La Révolution de Buenos-Ayres

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La révolution de Buenos-Ayres [1]
Alfred Ebelot

Revue des Deux Mondes tome 102, 1890


LA
REVOLUTION DE BUENOS-AYRES [2]

La République Argentine a traversé, il y a quelques mois, une crise violente, dont les surprenantes péripéties ont dû laisser les lecteurs français fort perplexes. La révolution qui a ensanglanté les rues de Buenos-Ayres offre, en effet, des contrastes d’une rare originalité. Inaugurée par un coup de force, elle fait d’abord étalage d’appareil militaire, de fusils et de canons. Elle est refoulée sur ce terrain contre toute attente, mais révèle sa puissance précisément après avoir mis bas les armes. Quand on la suppose finie, elle balaie ses vainqueurs par une poussée irrésistible d’opinion. Ce n’est pas tout : cette émeute, partie d’une allure enragée, s’incline en plein combat vers un dénoûment légal. Elle renverse un gouvernement sans ébranler les institutions. Au rebours de toutes les émeutes, les insurgés ont pour alliés dans celle-ci le commerce, l’industrie, la haute banque, le clergé, les intérêts conservateurs. Voilà bien des anomalies qui méritent explication, et dont en France on a lieu de désirer de se rendre compte par d’autres sentimens que ceux d’une simple curiosité rétrospective. Il est bon qu’on y soit exactement renseigné sur un pays où nos compagnies sont en train de construire plus de 2,000 kilomètres de chemin de fer et où, sous des formes diverses, nos capitaux se trouvent engagés pour près de 1 milliard.

I

On aurait pu croire qu’en 1880, la République Argentine avait fermé l’ère des révolutions. On se rappelle qu’à cette époque Buenos-Ayres fut proclamée à son corps défendant capitale de la nation. Avant cet événement, l’organisation politique du pays avait quelque chose de précaire pour bien des raisons. Les quatorze provinces de la confédération présentaient au point de vue soit de la richesse, soit des tendances de l’esprit public, des différences trop accentuées pour que la politique y fût envisagée de la même façon. La province de Buenos-Ayres avait près de 1 million d’âmes, un budget opulent, et tenait en main la clé du commerce maritime. Celle de Jujuy avait 60,000 habitans et des ressources tellement restreintes que, lorsqu’elle avait payé son gouverneur, ses ministres, ses deux chambres législatives, ses tribunaux et tout son fastueux appareil de province souveraine, il ne lui restait pas de quoi réparer une route, relever une église en ruines ou payer un instituteur primaire. Le gouvernement national faisait face aux dépenses provinciales les plus urgentes, ce qui l’épuisait sans contenter personne. Il arrivait là comme dans les familles où il y a des parens pauvres : on a beau les secourir, ils restent aigris contre l’injuste fortune, qui a comblé de ses dons des cousins moins méritans à leur gré. Ce n’est pas des subsides qu’ils voudraient, c’est un changement de rôles. Ce n’eût encore été rien ; en pareille matière, les froissemens qui résultent de la comparaison des situations respectives sont secondaires, si on les rapproche de ceux qu’occasionne la disparité des horizons intellectuels. Les provinces riches, largement ouvertes aux marchandises, aux émigrans et aux idées d’Europe, avaient sur le rôle du gouvernement des notions qui ne ressemblaient en rien à celles de besogneuses agglomérations émergeant à peine des limbes de l’époque coloniale.

Aux débuts mêmes de l’histoire argentine, ces contrastes trouvent leur expression dans les deux partis qui sont en présence, les unitaires et les fédéraux. Il ne faut pas prendre ces noms au pied de la lettre. Les uns et les autres se rattachaient au principe d’une fédération républicaine. On peut même dire que les fédéraux étaient plus autoritaires et penchaient vers la dictature toutes les fois qu’ils en trouvaient l’occasion. Ce n’était pas sur une formule théorique que portait le différend. Sans doute, les unitaires ne séparaient pas de l’espérance d’une patrie homogène et forte leur conception du droit démocratique ; mais ils pensaient que la plus sûre garantie de l’exécution de ce programme était dans le libre jeu des autonomies locales. Ils procédaient directement de la France révolutionnaire, mais de la France de la constituante, avant la centralisation à outrance : c’étaient des girondins. Quant aux chefs des fédéraux, ceux bien entendu de la première moitié du siècle, ils s’étaient improvisés partisans des petites souverainetés sans y chercher malice. C’était un théâtre à souhait pour leurs aptitudes et leurs appétits. Ils font penser aux tyranneaux des républiques italiennes du XVe siècle. Ils n’allaient pas du reste, et pour cause, chercher leurs inspirations si loin. Ils les puisaient dans une tradition plus proche et toute chaude, celle de la tribu indienne ; ils en avaient hérité de première main les instincts de rapine et de cruauté. Ils avaient pour séides tous ceux dont les tendances se ressentaient de cette origine, et ce n’était pas le petit nombre. Aussi, don Domingo F. Sarmiento, qui a consacré un beau livre aux luttes au milieu desquelles s’est forgée par le fer et le feu la nation argentine, les a-t-il caractérisées à l’emporte-pièce, selon son habitude, dans le titre même de l’ouvrage. Il n’a eu garde de l’intituler : « Unitaires et fédéraux, » il l’a appelé : Civilisation et Barbarie[3].

Jusqu’en 1852, c’était bien de cela qu’il s’agissait. Depuis lors, les choses ont changé. La sévérité de cette antithèse serait aujourd’hui injuste jusqu’au ridicule, si on l’appliquait aux chefs éclairés qui ont succédé aux anciens caudillos du parti fédéral. Celui-ci aurait même cessé depuis longtemps d’être un groupe politique, si les unitaires, après la chute de Rosas, n’avaient relégué dans un rigoureux ostracisme jusqu’à la deuxième génération tout ce qui, de près ou de loin, avait eu des attaches avec le dictateur. Celui-là conserva les cadres du parti, qui n’avait plus de fédéral que le nom. Lorsqu’il escalada enfin le pouvoir, il n’avait d’autre idée que d’accomplir avec d’autres hommes le même programme que ses adversaires. Ce qui prouve bien qu’unité et fédération n’avaient rien à voir dans l’affaire, c’est qu’il s’empressa, une fois le maître, de confisquer Buenos-Ayres pour en faire la capitale nationale, ce qui était de la politique unitaire au premier chef. Il est vrai que la province de Buenos-Ayres, en 1852, par haine de ce que l’on appelait alors la politique fédérale, s’était déclarée république indépendante, ce qui était pousser à ses dernières conséquences le principe fédéraliste de l’autonomie des états. Le plus curieux, c’est que ces événemens contradictoires, où chaque parti empruntait à tour de rôle la cocarde du voisin, ont convergé, en somme, vers le même résultat, l’établissement d’une confédération d’états autonomes, mais solidaires. C’est là l’organisation définitive vers laquelle le peuple argentin s’achemine à travers les erreurs et les passions où son inexpérience l’entraîne.

Si les nouveaux fédéraux ne différaient guère des anciens unitaires comme doctrine de gouvernement, ils n’en avaient pas moins, quand ils prirent à leur place la direction du pays, un passé fâcheux à faire oublier. D’abord, la république ne leur devait aucune gratitude pour les surprenans progrès qui avaient fait en un demi-siècle d’une vaste, mais pauvre et sauvage colonie espagnole, une jeune nation pleine d’avenir. La guerre d’indépendance, depuis le premier coup d’éclat à Buenos-Ayres jusqu’au départ du dernier soldat espagnol du continent sud-américain, avait été menée par des chefs nettement unitaires. Les sages institutions élaborées depuis la proclamation de la république jusqu’à la chute de Rivadavia, c’est à des unitaires qu’on les devait. Avec l’avènement de Rosas, on retourne au chaos, on tombe dans la nuit. Le noble emblème du drapeau bleu et blanc orné d’un soleil, où les paladins de l’émancipation avaient symbolisé l’astre de la liberté montant dans un ciel orageux et dissipant les nuages, devient une amère dérision. Or cette époque lugubre avait pour devise une formule officielle qui s’inscrivait en toutes lettres en tête des actes publics, des décrets, des proclamations. C’était celle-ci : Mort à ces sauvages, à ces dégoûtans unitaires ! Mueran los salvages, asquerosos unitarios !

Quand ces êtres dégoûtans ressaisissent la prépondérance, dans la province de Buenos-Ayres d’abord, puis dans toute la république, c’est comme une nouvelle aurore. La vie renaît, les perspectives de l’avenir s’éclairent. On s’appelle, on se répond, on sent qu’on avance. En effet, on avançait rapidement. Le général Mitre, par une politique libérale et ferme, par une guerre extérieure glorieuse, concilie et pondère les forces disparates, dégage nettement des antagonismes locaux l’idée de patrie. Sarmiento continue cette œuvre dans le même esprit en y ajoutant comme contingent personnel sa préoccupation constante des progrès de l’enseignement, surtout de l’instruction primaire. La république sortit de leurs mains transformée. C’étaient des unitaires pur-sang.

Du docteur Avellaneda, qui vint ensuite, on ne saurait dire s’il était unitaire ou fédéral. Il fut tour à tour l’un et l’autre. Il semble qu’il ait été simplement avellanédiste. En tout cas, s’il était de famille unitaire et fils d’un patriote dont la tête fut promenée au bout d’une pique dans les rues de Tucuman par ordre de Rosas, il fut le premier président qui arrondit sa fortune au pouvoir, ce qui est un trait bien fédéral. Malgré les doubles fonds de sa politique, la République Argentine aurait suivi sans secousse la voie que lui avaient ouverte les deux administrations précédentes sans la mort, qui fut un malheur public, de son ministre de la guerre, le docteur Alsina. Sa popularité, dont il avait souvent couvert les défaillances du président, s’était étendue à toute la république à la suite de la brillante campagne où il avait assuré la solution de la question séculaire de la frontière indienne. Son élévation à la présidence était indubitable, bien qu’on lui tînt à grief d’être fils de Buenos-Ayres, porteño.

C’était là une des formes qu’avait revêtue l’animosité entre fédéralistes et libéraux. Les premiers nourrissaient contre Buenos-Ayres une humeur maussade. Il y avait dans cette attitude un souvenir du temps où Buenos-Ayres les avait repoussés, et, accaparant à son profit les recettes de douane, les avait réduits à une misère noire. Il y avait aussi un point de vue très étriqué, propre de gens adonnés aux rivalités de clocher et dont le sens politique est raccorni. Sans doute, Buenos-Ayres avait pour la patrie commune des ambitions plus larges que les provinciaux ; mais ce n’était pas, comme ils aimaient à le croire, pour leur faire pièce. C’était parce qu’il est dans la nature d’une grande ville d’incarner les aspirations les plus élevées du sentiment national. En tout cas, on ne s’occupait dans tout l’intérieur que des moyens de l’humilier.

La mort du docteur Alsina en fournit l’occasion. Elle fut pour le docteur Avellaneda une délivrance. Il ne se sentait pas président à côté de cet homme, dont la volonté était aussi décidée que la sienne était ondoyante. Il lui jouait tous les mauvais tours qu’il pouvait, mais subissait son ascendant. — Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir affaire à un homme en jupons ! me disait Alsina à la frontière de Carhué, un jour qu’encouragé par la familiarité de la vie de campagne, par sa bonne humeur cordiale et par la profonde affection que j’avais pour lui, je lui faisais remarquer que sa politique, dans une circonstance récente, avait par extraordinaire manqué de carrure. — L’homme en jupons, de ce coup, devenait le maître.

Pour le parti fédéral, cette mort fut une aubaine inespérée. Il y avait longtemps qu’il avait partie liée avec le président. Il put enfin prétendre à élever au rang suprême un candidat à lui, et y travailla à visage découvert.

Les conditions dans lesquelles s’exerce encore aujourd’hui le suffrage universel dans la République Argentine font que les élections, régulièrement dénaturées par la fraude et la violence, sont absolument dans chaque province entre les mains du gouverneur. Tous les gouverneurs, sauf deux, étaient à la dévotion du président et de ses nouveaux alliés. Buenos-Ayres comprit parfaitement ce qui l’attendait et s’arma. Si elle n’avait eu que les provinces en face d’elle, il est probable qu’elle les aurait, une fois de plus, mises à la raison ; mais elle y avait encore le gouvernement national et l’armée de ligne, dont les chefs, porteños en général au fond du cœur, ne se rangèrent pas moins en bataille autour du drapeau tenu par le président. Buenos-Ayres et sa seule alliée, la province de Corrientes, furent battues, et le docteur Avellaneda ne descendit pas du pouvoir avant d’avoir doté la république d’une capitale, acte d’une grande portée qui n’avait qu’un tort, celui d’être accompli sous forme de confiscation.

Au fond, les vainqueurs ne confisquèrent pas l’influence de Buenos-Ayres, ils lui donnèrent une nouvelle consécration. Capitale d’une province, Buenos-Ayres pouvait exciter la jalousie des autres capitales de province, ses égales en droit. Devenue capitale de la nation, ses anciennes rivales devenaient officiellement ses satellites. Ce n’est pas seulement par le titre qu’ils lui conféraient que les provinciaux mirent hors de pair la ville qui leur faisait ombrage, ce fut par le mouvement de migration que cette mesure détermina, et par les effets qu’il produisit sur l’esprit public avec une étonnante rapidité. — Puisque Buenos-Ayres est à nous, que nous y avons désormais le pas sur ces pédans de porteños, allons prendre possession de notre nouvelle conquête, — voilà ce qu’on se disait de Jujuy à San-Luis et de Santa-Fé à Mendoza. Les riches étaient bien aises de se faire honneur de leurs écus dans la nouvelle capitale, les ambitieux accouraient se chauffer au soleil levant, escomptant les faveurs que leur devait bien un gouvernement issu de leurs œuvres. L’attraction que Buenos-Ayres a toujours exercée sur le reste du territoire devint irrésistible. Les trains arrivaient bondés, les hôtels regorgeaient de monde, des quartiers entiers sortaient de terre comme par magie, on s’en disputait les logemens. Les tailleurs et les couturières ne savaient à qui entendre pour mettre à la mode les nouveaux-venus. Une prospérité foudroyante échut aux marchands de meubles dorés, de bronzes, en zinc et de tableaux aux cadres tellement riches qu’on aurait dû, pour ne pas en gâter la magnificence, en retirer les croûtes qui les occupaient.

