La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre/7

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VII


SEPT MOIS DE GOUVERNEMENT.


J’ai dit ce qu’était le 2 décembre de par la nécessité des choses : il reste à savoir ce qu’il prétend être de par sa volonté.

J’appelle volonté, dans un gouvernement, non pas l’intention, qui s’entend exclusivement des personnes, et peut être présumée toujours bonne ; mais la tendance, impersonnelle et collective, qu’accusent ses actes. Si despotique, en effet, que paraisse un gouvernement, ses actes sont toujours déterminés par les opinions et les intérêts qui se groupent autour de lui, qui le tiennent dans leur dépendance beaucoup plus qu’il ne les tient dans la sienne, et dont l’opposition, s’il essayait de les braver, amènerait infailliblement sa chute. Au fond, la souveraineté d'un seul n’existe nulle part.

Mais si la volonté, dans le pouvoir, est impersonnelle, elle n’existe cependant pas sans motifs ; elle repose sur des considérations, vraies ou fausses qui, adoptées par le gouvernement, et introduites dans l’histoire, y deviennent à leur tour, par l’entraînement des conséquences, une seconde nécessité. D’où il suit que pour tout gouvernement, dans lequel la volonté n’est point identique et adéquate à la raison d’être, il y a deux espèces de causes nécessitantes, les unes objectives, qui résultent de la donnée historique ; les autres subjectives, et qui ont pour bases les considérations plus ou moins intéressées qui le gouvernent.

Historien impartial, dégagé de tout ressentiment de parti, j’ai constaté, à l’avantage du 2 décembre, la raison historique, objective, et fatale de son existence. Je vais de même, sans malignité ni indiscrétion, en me tenant toujours dans la pure philosophie, descendre dans l’âme de ce pouvoir, rechercher le secret de ses décisions, secret que lui-même, j’oserais presque l’affirmer, ne connaît pas. La polémique et la satire me sont interdites : je n’en éprouve nul regret. Puissent à leur tour mes lecteurs confesser que je n’y ai rien perdu !

Quelle est donc la tendance du nouveau pouvoir, puisque c’est elle seule, après la chaîne des faits, qui importe à l'histoire, et qui compte en politique ? Quelle est la raison secrète, spontanée, qui, à son insu peut-être, dirige l’Elysée ? Tandis que sa signification historique lui assigne pour but la révolution, ou le poussent, d’un commun effort, ses attractions et ses influences ? où va-t-il, enfin ?

À L'EMPIRE ! telle est la réponse uniforme. Et faite d’une solution qui ne touche qu’à la superficie des choses, l’opinion s’arrête, attendant, avec plus d’inquiétude que de sympathie, cette manifestation impériale.

L’empire, il ne sert à rien de le nier, se laisse voir dans le train de maison, dans le style et l’étiquette de l’Elysée. Il apparaît dans la restauration des emblèmes, l’imitation du formulaire, la commémoration des idées, l’imitation des moyens, l’ambition plus ou moins déguisée du titre. Mais tout cela accuse plutôt un souvenir qu’un principe, une velléité qu’une spontanéité. Nous cherchons, on nous montre le symbole. L’empire serait proclamé demain, que je demanderais encore, comment, et en vertu de quoi l’empire existe, d’autant plus que rétablir un nom, ce n’est pas refaire une chose. Que Louis-Napoléon se fasse couronner un 2 décembre, des mains du Pape, dans l’église Notre-Dame : il ne sera pas plus l’empereur que Charlemagne acclamé en 800 par le peuple romain, ne fut césar. Entre Napoléon empereur, et Louis-Napoléon président de la République, il s’est passé trop de choses pour que celui-ci devienne le continuateur pur et simple de celui-là. De même qu’il n’y eut rien de commun entre le premier et le second empire romain, il n'y aurait non plus rien de commun entre le premier et le second empire français, rien, dis-je, si ce n’est peut-être le despotisme : or, c’est justement de ce despotisme que nous demanderions à voir, dans les conditions de l’époque, l’origine, la raison.

Les impulsions auxquelles obéit le 2 décembre, qui constituent ce que j’appellerai sa raison ou volonté propre, par opposition à sa raison historique, ont toutes leur point de départ dans la manière dont il entend la délégation.

Pour lui, de même que pour le vulgaire, l’élu du peuple n’est point, comme le dictateur romain, l’organe de la nécessité du moment, enfermé dans un cercle de conditions historiques, économiques, stratégiques, etc., qui lui tracent son mandat. L’élu du peuple, dans la pensée de l’Elysée, est affranchi de toutes considérations circonstancielles ; il agit dans l’indépendance absolue de ses inspirations. Il ne reçoit pas la loi des faits du dehors, il la produit du fond de sa prudence. Au lieu de chercher, comme nous l’avons fait, par une analyse infatigable, la nécessité de chaque jour, afin de la convertir en loi, et d’en procurer l’exécution ; il se crée à lui-même un idéal, que chacun de ses actes a pour objet de réaliser ensuite, et qu’il applique, d’autorité, à la nation. C’est ainsi que l’Eglise catholique, en vertu de la mission qu’elle s’attribue d’en-haut, tend incessamment à ramener la société à son type, sans tenir aucun compte des données de l’économie, de la philosophie et de l’histoire. Telle est l’humanité selon la foi, dit-elle ; rien en deçà, rien au-delà. Le 2 décembre suit exactement la même conduite. Il se meut dans une sphère d’idées à lui ; il gouverne d’après une certaine spontanéité de raison qui lui fait accepter ou rejeter l’enseignement des faits, suivant qu’il les juge conformes ou contraires h son propre dessein. Le 2 décembre, en un mot, se comporte avec le pays comme si le pays lui avait tenu ce langage : « J’ai été peu satisfait du système de la Restauration, de celui de Louis-Philippe, et j’ai peu profité de celui des républicains. Je vous charge maintenant d’appliquer le vôtre. Commandez, j’obéis. Ma confiance fait votre droit ; ma liberté sera dans ma soumission. »

C’est là ce que je nomme subjectivisme dans le pouvoir, par opposition à la loi objective, que révèle la génération des faits et la nécessité des choses. Le subjectivisme est commun à tous les partis, aux démocrates aussi bien qu’aux dynastiques ; son action est plus intense dans notre pays que chez aucun autre peuple. C’est de lui que nous viennent cette manie des gouvernements forts, et ces réclames en faveur d’une autorité qui, plus elle se cherche dans une pareille voie, moins elle parvient à s’atteindre.

Le premier fruit de la politique subjective, en effet, est de soulever autant de résistances qu’il y a d’idées et d’intérêts, conséquemment d’isoler le pouvoir, de lui faire un besoin constant des restrictions, défenses, censures, interdictions ; finalement, de le précipiter, à travers les mécontentements et les haines, dans les voies du despotisme, qui sont le bon plaisir, la violence et la contradiction.

A ce propos, je ne puis m’empêcher de faire, entre la subjectivité du 2 décembre et celle du Gouvernement provisoire, un rapprochement qui porte déjà sa leçon.

