La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre/4

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IV.

PRÉJUGÉ UNIVERSEL CONTRE LA RÉVOLUTION,
AU 24 FÉVRIER.
DÉSISTEMENT DES RÉPUBLICAINS.


En remontant de cause en cause le cours des manifestations sociales, il me semble reconnaître que ce qui depuis quatre siècles abuse les nations, ce qui met des entraves à l’esprit humain, ce qui a produit tous les maux de la première révolution et fait avorter le mouvement de 1848, c’est le préjugé généralement répandu touchant la nature et les effets du progrès. Les choses se passent, dans la société, d’une certaine façon ; nous les concevons d’une autre, à laquelle nous nous efforçons de la ramener : de là, une contradiction constante entre la raison pratique de la société et notre raison théorique, de là tous les troubles et fracas révolutionnaires.

Que le lecteur veuille bien me suivre quelques instants dans cette discussion que je tâcherai de rendre aussi courte et claire que possible.

Nous puisons notre conception du progrès dans les sciences et dans l’industrie. Là nous observons qu’une découverte s’ajoute sans cesse à une découverte, une machine à une machine, une théorie à une théorie ; qu’une hypothèse, admise d’abord comme vraie, et plus tard démontrée fausse, est immédiatement, nécessairement, remplacée par une autre ; en sorte qu’il n’y a jamais ni vide ni lacune dans la connaissance, mais accumulation et développement continu.

Cette conception du progrès nous l’appliquons à la société, je veux dire aux grands organismes qui jusqu’à ce jour lui ont servi de formes. Ainsi nous voulons que toute constitution politique soit un perfectionnement de la constitution antérieure ; que toute religion présente une doctrine plus riche, plus complète, plus harmonique, que celle qu’elle remplace ; à plus forte raison que toute organisation économique réalise une idée plus vaste, plus compréhensive, plus intégrale, que celle du système précédent. Nous ne concevrions pas que tandis que la société avance sur un point, elle rétrogradât sur un autre. Et la première question que nous adressons aux novateurs qui parlent de réformer la société, d’abolir telle ou telle de ses institutions, c’est de leur dire : Que mettez-vous à la place ?

Les hommes qui s’occupent de gouvernement, les esprits prévenus d’idées religieuses, ceux qui se passionnent pour les constructions métaphysiques et les utopies sociales, et le vulgaire à leur suite, ne se peuvent figurer que la raison, la conscience, à plus forte raison la société, n’aient pas leur ontologie, leur constitution essentielle, dont l’affirmation, toujours plus explicite, est la profession de foi perpétuelle de l’humanité. Un système détruit, ils en cherchent un autre ; ils ont besoin de sentir leur esprit dans des universaux et des catégories, leur liberté dans des interdictions et des licences. Chose étonnante, la plupart des révolutionnaires ne songent, à l’instar des conservateurs qu’ils combattent, qu’à se bâtir des prisons ; ils ressemblent au compagnon, qui va d’auberge en auberge, d’atelier en atelier, amassant quelques écus, se perfectionnant dans son état, jusqu’à ce qu’enfin, de retour au pays, il tombe… en ménage !

Rien n’est plus faux que cette conception du progrès social.

Le premier travail de toute société est de se faire un ensemble de règles, essentiellement subjectives, œuvre des esprits spéculatifs, admise par le vulgaire sans discussion, que justifie la nécessité du moment, qu’honore de temps à autre l’habileté de quelque prince juste ; mais qui, n’ayant pas de fondement dans la vie de l’espèce, dégénère tôt ou tard en oppression. Aussitôt commence contre le pouvoir un travail de négation qui ne s’arrête plus. La liberté, prise pour contrôle, tend à occuper toute la place : tandis que le politique s’efforce de réformer l’état et cherche la perfection du système, le philosophe s’aperçoit que ce prétendu système est néant ; que la véritable autorité, c’est la liberté ; qu’au lieu d’une constitution de pouvoirs créés, ce que cherche la société est l’équilibre de ses forces naturelles.