L’affluence des gens arrivant de l’extérieur n’était pas moindre que celle des habitans accourus de tous les coins de la République. Outre les ouvriers du bâtiment, qui étaient légion, et ceux des industries de luxe, dont on ne trouvait jamais assez, l’élan des allaires, le développement du crédit, la. fièvre de la spéculation, le bouillonnement de cette période brillante, attiraient du fond de l’Europe des négocians, des ingénieurs, des financiers, des agens de commerce de toute sorte et des chercheurs de fortune de tout calibre, sans compter les cultivateurs, qui débarquaient chaque mois par dizaines de mille. Jamais le nom de Buenos-Ayres n’avait retenti dans le monde avec une telle sonorité.

L’immigration des capitaux était plus active encore que celle des individus. Il ne s’agissait pas seulement de rebâtir une ville ; cela n’était rien, c’était un détail. Il s’agissait d’installer l’outillage industriel de la République : chemins de fer, sucreries, distilleries, usines frigorifiques pour l’expédition de moutons congelés, exploitations forestières, colonies agricoles, — une avalanche de millions. Toutes ces grandes entreprises avaient leur centre à Buenos-Ayres. Elle était le cœur économique du pays ; de là partait l’impulsion qui réglait la circulation du numéraire dans toute la confédération.

Quel spectacle pour un provincial frais émoulu de son village et quelle leçon ! leçon de choses d’autant plus traîtresse qu’il la subissait sans s’en défendre et s’instruisait sans s’en douter. Ce n’étaient pas seulement des courans d’argent qui passaient à travers cette foule, c’étaient des courans d’idées. Dans ce milieu cosmopolite, les conceptions se heurtaient, se corrigeaient l’une par l’autre, et ajoutaient à l’excitation mercantile d’un moment unique une recommandable activité cérébrale.

Les provinciaux là-bas peuvent être gauches, ils ne sont point sots. Il n’existe pas d’Argentin qui n’ait un don d’observation très aiguisé et des facultés d’assimilation remarquables. C’était plaisir de les voir se dégourdir dans cette atmosphère vibrante. Naturellement il y avait des degrés. Les jeunes gens, l’impressionnable cohorte des étudians, subissaient complètement le charme. Le libéralisme leur entrait par tous les pores. Les personnes mûres, le groupe très nombreux des fonctionnaires de transplantation récente, les parasites du pouvoir, étaient plus réfractaires à la contagion. Ils s’étaient organisés en petites coteries où ils humaient avec délices un relent de provincialisme. Leur rêve eût été de faire du gouvernement lui-même une coterie. Il y en a qui sont en train de repartir après sept ou huit ans de séjour aussi peu dégrossis qu’ils étaient venus. Ils n’auront retiré de leur voyage qu’un éblouissement stérile et un amour effréné des coups de bourse, des carnets de courses, des spéculations de terrains, du jeu sous toutes les formes. Dans cette grande ville grouillante, c’est pourtant l’exception.

On voit maintenant, et cela fera comprendre ce qui va suivre, comment l’opinion de Buenos-Ayres et son influence sur la politique acquirent, par suite de sa fédéralisation même, un nouveau degré d’autorité. Cette opinion, toutes les provinces avaient contribué à la former par l’intermédiaire des plus éclairés de leurs fils. La capitale en avait reçu d’elles le germe brut et la leur renvoyait marquée à son sceau, débarrassée de la gangue des intrigues de clocher, affinée et généralisée par la collaboration des résidens étrangers. Ceux-ci, tenus en dehors des ambitions de pouvoir et des tripotages de scrutin, sont pour leurs affaires trop intéressés à la bonne marche du gouvernement pour ne pas intervenir dans sa direction. Ils y apportent un écho des traditions de peuples plus mûrs et plus expérimentés.

Ce qui se dégage en définitive de la façon dont Buenos-Ayres a rempli son rôle de capitale, c’est un grand progrès, non de la politique unitaire, mot qui n’a plus de sens, mais de la politique nationale ; c’est un équilibre plus stable entre les théories centraliste et localiste, qui ont l’une et l’autre du bon à la condition de se pondérer réciproquement. On a donné une tête pensante à la république, et c’est cette tête pensante qui, à la suite de la révolution dernière, a entraîné tout le pays.

L’homme auquel échut l’honneur d’inaugurer le nouvel ordre de choses était un jeune général, don Julio A. Roca, que certaines affinités de famille et la protection du président Avellaneda avaient désigné au choix du parti fédéral. Le général Roca n’est pas un politique dénué de mérite ; il a des qualités d’homme d’état. Bien qu’il ait fait son chemin dans et par l’armée, commandé en chef, gagné des batailles et organisé avec distinction des expéditions importantes, ses facultés et ses tendances sont toutes civiles. Ce n’est ni un autoritaire ni un violent, c’est un réfléchi, un silencieux et un tenace. Observateur judicieux, esprit circonspect, il reçut les grandeurs qui lui tombaient du ciel avec plus de modestie qu’on n’était en droit d’en attendre de sa profession et de son âge. Il avait à peine trente-six ans quand il prit possession de la présidence. Je me souviens que, pendant la campagne du Rio-Negro, que je fis à ses côtés[4], arriva un beau matin, portée par un courrier indien, une liasse de journaux. Il y avait un mois que nous étions sans nouvelles du monde civilisé, et nous apprîmes ainsi la proclamation de la candidature de notre général. J’étais ce jour-là seul avec lui sous sa tente, nous étions tous deux assis par terre sur des ponchos pliés en quatre, les pieds étendus vers quatre charbons qui se consumaient au centre. Le général paraissait soucieux. Quant à moi, d’autant plus alsiniste qu’Alsina n’était plus, cet événement ne m’inspirait que des réflexions amères.

— Vous avez vu les nouvelles ? me dit-il enfin. Qu’en pensez-vous ? Du moment qu’on m’engageait à parler, je me débondai, et lui dis, choisissant les termes, ce que j’avais sur le cœur. Cette candidature était une menace pour la paix publique. D’ailleurs, au point de vue même de ses intérêts bien entendus, sa présidence, en mettant tout au mieux, serait précaire. Il devait viser à mieux, à une grande présidence, comme l’eût été celle d’Alsina et comme pourrait seul la réaliser un homme porté au pouvoir par une franche popularité. Il connaissait mal Buenos-Ayres, et Buenos-Ayres ne le connaissait pas du tout ; il y aurait une sorte de discordance entre le gouvernant et le grand foyer d’opinion de la République. On gouverne mal avec l’opposition d’une capitale.

Il me laissait aller et finit par me dire : — Je pense absolument comme vous sur tout cela. Mes amis se sont trop pressés. Mon rêve eût été de rester encore six ans ministre de la guerre et de voir au pouvoir Sarmiento, qui est un véritable homme d’État. Après ça, il est si fantasque ! Enfin ! à mon retour, nous verrons.

La toile de la tente s’écarta sur ces mots. C’était un groupe d’officiers qui avaient fait brosser leur uniforme le plus neuf, mis le sabre au flanc et venaient le complimenter. Ils entraient l’un derrière l’autre, la bouche en cœur, mais le sourire était gelé sur leurs lèvres par l’air de préoccupation du candidat. — Général,.. commença l’un d’eux qui s’était chargé de porter la parole et paraissait fort embarrassé de son personnage. — Oui, messieurs, interrompit le général, je comprends et je vous remercie. — La conversation tomba. Le général, qui est plein de courtoisie, fit porter une bouteille, — la dernière, car nous manquions de tout, — d’un certain rhum du Pérou qui s’appelle du pisco et deux verres dans lesquels nous bûmes à tour de rôle sans entrain. Les officiers ne tardèrent pas à prendre congé, décontenancés de cette froideur. Je le quittai peu après sans avoir renoué l’entretien, et convaincu qu’il allait à regret, mais tout droit, à la guerre civile, que néanmoins, s’il se saisissait du pouvoir, il en userait avec modération.

C’est en effet ce qui arriva. Il fit son possible pour réaliser un gouvernement conciliant et désarmer le mauvais vouloir que Buenos-Ayres ne cessa de lui témoigner. C’était un rôle ingrat. Pour s’en tirer entièrement à sa gloire, il lui manquait la maturité et la pratique des grands intérêts d’état. Les influences de famille jouèrent un rôle prépondérant sous son administration ainsi que les conseils de parvenus de la politique qui avaient gardé le goût de terroir et qui étaient persuadés que, parmi les privilèges attachés aux emplois publics, un des plus naturels est de faire fortune. Avec des collaborateurs en général animés de ces sentimens, il est difficile de voir grand, et il n’est pas toujours aisé, même aux meilleurs esprits, de voir juste. Le général Roca assista avec des yeux plus ravis que clairvoyans aux premières manifestations de la fièvre de progrès qui travaillait la République. Il inaugura les abus de crédit, encouragea les folies de la spéculation, amena le cours forcé, s’émut à peine de ce grave avertissement, et ne fit rien pour revenir, quand il en était temps encore, à la circulation métallique. On s’était peut-être avisé autour de lui qu’il était plus commode, pour entretenir une prospérité factice, de créer à son gré le simulacre de la richesse que d’en assurer à force de travail la production effective.

Malgré tout, l’administration du général Roca, marquée par des progrès considérables, aurait été plutôt bienfaisante, s’il n’avait donné pour but à sa politique de perpétuer le pouvoir dans sa famille en le léguant à son beau-frère. Nous prenons ici en flagrant délit l’âme provinciale. Elle nous révèle avec candeur l’idée assurément peu républicaine qu’elle se fait des grandes charges. Elle les considère comme un fief, comme une propriété de rapport d’une essence particulière, dont la transmission, légitime en principe, exige seulement en fait une certaine dextérité. Il fallait notamment ici se ménager le concours des gouverneurs de province ; mais ils étaient imbus de la même théorie, et ne demandaient pas mieux que d’en étendre l’application au choix de leur propre successeur. Sur cette base, on pouvait entrer en arrangemens. On leur tolérait une certaine dose d’arbitraire, de népotisme et de concussion ; ils répondaient en échange, au moment du changement de présidence, de la docilité des électeurs. C’est même là l’essence du régime autonomiste, tel qu’on l’entendait dans l’entourage du général Roca. Il est inutile d’insister sur les effets de pareilles mœurs électorales. La machine du gouvernement en était faussée du haut en bas.

Il y avait lieu, cette fois, de mettre ces procédés en vigueur dans toute leur perfection : le candidat dont on voulait à toute force faire sortir le nom de l’urne, le docteur don Miguel Juarez Celman, n’avait aucune espèce de titres aux destinées qu’on lui réservait. De petit avocat sans causes de la ville de Cordoba, il était devenu, grâce au général Roca, ministre, puis gouverneur de sa province. Il avait montré dans ces postes un zèle pétulant pour les travaux publics. Les entreprises qu’il avait mises en train avaient compromis les finances provinciales, mais il est notoire qu’elles l’avaient enrichi. De là, il fut fait sénateur national. Chaque province envoie au congrès deux sénateurs, et c’est une coutume invariable des gouverneurs sortans de se ménager cette haute fonction. Au besoin, pour rendre vacant le siège qu’ils convoitent, ils négocient un échange de fauteuils avec un des sénateurs de la province, qui vient les remplacer comme gouverneur. On attendait les débuts, sur ce nouveau théâtre, d’un candidat que personne ne connaissait. Ils ne furent pas heureux ; il se montra aussi effacé dans le monde porteño que dans l’assemblée dont il était membre. Quelqu’un s’étant avisé de l’appeler « l’Insignifiant, » l’épithète lui resta. Il ne devait pas tarder à montrer que l’insignifiance n’était que le moindre de ses défauts.

Son concurrent, ancien gouverneur de la province de Buenos-Ayres et sénateur aussi, était un homme de sérieuse valeur, le docteur don Dardo Rocha. Politique habile, orateur de premier ordre, il venait de révéler de hautes qualités d’administrateur dans la réorganisation de sa province, la fondation de sa nouvelle capitale et la création du port de la Plata[5]. Il avait bruyamment rompu avec le général Roca, lorsque la malencontreuse candidature de son beau-frère avait montré le bout de l’oreille. Buenos-Ayres et le parti libéral lui avaient d’abord gardé rancune de son rôle en 1880 ; mais entre lui et le docteur Juarez Celman, il n’y avait pas à hésiter. Avec le docteur Rocha, on aurait au moins à la présidence un homme d’État sachant son métier. Les démonstrations populaires en sa faveur furent imposantes comme manifestation d’opinion ; mais l’opinion et rien, en ce temps-là, c’était la même chose au point de vue des résultats du vote.

Voilà donc M. Juarez Celman au pouvoir. Le général Roca, satisfait de son œuvre, ne tarda pas à partir pour l’Europe. S’il ne voulait pas faire sentir avant le temps sa tutelle au nouvel élu, il avait au préalable mis tous ses soins à établir sur des bases solides la prééminence qu’il entendait bien conserver. Comme on place des garnisons aux points stratégiques pour dominer un pays, il avait installé aux bons endroits des gouverneurs tout à lui, de manière à rester l’arbitre des futures luttes de scrutin. Il n’eut pas plus tôt le dos tourné que ce bel édifice électoral fut détruit de fond en comble.

On commença par Tucuman, sa ville natale. Le gouverneur se réveilla, un beau matin, au bruit des coups de fusil. Il avait éclaté une soi-disant révolution populaire. Les colonnes d’attaque étaient formées en partie de soldats de ligne de la garnison de Cordoba, déguisés en ouvriers pour la circonstance et manœuvrant au clairon, en partie de terrassiers et d’hommes d’équipe du chemin de fer Central-Norte, qui appartenait au gouvernement national. On les avait ramassés pour ce service sur toute la ligne et transportés sur le lieu de l’action dans des trains spéciaux. Le chef du soulèvement était le directeur-général du chemin de fer ; parmi ses lieutenans figuraient le directeur des ateliers et plusieurs chefs de service. On vit rarement émeute officielle prendre aussi peu de peine pour cacher son jeu. Le commissaire national envoyé de Buenos-Ayres avec des forces pour rétablir l’ordre ne daigna pas montrer plus de finesse. Il mit en possession du pouvoir le directeur du chemin de fer, qui avait fait le coup.