Tandis que le Gouvernement provisoire, par religion démocratique, s’abstenait, s’efforçait de rallier les partis et les intérêts, ne réussissait qu’à les soulever tous, et s’usait dans l’insignifiance ; on va voir l’Elysée, aspirant à les dominer, les frapper l’un après l’autre, tailler de droite et de gauche à décrets, déployer une énergie irritante, OSER, mais en osant, se compromettre par la personnalité, trop apparente, de sa politique. Le Gouvernement provisoire, avec ses bulletins, avait fait de la nullité ; le 2 décembre, avec sa terreur, fait de la bascule. Toutes choses compensées, l’un n’avance guère plus que l’autre ; les mêmes difficultés, accompagnées des mêmes oppositions, subsistent. Le Gouvernement provisoire, ignorant la révolution, la laissait tomber ; le 2 décembre veut lui faire sa part, la soumet à ses vues, et de fait l’escamote. Le Gouvernement provisoire s’en est allé ; le 2 décembre ne se soutient déjà plus que par la force. Mais la force qui ne sait que contraindre au lieu de créer engendre la haine, et la haine est le salpêtre qui fait sauter les gouvernements. Puisse ne pas l'éprouver, à ses dépens et à nos frais , Louis-Napoléon !...


1. Opinion du 2 décembre sur sa propre situation.


La proclamation de Louis Bonaparte se référait, ainsi qu’on l’a vu, aux principes de 89. Elle accusait les vieux partis, se prononçait contre la royauté, réclamait les améliorations tant promises, faisait appel, enfin, aux sentiments révolutionnaires. Ce langage a-t-il été soutenu ? Oui et non, tour à tour, suivant que la politique du moment jugeait à propos d’avancer ou de reculer.

D’abord, la dissolution d’une assemblée aux trois quarts royaliste, et l’arrestation des principaux chefs des partis dynastiques, semblaient témoigner d’un parfait accord entre les vues de l’Elysée et la donnée révolutionnaire. Mais huit jours ne s’étaient pas écoulés que les journaux du pouvoir, coopérateurs du coup d’état, parlaient d’un autre style. C’était pour sauver la religion, pour rétablir le principe d’autorité, pour défendre la propriété et la famille, que Louis-Napoléon avait mis fin à une situation trop tendue ; c’était, enfin, pour museler la révolution. L’Univers religieux osait écrire, et n’était pas contredit, que ces rappels à la révolution et aux principes de 89 étaient phrases de circonstance, dont personne ne pouvait être dupe ; qu’en fait le coup d’état était dirigé contre les principes, l’esprit et les tendances de la révolution. Et les décrets concernant le jury, la garde nationale, la suppression de la devise Liberté-Égalité-Fraternité, la substitution du nom de Louis-Napoléon à celui de la république dans les prières publiques, venaient à l’appui de l’interprétation insolente de l’Univers.

La constitution du 15 janvier reproduisit la pensée du 2 décembre. — « Elle reconnaît, dit l'article premier, confirme et garantit les grands principes proclamés en 1789, et qui sont la base du droit public des Français. » — Comment les appliquait-elle ces principes ? c’est ce que nous examinerons plus bas. Mais, le surlendemain de la promulgation, l’Univers, revenant à la charge, écrivait encore :

« Nous ne sommes point alarmés de la déclaration faite en l’honneur des principes de 89, quoique cette formule par elle-même ait toujours quelque chose d’inquiétant ; il y a plusieurs principes de 89 : ceux des cahiers, de la déclaration du roi, ceux de l’Assemblée constituante. Ce que les cahier voulaient, ce que le roi acceptait, tout le monde le veut ou l’accepte : c’était le fonds constitutif de la monarchie française. Il n’y a point de théorie, si ferme qu’elle soit, qui ne s’incline à cet égard devant les faits accomplis. Le 89 de l’Assemblée constituante, le vrai 89 révolutionnaire, est antipathique au caractère national. C’est le dogme des philosophes, des parlementaires, des niveleurs ; c’est l’abus de la Liberté. Loin de consacrer ces prétendus principes, la constitution nouvelle en est la négation. »

Est-ce l’Univers qui a menti, ou la constitution du 15 janvier ?

Si nous suivions pas à pas les actes du pouvoir, ils nous répondraient, interrogés l’un après l’autre : C’est l’Univers ; — C’est la constitution ; — C’est l’Univers ; — C’est la constitution ; — C’est l’Univers..., sans que nous pussions arriver à une réponse positive. D’où vient cette incertitude ? d’un fait très-simple, qui restitue en partie à la constitution du 15 janvier sa bonne foi, et enlève aux jésuites de l’Univers l’honneur d’un mensonge de plus. C’est que Louis-Napoléon, d’après la manière dont il interprète la délégation qui lui a été faite par le peuple, n’accepte évidemment la révolution que sous bénéfice d’inventaire, et dans la mesure de ses propres pensées ; c’est qu’au lieu de se subordonner à elle, il tend, par une opinion exagérée de ses pouvoirs, à la subordonner à lui ; c’est enfin qu’ayant contre lui tous les partis, et ne pouvant, ne sachant, ou n’osant, ni se prononcer pour aucun, ni en créer un nouveau qui soit le sien, il se trouve dans la nécessité de diviser ses adversaires, et pour se maintenir, d’invoquer tour à tour la révolution et la contre-révolution. Cela, dans un certain monde, passera peut-être pour prudence, habileté ; mais c’est ce que j’appelle utopie, inintelligence du mandat, trahison à la fortune, infidélité à son étoile. Le chef d’état à la place de la raison d’état, l’homme se substituant à la nature des choses, il n’y a plus dans le gouvernement ni unité de vues, ni sincérité, ni force. Il se croit sûr, et il tâtonne ; intelligent, et il ne sait ni ce qu’il fait ni où il va. Il s’appelle Bonaparte ou Napoléon, et il ne peut dire quelle est sa nature et son titre. Abandonné à lui-même, il s’égare dans le dédale de ses conceptions. Qu’il poursuive dans cette voie, sans gloire et sans issue, et j’ose prédire à Louis-Napoléon qu’il n’arrivera pas même à la hauteur de M. Guizot, le docteur de la subjectivité gouvernementale, le théoricien de la bascule ; de M. Guizot, qui faisait de la corruption par grande politique, de l’intrigue par naïveté, de la violence par vertu ; de M. Guizot, le dernier des hommes d’état, s’il n’en avait été le plus austère...


2. Actes du 2 décembre relatifs au clergé.


Le 7 décembre, alors que la bataille sur quelques points des départements durait encore, un décret du Président de la République rendait au culte le Panthéon. C’était naturel.... au point de vue de la subjectivité !

Depuis 1848, le clergé, tout en suivant ses propres desseins, n’avait rendu que de bons offices à Louis-Napoléon, dont cependant il répudiait l’origine, la tradition et la raison. L’élection du 10 décembre avait été pour le clergé l’occasion d’une campagne contre les infidèles ; l’expédition de Rome, faite à son bénéfice, ne l’avait pas trouvé moins ardent ; et dans le coup d’état qui écrasait le socialisme il voyait une manifestation de la Providence. Avec ce système d’interprétation providentielle, l’Église sert qui elle veut, autant qu’il lui convient ; elle n’est jamais embarrassée dans ses panégyriques et ses anathèmes. Elle chante pour tous les pouvoirs, suivant qu’ils concourent à ses desseins, jure par tous les principes, aujourd’hui affirmant la souveraineté du peuple, Vox Populi, demain le droit divin, Vox Dei. Elle seule a le privilège de prêter serment sans engager sa conscience, comme de donner, à qui bon lui semble, le bon Dieu sans confession. Sa subjectivité l’élève au-dessus de toute loi. Le Président de la République, dont la foi ne dépasse pas sans doute celle du charbonnier, n’a pas regardé à l’intention : il s’est montré reconnaissant. Après le Panthéon, il a livré au clergé les collèges, déclaré les cardinaux de plein droit membres du Sénat, rétabli les aumôniers dans les régiments, supprimé, à la satisfaction des jésuites, les chaires de philosophie, l'école normale, pépinières d’idéologues ; assigné aux vieux vicaires une pension de retraite sur les biens d’Orléans, etc. Pouvait-il moins pour ses fidèles alliés ?... Soyons donc justes, et bien que la philosophie soit en interdit, considérons les choses philosophiquement.