Il en est ainsi, du reste, de toutes les choses qui procèdent de la pure raison. D’abord ces constructions semblent nécessaires, douées du plus haut degré de positivisme, et la question paraît être uniquement de les saisir dans leur absolu, Mais bientôt l’analyse s’emparant de ces produits purs de l’entendement, en démontre le vide, et ne laisse subsister à leur place que la faculté qui les a fait rejeter toutes, la critique.

Ainsi, lorsque Bacon, Ramus, et tous les libres penseurs eurent renversé l’autorité d’Aristote, et introduit, avec le principe d’observation, la démocratie dans l’école, quelle fut la conséquence de ce fait ?

La création d’une autre philosophie ?

Plusieurs le crurent, quelques-uns le croient encore. Descartes, Leibnitz, Spinosa, Malebranche, Wolf, aidés des nouvelles lumières, se mirent, sur cette table rase, à reconstruire des systèmes. Ces grands esprits, qui tous se réclamaient de Bacon, et souriaient du Péripatétique, ne comprenaient pas cependant que le principe, ou pour mieux dire la pratique de Bacon, l’observation, directe et immédiate, appartenant à tout le monde, le champ où elle s’exerce étant infini, les aspects des choses innombrables, il n’y avait pas plus de place dans la philosophie pour un système que pour une autorité. Là où les faits seuls font autorité, il n’y a plus d’autorité ; là où la classification des phénomènes est toute la science, le nombre des phénomènes étant infini, il n’y a plus qu’un enchaînement de faits et de lois, de plus en plus compliqué et généralisé, jamais de philosophie ni première ni dernière. Au lieu donc d’une constitution de la nature et de la société, la nouvelle réforme ne laissait à chercher que le perfectionnement de la critique, dont elle était l’expression, c’est-à-dire avec le contrôle imprescriptible et inaliénable des idées et des phénomènes, la faculté de construire des systèmes à l’infini, ce qui équivaut à la nullité de système. La raison, instrument de toute étude, tombant sous cette critique, était démocratisée, partant amorphe, acéphale. Tout ce qu’elle produisait de son fonds, en dehors de l’observation directe, était démontré à priori vide et vain ; ce qu’elle affirmait jadis, et qu’elle ne pouvait déduire de l’expérience, était rangé au nombre des idoles et des préjugés. Elle-même n’existant plus que par la science, confondant ses lois avec celles de l’univers, devait être réputée inorganique : c’était, par essence, une table rase ; la raison était un être de raison. Anarchie complète, éternelle, là où des philosophes et théologiens avaient affirmé un principe, un auteur, une hiérarchie, une constitution, des principes premiers et des causes secondes : telle devait être la philosophie après Bacon, telle à peu de chose près fut la critique de Kant. Après le Novum Organum et la Critique de la Raison pure, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de système de philosophie : s’il est une vérité qui doive être réputée acquise, après les efforts récents des Fichte, des Schelling, des Hegel, des éclectiques, des néo-chrétiens, etc., c’est celle-là. La vraie philosophie, c’est de savoir comment et pourquoi nous philosophons ; en combien de façons et sur quelles matières nous pouvons philosopher ; à quoi aboutit toute spéculation philosophique. De système il n’y en a pas, il ne peut pas y en avoir, et c’est une preuve de médiocrité philosophique, que de chercher aujourd’hui une philosophie.

Cultivons, développons nos sciences ; cherchons-en les rapports ; appliquons-y nos facultés ; travaillons sans cesse à en perfectionner l’instrument, qui est notre esprit : voilà tout ce que nous avons à faire, philosophes, après Bacon et Kant. Mais des systèmes ! la recherche de l’absolu ! Ce serait folie pure, sinon charlatanerie, et le recommencement de l’ignorance.

Passons à un autre objet.