A Cordoba, dont le tour vint ensuite, le docteur Juarez comptait assez d’amis pour n’avoir pas besoin de faire au gouverneur une insurrection dans la rue. Il la lui fit dans les chambres. Ce gouverneur, M. Olmos, était un brave homme enrichi dans les affaires et égaré pour son malheur dans la politique. On le mit en jugement devant la législature, érigée en haute cour, sur des griefs imaginaires. On ne put en établir aucun ; on ne l’en déclara pas moins déchu, et sa place revint bientôt à M. Marcos Juarez, frère du président.

Ces deux actes de vigueur rendaient superflues d’autres entreprises du même genre. Le milieu dans lequel le général Hoca avait recruté ses hommes de confiance n’était pas dévoré du feu sacré de l’indépendance. On y estimait que le premier des devoirs est d’être du côté du manche. Dès qu’il leur fut prouvé, par ces exemples, qu’il n’y avait d’autre alternative que d’être docile ou renversé, la plupart des gouverneurs s’empressèrent de donner des gages de docilité.

Alors on vit un spectacle curieux : le docteur Juarez, dont la tête n’est pas très forte, fut pris d’un goût maniaque d’autocratie. Le ministre de la guerre, le général Racedi, pendant une tournée en Entre-Bios, déclara, dans un discours retentissant, qu’il n’y avait qu’un seul parti dans la république, celui du président ; que celui-ci en était le chef unique et qu’on lui devait, à ce titre, une obéissance inconditionnelle. Ce devint un mot d’ordre : il fallait être « inconditionnel » ou n’être pas. De tous les points du territoire, les gouverneurs, les hauts fonctionnaires, durent envoyer par le télégraphe des protestations d’inconditionalisme ; il avait fallu inventer ce néologisme pour cette fantaisie sans précédons. Le gouverneur de Mendoza, qui ne mit point assez de hâte à abdiquer entre les mains du président toute initiative politique, fut renversé à main armée. C’était le troisième, comme on voit. Cette fois, ce fut un sénateur, lequel est en même temps colonel, qui se chargea de la besogne. Naturellement, ce fut la garnison de Mendoza qui exécuta ce mouvement populaire.

Le plus original, c’est qu’il était soigneusement stipulé que ces déclarations d’obéissance passive s’adressaient non au président, mais au chef du parti. On reconnaissait que le président ne devait pas se commettre dans les luttes des factions, qu’il était obligé par la constitution de se renfermer envers elles dans une stricte impartialité. Aussi était-ce à l’homme privé qu’on se livrait sans conditions !

Ce parti singulier se donna un nom qui ne l’était pas moins. Les libéraux s’étaient quelquefois appelés, en souvenir de leur ancien programme unitaire, parti national, et les fédéraux avaient pris depuis peu le nom d’autonomistes. On appela donc les partisans sans condition du docteur Juarez : parti autonomiste national. Il y avait quelque contradiction dans les termes ; peu importe ! on voulait marquer que l’ère qui s’ouvrait était la synthèse et le couronnement de l’histoire argentine.

Les premières lettres de ces trois mots forment le mot pan, qui veut dire pain, dont un des dérivés, panal, désigne une boisson créole que l’on prépare en faisant dissoudre dans de l’eau fraîche une sorte de biscuit de sucre fouetté. C’est le nom que prit, par un calembour innocent, le groupe directeur des inconditionnels, le club du Panai, organisé à Cordoba, et dont le président était M. Marcos Juarez. Être affilié au Panai, c’était participer au pouvoir suprême, avoir dans sa poche une fraction de souveraineté et une traite à vue sur la fortune publique. Cette franc-maçonnerie a fait la pluie et le beau temps dans la République Argentine durant trois ans. Elle entourait si étroitement le président qu’il était son prisonnier plus que son chef. C’était auprès d’elle que les gouverneurs venaient prendre langue ; elle les faisait et les défaisait à sa guise.

Le fondateur de cette association, M. Marcos Juarez, élevé au grand air des champs pendant que son frère, plus malingre et aidé par un sien parent, fréquentait les universités, est un type assez réussi de l’homme de campagne argentin. Il en a la bonhomie brusque, la vulgarité humoristique, la sagacité, l’audace, les instincts de lucre et de domination, le souverain mépris pour les fadaises constitutionnelles. Au plus beau temps de sa splendeur, sa distraction favorite était un jeu d’osselets, la taba, que jouent les gauchos à la porte des cabarets et dont ils prennent à même les élémens aux squelettes d’animaux épars dans la prairie. Il l’avait installé dans le bâtiment somptueux qui était le siège du Panai. Ses fidèles, pour être bien en cour, s’étaient épris à qui mieux mieux de cette distraction rustique. Cela ajoutait au luxe insolent qu’étalait tout ce monde une nuance populacière qui ne manquait ni de signification ni de saveur.

On avait mis la république en coupe réglée ; on pratiquait la maxime : gouverner, c’est prendre, avec une inconsciente sérénité. Dans les premiers temps de l’administration du docteur Juarez Celman, on apprit que, le jour de sa fête, un gouverneur suspect d’avoir des attaches avec le président antérieur, et qui sollicitait pour une banque de sa province certains privilèges, avait fait présent au chef de l’État d’un immeuble qu’il convoitait pour arrondir le terrain où il construisait à grands frais sa maison d’habitation. Ce terrain avait coûté 1,500,000 francs. Cela s’était fait sans y mettre de mystère, ingénument, par acte public. Ce que ce début promettait, le nouveau président le tint et au-delà. Il avait pour les cadeaux un goût qui arrivait au comique ; cette manie est un trait de caractère qui ne laisse pas d’éclairer même les singularités de sa politique.

On donnerait difficilement une idée des théories en honneur dans le monde officiel. A dévorer ainsi le pays à belles dents, on avait fini par perdre la notion de la valeur de l’argent. Cent, deux cent mille piastres étaient chose insignifiante. On les perdait au jeu en une soirée, on les mettait à l’achat d’un cheval de course. Il fallait inventer des ressources pour cette fringale de dépense. On commença par vendre ce qu’on put, les chemins de fer Central-Norte et Andino, les travaux de salubrité de Buenos-Ayres. Cette dernière vente, malgré la docilité du congrès, y donna lieu à d’orageux débats. Quand le contrat de cession à une compagnie anglaise fut signé, le bruit courut à Londres que le président avait exigé d’elle 200,000 livres sterling pour lui assurer cette affaire, et le ministre de l’intérieur une somme considérable. Les directeurs de la compagnie pourraient seuls dire ce qu’il en est, et n’en feront rien. Ce qu’on peut remarquer, c’est qu’un Argentin d’origine anglaise, le docteur don Diego R. Davison, a affirmé le fait sous sa signature, d’après le procès-verbal d’une assemblée d’actionnaires ; qu’il a été question en haut lieu de le poursuivre pour calomnie, et qu’on a renoncé à ce dessein de peur qu’il ne fournît les preuves de son dire. Le docteur Juarez possède une fortune qu’à la Bourse de Buenos-Ayres les uns évaluent à 200, les autres à 300 millions de francs. L’écart même de ces chiffres indique l’incertitude de ces renseignemens ; mais on peut déduire de ces appréciations d’observateurs attentifs du mouvement financier, qu’il est colossalement riche.

Une source de gros bénéfices pour les amis du premier degré et, assure-t-on, pour le président lui-même, fut les concessions de chemins de fer jouissant d’une garantie d’intérêt, ou de grandes entreprises de travaux publics, accordées dans des conditions qui pussent les rendre de facile défaite en Europe. Les faiseurs de projets s’en donnèrent à cœur-joie : creusement de ports, de canaux, conquête de terrains à bâtir pour le moment situés au fond des rivières, viaducs, tunnels, ce qui était faisable et ne l’était point, tout y passa. Beaucoup d’idées mises en avant ne valaient rien, et l’on vit bientôt le bout de ce qui était vendable. Il devenait urgent d’aviser à mieux. C’est alors que le ministre des finances, le docteur don Wenceslas Pacheco, qui mérite une place à part parmi les pires conseillers de cette administration funeste, mit en avant le projet de loi sur les banques libres. C’est le gouffre le plus profond où se soit engloutie la fortune nationale.

Pratiquée par d’honnêtes gens, cette loi n’eût pas laissé de présenter des avantages. Elle aurait pu donner à la circulation fiduciaire, la seule qui existe dans la République Argentine, où la monnaie métallique est inconnue, l’unité qu’elle n’avait point et une solidité qu’elle était loin de présenter. C’était une importation nord-américaine. Tout le monde pouvait ouvrir une banque d’émission moyennant une déclaration du capital qu’elle aurait en circulation et le dépôt en or d’une somme un peu supérieure. L’état remettait, en échange, l’équivalent de ce dépôt en titres de rente 5 pour 100 au pair et une quantité de billets égale aux 90 pour 100 de l’or qu’on lui avait versé. Ce dernier était déposé à la Banque nationale, et un bureau d’inspection des banques libres restait nanti des titres de rente. Il était autorisé à les mettre en vente pour le compte de la Banque à laquelle ils appartenaient et à la liquider, si elle faisait de mauvaises affaires. Un service de surveillance fort bien agencé en théorie devait assurer le bon fonctionnement de ce régime.

Il avait, aux yeux des financiers du Panai, un vice rédhibitoire : pour fonder une banque, il fallait au préalable posséder, en espèces sonnantes et trébuchantes, de quoi répondre du sérieux de ses opérations. Or, le grand point était de se procurer de l’argent avec rien. Quelques provinces parvinrent à emprunter en Europe Tordu dépôt. D’autres le prirent simplement à la Banque nationale. La province de Cordoba, citadelle du juarisme et fortement endettée, devait se distinguer par une illégalité flagrante. Elle effectue son dépôt en traites à longue échéance, et le ministre des finances de déclarer que, si cela était contraire au texte, cela ne l’était point à l’esprit de la loi. Pas un des établissemens nouvellement créés n’avait donc de capital propre. Ce n’eût été rien, si ces banques eussent eu le moindre souci de faire valoir loyalement celui qu’on leur avait avancé. Leurs directeurs ne songeaient à rien de semblable ; ils voyaient là un butin à se partager, rien de plus. Des gouverneurs s’empressèrent de prendre à leur banque des crédits à découvert de 7 et 8,000 piastres sur lesquels ils ne servaient ni intérêts ni amortissement. Ministres, députés, sénateurs, tous les hauts fonctionnaires inconditionnels, puisaient à l’avenant. On vient de constater ces jours-ci qu’à la banque de Santa-Fé, cinq personnes devaient 16 millions de piastres. Le débiteur qui figure pour la plus grosse somme, environ 10 millions, est le représentant d’un syndicat de spéculateurs dont fait partie le docteur Juarez Celman en personne. A la Banque nationale, 700 millions de francs se répartissent entre 700 débiteurs, tous hommes politiques, ce qui n’implique pas précisément que ces placemens soient de toute sûreté commerciale.

Bientôt on créa, sous diverses formes et divers prétextes, dans les provinces, des billets en dehors des conditions de la loi, autant vaut dire de la fausse monnaie. Il fallait bien amplifier le capital reconnu des banques, lequel s’était évaporé en un clin d’œil. Ce fut encore Cordoba qui donna l’exemple. Comme l’état, seul chargé de l’impression des billets, n’en avait pas assez pour faire face à toutes les demandes des banques libres, celle de Cordoba se fit autoriser à maintenir en circulation une partie de son ancienne émission, qu’elle devait retirer à mesure qu’on lui fournirait des billets neufs. Elle en profita aussitôt pour faire fabriquer des billets clandestins qui étaient censés appartenir à la vieille émission qu’on lui tolérait. Quand on s’aperçut de la fraude, la Banque nationale dut retirer tous ceux qu’on lui présenta. Ce fut une nouvelle saignée pratiquée dans ses malheureuses caisses. Il était écrit qu’à Cordoba on ne ferait rien correctement : une partie de ces billets illicites fut encore retournée à la banque libre avec autorisation de les faire circuler dans la province. Depuis qu’on s’efforce de remettre tout en ordre, on en a brûlé un dernier lot de 15 millions de piastres.

Les autres banques provinciales, toutes dans un état plus ou moins avancé de déconfiture, avaient recours à des procédés analogues pour maintenir leurs guichets ouverts. Les unes émettaient des billets provinciaux dépourvus de valeur légale, d’autres des billets de trésorerie qui étaient dans le même cas. La Banque nationale et la Banque de la province de Buenos-Ayres elles-mêmes, deux colosses financiers, assaillies par les déposans et près de sauter, en furent réduites à solliciter secrètement du gouvernement la remise de 35 millions de piastres en billets de réserve, qui n’étaient garantis par aucun dépôt.

A la Banque de la province de Buenos-Ayres en effet, si prospère en d’autres temps, on avait installé des directeurs taillés sur le patron à la mode ; mais c’est surtout à la Banque hypothécaire provinciale que se produisirent, durant les trois ans du gouvernement de M. Maximo Paz, les abus les plus ruineux. M. Paz avait imaginé une loi sur les centres agricoles, fort analogue à celle des banques libres en ce sens que, laissant dans l’esprit une impression favorable quand on en lit le texte, elle se prêta en réalité à des pillages épouvantables. Elle avait pour but ostensible de faciliter aux propriétaires d’estancias, situées à proximité des voies ferrées, la subdivision de leurs champs en petites fermes et l’établissement sur chacune d’elles d’une famille de cultivateurs remboursant à longue échéance le prix de la terre et les avances d’installation. Pour cela, le propriétaire avait à présenter un projet et un devis de ce qu’il comptait faire, et la Banque hypothécaire, après examen, lui remettait en cédules une somme proportionnée à la dépense. Dès qu’une ferme serait vendue, il était entendu que l’acheteur ferait le service du nombre de cédules correspondant à l’étendue du lot.