Certes Louis-Napoléon, en donnant au clergé des marques si éclatantes de sa gratitude, n’a voulu autre chose que se conserver, en face des partis hostiles, un auxiliaire qui les pénètre et traverse tous. Il flattait d’ailleurs la ferveur, si subitement réveillée après février. N’est pas qui veut inventeur d’une religion. — Il faut, clamait la réaction, une religion au peuple ! — Louis-Napoléon trouve sous sa main le catholicisme ; il s’empare du catholicisme. Si ce n’est pas d’un génie transcendant, c’est au moins d’une pratique facile ; et pour ma part, je loue sans réserve Louis-Napoléon de n’avoir point dogmatisé en matière de foi.

Mais, en s’engageant vis-à-vis du clergé, Louis-Napoléon a fait acte de politique purement individuelle, et si habile que soit cette politique, elle n’en compromet pas moins le principe véritable, qui est la révolution. Le parti prêtre, depuis Charles X, n’existait plus. Les décrets du Président l’ont ressuscité. Louis-Napoléon lui-même l’a compris ; et comme son intention n’est point apparemment, en se faisant du clergé un instrument de pouvoir, de lui accorder plus que n’avait fait l’Empereur, il a imposé par avance une borne aux empiétements de l’Eglise, dans ce règlement d’études qui débarrasse l’enseignement des sciences des conditions littéraires, et réserve a l’état, sur les écoles ecclésiastiques, un droit de haute inspection. Part à la religion et part a la science ; part à la foi et part à la libre pensée ; part à l'Église et part a l'état : tel est le principe d’équilibre, gloire de l’ancienne doctrine qu’a suivi Louis-Napoléon, après avoir, moitié par reconnaissance, moitié par besoin, relevé le parti prêtre.

C’est déjà chose grave que dans une république les convenances du chef puissent ainsi être substituées à celles de la nation. Mais, comme dit le proverbe, un mal n’arrive jamais seul, et voici qui est bien autrement inquiétant pour nous. Avec l’Eglise, il n’est point d’équilibre : le 2 décembre sera poussé plus loin qu’il n’a voulu. Il n’est pas dans le caractère de l’Eglise de souffrir des bornes à son apostolat ; elle n’accepte point de partage ; elle veut tout, demandez à l’Univers. Le droit d’inspection, entre autres, la blesse profondément. Par ce droit, en effet, elle est constituée en dépendance de l’état ; l’autorité divine, dont elle se prévaut, la révélation, les écritures, les conciles, tout cela est nié. A peine relevée par le bras séculier, l’Eglise aspire donc à le dominer ; l’antagonisme des deux puissances, spirituelle et temporelle, recommence : on peut prévoir ce qui en sortira.

Supposons à l'établissement actuel une certaine durée. De deux choses l’une : ou bien il se rapprochera de la démocratie, et rentrera dans le mouvement révolutionnaire, dont le premier acte sera d’effacer des institutions du pays le catholicisme ; ou bien il persistera dans son système d’initiative, et dans ce cas, n’ayant que l’Eglise, avec l’armée, à opposer à l’action hostile des partis, il sera conduit de concession en concession à sacrifier à son alliée tout ce qui reste des libertés maintenues par la constitution.

Alors retentira de nouveau contre l’Eglise le cri de Voltaire, Écrasez l'infâme !... Alors aussi le clergé répondra aux libres penseurs par des représailles d’intolérance ; les égards, de simple convenance, que la loi recommande en faveur des cultes, se changeront en une obligation de pratique ostensible, et toute profession d’incrédulité, manifeste ou tacite, sera poursuivie comme outrage à la religion et scandale pour les mœurs. Il serait étrange que l’étourderie d’un Labarre fût punie du supplice, tandis qu’il n’y aurait que des récompenses pour les écrits d’un Dupuis et d’un Volney ! L’inquisition qui déjà plane, invisible, sur la librairie, arrêtera dans son essor toute philosophie. En vertu du principe que l’enfant appartient à l’Eglise avant d’être à la famille, elle s’immiscera dans le ménage, s’assiéra au foyer domestique, surprendra le secret du père mécréant, qu’elle dénoncera ensuite, comme traître à son Dieu, à sa patrie, à ses enfants, et livrera au bras séculier. Ces jours de triomphe pour l’Eglise ne sont pas si éloignés, peut-être. Ne possède-t-elle pas l’instruction publique, avec laquelle elle se propose de refaire la génération ? N’a-t-il pas été question de rendre obligatoire la sanctification du dimanche ? Et qui m’assurerait que dans l’immense razzia qui a suivi le 2 décembre, le crime d’indévotion n’a pas été pour beaucoup de citoyens la cause première de la transportation et du bannissement ?...

Eh bien ! que le pouvoir, que l’Eglise recueillent ici ma profession de foi.

Je m’en tiens aux principes de 1789, garantis par la constitution du 15 janvier. J’ai rompu, depuis la guerre de Rome, pour moi et pour les miens, avec l’Eglise ; et je proclame bien haut mon libre arbitre. Que le prêtre prodigue ses services à ces êtres infortunés, voisins encore de la brute, vicieux par l’excès de leur nature animale, qui pour pratiquer la justice ont besoin d’une sanction infernale : je loue cette charité, qu’aucune institution n’a su remplacer encore ; et si, en assistant la faiblesse de mes frères, le prêtre respecte ma conscience, je le remercie au nom de l’humanité. Mais moi, je crois n’avoir aucun besoin de ces formules mystiques ; je les repousse comme injurieuses à ma dignité et à mes mœurs. Le jour où je serais forcé, de par la loi, de reconnaître la religion catholique, apostolique et romaine, pour religion de l’état ; de faire acte de comparution à l’église et au confessionnal, d’envoyer mes enfants au baptême et à la sainte table, ce jour-la aurait sonné ma dernière heure. Défenseurs de la famille, je vous montrerais ce que c’est qu’un père de famille ! Je ne crains rien pour ma personne : ni la prison ni les galères ne m’arracheraient un acte de latrie. Mais je défend au prêtre de porter la main sur mes enfants ; sinon, je tuerais le prêtre...


3. Actes du 2 décembre envers les républicains.


Je comprends ce qu’on appelle, par une assimilation du bon plaisir de l’homme a la loi des choses, raison d’état. Je sais que la politique n’est pas plus la charité que la morale, et j’admets qu’un chef de parti qui entreprend de donner la paix à son pays et d’en reformer les institutions en s’emparant du pouvoir par un coup de main s’assure ensuite de l’inaction de ses adversaires, par l’arrestation de leurs personnes. Qui veut la fin veut les moyens : une fois hors de la légalité, ce principe ne connaît plus de limites. El c’est pourquoi je suis opposé à la dictature, et à toute espèce de coup d’état.