Lorsque Luther eut nié l’autorité de l’Église romaine et avec elle la constitution catholique, et posé ce principe, en matière de foi, que tout chrétien a le droit de lire la Bible et de l’interpréter, suivant la lumière que Dieu a mise en lui ; lorsqu’il eut ainsi sécularisé la théologie, quelle fut la conclusion à tirer de cette éclatante revendication ?

Que l’Église romaine, jusqu’alors la maîtresse et l’institutrice des chrétiens, ayant erré dans la doctrine, il fallait assembler un concile de vrais fidèles qui rechercheraient la tradition évangélique, rétabliraient la pureté et l’intégrité du dogme, premier besoin de l’église réformée, et constitueraient pour l’enseigner, une nouvelle chaire ?

Ce fut en effet l’opinion de Luther lui-même, de Mélanchthon, de Calvin, de Bèze, de tous les hommes de foi et de science qui embrassèrent la Réforme. La suite a montré quelle était leur illusion. La souveraineté du peuple, sous le nom de libre examen, introduite dans la foi comme elle l’avait été dans la philosophie, il ne pouvait pas plus y avoir de confession religieuse que de système philosophique. C’était en vain qu’on essayerait, par les déclarations les plus unanimes et les plus solennelles, de donner un corps aux idées protestantes : on ne pouvait pas, au nom de la critique, engager la critique : la négation devait aller à l’infini, et tout ce qu’on ferait pour l’arrêter était condamné d’avance comme une dérogation au principe, une usurpation du droit de la postérité, un acte rétrograde. Aussi plus les années s’écoulèrent, et plus les théologiens se divisèrent, plus les églises se multiplièrent. Et en cela précisément consistait la force et la vérité de la Réforme, là était sa légitimité, sa puissance d’avenir. La Réforme était le ferment de dissolution qui devait faire passer insensiblement les peuples de la morale de crainte à la morale de liberté : Bossuet, qui fit aux églises protestantes un grief de leurs variations, et les ministres qui en rougirent, prouvèrent tous par là combien ils méconnaissaient l’esprit et la portée de cette grande révolution. Sans doute ils avaient raison, au point de vue de l’autorité sacerdotale, de l’uniformité du symbole, de la croyance passive des peuples, de l’absolutisme de la loi, de tout ce que le mouvement critique, déterminé par Bacon, allait démontrer insoutenable et vain. Mais le papisme, en niant le droit à la pensée et l’autonomie de la conscience ; le protestantisme, en voulant se soustraire aux conséquences de cette autonomie et de ce droit, méconnaissaient également la nature de l’esprit humain. Le premier était franchement contre-révolutionnaire ; l’autre, avec ses transactions perpétuelles, était doctrinaire. Tous deux, bien qu’à un degré différent, se rendaient coupables du même délit : pour assurer la croyance ils détruisaient la raison ; quelle théologie !…

Le comprendrons-nous, enfin ? Depuis le jour où Luther brûla publiquement à Wittemberg la bulle du pape, il n’y a plus de confession de foi, plus de catéchisme possible. La légende chrétienne n’est plus que la vision de l’Humanité, ainsi que l’ont exposé tour à tour, après Kant et Lessing, Hegel, Strauss, et en dernier lieu Feuerbach. C’est là la gloire de la Réforme ; c’est par là qu’elle a bien mérité de l’Humanité, et que son œuvre, en reprenant celle du Christ, déjà trahie par les constituants de Nicée, surpasse celle de son auteur.

De même que toute philosophie depuis Bacon se réduit à cette règle, Observer avec exactitude, analyser avec précision, généraliser avec rigueur ; pareillement toute religion depuis Luther se réduit à ce précepte, formulé par Kant, Agis de telle sorte que chacune de tes actions puisse être prise pour règle générale. Au lieu de dogmes, au lieu d’un rituel, ce que nous voulons désormais, pour la raison et pour la conscience, c’est une règle de conduite. Laissons donc cette manie de substitutions : ni l’église d’Augsbourg, ni celle de Genève, ni aucune confrérie de quakers, moraves, mômiers, francs-maçons, etc., ne remplacera jamais l’Église romaine. Tout ce que l’on entreprendrait à cet égard serait contradictoire et rétrograde ; il n’y a pas, au fond de la pensée humaine, de nouvel édifice religieux : la négation est éternelle.