Bien que l’intérêt et l’amortissement de ces titres représentent une lourde charge pour un fermier, il n’était pas impossible qu’une famille laborieuse et intelligemment aidée au début parvînt dans ces conditions à libérer son domaine et à prospérer. Il s’est créé, à la faveur de la loi, quelques centres agricoles qui ont donné de bons résultats au fondateur et aux premiers occupans. C’est l’exception. Presque toujours les projets présentés n’avaient pour but que d’obtenir de la banque une grosse somme, qu’on s’empressait d’appliquer à d’autres besoins. C’est une chose digne de remarque combien on vit à ce moment de marais et de landes arides consacrés, sur le papier, à l’agriculture. Le spéculateur qui les achetait presque pour rien leur donnait une valeur de fantaisie, toujours approuvée s’il était suffisamment patronné, et empochait les cédules. Dès ce moment, pour lui, l’opération était terminée. Les gens prudens, pour se mettre à couvert de tout ennui, dénichaient un homme de paille à qui, moyennant une gratification, ils repassaient leur contrat. C’était lui qui répondait désormais de la créance, ou plutôt c’était la terre qui était censée en répondre. Le seul malheur, c’est qu’on l’avait estimée dix fois ce qu’elle valait.

Citons un exemple-type de cette façon de s’enrichir ; un procès récent l’a rendu célèbre, et permet de poser quelques chiures. La Corbina (ainsi appelée du nom d’un excellent poisson) est une propriété de 7,500 hectares dans le sud de la province de Buenos-Ayres, au bord de la mer. Elle est presque exclusivement formée de fondrières et de marécages. Une entreprise de salines, ayant trouvé là 1,000 hectares à sa convenance, les avait achetés à raison de 25 piastres l’hectare. C’était les payer un peu plus que la valeur marchande en raison de l’application qu’on avait en vue. Il paraît que tout le champ aurait été vendu peu auparavant 140,000 piastres. Vinrent deux spéculateurs, qui en offrirent 300,000 piastres payables en cédules quand ils l’auraient hypothéqué. Ce n’étaient pas des spéculateurs ordinaires, c’étaient des hommes politiques en vue. L’un était un colonel récemment élu député au congrès. Je l’ai beaucoup connu à la frontière quand il n’était que commandant, fort brave garçon alors, et pas riche. L’autre était général, gouverneur d’un territoire national et proche parent du général Roca. Le marché fait, ils font dresser l’acte de vente, mais au prix fictif de 600,000 piastres, se présentent à la Banque hypothécaire et obtiennent sur cette propriété 1 million 750,000 piastres.

Le plus terrible, c’est que les cédules de la Banque hypothécaire provinciale étaient considérées en Europe comme des titres de toute sûreté, ce qui était absolument vrai avant cette période et reste vrai pour les séries antérieures à la lettre M. C’est en Europe qu’ont continué à être placées les séries M, N, O, P. Les émissions, désignées chacune par une lettre de l’alphabet, se succédaient sous l’administration de M. Maximo Paz avec une effrayante rapidité. Il en était à la lettre P, lorsque le gouvernement national lui signifia la défense formelle d’émettre de nouvelles séries. Ce fut une consternation parmi les hommes politiques qui avaient leur centre d’action à la Plata. Ils avaient tous quelque demande de centre agricole près d’aboutir, et la série en train était épuisée. Que fit-on ? On l’amplifia de 40 millions de piastres. On n’émettait pas de nouvelles séries, puisque le gouvernement national s’y opposait. Les nouveaux titres portaient la même lettre que les anciens, il n’avait rien à dire. Le ministre des finances, — c’était le docteur Pacheco, — ferma les yeux. Qu’était-ce au fond, que 40 millions de plus ou de moins ? ce fut en effet un déjeuner de soleil. Au nouveau ministre des finances, le docteur don Vicente F. Lopez, qui est fort heureusement l’antipode du précédent, incombe aujourd’hui la tâche de relever un établissement financier dont le crédit est étroitement lié à celui de la nation elle-même.

Les appétits des juaristes étaient devenus si impérieux qu’ils en perdaient jusqu’au sentiment de la conservation. Effrayé de la dépréciation croissante du papier, le docteur Juarez appelle un jour au ministère des finances un homme de valeur, M. Rufino Varela. Entre autres mesures, celui-ci imagine de vendre l’or que le gouvernement avait en dépôt à la Banque nationale et d’accumuler ainsi dans ses caisses un stock énorme de papier qui, bien manœuvré, lui permettrait de ranimer la circulation et de donner un coup de fouet à la production industrielle. C’était un plan discutable, mais qui, appliqué avec loyauté et méthode, eût pu être bienfaisant. Seulement, à mesure que M. Varela vendait de l’or, le papier qu’il recevait en échange et laissait déposé à la Banque, passait tout entier en prêts politiques. Il était trahi par ses propres lieutenans. Quand il fit une enquête, il n’avait plus en main ni or ni papier. Il donna sa démission, et M. Pacheco rentra triomphalement aux finances. La Banque nationale était ruinée, le pays en détresse, mais on avait eu la joie de volatiliser les réserves qui restaient, et une intrigue de palais avait réussi.

On a maintenant une idée de la ruine progressive où s’enlisait la République Argentine. Elle était d’autant plus irréparable que le commerce et l’industrie tombaient dans un découragement profond et ne pouvaient plus réparer par le travail les brèches faites par le gaspillage et le vol à la fortune publique. Toutes les conditions de la circulation et du crédit étaient bouleversées. Le prix élevé de l’or mettait le commerce d’importation aux abois, l’insécurité du lendemain paralysait les transactions intérieures. En faisant des émissions à tour de bras, on avait, comme il arrive toujours, produit sur la place la raréfaction du papier-monnaie. Les banques particulières en étaient bondées, mais n’osaient pas escompter. Quant aux banques officielles, elles avaient des motifs de force majeure de ne pas venir en aide aux négocians. La vie enchérissait, le travail cessait, pour la première fois ce riche pays connaissait les angoisses de la misère. Tout le monde sentait qu’il fallait en finir, personne n’en voyait les moyens.


>II

Ce fut la jeunesse qui marcha de l’avant et donna le bon exemple. Le 1er septembre 1889, un groupe d’étudians et de docteurs frais émoulus de l’université provoqua la réunion d’un grand meeting. La tâche à laquelle étaient conviés ceux qui voudraient y prendre part, était-il dit dans la lettre d’invitation, serait de « réveiller l’esprit public, d’assurer la liberté du vote, de protester contre les fraudes électorales et d’en poursuivre le châtiment, de faire renaître la probité dans toutes les branches de l’administration, de tendre à assurer aux provinces l’exercice de leur autonomie, aux villes les bienfaits du régime municipal, aux citoyens la jouissance de tous leurs droits par le viril accomplissement de tous leurs devoirs. »

Le succès fut immense. Une foule énorme envahit le lieu de la réunion et encombra les rues avoisinantes. Les discours prononcés respirèrent hardiment l’indignation et l’espoir. Le programme de « l’Union civique de la jeunesse » fut acclamé. On alla ensuite saluer place Victoria, en face du palais du gouvernement, la statue du général Belgrano, un des héros de l’indépendance. La colonne, défilant dans le plus grand ordre, au milieu des vivats, occupait plusieurs cuadras de longueur. Tous les âges, toutes les professions, tous les rangs de la société y étaient représentés. Du haut des balcons et des terrasses, les femmes lui jetaient des fleurs. Pour que rien ne manquât au succès de la manifestation, la police eut soin de déployer une brutalité impuissante, et le gouvernement cassa le lendemain plusieurs élèves de l’École militaire qui s’y étaient rendus en uniforme et auxquels on avait fait une ovation. Une souscription fut aussitôt ouverte pour défrayer leurs études universitaires et leur faciliter l’accès d’une carrière civile. D’un bout à l’autre de la république, l’effet ne fut pas moins vif. C’était comme un signal impatiemment attendu. Personne n’osait le donner, tout le monde était prêt à y répondre. Le nom du jeune président du groupe, le docteur don Francisco Barroetaveña, — un nom basque et dur, — était dans toutes les bouches. L’impulsion était donnée, le mouvement ne devait plus s’arrêter.

Derrière les jeunes gens vinrent les têtes graves ; elles prirent à leur compte, sans y rien changer, le programme élaboré par les têtes folles, qui avaient vu si clair et agi si bravement. Ce programme était assez large pour être adopté par tous les partis. Il n’y était pas question de politique, il n’y était question que de droiture. Il suffisait d’être honnête homme pour y souscrire. Les gens de bien virent dans la fondation de l’Union civique, qui répondait aux mêmes principes que l’Union civique de la jeunesse, un moyen de se compter et d’organiser une action commune. En un clin d’œil, les adhérens se comptèrent par milliers. L’ensemble était bigarré en ce sens que porteños et provinciaux, fédéraux et unitaires, catholiques et libres penseurs, s’y coudoyaient fraternellement. Il était homogène en ce sens que tous étaient accourus à leur poste comme à la manœuvre d’un navire en perdition, qu’une même angoisse inspirait toutes les décisions, et que personne n’avait d’autre ambition que d’être utile.

Le choix du président que l’Union civique se donna, le docteur don Leandro Alem, exprimait à merveille combien l’imminence du péril présent avait relégué dans l’oubli les discordes antérieures. Fils d’un sicaire de Rosas et froidement accueilli, pour ce souvenir, à ses débuts dans la politique, M. Alem ne s’en était pas moins taillé un rôle important dans les luttes électorales et parlementaires. C’était moins son éloquence de tribun qui le lui avait assuré que la netteté de ses convictions, la fermeté de son caractère et l’austérité de sa vie. Membre, en d’autres temps, d’un parti peu nombreux, mais énergique, il avait été l’adversaire de la plupart des hommes qu’il rencontrait à l’Union civique et leur avait porté des coups difficiles à oublier ; mais on savait, en revanche, qu’il était désintéressé et courageux. C’était le chef désigné d’une pareille campagne.

L’Union civique fut très rapidement en mesure de révéler en public d’une manière éclatante la force d’opinion dont elle disposait. Au commencement d’avril 1890, elle organisa un nouveau meeting, suivi comme le premier d’un défilé dans les rues et de discours sur la place Victoria. L’affluence fut telle que le gouvernement frémit. Ce n’était pas seulement le nombre, c’était la qualité des adhérens qui rendait la manifestation imposante. D’anciens présidens de la république, d’anciens ministres, tout ce que la capitale renfermait d’hommes distingués et intègres, étaient à la tête du cortège, qui se déroulait interminablement dans les rues, précédé de bannières et de musiques. Il comptait plus de 10,000 personnes, bien que les Argentins, jugeant qu’il s’agissait là d’une question de politique intérieure, n’eussent pas convié les étrangers, qui forment plus de la moitié de la population de Buenos-Ayres. Ils étaient néanmoins de la fête, remplissaient les rues et la place Victoria, criaient : « Vive l’Union civique ! » en agitant leurs chapeaux. Le docteur Pellegrini, vice-président de la république, disait le soir au docteur Juarez, qui, surpris, irrité, mais toujours frivole, ne voulait voir là qu’un incident de peu de portée : « Après un incident comme celui-là, il n’y a plus de place que pour une révolution. » Les quelques conseillers du président auxquels l’atmosphère de sa petite cour n’avait pas fait perdre la tête lui tenaient le même langage avec tant d’unanimité qu’il finit par les croire. Le lendemain, le ministère donnait sa démission, et le docteur Juarez formait un cabinet présentant d’assez sérieuses garanties d’indépendance. Les nouveaux ministres, avant d’accepter leurs portefeuilles, avaient imposé le programme politique qu’ils comptaient appliquer. Ce n’était pas très constitutionnel, les ministres n’étant, dans la République Argentine, que des secrétaires d’état dont la responsabilité ne couvre pas celle du président ; mais c’était peut-être le salut.

Le gros problème était la question financière. L’âme du ministère était donc le ministre des finances, M. Francisco Uriburu, dont on appréciait avec raison l’esprit exact et ferme. Après avoir été ministre du docteur Rocha au gouvernement de la province de Buenos-Ayres, il s’était, depuis l’avènement du docteur Juarez, tenu absolument à l’écart de la politique et du monde officiel. Rarement ministre eut besoin de tant d’intrépidité pour prendre possession d’un portefeuille. Il dut commencer par avouer et régulariser devant le congrès l’avance clandestine de 35 millions de billets faite par son prédécesseur à la Banque nationale et à la Banque de la province de Buenos-Ayres. Cette question avait été portée au sénat par le chef éloquent de la minuscule opposition dans cette assemblée, un des principaux membres de l’Union civique, le docteur don Aristobulo del Valle. M. Uriburu eut à faire coup sûr coup d’autres révélations graves. Le temps des subterfuges était passé. Il lui fallut déclarer, par exemple, que l’état réel du trésor différait du tout au tout du tableau présenté peu auparavant par le président de la république à l’ouverture des chambres, et demander, pour pouvoir payer les services les plus indispensables, que la moitié des droits de douane fût acquittée en or. Pourtant on sentait dans ses discours tant de franchise et de décision que la confiance renaissait malgré tout, et que les banquiers anglais lui souscrivirent ad référendum un emprunt de 50 millions de piastres.

Plus il gagnait l’opinion par la netteté de ses aveux, plus il encourait l’animosité des familiers de la présidence. Quand ils crurent l’emprunt anglais conclu, ils eurent hâte de se débarrasser de cet homme sincère. Le conflit vint à propos de la nomination du président de la Banque nationale. C’était là où le bât les blessait ; permettre à des regards indiscrets de pénétrer dans les arcanes de la Banque, c’était étaler au grand jour les plaies de l’oligarchie régnante. Encore si ce n’eût été que cela ; mais c’était exposer à des poursuites les favoris insolvables. Aussi le docteur Pacheco, délogé du ministère, s’était-il réfugié et fortifié dans ce poste comme un général qui, obligé d’évacuer le corps de place, se retranche dans la citadelle. Quand M. Uriburu, après avoir rappelé au docteur Juarez leurs conventions formelles à cet égard et reçu son acquiescement à l’exécution de cette mesure, envoya demander au président de la Banque sa démission, le docteur Pacheco fit une réponse qui mérite d’être citée. « Pourquoi, s’écria-t-il, ne de-mande-t-il pas tout de suite la démission du président de la république ! » Le mot était profondément juste, du reste. C’est bien à cela que devait aboutir le régime financier dont le docteur Pacheco a été le principal complice.