Mais, même eu me plaçant sur ce terrain immoral de la force, je dis encore qu’il est, pour le dictateur, des considérations qui règlent L’exercice de son pouvoir et dominent sa subjectivité. L’arbitraire, en un mot, n’est pas vrai, même au service de l’arbitraire : comment en ferait-on, pour un jour, un principe de gouvernement ?

Louis-Napoléon s’était proposé d’éteindre les partis : on a pu juger quelle différence il mettait entre eux, et avec quelle mesure inégale il traitait les dynastiques et les républicains. Etablissons d’abord les faits.

Dès 1848, Louise-Napoléon, par le concours des partis conservateurs et l’opposition des nuances républicaines, qui portaient contre lui à la présidence MM. Cavaignac, Ledru-Rollin, Raspail, se trouvait de fait l’allié, le chef de la réaction. Cette position, évidemment fausse, et qui, je l’avoue pour ma part, fit jusqu’au 2 décembre l’espoir des républicains, n’eût pas dû se prolonger au delà de la période électorale. D’autres conseils dirigèrent l'Elysée : comme, en gage de bon accord, il avait adopté la politique des réacteurs, il leur demanda ses ministres. La journée du 13 juin, les élections de mars et avril 1850, la loi du 31 mai, etc., en resserrant chaque jour davantage les liens qui unissaient le Président à la contre-révolution, creusèrent l’abîme qui le séparait de la république.

En 1851, commença la scission qui devait l’affranchir de la majorité et aboutir au coup d’état. Louise-Napoléon rentrant ainsi dans la vérité de son rôle, on devait logiquement s’attendre à ce que, tandis qu’il serait en butte aux attaques de la majorité, il serait appuyé par la gauche républicaine. Mais l’évolution qui venait de s’accomplir dans l’Assemblée était loin d’entraîner le pays. Pendant que majorité et minorité devenaient de plus en plus hostiles à Bonaparte, les masses conservatrices, aussi mécontentes de la majorité que le parti républicain l’était de la Montagne, effrayées surtout de 1852, continuaient à se grouper autour du Président. C’est dans ces dispositions que le coup d’état trouva le pays. Le 2 décembre, quand les républicains se levèrent pour la défense de la constitution, les conservateurs se levèrent contre les républicains. Le coup d’état fut ainsi détourné, comme l’élection de 1848, au bénéfice de ceux qu’il menaçait : après avoir commencé par une invocation à la révolution, il finit par une Saint-Barthélémy de révolutionnaires.

Puisque nous étions en dictature, il appartenait au dictateur, tout en prenant ses sûretés contre les hommes, de se prononcer une bonne fois sur les choses. Que ne disait-il, à présent que rien ne le pouvait gêner, et de manière à être entendu : Je suis la révolution, et la démocratie, et le socialisme ! Comment, à peine échappé du traquenard des questeurs, se laissait-il aller une seconde fois à l’entraînement fatal de la réaction ? Certes, on ne saurait rapporter à Louis-Napoléon ces tables funèbres, dressées par les commissions militaires, et qui ont survécu à l’état de siège. Connaît-il un sur mille des individus proscrits ? sait-il les noms de tous ces citoyens, ouvriers, laboureurs, vignerons, industriels, gens de loi, savants, propriétaires, qu’a frappés la terreur décembriste ? non. Il a donc laissé faire : pourquoi ? Que signifie cette contredanse où la révolution est invoquée comme principe et moyen, et le personnel révolutionnaire proscrit ; où le principe dynastique est nié, et les partisans des dynasties pris pour conseils et auxiliaires ?...

A Dieu ne plaise que je vienne semer dans ma patrie de nouveaux ferments de haine. Mais comment parviendrons-nous à rétablir la concorde, sans laquelle il n’y aura jamais pour nous de liberté, si nous n’apprenons à connaître la mécanique fatale qui nous arme les uns contre les autres, et nous pousse à nous exterminer ? Ce sont les terrorisés de 52 qui sont devenus tout à coup, en 51, terroristes ; c’est Bourbon, c’est Orléans, qui, tandis que Louis-Napoléon les jetait à Paris par les fenêtres, prêtaient main-forte dans les départements à ses soldats. Ce sont les hommes des vieilles monarchies, qui dès avant le 10 décembre 1848 remplissant les administrations, les tribunaux, les états-majors, propriétaires, capitalistes, grands entrepreneurs, effrayés des menaces de quelques fous, tremblant pour leurs fortunes et pour leurs vies, ont dirigé les arrestations, les perquisitions, les exécutions, et décidé, par l’emportement de leur égoïsme, la victoire du coup d’état contre leurs propres chefs.

Maintenant quelle est la situation ? Louis-Napoléon se flatte d’avoir détruit les partis dynastiques en prenant leur place et ruinant leurs princes : ces partis de leur côté considèrent comme un succès d’avoir obtenu de l’Elysée, pour part de butin, la proscription des démocrates. Qui a gagné, qui a perdu, dans cette campagne de contre-révolution ? il est aisé d’en faire le compte.

A présent que la République paraît écrasée, que la population est épurée, le pays placé sous un pouvoir tellement fort, que les vieilles monarchies peuvent déjà se représenter, dans la perspective, avec un vernis de libéralisme (voir les discours de MM. de Kerdrel et Montalembert au Corps législatif), les partisans des dynasties se séparent de Louis-Napoléon. Deux actes leur ont suffi pour opérer ce mouvement, et replacer l’Elysée dans une position critique : l’un est la lettre du comte de Chambord, qui interdit aux royalistes le serment ; l’autre, l’opposition formée par les princes d’Orléans aux décrets du 22 janvier 1852. Liberté-Propriété, voilà la devise des royalistes, non plus contre la démocratie, mais contre Louis-Napoléon. Quant au coup d’état, bien qu’ils en acceptent les fruits, ils s’en déclarent innocents. Ils ne l’ont point conseillé, loin de là ils l’ont combattu. MM. Berryer, Vitet, Vatimesnil, etc., n’ont-ils pas signé la déclaration de déchéance de Louis-Bonaparte et sa mise hors la loi ? MM. Thiers, Duvergier de Haurane, Baze, Changarnier, ne sont-ils pas proscrits ? Sans doute, disent-ils, en foudroyant la démocratie et le socialisme, Louis-Napoléon a rendu à la société un service immense ; mais en usurpant un pouvoir qui devait être décerné librement, en imposant de son chef une constitution qui n'a été ni discutée ni acceptée, qui est nulle de plein droit, dont l’application est un outrage quotidien aux libertés et aux traditions du pays, Louis-Napoléon s'est joué de la foi publique, et déclaré ennemi des Français.

L’Empereur, lui aussi, avait eu la faiblesse de ces perfides alliances. Sa politique d’intérieur ne fut qu’une suite de concessions aux émigrés et aux prêtres envers les patriotes. Quand les royalistes lui lançaient une machine infernale, il envoyait à Madagascar cent républicains. Combien, sur les champs de bataille de Leipzig et de Waterloo, trahi par l’armée saxonne et par Bourmont, abandonné, comme Roland à Roncevaux, par Grouchy, il dut regretter ces 35,000 vieux soldat de la République, que sa méfiance envoya périr inutilement à Saint-Domingue ! Ah ! s’écriaient les brigands de la Loire, de retour dans leurs foyers, s'il n'avait pas rappelé les nobles ! s’il n'avait pas rétabli les prêtres ! s’il n’avait pas renvoyé Joséphine ! c’était, pour les soldats de l’empire, la déesse de la révolution que cette Joséphine. S’il n'avait pas épousé l’Autrichienne ! Ah ! ah ! ah !...