De la religion, venons à la politique.

Lorsque Jurieu, appliquant au temporel le principe que Luther avait invoqué pour le spirituel, eut opposé au gouvernement de droit divin la souveraineté du peuple, et transporté la démocratie de l’Église dans l’état, quelle conséquence dûrent tirer de cette nouveauté les publicistes qui se chargèrent de la répandre ?

Qu’aux formes du gouvernement monarchique il fallait substituer les formes d’un autre gouvernement, qu’on supposait en tout l’opposé du premier, et qu’on appelait, par anticipation, gouvernement républicain ?

Telle fut, en effet, l’idée de Rousseau, de la Convention, et de tous ceux qui, après la mort de Louis XVI, par conviction ou par nécessité, s’attachèrent à la République. Après avoir démoli, il fallait édifier, pensait-on. Quelle société pourrait subsister sans gouvernement ? Et si le gouvernement est indispensable, comment se passer de constitution ?

Eh bien ! ici encore l’histoire prouve, et la logique est d’accord avec l’histoire, que ces réformateurs politiques se trompaient. Il n’y a pas deux sortes de gouvernements, il n’y en a qu’une : c’est le gouvernement monarchique héréditaire, plus ou moins hiérarchisé, concentré, équilibré, suivant la loi de propriété d’une part, et de la division du travail de l’autre. Ce qu’on appelle ici aristocratie, là démocratie ou république, n’est qu’une monarchie sans monarque ; de même que l’église d’Augsbourg, l’église de Genève, l’église anglicane, etc., sont des papautés sans papes, de même que la philosophie de M. Cousin est un absolutisme sans absolu. Or, la forme du gouvernement royal une fois entamée par le contrôle démocratique, que la dynastie soit conservée comme en Angleterre ou supprimée comme aux États-Unis, peu importe, il est nécessaire que de dégradation en dégradation cette forme périsse tout entière, sans que le vide qu’elle laisse après elle puisse être jamais comblé. En fait de gouvernement, après la royauté, il n’y a rien.

Assurément, le passage ne peut s’effectuer en un jour ; l’esprit humain ne s’élance pas d’un seul bond du Quelque chose au Rien ; et la raison publique est encore si faible ! Mais ce qui importe est de savoir où nous allons, et quel principe nous mène. Que les Feuillants, les Constitutionnels, les Jacobins, les Girondins, que la Plaine et la Montagne se réconcilient donc ; que le National et la Réforme se donnent la main, ils sont tous également anarchistes : la souveraineté du peuple ne signifie que cela. Dans une démocratie, il n’y a lieu, en dernière analyse, ni à constitution ni à gouvernement. La politique, dont on a écrit tant de volumes, et qui fait la spécialité de tant de profonds génies, la politique se réduit à un simple contrat de garantie mutuelle, de citoyen à citoyen, de commune à commune, de province à province, de peuple à peuple, variable dans ses articles suivant la matière, et révocable ad libitum, à l’infini…