En cette occasion émouvante, le clan des intimes le soutint coûte que coûte. On fit entendre au docteur Juarez que c’était abdiquer que de livrer la Banque à l’opposition haineuse qui avait fait irruption dans le gouvernement, qu’il n’y a pas d’engagement qui tienne contre un intérêt aussi vital, qu’il vaut mieux se déjuger que se suicider. Il se déjugea donc, il signifia au ministre des finances qu’il n’y avait rien de fait, et qu’il retirait sa parole. M. Uriburu donna sa démission, suivie de celle du ministre de la justice. Le Panai triomphait, il était convaincu qu’il avait joué au plus fin avec l’opposition, triché avec bonheur et gagné la partie. Il n’y avait pour lui qu’une ombre au tableau : les banquiers anglais refusèrent de confier au nouveau ministre les 50 millions qu’ils avaient promis à l’ancien.

L’Union civique avait pris en face du ministère Uriburu une attitude expectante et, à la faveur d’un premier succès, étendu ses ramifications. De toutes parts s’organisaient des centres civiques dont le comité directeur se mettait à l’instant en relations avec celui de la capitale. Les télégrammes échangés à ce sujet remplissaient les immenses colonnes des journaux indépendans[6]. En présence de ce manque de foi qui coupait court à tout accommodement, quel usage ferait-elle de sa popularité ? La question était d’autant plus difficile à résoudre qu’à partir de ce moment l’Union civique évite de dévoiler ses projets, et que son histoire devient souterraine. Elle ne se montre en public qu’une seule fois, à propos du départ pour l’Europe du général Mitre. Toutes les manifestations antérieures pâlirent à côté de l’éclat de celle-ci. Il n’y avait plus moyen de douter que la force d’impulsion du mouvement allait croissant d’elle-même, vires adquirit eundo. Longtemps avant l’heure fixée, le lieu de réunion, la place du Retiro, dominée par la statue équestre du général San-Martin, dont M. Mitre a écrit l’histoire, voyait affluer la foule. Les clubs politiques, les très nombreuses sociétés étrangères de bienfaisance, de secours mutuels, de propagande ou d’orphéon, qui existent à Buenos-Ayres, arrivaient en corps. Des orchestres jouaient de tous côtés. Les étendards des confréries, ceux de toutes les nations, mêlés au drapeau argentin, flottaient sur la place et pavoisaient les maisons. L’orateur désigné pour offrir au général Mitre l’expression de la sympathie populaire était le docteur don Eduardo Costa, procureur-général de la nation, un des hauts fonctionnaires de l’état, le seul peut-être qui, dans ce poste exclusivement juridique, eût conservé intacte la réputation d’indépendance et d’intégrité qu’il avait acquise sous les administrations précédentes. Le trajet de la place du Retiro à la place Victoria fut à chaque rue, à chaque porte, une ovation. Le lendemain, les chambres réintégraient don Bartolomé Mitre dans la charge de lieutenant-général, dont il était dépouillé depuis 1880 ; le gouvernement faisait des avances.

Le général Mitre est la plus haute figure politique de la république Argentine. Il faisait partie de la brillante phalange qui inaugura, en 1852, l’ère et les institutions modernes sur les rives de la Plata. Buenos-Ayres s’étant séparée peu après de la confédération, il fut l’âme de la guerre qu’elle soutint contre les autres provinces, et dont le succès devait être celui des idées libérales. Vainqueur sur le champ de bataille, il le fut mieux encore dans le domaine politique en mettant fin à la scission et en assurant l’unité nationale. Devenu président de la république, il commanda en chef les armées alliées du Brésil, de l’Uruguay et de la République Argentine durant la guerre du Paraguay, descendit pauvre du pouvoir et n’y exerça aucune pression sur les électeurs pour le choix de son successeur, M. Sarmiento, qui était son ami, son coreligionnaire politique, mais nullement son candidat.

Il reprend alors, par besoin, son métier de journaliste et, par goût, ses études d’historien et de lettré. Il passa vingt-deux ans enfermé dans sa bibliothèque, ne rentrant dans la mêlée que deux fois : en 1874, au moment de l’élection du président Avellaneda, pour protester par les armes contre cette nomination entachée d’illégalité et grosse de menaces, en 1880, à la fin de la lutte d’où sortit la fédéralisation de Buenos-Ayres, pour amoindrir le désastre et interposer sa médiation. En dehors de ces deux courtes apparitions dans la vie publique, son activité intellectuelle se révèle de deux façons : son journal, la Nacion, devient le plus important de l’Amérique du Sud et le guide incontesté de l’opinion indépendante dans la République Argentine ; en fait de travaux de longue haleine, il publie une série d’ouvrages, entre lesquels il faut citer en première ligne les trois gros volumes de l’Histoire de San-Martin, où l’élévation pénétrante du sens historique va de pair avec la sûreté de l’érudition, et mentionner au moins, comme contraste, une traduction du Dante en vers espagnols d’un attachant archaïsme. Cette claustration studieuse au sortir d’une carrière si militante, la forte unité de cette vie également consacrée dans la retraite et dans l’action au progrès des plus généreuses idées, grandissent par un effet de perspective sa féconde présidence et aux yeux de ses concitoyens l’élèvent au-dessus des partis.

Bien qu’il ne fît pas nominalement partie du comité directeur de l’Union civique, ses avis y avaient un grand poids. Il était le fondateur avant la lettre de cette société par la propagande incessante de son journal, et son nom était inséparable depuis quinze ans de toutes les revendications libérales. On attribuait à son influence la prudence que mettait l’Union civique à ne pas pousser à l’extrême l’agitation qu’elle avait provoquée. On savait que l’âge et l’expérience l’inclinaient de plus en plus vers l’application de cette maxime souvent citée d’un de ses discours : « Le plus mauvais des gouvernemens vaut mieux que la meilleure des révolutions. » Il est vrai que, quand il prononça cette phrase, nul au monde n’eût pu prévoir qu’on en viendrait un jour au gouvernement d’un Juarez.

Il y avait lieu de regarder son voyage comme le point de départ d’une opposition moins strictement légale, et dès qu’on le vit en route, tout le monde s’attendit à du nouveau. On n’attendit pas longtemps.

Aux symptômes précurseurs d’une révolution, le ton violent de la presse, l’état d’excitation des esprits, s’ajoutèrent bientôt des signes plus clairs d’une vaste conjuration. Un jour, c’était un des bataillons de la garnison de Buenos-Ayres que sur certains indices on faisait partir en toute hâte pour le Chaco. Peu après, c’étaient un général, un colonel et un major que l’on arrêtait comme suspects. Croyant tout découvert, le major, dans son premier interrogatoire, commit l’imprudence de dire : « Oui, je suis un conjuré et m’en vante, fier de partager le sort du chevaleresque général Campos. » Il refusa du reste de donner d’autres éclaircissemens. Le général don Manuel Campos et le colonel Figueroa ne savaient pas de quoi on voulait leur parler. Ils étaient de l’opposition et ne s’en étaient jamais cachés ; mais c’était leur droit, ils n’étaient pas en activité de service. Quant à la rébellion, ils n’y avaient pas même songé. On ne les tirait pas de là. On n’avait d’autre prouve du complot que la dénonciation d’un major, qu’un de ses camarades avait cherché à y faire entrer en mettant en avant quelques noms ; mais l’officier le plus compromis par ces ouvertures s’était soustrait aux recherches. La presse d’opposition mit tant d’ensemble et de bonne humeur à se moquer de ces poursuites, les militaires qui en étaient l’objet y opposaient un sang-froid si tranquille, l’instruction avançait si peu, que ceux qui la dirigeaient finirent par croire qu’en arrêtant le général Campos ils avaient fait un pas de clerc. On cessa de le tenir au secret, on lui permit de voir sa famille et ses amis dans la caserne où il était consigné, d’y manger à la table des lieutenans et capitaines. Ces jeunes gens lui firent grande fête, et il s’aperçut que, sans que le chef de corps s’en doutât, ils jugeaient l’inconditionalisme aussi sévèrement que lui. Un des capitaines de ce bataillon faisait partie d’une loge politique d’officiers. Cette loge a joué un grand rôle dans la révolution. Elle se composa d’abord de quatre membres, puis de trente-trois, elle en comptait alors à Buenos-Ayres une centaine. Ils s’étaient engagés sur l’honneur à s’unir au peuple pour renverser Juarez et « assurer le libre exercice des institutions républicaines, sans jamais se mettre au service d’un parti politique ou d’ambitions personnelles. » Il n’y avait point parmi eux d’officiers supérieurs. C’est du grade de capitaine à celui de major qu’ils se recrutèrent. Le général Campos ne connut cette association que lorsqu’il en fut proclamé le chef, après qu’elle se fut abouchée avec l’Union civique, dont il était membre. Au moment où il fut arrêté, le 19 juillet, plusieurs bataillons, sous la conduite de leurs capitaines, étaient prêts à marcher avec l’insurrection, dont la date avait été fixée au 21. Nous venons de voir que dans le bataillon où il était détenu un seul officier était du complot. Les circonstances le décidèrent à en exposer le but à ses camarades, ils y entrèrent sans hésiter. Tout bon Argentin était alors un conjuré latent. Cela permit de brusquer le dénoûment et d’opérer dès le 26 le soulèvement préparé. Ce jour-là, le général Campos se mit en marche à trois heures du matin à la tête du bataillon où il était prisonnier, laissant la caserne et les deux chefs de corps non affiliés au mouvement, sous la garde de son jeune frère et de quelques civiques chargés de les empêcher de donner l’éveil. Les officiers révolutionnaires avaient stipulé qu’en aucun cas ils ne mettraient la main sur leurs chefs. Le colonel Figueroa, de son côté, s’évadait de la caserne où il était enfermé avec deux officiers du bataillon qui l’occupait. La moitié des corps de ligne formant la garnison de Buenos-Ayres abandonnaient leurs quartiers dans les mêmes conditions et se concentraient sur la place Lavalle, que dominent les vastes bâtimens du Parc-d’Artillerie, principal dépôt d’armes et de munitions du gouvernement : la junta révolutionnaire présidée par le docteur Alem s’y était installée durant la nuit ; c’était une compagnie acquise à la révolution qui y montait la garde. A la même heure, sur tous les vaisseaux de guerre, les jeunes officiers conjurés déposaient à terre les commandans, et l’escadre sortait du port battant pavillon révolutionnaire.

Dès l’aube, arrivèrent des citoyens qui venaient s’enrôler. A peine une compagnie était-elle formée, et les soldats civiques avaient-ils le fusil en main, le sabre-baïonnette et la cartouchière au flanc, sur l’épaule le nœud de rubans rose, blanc et vert qui était le signe distinctif des insurgés, ses chefs en prenaient possession et l’installaient sans désemparer sur les terrasses et dans les maisons des rues voisines. On s’y retranchait aussitôt. Avant qu’il fît jour, la place Lavalle, barricadée aux angles, défendue par des troupes de ligne et une nombreuse artillerie, couverte à distance et en tous sens par les feux plongeans des terrasses crénelées, était une position formidable. Les troupes qui l’attaquèrent en firent l’expérience. Dans la journée du 26 et la matinée du 27, elles essayèrent trois fois de la forcer, déployèrent beaucoup de vaillance et de ténacité, et furent repoussées avec des pertes énormes.

Reste à savoir si se cantonner dans une place d’armes et laisser aux adversaires le temps de s’organiser est de bonne stratégie révolutionnaire. Il ne le semble pas. L’insurrection commit évidemment plusieurs fautes. Elle ne se saisit pas avant le lever du soleil du président, du général Roca et du ministre de la guerre, ce qui lui eût été facile. On assure que c’était là le plan et qu’il n’a pas été mis à exécution parce que, pour des causes restées obscures, le signal convenu n’aurait pas été donné. Elle s’amusa à se fortifier au lieu de pousser une attaque à fond sur la caserne du Retiro, où la concentration des troupes du gouvernement ne se fit que tard, et où tout était dans le plus grand désarroi. Elle perdit une seconde occasion de balayer ses adversaires quand après un premier assaut ils se retiraient démoralisés. Elle manqua d’élan et de prévoyance, resserra son action au lieu de l’étendre, laissa libres, quand rien n’était plus aisé que de les couper, les communications par télégraphe et par voie ferrée avec le reste du pays. Elle ne profita pas, pour occuper les lignes ferrées du littoral et empêcher l’arrivée de renforts, du soulèvement de la flotte. Elle lui fit trop tard le signal de canonner la caserne du Retiro, point de concentration des troupes et située de telle sorte sur le fleuve que, au premier obus envoyé par l’escadre, elle dut être précipitamment évacuée. On a dit, et c’est possible, que sur ces divers points les directeurs politiques du mouvement n’ont pas fait droit aux ardentes exhortations des chefs militaires. Les uns et les autres gardent sur ce point la discrétion dont les Argentins, tout exubérans qu’ils paraissent, ne se départissent jamais sur de pareils sujets. D’ailleurs, ces fautes, d’où qu’elles viennent, disparaissent dans le résultat final.