4. Actes du 2 décembre concernant la classe économique.


Résoudre la bourgeoisie et le prolétariat dans la classe moyenne ; la classe qui vit de son revenu et celle qui vit de son salaire dans la classe qui, à proprement parler, n’a ni revenu ni salaire, mais qui invente, qui entreprend, qui fait valoir, qui produit, qui échange, qui seule constitue l’économie de la société et représente véritablement le pays : telle est, avons-nous dit, la véritable question de février.

Ici, comme en plusieurs autres circonstances, j’aime à reconnaître que le 2 décembre n’a point failli par l’intention. C’est même dans les actes relatifs à la résolution des classes que Louis-Napoléon a le mieux montré à quel point il comprenait son mandat. Mais ici encore des considérations purement subjectives ont détourné le 2 décembre du véritable but, et neutralisé son bon désir. Là où le Président de la république aurait dû chaque jour recruter des adhésions par milliers, ses fondations ont passé presque inaperçues de la classe moyenne et du peuple, soulevé, du coté de la bourgeoisie, des méfiances et des mécontentements. D’autres vanteront cette politique de prétendue pondération et d’insensible progrès, qui désaffectionne les classes influentes et laisse indifférentes les masses : je m’en plains au nom de la sûreté publique et de la Révolution.

Rien n’est plus aisé, quand on le voudra, que d’accomplir, sans la moindre secousse, la révolution sociale, dont l’attente paralyse la France et l’Europe.

On comprend d’abord que pour ce qui regarde la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, la Révolution consistant en garantie de travail, augmentation de bien-être, développement de connaissance et de moralité, aucune opposition aux mesures révolutionnaires ne peut surgir de ce côté-là. Le prolétariat ayant tout à recevoir, ne fera jamais obstacle à une révolution qui a pour but de lui tout donner.

Quant à la classe moyenne, il faut la considérer tout à la fois comme partie agissante, partie donnante et partie prenante : au total, son compte de révolution, si j’ose ainsi parler, doit se balancer en sa faveur par une augmentation d’affaires, de bénéfices, de pouvoir, de popularité, de sécurité. Elle est le moniteur du peuple, dans cet enseignement mutuel de la révolution, et la cheville ouvrière du progrès : il ne s’agit pour le gouvernement que de la mettre au pas, en lui donnant l’exemple, puis la laisser faire. De ce côté encore point de résistance à craindre, point de difficulté.

Tout l’embarras provient de la bourgeoisie, dont il s’agit de transformer l’existence, et qu’il faut amener, par la conviction de la nécessité et le soin de ses intérêts, à changer volontairement l’emploi de ses capitaux, si mieux elle n’aime courir le risque de les consommer dans l’improductivité, et par suite d’arriver rapidement à une ruine totale.

Comment cette conversion de la bourgeoisie, plus difficile sans doute à opérer que celle du 5 0/0, a-t-elle été attaquée ? Il n’y fallait que de la justice : on y a mis de l’invective et de la mollesse.

Puisque, suivant les journaux élyséens, qui n’ont pas encore fini d’exploiter ce misérable thème, le coup d’état avait été dirigé uniquement contre les rouges, les socialistes, les partageux, les brigands, les jacques ; qu’ainsi les bénéficiaires du 2 décembre étaient les capitalistes, rentiers, propriétaires, gens à privilèges, monopoleurs, sinécuristes, tout ce qui est BOURGEOIS, enfin, la conséquence était, ce semble, qu’on leur en laissât, le plus longtemps possible, l’illusion. La politique, au moins celle de cour, prescrivait de ménager cette classe rancunière, de la rendre de plus en plus complice du gouvernement, de l’engager, d’abord par ses vanités, ses préjugés, ses terreurs, puis par l’autorité de ses premières démarches, dans les nouvelles réformes.

La politique qu’on adopta fut celle de Louis XIV et de Mazarin. On voulait bien refouler la nouvelle féodalité, mais sans la détruire, et en tant seulement qu’elle pouvait contrarier le pouvoir : servir le peuple, mais sans l’élever au-dessus de sa condition... C’est du moins ce qui résulte, pour moi, des actes du 2 décembre.

Comme le besoin de popularité se faisait sentir, d’autant plus vivement que la bourgeoisie apportait plus de zèle à la réaction, on manqua de mesure, et le congé fut signifié à celle-ci outrageusement. En lui rappelant le service rendu par le coup d’état, on lui reprochait presque de l’avoir rendu nécessaire par son incapacité gouvernementale, et son esprit révolutionnaire. L’Univers, la Patrie, le Constitutionnel, marchant à la queue de la Gazette, le lui déclarèrent durement. La bourgeoisie, suivant ces feuilles, c’était l’anarchie. C’est la bourgeoisie, disaient-elles, qui a fait périr Louis XVI, qui a sacrifié les Girondins, Danton, Robespierre ; qui a conspiré contre le Directoire. C’est elle qui, après les désastres de Moscou et Leipzig, a osé demander à l’Empereur des comptes, et deux fois l’a plongé dans l’abîme. C’est elle qui a détrôné Charles X, abandonné Louis-Philippe, compromis le général Cavaignac, pour son concurrent que demain elle trahira. La bourgeoisie ! C'est Voltaire et Rousseau, Lafayette et Mirabeau ! c'est le libéralisme des 15 ans, l’opposition des 18 ! Et elle prétendrait régner !...

Ainsi, à la subjectivité bourgeoise, le 2 décembre opposait la sienne !... L’opinion ainsi préparée, les actes suivirent. Pour ne pas trop nous étendre, nous mentionnerons, en ce qui concerne la bourgeoisie, les décrets du 22 janvier concernant la famille d’Orléans, l’institution du crédit foncier, la réduction du taux de l’escompte, la conversion de la rente, complétée ultérieurement par émotion de l’intérêt sur les bons du trésor ; — en ce qui concerne le prolétariat, un certain développement donné aux travaux d’utilité publique, notamment à Paris, la création de caisses de secours mutuels, les circulaires des ministres de l’intérieur et de la police en faveur des classes ouvrières, le retrait des projets de loi sur les chiens, les chevaux, le papier, etc.

Tel est à peu près l’ensemble des mesures prises par le 2 décembre à l’égard des deux classes extrêmes, et dans un but, dirai-je de transformation révolutionnaire ? un peu, mais surtout de subordination générale.

Ce qu’il faut considérer dans les décrets du 22 janvier, c’est, à mon avis, beaucoup moins la dynastie qui s’en trouve diminuée, que les principes sur lesquels ces décrets reposent, et qui intéressent au plus haut degré la Révolution.