Une philosophie, ou théorie à priori de l’Univers, de l’Homme et de Dieu, après Bacon ; une théologie, après Luther ; un gouvernement, après qu’on a posé en principe la souveraineté du peuple : triple contradiction. Sans doute, encore une fois, il n’était pas dans la nature du génie philosophique de reconnaître et de proclamer, aussitôt après la publication du Novum Organum, sa propre déchéance ; et c’est pour cela qu’après Bacon, et jusqu’à nos jours, il a paru des systèmes de philosophie. Sans doute encore il répugnait à la conscience religieuse, émue aux accents de Luther, l’homme le plus religieux de son siècle, de s’avouer anti-chrétienne et athée, et c’est pour cela qu’après Luther, et jusque sous la république de février, il y a eu tant d’effervescence religieuse. Sans doute, enfin, l’esprit gouvernemental, dans la pensée même de ceux qui criaient le plus haut contre le despotisme, ne pouvait d’emblée accepter sa démission ; et c’est pour cela que depuis 89 nous en sommes à notre huitième constitution. L’humanité ne déduit pas avec tant de promptitude ses idées, et ne fait point de si grands sauts : il ne m’en coûte rien de le reconnaître.

Mais ce qui est certain aussi, c’est que ce mouvement philosophique, politique, religieux, qui s’accomplit depuis quatre siècles, en sens évidemment inverse, est un symptôme, non de création, mais de dissolution. La philosophie, en s’appuyant de plus en plus sur les sciences positives, perd son caractère d’à priori, et ne conserve d’originalité qu’en faisant sa propre critique ; la philosophie, au dix-neuvième siècle, c’est l’Histoire de la philosophie. D’autre part la religion, se dépouillant de son dogmatisme, se confond avec l’esthétique et la morale : si de nos jours l’étude des idées religieuses a acquis un si puissant intérêt, c’est seulement comme histoire naturelle de la formation et des premiers développements de l’esprit humain, et nous ne saurions blâmer trop fortement les auteurs de l’Encyclopédie nouvelle de leur tendance à une reconstitution des idées religieuses. La religion, pour nous, c’est l’archéologie de la raison. Quant à la politique, le travail de négation qui la dévore n’est pas moins visible ; je n’en veux pour preuve que la Constitution de 1848, posant elle-même, en tête de ses articles, sa propre perfectibilité, et déterminant à la fin les conditions de sa révision !…

Ainsi le progrès, en ce qui concerne les institutions les plus anciennes de l’humanité, la philosophie, la religion, l’état, est une négation continue, je ne dis pas sans compensation, mais sans reconstitution possible. Qu’on me permette de citer, de ce mouvement si peu compris, un dernier exemple, le plus important pour notre époque.

Lorsque dans la nuit du 4 août, après avoir aboli les droits féodaux, l’Assemblée Constituante prononça celle des maîtrises, jurandes, corporations, et posa le principe du libre travail, du libre échange, quelle conclusion y avait-il à déduire encore de cette démocratisation de l’industrie, de l’agriculture et du commerce, pour l’économie de la société ?

Que les institutions antérieures étant détruites, il fallait les remplacer par d’autres ; qu’à l’ancienne organisation du travail, il fallait suppléer par une organisation nouvelle ?

Beaucoup le pensèrent, et cette opinion est encore aujourd’hui la plus suivie. Malouet, constituant, qui le premier parla du droit au travail ; à la Convention, Saint-Just et Robespierre ; Babeuf, après thermidor ; M. Royer-Collard, sous la Restauration ; le socialisme tout entier depuis 1830 ; en 48 le Gouvernement provisoire, adoptèrent cette idée. Jetée dans les masses elle devait y obtenir une vogue immense ; elle reçut dans les ateliers nationaux un commencement de réalisation, et détermina la révolte de juin.

Pour moi, je n’ai point hésité à le dire : l’organisation des travailleurs, conçue dans le sens et comme perfectionnement des institutions de saint Louis, est incompatible avec la liberté du travail et de l’échange. Sur ce point, comme dans la question du culte et de l’état, la négation est perpétuelle ; le progrès, ce n’est pas la constitution du groupe, qui reste éternellement spontanée et libre, c’est l’exaltation de l’individu.

Que de fois n’ai-je pas entendu exprimer ce vœu dans les réunions populaires : Ah ! si les chefs d’école pouvaient s’entendre ! S’ils pouvaient, une fois, convenir entre eux d’un plan, d’un programme, le plus simple possible ; d’un certain nombre d’articles organiques, qui deviendraient le Credo des travailleurs !… Plus de divisions, alors, plus de rivalités : la démocratie serait unie, et la Révolution sauvée !

