’au sein de votre bonheur vous avez méprisé votre souverain, votre prêtre, vos lois et vos magistrats, en vous retranchant derrière vos libertés infernales ! Ne craignez pas la guerre ni les invasions ; vous périrez par vos discordes intérieures ! » C’est sans doute parce que ces discordes n’ont point encore entièrement cessé, c’est parce que le goût de ces infernales libertés n’est point encore perdu, c’est parce que la Pologne n’est point encore suffisamment corrigée de son penchant séculaire à l’indiscipline, qu’elle n’entrevoit pas le moment précis où doit finir sa longue et douloureuse expiation.

Injuste serait toutefois quiconque méconnaîtrait le progrès que les idées de pouvoir et d’autorité, naguère inconnues en Pologne, ont fait au milieu même des divergences d’opinion produites par les révolutions récentes. Si, au commencement de la guerre de Hongrie, il y a eu de la part des généraux polonais une ardeur trop prompte qui ne s’accordait point avec la politique des diplomates, ils ont fini cependant les uns et les autres par se rencontrer dans un même sentiment sur la question capitale, c’est-à-dire sur le slavisme. Dembinski et Bem principalement avaient d’abord paru faire trop bon marché de cette théorie. Une fois sur le champ de bataille, en présence de l’idée slave, ils en ont reconnu à la fois l’équité, la puissance et l’essor. Au contact de ces valeureuses et intelligentes populations de la Bohême, de la Servie, de la Croatie, des pays slovaques, la Pologne militante a senti que de ce côté sont la jeunesse et la vie. Elle s’est convaincue de cette vérité sans doute étrange pour beaucoup d’esprits, mais palpable pour quiconque a vu de près le génie naissant de ces peuples, qu’il y a là une force d’où doit infailliblement sortir la transformation de l’Orient européen. Sera-ce au profit de la Pologne ou de la Russie ? Toute la question est là. Sous nos yeux, la politique anti-slave des Magyars et de l’Europe démocratique a failli jeter irrévocablement les Slaves d’Autriche et de Turquie dans les bras de la Russie. Les Polonais qui reviennent des champs de bataille de la Hongrie l’ont reconnu avec les diplomates de l’émigration, et tous semblent d’accord pour entrer franchement dans les vues constitutionnelles de ces peuples indiquées par la diète autrichienne de Kremsier.

Si la guerre de Hongrie a fait de nouveau saigner les plaies de la Pologne, elle a créé en revanche aux Slaves de l’Autriche et de la Turquie une situation dont ces peuples commencent à comprendre les avantages. L’Europe orientale, après avoir présenté un aspect attristant, semble, dès aujourd’hui, près de reprendre une assiette plus sûre. Une lueur d’espérance, apparaît à travers les ombres dans lesquelles l’avenir est encore enveloppé. Puisque le danger que courent les peuples de ces contrées vient surtout de la force croissante de la Russie, ils ont du moins, pour le prévenir, deux grands points d’appui, l’empire d’Autriche et celui de Turquie ; puisque ces peuples ont lieu de craindre le panslavisme politique et religieux dont les intentions sur l’Orient, et que dis-je ? sur l’Occident lui-même, nous ont été tout récemment avouées par un diplomate russe, ils ont en revanche la certitude, en présence de ce panslavisme, de trouver dans la politique des deux empires menacés directement par cette doctrine un concours raisonné. La Turquie par suite du système des protectorats russes, l’Autriche par une conséquence nécessaire de l’intervention du czar en Hongrie, se sentent dans une dépendance à laquelle elles éprouvent naturellement le désir d’échapper. Voyez la Turquie. Elle ne craint plus d’opposer la dignité d’une attitude ferme à des injonctions impérieuses, et dans ce conflit, jusqu’à ce jour, la force reste au bon droit. En Autriche, sous les dehors d’une alliance trop récente pour se dissoudre encore, on remarque dès à présent les symptômes d’un vif mouvement de résistance à l’action de la Russie. Il est décidé que l’Autriche sortira des traditions de l’absolutisme, et voici qu’elle entre, bon gré mal gré, sous le régime des libertés parlementaires. L’alliance de l’Autriche et de la Russie n’est déjà plus une alliance de principes.

Du fond de l’abîme où la guerre de Hongrie les a précipités, les peuples de l’Europe orientale peuvent donc porter les yeux avec confiance sur Constantinople et sur, Vienne. Oui, s’ils savent être unis, s’ils savent régler leur ambition sur le progrès des idées et des mœurs en Autriche et en Turquie, ils déjoueront les projets de l’église et du cabinet russe. La réussite est au prix de la patience, de la discipline et du courage. Le courage ne manque point à ces peuples, et en les voyant, après de terribles leçons, revenir aux idées de discipline et d’autorité, suivre avec patience le développement des institutions dans les deux états destinés à leur prêter appui contre la Russie, j’aime à croire au triomphe définitif de leurs espérances. Ce triomphe ne serait plus douteux, si, profitant de cet esprit nouveau auquel les Polonais s’associent, et joignant ses efforts à ceux de l’Autriche et de la Turquie dans l’établissement ou le progrès de leurs institutions, l’Europe occidentale venait apporter là l’autorité de son concours et la sagesse de ses conseils. Loin qu’il soit question d’une entreprise hasardeuse pour relever la Pologne, il s’agit d’une entente diplomatique des gouvernemens et des peuples conservateurs contre l’action dissolvante du panslavisme. Espérons que l’Europe elle-même, éclairée par les événemens dont l’Autriche et la Turquie sont le théâtre, et dans lesquels la Pologne est appelée à jouer un rôle proportionné à sa prudence, ouvrira enfin les yeux sur ce grand intérêt de morale, de paix et d’équilibre international.


H. DESPREZ

  1. Voyez la première partie de cette étude dans la Revue du 15 décembre 1849.
  2. La Gazette des Slaves méridionaux (Susdslavische-Zeitung) rédigée en allemand à l’adresse de l’Europe occidentale.
  3. On s’était apparemment donné la peine d’apprendre aux Cosaques le sens du mot hongrois elien.