Le docteur Juarez Celman tomba de son haut quand il apprit le soulèvement. Justement, son frère Marcos Juarez, le président du Panai, était en visite chez lui. Il était venu lui prêcher la politique de résistance. Il se réfugia d’abord au Retiro, croyant que les insurgés étaient déjà maîtres du palais du gouvernement. Il y fut bientôt rejoint par le ministre de la guerre, par le vice-président, docteur Pellegrini, qui, solidaire par situation d’une politique qu’il réprouvait, la défendit avec sa bravoure habituelle et conduisit lui-même les troupes au feu, enfin par un petit nombre de fidèles, l’oreille basse. Le général Roca y apparut, donna des conseils militaires, et à la tête de quelques forces de police s’en alla défendre le palais du gouvernement, que personne n’attaquait. Depuis sa récente arrivée d’Europe, il entretenait avec son beau-frère des relations assez froides. Il semblait rougir de son successeur et donnait à entendre qu’il serait patriotique de le renverser. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il a beaucoup contribué à sa chute. S’il ne connut pas d’avance les projets de l’Union civique, ce qui n’est pas certain, il eut durant l’insurrection des pourparlers avec les insurgés. C’est peut-être ce qui explique pourquoi, le 27 au matin, ceux-ci, après avoir repoussé une grande attaque et à un moment où ils auraient encore pu prendre l’offensive, demandèrent un armistice qui en réalité, à part quelques fusillades accidentelles, mit fin aux hostilités.

Revenons au président : après l’insuccès du premier engagement contre le Parc d’Artillerie, il avait jugé à propos de gagner au large. Il se rendit d’abord à Campana, port sur le Parana et station du chemin de fer du Rosario, par lequel il était en contact avec toute la république. Le général Roca l’ayant fait prévenir qu’un bâtiment de la flotte pourrait l’y enlever, il revint sur ses pas à San-Martin, sur le même chemin de fer et à quelques kilomètres de Buenos-Ayres. Son frère Marcos avait, de son côté, fait précipitamment chauffer un train pour courir à Cordoba et expédier des renforts. Il envoya, en effet, quelques gauchos organisés tant bien que mal en bataillons de garde nationale. Cet homme avisé n’ignorait pas que l’argent est le nerf de la guerre ; il fit au préalable une rafle dans les caisses de la Banque nationale, et ne monta en wagon que les poches aussi bien garnies que le permettait la situation précaire de cet établissement. Le ministre des affaires étrangères était au Rosario, concentrant sur Buenos-Ayres toutes les troupes qu’il pouvait et réunissant quelques milices. Une partie de ces forces arriva même à temps pour prendre part aux combats infructueux du 27.

Les insurgés recevaient également des renforts. Les abords de leurs retranchemens étaient libres de trois côtés, et l’affluence des volontaires leur permettait de rayonner de plus en plus loin de leur place d’armes. Ils occupaient à une grande distance les édifices dominans et les terrasses des maisons élevées. La population entière était pour eux. J’étais sur mon balcon quand ils vinrent prendre possession de mon quartier. Toutes les boutiques étaient fermées et l’angoisse était grande ; mais la rue était pleine de monde : chacun aimait mieux s’exposer aux balles que rester enfermé sans nouvelles. Soudain, s’éleva une grande acclamation : « Vive l’Union civique ! » Une quinzaine de jeunes gens, le fusil au poing, débouchaient d’une rue transversale, leur bataillon était massé sur le boulevard Callao, tout auprès. Le cafetier qui occupe le rez-de-chaussée de la maison d’angle, une grande bâtisse à trois étages, retira aussitôt les volets de sa devanture, leur offrit à boire, on applaudit. Ils refusèrent, s’orientèrent vivement, gravirent l’escalier quatre à quatre et apparurent sur la terrasse. Leur chef y planta le drapeau argentin et fit assurer le pavillon par deux coups de feu. L’Hôtel central de la police, qui est proche, leur répondit. Les sergens de ville et les pompiers s’y étaient retranchés et avaient crénelé les maisons des alentours. Ils tiraillaient de là sur les postes civiques et détachaient des patrouilles du côté où ils n’étaient pas cernés.

J’ai eu sous les yeux, ou pour mieux dire sur la tête, pendant trois jours, les civiques campés sur la terrasse de ma maison. Il y avait parmi eux des docteurs, des étudians, des ouvriers. Ils étaient uniformément pleins d’entrain aussi bien que de prévenances pour les bourgeois dont ils avaient envahi le domicile. Supposant, un matin de vive fusillade, que notre domestique n’avait pu aller aux provisions, ils nous offrirent par gestes de nous envoyer de leur pain. Le chef des divers postes du quartier était, je l’ai su plus tard, un ancien officier français, M. de N…, qui précisément, à son arrivée en Amérique, il y a deux ans, m’avait été adressé par un ami. Il était alors imbu d’idées autoritaires qu’on regarde encore en France comme un des attributs de la distinction et qu’on s’habitue assez vite dans la Plata à considérer comme arriérées. Maintenant, il participait à une émeute. La révolte n’était pas seulement argentine, les résidens étrangers y prenaient une large part. Un médecin belge, qui offrit ses services à l’ambulance du Parc d’Artillerie, me racontait qu’il avait entendu, sur le front d’un bataillon de volontaires, un officier instructeur expliquer en français le maniement du remington. Un autre Français, M. de B.., a laissé un souvenir gai de son passage place Lavalle. Il était arrivé depuis deux ou trois jours, venant chercher fortune dans la Plata, sur la foi des agences d’émigration. Le commandant du vapeur qui l’avait amené, au moment de reprendre la mer, jugea prudent, pour passer à travers l’escadre, de se faire donner un sauf-conduit par les chefs de la révolution. Il se rend au parc, accompagné jusqu’à la porte par son passager. Obligé d’attendre une audience, il redescend sur la place, et le retrouve muni d’un fusil. — « Ma foi ! commandant, j’ai été zouave, je ne résiste pas à la tentation. Je cherchais une occupation, en voilà une ! — Le marin, une fois muni de son sauf-conduit, cherche notre homme pour en prendre congé. Il le découvre enfin, ravi. — Ça chauffe, ça chauffe, et l’avancement va bien dans ce pays-ci ! me voilà officier ! » On lui avait confié une mitrailleuse. Il se trouva que c’était un pointeur remarquable, il fit avec elle des prouesses.

J’ai parlé des ambulances. Du côté des révolutionnaires, dès la première minute, elles fonctionnèrent admirablement. Toute la faculté était avec les civiques. Un jeune médecin qui était en même temps un peintre de talent, le docteur don Julio Fernandez Villanueva, fut tué en pansant des blessés sur le champ de bataille. Les médicamens, la literie, le linge, les vins généreux, affluèrent immédiatement à l’ambulance du parc. Des femmes, des jeunes filles, enjambèrent les barricades pour venir y faire le service d’infirmières. Les blessés, du reste, y séjournaient peu. On les évacuait après le premier pansement sur les hôpitaux ou, si c’étaient des civiques, dans leurs maisons. L’association de la Croix de Genève, organisée à Buenos-Ayres depuis 1880, se mit aussitôt en mouvement. Le service de l’Assistance publique, dont relèvent les hôpitaux et qui dépend de la municipalité, recueillit et soigna les victimes des deux partis. De part et d’autre, on se battait sans haine. Les civiques ne détestaient que M. Juarez Celman, et les soldats qui le défendaient n’étaient pas éloignés de penser à son endroit comme les civiques. Les seules troupes contre lesquelles le peuple fit preuve d’animosité lurent les sergens de ville. Ils étaient fort nombreux, plus de 3,000 hommes d’infanterie et de cavalerie. Le président les considérait comme sa garde la plus sûre. Il leur avait donné ainsi qu’aux pompiers l’armement et l’organisation de corps de ligne. Pourvus de chefs plus soucieux de leur conserver ce caractère militaire que de faire de bonne police, ils affichaient avec la population une incivilité soldatesque. On avait une dent contre eux et on le leur fit durement sentir : outre les combats où ils figurèrent et furent éprouvés, ils perdirent énormément de monde dans le service de patrouilles et d’estafettes. On les visait avec un soin particulier. Depuis les troubles, un groupe de citoyens s’est donné mission de réconcilier la police avec la population. Il a réuni par voie de souscription des sommes importantes avec lesquelles il a fondé une caisse de retraite pour les sergens de ville. Cela semble un moyen aussi généreux qu’efficace de les rendre polis, et montre combien les esprits se trouvèrent détendus après la bourrasque.

Dans la journée du dimanche 27, pendant l’armistice, quatre personnages politiques offrirent au gouvernement et aux insurgés leurs bons offices, qui furent acceptés, afin de négocier un arrangement. Sur les quatre, il y en avait trois qui appartenaient à l’entourage intime du général Roca. M. Benjamin Victorica, qui avait pris l’initiative de cette démarche, avait été son ministre de la guerre ; M. Francisco Madero fut vice-président de la République sous son administration ; enfin M. Tornquist, un banquier, est son ami personnel, et c’est à lui qu’en une circonstance importante il avait adressé par la voie des journaux une lettre où il développait ses vues financières. Le quatrième, le docteur don Luis Saenz Peña, retiré de la politique depuis longtemps, avait un des premiers apporté à l’Union civique le concours de son expérience et l’autorité de son nom. Son fils, le docteur don Roque Saenz Peña, était à ce moment ministre du docteur Juarez : après avoir occupé avec distinction divers postes diplomatiques et s’être fait remarquer à la conférence de Washington par son éloquence et sa fermeté[7], il avait pour son malheur pris possession, depuis peu de jours, du portefeuille des affaires étrangères, dont on l’avait investi à Washington par dépêche lors de la formation du ministère Uriburu. Il donna sa démission deux jours après la fin des hostilités.

Les négociations de la commission officieuse de la pacification durèrent trois jours et aboutirent, le 30 juillet, à la signature de la convention suivante :


Il ne sera intenté aucune poursuite contre ceux, militaires ou civils, qui ont pris part au mouvement révolutionnaire. Les corps de ligne qui se sont joints à la révolution seront conduits à leurs casernes par leurs chefs et officiers et sont, dès ce moment, aux ordres du gouvernement. Les officiers et marins de l’escadre sont, aux effets de cette convention, dans les mêmes conditions que les troupes de terre ; le chef de chaque bâtiment en fera la remise à la personne que désignera le gouvernement. Les citoyens armés déposeront leurs armes au parc et se dissoudront pacifiquement. Les élèves des instituts militaires rentreront dans leurs écoles respectives.


On mettait bas les armes, pourquoi ? Quelles raisons fit-on valoir auprès de la junta révolutionnaire ? Quels engagemens furent pris avec elle à l’insu du président, qui, n’ayant rien compris à l’explosion de l’émeute, continua de ne rien comprendre au dénoûment ? C’est une question qui ne sera sans doute éclaircie que dans un certain nombre d’années, quand les événemens seront refroidis. Il nous manque les confidences des principaux acteurs de ce drame dont les scènes principales ont tout l’air de s’être déroulées dans la coulisse. Qu’il y ait eu entente par-dessus la tête du docteur Juarez, ce qui suivit ne permet guère d’en douter. Les chefs civiques, les négociateurs et les défenseurs mêmes du président semblent être tombés d’accord sur deux points : que l’élimination du docteur Juarez et de sa séquelle était chose indispensable, que, si on ne prenait pas la situation de biais, on ne l’obtiendrait qu’au prix d’une guerre civile qui mettrait le feu aux quatre coins du pays et consommerait sa ruine. Ce ne sont là, d’ailleurs, que des hypothèses ; rentrons dans l’exposition des faits.

Le difficile était de faire accepter cette convention à des insurgés aguerris et échauffés par plusieurs jours de lutte, à des soldats habitués à faire bon marché de leur vie et qui, en se soulevant, avaient entendu jouer le tout pour le tout. La junta avait eu beau publier un rapport du général Manuel Campos, annonçant qu’on ne tarderait pas à manquer de cartouches, et adresser aux forces insurrectionnelles une proclamation où elle faisait un chaleureux appel à leur raison, un soulèvement désespéré, sans but et sans chefs, était à craindre. Rien de pareil n’arriva, mais il y eut des scènes poignantes. — C’est pour cela qu’on nous a fait venir ici pour nous rendre ! s’écria un vieux sergent, — et il se fit sauter la cervelle. Un lieutenant d’artillerie en fit autant. Les officiers, la mort dans l’âme, réconfortaient leurs hommes un par un, leur rappelaient que la résignation est aussi une vertu militaire. Les officiers qui avaient mis leur épée et leurs troupes au service de la révolution comptaient parmi les plus distingués de l’armée et étaient aimés du soldat. Ils eurent la triste satisfaction de réintégrer en bon ordre les bataillons dans les casernes ; il y eut très peu de désertions. Là ils les abandonnèrent, ils rentraient dans la vie privée. Le congrès a décidé depuis qu’ils seraient réincorporés dans l’armée. Beaucoup de civiques emportèrent leurs fusils, criant qu’on vînt les prendre, qu’on trouverait à qui parler. D’autres les jetèrent au milieu de la rue et se dispersèrent. En somme, le désarmement s’opéra sans collisions. Dans la nuit qui suivit, on entendit bien un peu partout dans la ville résonner des coups de feu. C’étaient des escarmouches entre des groupes de civiques et des patrouilles de sergens de ville. C’étaient aussi des voleurs, en bien moins grand nombre qu’on n’eût pu le craindre, qui s’étaient armés dans la bagarre et essayaient de détrousser les passans. Ils ne firent pas de brillantes affaires : ceux qui s’aventuraient dans les rues n’avaient rien dans les poches ou étaient aussi bien armés qu’eux. Pourtant un médecin français débarqué depuis peu de jours reçut de la sorte dans la cuisse une balle dont il est mort.

Le lendemain, les services étaient réorganisés, et les rues avaient repris leur animation, au moins quant à l’affluence des promeneurs, qui était énorme ; mais la consternation était peinte sur les visages. On était trop surpris de voir de bons vieux Français paisibles, des négocians patentés, vous aborder pour vous dire : — Quel malheur ! maintenant il n’y a qu’un remède, c’est d’assassiner Juarez. — Plus loin, on croisait un banquier en relation avec des syndicats de Paris et de Londres. Il sortait de la Bourse, où l’or était à 315. — Vous croyez que ça peut durer ? vous disait-il. Je ne donnerais pas deux louis de la peau du président. — On demandait des détails à un jeune civique encore tout vibrant de la bataille, il s’écriait : — Faire tuer tant de monde pour une pareille espèce ! quand un seul brave et un couteau suffiraient pour tout arranger ! — Jamais la mort d’un homme n’a été souhaitée aussi hautement et avec une pareille unanimité par des gens de nationalités et de conditions plus diverses. Quant à l’objet de cette exécration, il exultait ; il ne savait ce qui était le plus digne d’admiration, de sa victoire ou de sa clémence. Son enthousiasme se traduisit par un déluge de promotions parmi les troupes restées fidèles. A partir de colonel, les grades doivent être conférés par le sénat ; mais le président peut par exception les accorder directement pour action d’éclat sur le champ de bataille. Il décida que tout le monde avait fait des actions d’éclat. Il créa des colonels et des généraux à la douzaine. Il voulait à toute force décerner le généralat au docteur Pellegrini, qui se refusa énergiquement à encourir ce ridicule. Cette satisfaction débordante dura peu. Le pauvre homme ne tarda point à être éclairé sur sa véritable situation.