Si Louis-Napoléon s’était proposé simplement de ruiner une race de princes, de décapiter, en mettant une dynastie à l’aumône, le plus redoutable des vieux partis, il n’avait que faire de cet appareil de procureur sur lequel il a basé les considérants de ses décrets, et qui a soulevé une réprobation presque générale. Il lui suffisait, par exemple, de dire que les d’Orléans étaient en conspiration permanente contre la république ; à ces causes et en vertu du droit de légitime défense, de les déclarer déchus de leurs propriétés. La police était-elle en peine de donner à l’accusation une réalité ? n’opérait-elle pas tous les jours, vis-à-vis des républicains, de plus surprenants prodiges ? Est-ce que depuis quatre ans les princes d’Orléans, par leurs vœux, par les souvenirs qu’ils ont laissés, par les intrigues de leurs partisans, ne conspirent pas ? est-ce que pendant 18 ans Louis-Philippe, par le concert avec la Sainte-Alliance, l’embastillement de Paris, les lois de septembre, la corruption constitutionnelle, etc., etc., etc., n’a pas conspiré ?... A ces raisons sommaires, personne n’aurait fait d’objection. Les princes auraient protesté de leur innocence : Tout mauvais cas est niable ! Le public en eût cru ce qu’il eût voulu ; l'égoïsme bourgeois serait demeuré dans sa quiétude ; et la démocratie, qui avait bien d’autres comptes à demander aux d’Orléans, aurait pu, sans faire tort à ses principes, applaudir au décret.

Quel est donc le légiste qui a imaginé de motiver les décrets du 22 janvier sur un principe de droit féodal que la révolution de 89 avait aboli, qu’il était du devoir de Louis-Napoléon, émendant et corrigeant en vertu de son autorité dictatoriale les actes des gouvernements antérieurs, de radier définitivement ? Ainsi que l’avait prouvé M. Dupin dans la séance de la chambre des députés du 7 janvier 1832, le principe de dévolution est un corollaire de l’organisation féodale. Le fief abrogé, la propriété constituée telle que l’a faite le Code, la royauté assimilée par l’établissement de la liste civile à une fonction publique, le retour au domaine des biens du prince qui reçoit la couronne ne peut pas plus être revendiqué que celui des propriétés patrimoniales d’un préfet ou d’un juge de paix... Il était aussi par trop naïf d’invoquer, à titre de précédent, une loi de 1815, rendue en faveur des Jean-sans-Terre de la Restauration. On conçoit que la communauté dut avoir des charmes pour les Bourbons, expatriés précisément pour avoir repoussé la division, et qui, rentrés nus en 1814, n’avaient qu’une pensée, celle de refaire de la nation entière leur propriété, suivant la politique de Louis XIV et la loi féodale. Mais qu’en 1832 une Opposition inconséquente essayât de faire revivre cet ancien droit, et que vingt ans après Louis-Napoléon à son tour l’invoquât : c’est ce qui doit, à tous ceux qui suivent la tradition de 89, paraître illogique, surtout contre-révolutionnaire.

Au reste, il faut croire que Louis-Napoléon, en rendant les décrets du 22 janvier, n’a eu d’autre vue que de réparer la soustraction frauduleuse commise le 7 août, par Louis-Philippe, au détriment de l'état : cet acte de haute justice lui paraissant de tous points préférable au procédé, quelque peu machiavélique, que j’indiquais tout à l’heure. C’est à ce point de vue que beaucoup de républicains ont pris la chose, et n’ont pas hésité à en exprimer leur satisfaction. A mes yeux, Louis-Napoléon, sans y penser, a fait grief aux principes de 89 ; et de tous les actes émanés de son libre arbitre, il n’en est pas qui renferme, dans sa lettre, de plus redoutables conséquences.

S’il est admis que les biens du chef de l’état, patrimoniaux aussi bien qu’apanagers, possédés avant son avènement ou postérieurement acquis, sont réunis de plein droit au domaine de la couronne, il s’ensuivra, avec le temps ;

Que la loi qui ordonne la réunion des apanages suppose par cela même la faculté d’en créer ;

Qu’en conséquence le chef de l’état, administrateur et usufruitier des domaines de l’état, pouvant à l’aide du budget, de sa liste civile, de son crédit, de sa haute influence, par des transactions de gré à gré, les augmenter, amplifier, étendre, dans une progression continue, pourra également les concéder sous forme d’apanages, fiefs, majorats, etc., sous telle condition de retour, redevance, obédience, hommage, service, mainmorte, etc., qu’il lui conviendra de fixer ;

Qu’ainsi, par l’extension du principe et les acquisitions et incorporations du prince, il se reformera, des domaines de l’état et de ceux des particuliers qui, de gré ou de force, avec ou sans indemnité, en reconnaîtront la suzeraineté, une nouvelle organisation féodale, dont les grands fonctionnaires seront les premiers et principaux membres :

Qu’à la suite, la masse des propriétés, entraînée dans le même mouvement, sera peu à peu, en vertu de transactions libres ou par voie d’assimilation, réputée démembrement du domaine public et concession de l'état, conformément au droit féodal et à la définition de Robespierre ;

Que le même principe s’appliquant aux choses du commerce et de l’industrie, la féodalité deviendra universelle ;

Que le prince, en raison de son autorité suzeraine, aura le droit de limiter la possession de ses vassaux, de la révoquer, de changer les conditions de la tenure, de déclarer la suffisance des revenus ;

Qu’enfin à chaque emploi militaire, civil ou ecclésiastique, pourra être attachée, en guise de traitement, la jouissance de quelque terre ou privilège : déclarant au surplus le prince l’incompatibilité de la propriété libre avec l’exercice des fonctions publiques, et ordonnant en conséquence la dévolution.

De cette manière l’ancien régime serait rebâti de fond en comble : la bourgeoisie redeviendrait noblesse, la classe moyenne tiers-état, le prolétaire serf de la glèbe, de la houille, du fer, du coton, etc. ; le tout aux applaudissements de l’Église, qui se verrait revenue aux beaux jours de sa puissance, et des ultra-communistes, ennemis de la famille et du travail libre, qui reconnaîtraient dans cette marche rétrograde un progrès vers leurs idées.

L’exécution de ce plan est-elle une chimère ? La centralisation politique, qui depuis soixante ans n'a cessé de s'aggraver ; la loi de 1810 qui a organisé, presque sur les mêmes principes, la propriété minérale ; l’abus des brevets d’invention et des dépôts de modèles de fabrique ; les concessions faites depuis six mois au clergé et aux compagnies industrielles ; la manière, facile et large, dont se délivrent les adjudications de travaux ; la création de dignitaires avec augmentation de traitements ; la liste civile et les acquisitions d’immeubles du Président de la République ; les tendances communistes et féodales de la multitude, tant d’autres faits qu’il serait trop long de recueillir, ont ouvert la voie. En dix ans, il serait possible de mener si loin cette révolution, de la rendre si profonde, de lui créer tant et de si puissants intérêts, qu’elle pourrait défier toutes les rages démocratiques et bourgeoises. Le peuple est si pauvre en ce moment, la classe moyenne dans une situation si précaire, le préjugé hiérarchique si puissant, que ce système, habilement soutenu, pourrait être considéré, relativement, comme un bienfait. Serait-il de longue durée ? la question est autre. Mais durât-il moins encore que l’empire, la restauration ou la monarchie de juillet, ce serait toujours assez pour l’honneur de l’entreprise, toujours trop pour celui de la nation.