Elle eût été perdue la Révolution, si les socialistes s’étaient entendus.

Il n’y a pas dans l’ordre économique de système agricole-mercantile-industriel, il n’y en aura jamais ; pas plus qu’il n’y a, pour la libre pensée, de système philosophique ; pour la conscience, de théologie ; pour la liberté, de gouvernement. C’est temps perdu, ignorance, folie, que de le chercher ; c’est de la contre-révolution. La perfection économique est dans l’indépendance absolue des travailleurs, de même que la perfection politique est dans l’indépendance absolue du citoyen. Cette haute perfection ne pouvant être réalisée dans son idéal, la Société s’en approche de plus en plus par un mouvement d’émancipation continuel. Réduire indéfiniment les charges qui grèvent la production, les prélèvements opérés sur le salaire, les retenues imposées à la circulation et à la consommation ; diminuer les fatigues du travail, les difficultés de la main-d’œuvre, les entraves au crédit et au débouché, les lenteurs de l’apprentissage, les soubresauts de la concurrence, les inégalités de l’éducation, les hasards de la nature, etc. ; par un contrat de garantie et de secours mutuel : voilà, dans l’ordre de la richesse, toute la Révolution, voilà le progrès. L’économie sociale n’est point une constitution, à la manière de la féodalité ou des castes de l’Inde, un système tel que les utopies de Fourier et des Saint-Simoniens. C’est une science qui a pour objet de résoudre, par une méthode d’équation spéciale, les problèmes divers qu’engendrent les notions de travail, capital, crédit, échange, propriété, impôt, valeur, etc., etc. Il n’y a rien à substituer aux anciennes corporations d’arts et de métiers : c’est la liberté qui nous l’enseigne ; c’est la Révolution, le progrès, la science économique qui nous l’attestent.

Ainsi, au rebours de ce que supposent généralement les réformateurs et révolutionnaires, l’Humanité, en ce qui touche ses formes primitives et son organisation préparatoire, ne marche point à des reconstitutions ; elle tend à un dévêtissement, si j’ose me servir de ce terme, à une désinvolture complète. Plus d’ontologie, plus de panthéisme, d’idéalisme, de mysticisme : l’esprit purgé par la méthode baconienne, n’admet pas de conception à priori, ni petite ni grande, sur Dieu, le monde et l’humanité. Plus de religions dogmatiques, de constitutions gouvernementales, d’organisations industrielles ; plus d’utopies, ni sur la terre, ni dans le ciel. La conscience, la liberté et le travail, de même que la raison, ne souffrent ni autorité, ni protocole. Il implique que la raison se préjuge elle-même dans un à priori, cet à priori fût-il son ouvrage : elle ne serait plus raison ; — que la conscience reçoive son critérium d’une source étrangère : elle ne serait plus conscience ; — que la liberté se subordonne à un ordre préétabli : elle ne serait plus liberté, elle serait servitude ; — que le travail se laisse atteler dans un organisme prétendu supérieur : il ne serait plus travail, il serait machine.

Ni la conscience, ni la raison, ni la liberté, ni le travail, forces pures, facultés premières et créatrices, ne peuvent, sans périr, être mécanisées, faire partie intégrante ou constituante d’un sujet ou objet quelconque : elles sont, par nature, sans système et hors série. C’est en elles-mêmes qu’est leur raison d’être, c’est dans leurs œuvres qu’elles doivent trouver leur raison d’agir. En cela consiste la personne humaine, personne sacrée, qui apparaît dans sa plénitude et rayonne de toute sa gloire à l’instant où, rejetant bien loin tout sentiment de crainte, tout préjugé, toute subordination, toute participation, elle peut dire avec Descartes, Cogito ergo sum ; je pense, je suis souveraine, je suis Dieu[1] !…