III

La première réunion du sénat, où devait se discuter l’amnistie, présenta un intérêt dramatique. Un orateur s’écria : l’insurrection est vaincue, mais le gouvernement est mort ! et comme il s’élevait quelques murmures : — C’est la dernière fois, ajouta-t-il, que je parle devant vous. Ce discours achevé, je suis résolu à donner ma démission de sénateur ; mais je dois la vérité à mes collègues et à mon pays. — Le docteur Pizarro, qui tenait ce langage, est un politique à coups de boutoir dont les opinions et l’éloquence se distinguent par une brusquerie et une intrépidité inflexibles. Il a beaucoup contribué, en 1880, au triomphe du général Roca et fit partie de son premier ministère. Son discours, écouté dans un profond silence, fut écrasant. Debout devant la table du secrétaire, il écrivit ensuite, en une ligne, sa démission irrévocable des fonctions de sénateur et sortit, laissant l’assemblée sous le poids de la plus vive émotion. Ce discours, où l’on annonçait sa mort, fut le glas funèbre du gouvernement. Il a beau prolonger l’état de siège, soumettre la presse à la censure préalable, ce qui fait que les journaux d’opposition refusent de paraître, laissant les siens dire tout à l’aise ce qui leur plaît, désormais le docteur Juarez Celman est seul, il semble qu’il ait la peste. Le congrès tourne, le cabinet se disloque. Il s’adresse successivement à ses ennemis de toute nuance pour former un ministère. Il est prêt à tout, pourvu qu’on lui épargne cette humiliation suprême de sortir de la Maison-Rose piteusement. Il y réunit en conciliabule les membres du congrès, si dévoués hier, solidaires de sa politique en somme. Ne trouveront-ils pas le moyen d’éloigner de lui ce calice ? Leur réponse est qu’il doit partir. Eh bien, soit ! il se démettra ; mais que le général Roca donne aussi sa démission de président du Sénat, c’est lui qui l’a miné. Le général Roca fait à l’instant droit à cette exigence. Il offre de renoncer par-dessus le marché, si le rétablissement de la confiance en dépend, à son grade de lieutenant-général. Le docteur Juarez trouve encore à épiloguer ; et don Carlos Pellegrini ? quoi, il lui succéderait ! qu’il donne aussi sa démission de vice-président de la république ! Le docteur Pellegrini est sur le point de faire comme le général Roca. Ce sont les libéraux qui interviennent. Ils accourent lui représenter que ce n’est pas là un caprice d’enfant gâté, que c’est bel et bien une perfidie. Le président et le vice-président donnant leur démission, le nouveau président du sénat prendrait possession du pouvoir, à seule fin de procéder, dans le délai d’un mois, à l’élection présidentielle. Ce serait le triomphe du Panal, qui a mainmise sur toutes les provinces et s’entend comme personne aux manipulations de scrutin. Le docteur Pellegrini se rend à ces raisons, refuse d’envoyer sa démission. Le docteur Juarez reprend la sienne, que le président de la chambre a gardée tout un jour dans sa poche, refusant de la communiquer et de la laisser prendre en considération. Le congrès eût, en somme, vu sans déplaisir la réussite de cette combinaison in extremis. Si un changement de personne lui paraissait inévitable, un changement de régime ne laissait pas de l’alarmer. Il fallait pourtant en finir.

Un jour se perd encore à constater une fois de plus que la formation d’un ministère est impossible. C’est au docteur Rocha, son ancien compétiteur, que le docteur Juarez demande en désespoir de cause de le constituer. Le docteur Rocha accepte la mission sans enthousiasme, et y échoue rondement. Le président n’a plus de branche où s’accrocher. Il circule parmi les sénateurs et les députés une adresse qui ressemble fort à une sommation où on l’engage à prendre sans plus tarder le seul parti qui lui reste ; elle se couvre aussitôt de signatures. La démission arrive enfin. Le sénat et la chambre réunis en assemblée l’acceptent par 61 voix contre 22. C’était le 6 août. Il y avait dix jours que la révolution avait tiré son premier coup de fusil.

Je n’oublierai jamais l’aspect que présenta Buenos-Ayres dans les journées des 7,8 et 9 août, car les réjouissances durèrent trois jours. Dès la veille au soir, on s’écrasait rue Florida, en face du club de l’Union civique. Ses chefs, appelés à grands cris, durent à tour de rôle se montrer au balcon, parler, crier le triomphe. L’Union civique, qui ne manque certes pas d’orateurs vigoureux, n’en avait plus à la fin un seul qui ne fût aphone. Au matin du 7, la ville apparut pavoisée. Les tramways, les fiacres, les têtières des chevaux de charrette, tout était orné de drapeaux. Le nouveau président devait se rendre à midi à la Maison-Rose. Les portes en étaient grandes ouvertes, et la foule l’avait envahie. Elle remplissait les cours, les couloirs, les bureaux des ministères, les salons de réception, les balcons et les terrasses du palais, du haut desquelles elle échangeait des vivats avec la houle de peuple qui ondulait sur la place Victoria. Pas un sergent de ville et pas un désordre. J’étais dans la rue Florida, en face de la maison du docteur Pellegrini, lorsqu’il rentra chez lui, vers quatre heures du soir. Ne pouvant avancer ni reculer, je m’étais réfugié dans un corridor pour ne pas être étouffé. Il arrivait à pied, — on avait dételé les chevaux de sa voiture, — soutenu, porté par la foule. Il dut monter sur sa terrasse et faire un discours, il n’en était plus à compter ceux qu’il prononçait depuis le matin. Ce n’étaient dans toutes les rues que cortèges, manifestations et musiques. Des fenêtres de la Nacion, j’ai vu en moins de deux heures une quarantaine de députations venir saluer le journal et acclamer le nom du général Mitre. Une surtout m’a frappé : c’étaient une soixantaine d’ouvriers du Haut-Piémont ou du Tyrol, précédés d’un orchestre d’instrumens rustiques de leur pays, des cornemuses, des tambourins, de singulières petites trompettes de terre cuite. Beaucoup de ces cortèges défilaient en chantant : Ya se fué ! y a se fué ! il est parti ! sur notre air parisien des lendemains d’émeute : Des lampions ! Comment cet air réapparaissait-il à 3,000 lieues sous l’empire de circonstances analogues à celles d’où il a jailli ? Je n’en sais rien. J’ai le regret de dire que le véritable texte primitif était : Ya se fué el burro, « l’âne s’en est allé, » et que nombre de gens portaient à leur chapeau une vignette représentant un âne qui détale. Des mains inconnues en avaient dès le petit jour répandu des milliers dans la ville. Je fais mention de cet enfantillage, parce qu’il donne la note de l’allégresse plus gouailleuse que rancunière des jeunes civiques triomphans. C’est un caricaturiste espagnol, M. Sojo, qui, s’inspirant sans doute des planches des Caprichos, où Goya tire si malignement parti de la physionomie de ce quadrupède, avait popularisé cette représentation peu respectueuse du chef de l’État. Il le dessinait aussi sous la forme d’une lanterne, soit par allusion à une assez louche affaire d’usine à gaz, que le docteur Juarez avait patronnée à Cordoba, soit en souvenir de certaine manifestation aux flambeaux organisée en son honneur à Buenos-Ayres, et pour laquelle on ne parvint à raccoler que des charretiers et des balayeurs municipaux. Le Don Quijote était d’autant plus répandu que M. Sojo, harcelé par la police, n’avait pu depuis deux ans mettre les pieds hors de chez lui. Les cochers s’en aperçurent. Durant trois nuits, ils durent renoncer à allumer leurs lanternes. Si l’un d’eux oubliait la consigne, il ne faisait pas vingt pas sans qu’on arrêtât ses chevaux. — La lanterne ! lui disait-on sévèrement. — Il éteignait, criait à tue-tête : Vive l’Union civique ! on applaudissait, et il repartait. Pas n’était besoin de lanternes d’ailleurs, la ville entière fut trois nuits durant brillamment illuminée. Ce qui est plus sérieux, c’est qu’à la Bourse la prime sur l’or avait baissé de 50 points à la nouvelle de la démission du président, et qu’on y avait affiché le télégramme suivant de Londres : « La City salue la chute de Juarez par une hausse de toutes les valeurs argentines. »

Pendant que la capitale se livrait à la joie, le nouveau gouvernement n’était pas sur un lit de roses. Les difficultés politiques et financières qui se dressaient devant lui paraissaient inextricables. Les gouverneurs ne parlaient de rien moins que d’organiser la guerre civile. Marcos Juarez décrétait la réunion des milices de sa province. On n’ignorait pas qu’il y avait à Cordoba et ailleurs des dépôts d’armes retirées des arsenaux de la nation par le docteur Juarez et secrètement remises aux potentats de l’intérieur. L’éventualité d’un soulèvement de Buenos-Ayres avait été prévue. On pouvait se demander si l’on n’allait pas revenir au gâchis sanglant des premiers temps de l’indépendance. Les caisses étaient vides, les banques d’état à sec, le commerce aux abois, les échéances de la dette étrangère pressantes et lourdes. Le pouvoir exécutif n’avait à compter qu’à demi sur la collaboration des chambres : nommées sous les auspices du Panai, elles n’étaient entrées dans le mouvement révolutionnaire qu’à leur corps défendant, et chercheraient sans doute à ne modifier que le moins possible la politique dont elles avaient été les instrumens. Une moitié de l’armée venait de faire feu sur l’autre. Tous les services publics étaient profondément désorganisés par dix ans de favoritisme et quatre de concussion éhontée.

Tel était le peu enviable héritage que recueillait le docteur don Carlos Pellegrini. Par une singularité qui montre au vif de quels élémens divers va se formant la vivace nationalité des pays d’immigration, le nouveau président de la République Argentine est fils d’un Savoisien et d’une Anglaise. Il n’en est pas moins Argentin des pieds à la tête. Il a fait preuve, dans sa courte et brillante carrière, de facultés politiques de bon aloi. Ministre de la guerre en 1880, il mena très vigoureusement, bien qu’avocat et porteño, la campagne contre Buenos-Ayres. C’est surtout à lui que le général Roca, qui se tenait éloigné du théâtre de l’action, fut redevable de la promptitude du dénoûment, ce qui n’empêcha pas que, sous son administration, le docteur Pellegrini se tint à l’écart, voyagea en Europe. On vint l’y relancer pour le charger de la négociation d’un emprunt ; il s’en tira à son honneur, et on lui en sut gré cette fois, les services financiers ayant entre tous pour effet d’incliner à la gratitude. Il se trouva donc, au moment de la lutte électorale, être à peu près le seul porteño de mérite bien vu du gouvernement. On en fit un vice-président. Il parut alors peu compromettant de donner à Buenos-Ayres cette fiche de consolation. La vice-présidence est, en temps normal, un poste simplement décoratif. Le docteur Pellegrini l’entendit ainsi, ne se mêla point de politique, et repartit pour l’Europe aussitôt qu’il put. Il en arrivait à peine quand les affaires du docteur Juarez se gâtèrent tout à fait. Sans se départir de la correction de sa situation officielle, il mit une certaine fermeté à lui faire entendre de sages avis. Il eût évité la révolution, si on l’eût écouté ; il mit à tâcher de la réprimer d’abord et de la canaliser ensuite beaucoup de décision. On aimait à compter sur un homme qui n’avait jamais ni exagéré ni éludé les devoirs du poste qu’il remplissait.

La composition du cabinet semblait aussi répondre aux exigences pratiques d’une période ambiguë. Les ministres des affaires étrangères et de la justice, les docteurs don Eduardo Costa et don José-Maria Gutierrez, étaient des hommes de grand talent et des libéraux irréprochables, la fine fleur de l’ancien parti mitriste. Le ministre de la guerre, le général Levalle, était celui même du docteur Juarez au moment de la révolution. Vaillant soldat, pas grand’chose de plus, estimé de l’armée pour sa bravoure, on le supposait mieux en situation que personne de rétablir dans la grande famille militaire, si profondément divisée, l’esprit de solidarité et de discipline. Il s’en est du reste tout d’abord assez mal tiré, et dans le courant d’octobre, pour mener à bien cette tâche délicate, a sollicité la collaboration d’un vieux soldat en qui toute l’armée a confiance, le général don Emilio Mitre, frère de l’ancien président et commandant en chef, après lui, des troupes du Paraguay. Il l’a placé à la tête de l’état-major-général, en élargissant à cette occasion les attributions déjà fort étendues de ce poste. C’était aux titulaires des portefeuilles de l’intérieur et des finances que revenait la plus lourde part de labeur et de responsabilité.