Certes, en déduisant ces conséquences du décret du 22 janvier, je ne calomnie pas Louis-Napoléon. Il ne les a sûrement ni voulues ni prévues, et je suis convaincu qu’il les repousserait énergiquement. Mais la vie de l’homme est fragile, tandis que les principes, une fois introduits dans l’histoire par les faits et la logique, sont inexorables. Tel est le malheur du gouvernement personnel, qu’en suivant même ses inspirations les plus vertueuses, presque jamais il ne produit le bien qu’il cherche, et que souvent il accomplit le mal qu’il ne veut pas...

Les décrets financiers offrent-ils des dispositions plus sages ?

Je mentirais à toute ma vie, à mes convictions les plus intimes et les plus chères, si je blâmais soit le principe, soit le but ou l’opportunité de ces décrets. J’aime mieux m’y associer et réclamer ma part d’initiative, autant qu’il est permis à un citoyen dont les idées, longtemps controversées, finissent par obtenir, peu ou prou, la sanction du public et du gouvernement.

Je n’incidenterai pas davantage sur la quotité des réductions. — Pourquoi, demandera-t-on, n’avoir pas réduit tout de suite le taux de l’escompte à 2 ou 1 pour 0/0 ? L’encaisse de 600 millions représenté par pareille somme de billets circulants n’est-il pas propriété nationale ? la nation a-t-elle besoin de payer, pour ses propres fonds, un intérêt aux actionnaires de la Banque ?... Et la conversion de la rente : pourquoi, au lieu de la faire en 4 1/2, ne l’a-t-on pas faite en 4, voire même en 3 ?...

Ces critiques, si fondées qu’elles puissent être, manqueraient ici de justesse. On peut regretter la modération du législateur, qui n’a pas répondu à l’impatience de la révolution, et sert incomplètement les intérêts généraux. Mais il peut répondre qu’il préfère les progrès lents aux mesures radicales, et la chose ainsi ramenée à une question de mesure, sur laquelle le gouvernement a le droit de suivre son opinion, il n’y a rien à répliquer.

Ce que je reproche aux décrets concernant l’escompte, la rente et le crédit foncier, c’est leur incohérence, c’est le défaut de coordination qui s’y fait sentir, et qui trahit encore, dans le 2 décembre, des préoccupations toutes subjectives.

Puisque le gouvernement avait l’intention, très-louable assurément, de réduire l’escompte, de convertir la rente et d’organiser le crédit foncier, la première chose qu’il eût à faire, avant d’arrêter le chiffre des réductions, c’était de chercher le rapport des différentes valeurs entre elles, afin d’opérer ensuite de manière à obtenir un résultat voulu. Par exemple, voulait-on faire refluer les capitaux, qui affluent à la bourse, vers le commerce et l’industrie ? il fallait peser davantage sur la rente, de manière à offrir aux capitalistes l'appât d’un revenu plus fort sur la commandite que sur la dette. C’est le contraire qui a eu lieu : ici j’ai le droit de demander pourquoi ?

Les sociétés de crédit foncier ont été autorisées, les hases de leur constitution établies. Mais autre chose est d’autoriser le crédit, autre chose de donner crédit. Le décret du 28 février a ouvert l’écluse sans doute, mais le canal est à sec. Comment n’at-on pas vu que pour amener les capitaux aux sociétés de crédit foncier, il fallait les expulser de la bourse, mieux que cela, décréter la réduction de l’intérêt sur toutes créances hypothécaires, et du même coup proroger de 2 à 5 ans tous les remboursements ?

On dira peut être que c’était attenter à la foi des contrats et à la propriété. Nous ne nous entendons plus. Est-ce que Louis-Napoléon, après le 2 décembre, n’était pas revêtu de la dictature, de toute l’autorité législative et exécutive, ainsi que l’a démontré M. Granier de Cassagnac ? Est-ce que, pouvant abroger ou ressusciter la loi, il ne pouvait pas aussi la faire ? Est-ce qu’il n’a pas usé de ce pouvoir pour la saisie des biens d’Orléans, la déclaration de l’état de siège, la suspension de la liberté individuelle, la réforme de la constitution, l’enchaînement de la presse, etc., etc. ? S’il pouvait réduire l’escompte de 4 à 3, il pouvait, il devait généraliser la mesure ; car en législation, comme en logique, toute idée qui ne se généralise pas est fausse, est injuste. Il devait, marchant sur les traces de l’Empereur, déclarer que l’intérêt des capitaux, usuraire au-dessus de 5 pour 0/0 d’après la loi de 1807, le deviendrait désormais au-dessus de 4, 3, 2, 1, ad libitum, et cela pour toute espèce de capitaux et sans distinction de prêts. Il devait, en conséquence, confirmant pour le surplus les contrats existants, ordonner que tous intérêts stipulés suivant les anciennes règles seraient proportionnellement réduits d’après la nouvelle loi. En deux mots, ce qui devait occuper la religion du pouvoir, c’était que la réduction, rendue générale et frappant toutes les espèces de valeurs, ne pût être accusée d’inégalité par personne ; et que ceux-là même qui auraient à souffrir, comme capitalistes, de la réduction de leur revenu, retrouvassent, comme consommateurs, une compensation à ce déficit, dans la diminution de leurs dépenses.

Le pouvoir en France ne fera rien de solide, le budget ne couvrira ses déficits, Louis-Napoléon en particulier ne triomphera de l’opposition bourgeoise et n’apportera au peuple de réel soulagement, à la classe moyenne de vraie garantie ; la nation, enfin, ne parviendra à vaincre la concurrence de l’étranger et à réduire ses tarifs, que lorsque le pouvoir, par ses lois sur l’intérêt, aura contraint le capital à demander à la commandite les bénéfices que lui offrent la dette publique et l'hypothèque. Louis-Napoléon a l’autorité : qu’il en use en acceptant à son tour celle de la nécessité ; et il n’aura rien à craindre des jugements de l’histoire, pas plus que des complots. Quand la raison d’état n’est plus que la raison des choses, l’état, quelle que soit sa constitution, est aussi souverain que libre, et les citoyens sont comme lui.

Ces principes, de vraie politique, l’Elysée les a entièrement méconnus, par esprit de tyrannie ? non, par esprit de compagnonnage. En même temps qu’il réduisait le taux de l’escompte, il prorogeait le privilège de la Banque et laissait subsister l’obligation des trois signatures ; en même temps qu’il diminuait la rente, d’une fraction qu’il eût été permis de regarder simplement comme un impôt, il offrait le remboursement, en prenant sous main ses mesures pour que la volonté d’être remboursé ne vînt à personne ; en même temps qu’il organisait les sociétés de crédit, il les laissait, par ce même respect du privilège, dans des conditions telles que des emprunteurs sérieux auront encore moins envie d’y chercher des fonds, que les prêteurs d’y porter leurs capitaux. En effet, au delà d’un intérêt de 2 1/2 à 3 pour 0/0 et d’une commission de 1/4, le remboursement par annuités est plus onéreux que l’intérêt à 5 avec faculté de se libérer à volonté : l’institution est impraticable.

En résultat, les réformes financières du 2 décembre, conçues d’après des considérations toutes personnelles, des convenances corporatives, des transactions arbitraires, n’ont point produit ce qu’on en espérait. Le fisc gagne 18 millions sur la rente ; mais cela n’empêche pas le déficit prévu au 1er janvier 1853 d’être de 720 millions ; — les commerçants admis à la Banque gagnent 1 pour 0/0 sur leurs escomptes, mais le portefeuille se dégarnit de jour en jour ; car, ce n’est pas tout de circuler, il faut d’abord produire, et le crédit, facile pour l’escompte, est inaccessible à la production ; — le principe de l’annuité a été posé en contradiction de l’intérêt, mais sans possibilité d’application sérieuse. Tout cela est du bon plaisir, plus ou moins judicieux, estimable : ce n’est pas de la législation, ce n’est pas du gouvernement.