Si les hommes du Gouvernement provisoire avaient été convaincus de la vérité de ces idées, combien la Révolution leur eût été légère ! Avec quel calme, quelle sécurité, ils eussent abordé leur tâche ! Et de quel dédain ils eussent accueilli cette clameur qui commençait à s’élever contre la démocratie, et qui demeurant sans réponse, ne soulevant que des protestations embarrassées, honteuses, devait sitôt l’engloutir : « Quoi ! toujours nier ! toujours détruire ! toujours des ruines ! toujours le néant ! C’est là ce qu’on nomme progrès et liberté !… »

À Dieu ne plaise que j’inculpe ici des hommes qui tous, agissant dans la mesure de leurs lumières, ont obéi à leur conscience, et n’ont pas cru pouvoir assumer la responsabilité de si grandes choses. J’ai pu combattre les opinions de presque tous : je n’ai jamais mis en doute la probité, le dévouement d’aucun. Ils ont quitté le pouvoir, les mains pures de rapine et de sang. Le seul dont la vertu parut alors suspecte, Armand Marrast, vient de mourir pauvre, ne laissant pas de quoi payer ses funérailles. Toute leur ambition, après avoir exercé deux mois un pouvoir auquel rien, si ce n’est leur conscience, ne fixait de limites, a été de remettre au nouveau pays légal le soin de ses destinées, et de rendre, fidèles commis, des comptes justes. Poursuivis par les souvenirs de 93, que déjà la calomnie évoquait contre eux, et pleins de l’idée que la République avait plus à fonder qu’à détruire ; ne voulant ni passer pour démolisseurs, ni usurper la souveraineté nationale, ils se sont bornés à maintenir l’ordre, et à rassurer les intérêts. Ils n’ont parlé au peuple que de fraternité, de tolérance, de sacrifice. Ils auraient cru forfaire à leur mandat, en sortant des voies légales, et jetant, de leur autorité précaire, le peuple dans la Révolution.

On criait, autour d’eux, que la religion était menacée. Ils ont appelé la bénédiction de l’Église sur la République, introduit le clergé dans l’Assemblée nationale.

On répandait que la Révolution allait désorganiser l’État, que la démocratie, c’était l’anarchie. Ils ont répudié la tradition d’Hébert, et pris pour devise les mots sacramentels : Unité, indivisibilité de la République, séparation des pouvoirs, Constitution.

Le socialisme était accusé de prêcher le pillage, la loi agraire. Ils ont sauvé la Banque en donnant cours forcé à ses billets, consolidé la dette flottante, avec un bénéfice énorme pour les porteurs de bons du Trésor et les déposants de la Caisse d’épargne. Plutôt que de recourir à des moyens sommaires, extra-légaux, contre les riches, ils ont préféré, dans le besoin urgent de la République, demander au peuple son dernier sou, et rogner leurs propres traitements. Partout ils ont mis l’honnêteté à la place de la politique, se détournant avec dégoût des hypocrisies princières et des violences de la démagogie.

Et cependant, quels prétextes, quels exemples, ne pouvaient-ils pas invoquer !

De tout temps la multitude a cru que la morale n’obligeait pas les dépositaires de sa puissance, et que ce qu’ils faisaient était bien, pourvu qu’il lui fût, à elle, profitable. Le sénat romain obéissait à ce sentiment de la plèbe, quand il mettait César au-dessus des lois, et le déclarait possesseur de toutes les femmes. L’Église romaine et l’Église réformée exprimèrent tour à tour la même licence, la première, en canonisant Charlemagne polygame, la seconde en dispensant le landgrave de Hesse de la fidélité à son épouse. La morale, tant décriée, des jésuites, n’est pas autre chose que la systématisation de ce principe, qui élève, à certaines conditions, la force au-dessus de la loi, le génie au-dessus des règles ! Pouvoir, aux yeux du peuple, dispense de vertu : c’est précisément la théorie des quiétistes, que Bossuet combattait en Fénelon.