Le général Roca fut appelé au ministère de l’intérieur. Cette nomination présentait des avantages et des inconvéniens. Fils des provinces, élevé par elles au pouvoir, sa présence dans le conseil apaisait les susceptibilités que n’eût pas manqué d’éveiller un ministère exclusivement porteño. Il a été mêlé de très près à toutes les manigances des politiciens de l’intérieur, et connaît sur le bout du doigt le personnel des factions locales. Nul n’est plus à même que lui d’interposer ses bons offices pour éviter des coups de force, dont l’effet serait désastreux, et faire tout rentrer dans l’ordre en douceur. D’un autre côté, l’opinion libérale est restée singulièrement soupçonneuse à l’égard du général Roca, qui organisa jadis à son profit la ligue des gouverneurs et gratifia la république de la présidence du docteur Juarez Celman. On est enclin à prendre en mal tout ce qu’il fait ; on trouve que ses fonctions l’investissent d’une influence trop directe sur les caciques impénitent de l’intérieur, et lui permettraient, s’il en avait le dessein, d’ourdir avec eux des alliances en vue de sa propre élection. Il a prodigué à cet égard les assurances les plus formelles dans ses discours, dans des conversations publiées avec son assentiment et dont il faisait annoncer qu’il avait corrigé les épreuves. Son désistement anticipé de toute candidature a été proclamé par lui d’une façon assez catégorique pour être au moins maladroite, s’il avait la moindre arrière-pensée de revenir sur cette décision. Tout porte à croire qu’il est sincère, qu’il a été dégoûté par sa propre expérience, et surtout par celle de son beau-frère, de la tentation de gouverner les Argentins malgré eux. C’est une entreprise où, à l’heure qu’il est, on serait sûr de recueillir plus d’amertumes que de satisfactions.

Quoi qu’il en soit, sous l’influence de sa politique conciliante, flexible, un peu sournoise, la situation des provinces, sans être encore fort nette, s’est en deux mois considérablement éclaircie. Le président du Panai, le farouche don Marcos, qui avait l’intention de bouleverser l’état, a été amené à donner purement et simplement sa démission de gouverneur. Il a été remplacé par le vice-gouverneur, non moins panaliste, il est vrai, mais insignifiant à miracle, et dont la languissante administration n’est pas pour porter ombrage à la paix publique. A Tucuman, autre citadelle du juarisme, le vice-gouverneur, qui occupait le fauteuil, a dû également plier bagage sans tambour ni trompette. Les chambres provinciales l’ont réduit par leur opposition tenace à cette extrémité, et lui ont donné pour successeur un libéral des plus estimés, retiré pour ce motif de la politique depuis quinze ans. Dans la plupart des autres provinces, les gouverneurs n’ont évité un pareil sort qu’en appelant au ministère les chefs locaux de l’Union civique et en se transformant, d’ardens panalistes, en civiques résignés. Il y en a bien quelques-unes, les plus arriérées et les plus pauvres, où le clan au pouvoir ne veut entendre à rien, grossit sa police en faisant la presse des pauvres gauchos, et flanque les civiques en prison. On laisse ces représentans d’un autre âge procéder suivant leurs traditions. Cela ne durera guère ; il y a lieu de compter sur le manque d’argent pour les assouplir.

Il ne faut pas croire, en effet, que cette pacification à peu près générale soit seulement due à l’habileté du général Roca. Le ministre des finances y peut revendiquer la part la plus décisive. Grâce à lui, les banques libres, qui coûtent si cher au pays, auront du moins plus fait pour affermir l’autorité du pouvoir central que dix ans de batailles. Le docteur Vicente F. Lopez avait soixante-quinze ans quand il accepta la tâche écrasante de remettre de l’ordre dans les finances argentines ; mais de talent, de caractère et d’allures, c’est un jeune homme. Orateur, historien, homme d’Etat, professeur d’économie politique, il a appliqué aux objets les plus divers son goût acharné du travail et la vivacité de son intelligence. Il a même débuté dans les lettres, il y a un demi-siècle, par un important ouvrage en français sur les origines aryennes des aborigènes du Pérou. Il apportait au gouvernement les fortes traditions des libéraux de son époque, solide génération élevée à la dure, dans les amertumes et la misère de l’exil, qui travailla ferme, organisa et civilisa la République Argentine, l’enrichit et resta pauvre, — juste le contraire des hommes politiques dernier genre. Il se mit à l’œuvre avec une ardeur méthodique, étudiant par le menu l’état du Trésor et des banques, sans se presser d’émettre une opinion, sans se déconcerter des découvertes navrantes qu’il faisait chaque jour.

Les lois financières qu’il présentait, après cet examen minutieux, avaient un caractère rassurant de parcimonie. Il fallait bien subir la nécessité d’un emprunt extérieur ; on était hors d’état de faire le service de la dette ; mais il proposa d’emprunter seulement 20 millions de piastres, dont il ne viendrait pas un sou à Buenos-Ayres. Cette somme resterait déposée à Londres et serait affectée aux échéances successives des emprunts antérieurs. On était ainsi, de ce côté, libre de soucis pour deux ans. Restait la liquidation intérieure, terriblement compliquée. Pour la faciliter, il se fit autoriser à mettre en circulation 60 millions de bons du Trésor et 15 millions de cédules hypothécaires nationales. Pour les dépenses urgentes, les commerçans lui offrirent spontanément 7 ou 8 millions contre des traites à quatre-vingt-dix jours. Tout en réduisant la création de nouveaux titres au plus strict nécessaire, ce ministre économe trouva moyen de sauver la municipalité de Buenos-Ayres d’une faillite imminente, en lui fournissant 10 millions de piastres.

Le gros point noir, c’étaient les provinces et leurs banques libres dont le capital avait été dilapidé. Il leur dépêcha des inspecteurs nationaux formellement autorisés à requérir la force publique, si on mettait entrave à l’exécution de leur mandat. On vit alors ce que vaut un homme de droiture et de poigne. Ces émissaires inspirèrent tout de suite aux gouverneurs une terreur folle. Il y avait de quoi. Leurs rapports furent accablans. Les banques de province qui avaient prévariqué, autant vaut dire toutes, furent mises sous séquestre et administrées directement par l’État. Adieu, paniers : plus moyen, non pas même de vendanger, mais de grappiller. Quand il eut compilé leurs bilans désastreux, le docteur Lopez déclara qu’il n’y avait qu’une manière loyale de sortir de cette impasse : la nation devait prendre à sa charge les emprunts des provinces. Les créanciers d’Europe, peu au courant de l’organisation fédérale de la République Argentine, ne les avaient consentis qu’avec la ferme conviction qu’elle ne laisserait pas protester la signature des états qui la forment. Le gouvernement ferait avec chaque province les conventions nécessaires et exigerait les garanties convenables pour assurer le remboursement de cette avance. C’est un gros sacrifice, mais un grand résultat : l’honneur argentin est sauf, et les gouverneurs du Panal sont perdus. Maître de leur principal instrument d’influence et de corruption, les banques, armé, pour contrôler leurs agissemens, des terribles droits d’un créancier, le pouvoir central devient l’arbitre des affaires provinciales.

Le congrès a voté cette mesure sans enthousiasme. La plupart de ses membres ont leurs raisons de penser que le régime des oligarchies de village a du bon ; mais c’est une justice à rendre à ces ex-inconditionnels qu’ils ne se sont pas montrés trop rebelles à l’influence du vent de purification qui souffle sur la capitale. Ils ont déclaré nulles les scandaleuses listes d’électeurs dressées précédemment. Ils ont mis à l’étude une loi sur l’admission des étrangers au droit de suffrage, abordé la discussion d’une loi municipale pour Buenos-Ayres, proposé de substituer au scrutin de liste, pour l’élection des députés, le vote par districts. Il est vrai que, sur ces derniers points, ils s’en sont tenus à la bonne intention ; mais reconnaissons qu’ils ne se sont séparés qu’après avoir sanctionné ou ébauché des réformes dont la seule annonce les eût plongés dans la stupeur à l’ouverture des chambres, au mois de mai. La session a été close le 18 octobre.

Le lendemain, sur l’invitation de l’Union civique de la jeunesse, qui a conservé une organisation indépendante à côté de sa grande sœur, se réunissait à Buenos-Ayres un meeting monstre pour demander que l’on intentât des poursuites contre les prévaricateurs. Le même jour, les rues des principales villes de l’intérieur étaient le théâtre de manifestations dans le même sens. L’adresse que la foule réunie sur la place Victoria a décidé par acclamation de faire parvenir au président porte « qu’on verrait avec satisfaction le pouvoir exécutif étendre à toutes les branches du gouvernement les mesures administratives et judiciaires qui ont été adoptées dans quelques-uns des services, afin de rechercher les délits commis contre la fortune publique et d’en obtenir la répression légale. »

Cet hommage rendu à la fermeté du docteur Lopez ne va pas sans un blâme voilé à certains de ses collègues. Malgré les protestations répétées du général Roca, l’Union civique ne perd pas une occasion de lui faire sentir qu’elle se défie de lui. Quant au docteur Juarez, directement visé dans cette adresse, il semble vraiment qu’il ait à cœur de fortifier cette opinion, qu’on aurait tort de le laisser jouir paisiblement de sa fortune. La veille même du meeting, on annonçait que le gouvernement était sur la trace d’un complot panaliste qui devait éclater au cri de : « Vive l’Union civique ! » Ce qui doit rassurer, c’est le calme ironique avec lequel fut accueillie la révélation de ces projets. Le gouvernement du docteur Juarez est bien mort.

Que fait cependant l’Union civique ? Après avoir été à la peine, elle a mis une fière réserve à ne pas être à l’honneur, à ne pas avoir de participation directe au gouvernement. Elle se contente d’étendre son organisation à tout le territoire et de maintenir en éveil les forces vives de l’opinion. Il n’est ville ni village qui n’ait son club civique. Pour régler les manœuvres d’ensemble d’une aussi vaste agglomération d’adhérens, elle se donne une sorte de charte élaborée par son secrétaire-général, le docteur don Emilio Gouchon, un des plus fervens ouvriers de la première heure de l’Union civique de la jeunesse. Cette charte est faite sur le modèle de celles qui règlent la discipline des grands partis des États-Unis. Pourtant l’Union civique, et c’est sa force, n’est pas un parti proprement dit. Elle est une alliance transitoire de bonnes volontés pour relever l’esprit public de son affaissement, la morale politique de ses hontes. Elle codera sans doute la place aux partis traditionnels quand elle aura réussi à créer un gouvernement impartial et respecté. Tel est aujourd’hui le but de ses efforts. Elle espère y réussir par la réunion d’une convention où des délégués élus par tous les groupes civiques répandus d’un bout à l’autre du pays proclameront le candidat de l’association à la présidence de la république. L’homme sur lequel s’arrêtera le choix de cette assemblée sera d’avance l’élu de l’opinion, et par suite le seul en situation de gouverner. Après le grand élan qu’on vient de voir, et quand le patriotisme est encore tout frémissant, prétendre gouverner contre l’opinion serait folie. Le nom qui est prononcé avec le plus d’insistance est celui du général don Bartolomé Mitre, président d’honneur de l’Union civique, et sans contredit l’homme d’État contemporain auquel l’histoire argentine doit les pages les plus brillantes et les plus pures. Il n’y a guère de manifestation populaire où n’ait résonné le cri de : « Vive le général Mitre, futur président de la république ! » Ceux qui le poussent n’ont pas consulté le principal intéressé, chez qui l’amour de l’étude pourrait bien avoir éteint le goût du commandement. Ce qui semble sûr, c’est que sa parole aura sur les décisions de la convention projetée une très grande influence, et que la belle attitude de l’Union civique aura pour récompense de renouer l’ère des administrations éclairées et correctes dont le général Mitre et le docteur Lopez sont de vivans exemples. Il faut des hommes de cette trempe, tout le monde le sent, pour rétablir l’équilibre moral et les forces économiques de la confédération argentine.

Elle en a besoin. Elle sort de cette période de corruption saignée à blanc. Non-seulement il a disparu des sommes énormes prêtées à des intrigans dont la prodigalité tenait de la folie, — le docteur Davison, dans le meeting du 19 octobre, les évaluait à un milliard et demi de francs en quatre années ; — mais cet argent représentait l’outil indispensable du travail, l’aliment de la production. La disparition des valeurs circulantes a fait tomber l’agriculture, l’industrie, le commerce, dans la stagnation. La convalescence de ces maladies-là est longue. Il faut ajouter pourtant que les peuples jeunes ont à cet égard des grâces d’état. Ils possèdent une abondante réserve d’énergies naturelles qui ne demandent qu’à entrer en action pour peu qu’on les aide. Ce qui leur manque le plus pour se bien porter, c’est la sagesse. La République Argentine a l’air d’en avoir fait cette fois provision. Qu’elle ménage et surveille cette provision sacrée, plus précieuse pour elle à cette heure que l’or et l’argent !


ALFRED ÉBELOT.


  1. L’intérêt d’actualité que présente cette relation, écrite par un témoin oculaire, nous engage à l’accueillir, tout en faisant nos réserves sur quelques-unes des appréciations de l’auteur. (N. d. I. R.)
  2. L’intérêt d’actualité que présente cette relation, écrite par un témoin oculaire, nous engage à l’accueillir, tout en faisant nos réserves sur quelques-unes des appréciations de l’auteur. (N. d. l. R.)
  3. Voir, dans la Revue du 15 novembre 1810, l’étude sur l’Américanisme, la Société argentine, par M. Charles de Mazade.
  4. Voyez la Revue du 1er mai 1880.
  5. Voyez la Revue du 15 janvier 1886.
  6. La longueur d’une colonne du journal la Nation est de 70 centimètres d’impression eu caractères 8 désinterligné. Il y a 9 colonnes par page et généralement 2 pages de texte, sans compter les annonces, dont l’abondance exige souvent des numéros de 6 et 8 pages.
  7. Un discours du docteur don Roque Saenz Peña, à la conférence de Washington, y fit échouer la politique économique de M. Blaine, qui ne tendait à rien moins qu’à fermer les marchés de l’Amérique du Sud au commerce européen, au profit de la production manufacturière des États-Unis. Le fameux principe : l’Amérique aux Américains, invoqué par M. Blaine, aurait dû recevoir dans ce cas une légère addition. Il fallait dire : aux Américains… du Nord. Après avoir fait ressortir avec force les liens de solidarité politique, intellectuelle et économique qui relient son pays à l’Europe, M. Saenz Peña donnait en finissant cette jolie formule : ce principe n’est pas le nôtre, notre principe est : l’Amérique à l’humanité. Son attitude et celle de son collègue argentin, le docteur don Manuel Quintana, décidèrent de celle de tout le groupe latin et engagent, on peut le dire, la gratitude de l’Europe.