Les hommes du Gouvernement provisoire firent de la République le synonyme de Moralité. Ils furent pieux, modestes, pleins d’honneur et de scrupule, prompts au dévouement, esclaves de la légalité, gardiens incorruptibles de la pudeur démocratique, vrais surtout. Ils ont porté haut l’héroïsme républicain. De toutes les choses qu’ils pouvaient faire dans le sens de la Révolution, leur religion n’a osé s’en permettre qu’une seule, et il s’est trouvé que cette chose, commandée par le principe, était, au point de vue de la cause, trop avancée, et souverainement impolitique : le suffrage universel !…

Or, la Révolution ayant été signalée, et point faite ; le Gouvernement provisoire, par une sorte d’horreur du vide, s’étant abstenu : que pouvait-il sortir de la situation ?

Il est facile de le comprendre.

L’essence de toute révolution est de déplacer la masse des intérêts, d’en froisser quelques-uns, d’en créer un beaucoup plus grand nombre. Par cela même, toute révolution a pour adversaires naturels les intérêts qu’elle inquiète, comme elle a pour partisans ceux qu’elle soigne.

D’après cette loi, d’expérience historique et de sens commun, la République, chargée des destinées de la Révolution, allait donc avoir pour ennemis tous les représentants des intérêts qu’elle menaçait, ennemis d’autant plus implacables qu’ils auraient vu le péril de plus près, et que la Révolution, trompée dans son attente, se débattrait avec plus de rage contre l’abstention dont on lui faisait une loi. Qui tient tient, badin qui demande ! La Révolution n’ayant rien pris, il ne lui serait rien accordé. Une coalition se forma, contre la démocratie, de tout ce qui, à tort ou à raison, avait eu peur : propriétaires, manufacturiers, le commerce, la Banque, le clergé, le paysan, les corps constitués, les états-majors, les deux tiers du pays, enfin. Le 15 mai, le 24 juin, la démocratie révolutionnaire essaye de reprendre le commandement : on lui oppose sa propre loi, le suffrage universel ; elle est terrassée. Alors le duel se transporte sur le terrain de la nouvelle Constitution : mais cette Constitution, hélas ! quelle qu’elle fût, c’était le gage de la retraite des démocrates.

Pour moi, je ne m’en cache pas. J’ai poussé de toutes mes forces à la désorganisation politique, non par impatience révolutionnaire, non par amour d’une vaine célébrité, non par ambition, envie ou haine ; mais par la prévoyance d’une réaction inévitable, et, en tout cas, par la certitude où j’étais que dans l’hypothèse gouvernementale où elle persistait à se tenir, la démocratie ne pouvait opérer rien de bon. Quant aux masses, si pauvre que fût leur intelligence, si faible que je connusse leur vertu, je les craignais moins en pleine anarchie qu’au scrutin. Chez le peuple, comme chez les enfants, les crimes et délits tiennent plus à la mobilité des impressions qu’à la perversité de l’âme ; et je trouvais plus aisé, à une élite républicaine, d’achever l’éducation du peuple dans un chaos politique, que de lui faire exercer sa souveraineté, avec quelque chance de succès, par voie électorale.

De nouveaux faits ont rendu inutile cette tactique désespérée, pour laquelle j’ai bravé longtemps l’animadversion publique ; et je me rallie sans réserve aux hommes honnêtes de tous les partis, qui, comprenant que démocratie c’est démopédie, éducation du peuple ; acceptant cette éducation comme leur tâche, et plaçant au-dessus de tout la Liberté, désirent sincèrement, avec la gloire de leur pays, le bien-être des travailleurs, l’indépendance des nations, et le progrès de l’esprit humain.


  1. On trouvera cette théorie du progrès développée plus au long dans un opuscule qui paraîtra incessamment.