Je ne dirai qu’un mot du développement considérable donné aux travaux publics. Au point de vue de la circonstance, et comme satisfaction donnée aux travailleurs, les travaux de chemins de fer, d’embellissement de la capitale, etc., ne peuvent soulever de blâme. Que le gouvernement provisoire n’en a-t-il usé de même ! Engager les finances, dans des cas pareils, non-seulement est de bonne politique, c’est de nécessité. Toutefois je ne saurais m’empêcher d’observer que les travaux d’état, pour la plupart travaux de luxe et de progrès, et ce qui vaut moins instruments de popularité, doivent venir comme complément, jamais comme initiation du travail général. Il n’y a qu’un Méhémet-Ali qui puisse à commandement faire travailler ses sujets : en France, le travail, comme l’appréciation des actes du pouvoir, est libre. Aussi, malgré les provocations de l’Élysée, et grâce au décousu des décrets de finance, l’exemple du gouvernement est médiocrement suivi ; tandis qu’il se lance dans les entreprises, les producteurs, qui ne voient ni plan ni issue, travaillent exclusivement sur commandes, et la nation vit au jour le jour !...

3. Actes du 2 décembre concernant les institutions politiques : Presse, Serment.


Le mandat de Louis-Napoléon a pour objet de procurer la révolution ou la contre-révolution : je ne crois pas que l’on conteste l’alternative. Dans l’un et l’autre cas, son pouvoir, obtenu et organisé en vue de ce mandat, est dictatorial : ce n’est pas le contrôle, tel quel, du conseil d’état ou du corps législatif, qui pourrait infirmer celle seconde proposition.

J’appelle dictature le pouvoir conféré par le peuple à à un seul homme pour l'exécution, non pas des projets particuliers de cet homme, mais de ce que commande au nom du salut public la nécessité. Ainsi le pouvoir dictatorial, illimité quant aux moyens, est quant à son objet essentiellement spécial : tout ce qui est en dehors de cet objet est soustrait par la même à l’autorité du dictateur, dont les pouvoirs cessent aussitôt qu’il a rempli sa mission.

J’ai dit déjà combien me répugnait la dictature, si familière aux Romains, et dont l’abus engendra, à la fin, l'autocratie césarienne. Je la considère comme une institution théocralique et barbare, menaçante, dans tous les cas, pour la liberté ; à plus forte raison la repoussé-je, lorsque la délégation qu’elle suppose est indéfinie dans son objet et illimitée dans sa durée. La dictature alors n’est plus pour moi que la tyrannie : je ne la discute pas, je la hais, et si l’occasion se présente, je l’assassine...

Louis-Napoléon, je le veux bien, en prenant la dictature, n’a point voulu de la tyrannie. Il a réglé les conditions et posé les bornes de son pouvoir, par une constitution. Comme s’il avait dit au pays : « la France a une révolution à opérer, révolution qui, dans l’état de division des esprits, ne peut sortir régulièrement d’une assemblée, et qui exige, pour toute une génération peut-être, le commandement d’un seul. Cette révolution, j’en assume le fardeau , avec l’agrément du peuple, et voici quelles seront mes attributions. »

En fait et en droit, la constitution du 15 janvier n’est pas autre chose que ce pacte.

De même donc que je comprends la raison d’état, que cependant je voudrais tenir muselée, je comprends aussi la dictature, que je n’aime point, malgré les exemples qu’en fournit l’histoire. Et puisqu’ainsi l’a voulu en 1851 le suffrage universel, je n’ai rien à objecter, au fond, contre la constitution du 15 janvier : mes observations sont de pure forme.

Je me demande pourquoi la constitution du 15 janvier, ayant à organiser un pouvoir dictatorial, essentiellement transitoire, statue comme si ce pouvoir était définitif ; pourquoi son objet étant exclusivement révolutionnaire, elle affecte une compréhension générale ; pourquoi elle ne définit rien, ni sur les reformes à opérer, ni sur les institutions à introduire, ni sur les rapports du pays avec l’étranger, ses limites, ses colonies, son commerce, ni sur l’ensemble des moyens que réclame l’accomplissement d’un tel mandat ? Quand Camille fut revêtu de la dictature, c’était pour chasser les Gaulois ; quand Fabius y parvint à son tour, c'était pour arrêter Annibal ; quand César lui-même fut nommé dictateur à vie, le motif, au moins apparent, était connu, c’était la fin des guerres civiles, le triomphe de la plèbe sur le patriciat, la restauration sous une autre forme de l’antique autorité des rois. La constitution du 15 janvier, sauf quelques restrictions de peu d’importance, organise une dictature quasi-héréditaire, puisque le Président de la république a le droit de désigner par acte secret son successeur : dans quel but cette dictature ? un l’ignore. Je prétends, avec l’histoire, que c’est pour la révolution ; l’Univers, les tables de proscription à la main, soutient que c’est pour la contre-révolution. Combien d’années, de siècles, durera cette dictature ? la constitution du 15 janvier ne s’explique pas davantage.

J’ai donné trop de preuves de mon indifférentisme constitutionnel pour que j’attribue à l’acte du 15 janvier plus d’importance qu’il ne mérite, et que je m’en fasse un texte d’attaques contre le gouvernement du 2 décembre. Je sais, aussi bien qu’un autre, qu’un gouvernement ne vit point de la constitution qui le définit pas plus qu’un fabricant ne subsiste de sa patente : un gouvernement vit de ses actes, comme un fabricant vit de ses produits. La valeur des actes fait la valeur du gouvernement. Cependant j’ai le droit de chercher s’il y a ou non accord entre le pouvoir établi et l’idée qu’il sert, puisque c’est cet accord, plus ou moins observé, qui témoigne de l’intelligence que le pouvoir a de sa raison. On me dit que la constitution du 15 janvier est calquée sur celle de l’an 8 ! Mais, avec la permission de l’auteur, je réponds que l’an 8 n’a rien à faire ici, pas plus que l'an 40 : il s’agit de la révolution ou de la contre-révolution sociale.

En ce moment où les passions se taisent, où la société est comme suspendue, il faut rendre justice aux penseurs qui depuis 89 ont posé les bases de toutes nos constitutions politiques. Ils avaient le sentiment profond de cette loi de convenance entre le pouvoir et son idée, quand ils disaient qu’un acte de gouvernement n’est pas bon parce qu’il est utile, mais parce qu’il est dans la mesure ; qu’en politique, ce qui fait la légitimité, ce n’est pas le profit, mais la compétence ; conséquemment que ce qu’il faut considérer surtout dans les actes du pouvoir est moins le fond que la forme ; que hors de là, la république est livrée à l’arbitraire, et la liberté perdue.

C’est d’après ces principes qu’ils avaient conçu la théorie du gouvernement représentatif.

Étant admise pour une société la nécessité d’une centralisation gouvernementale, la loi de cette centralisation est que le pouvoir y soit divisé et équilibré dans toutes ses parties. Ainsi l’Église sera séparée de l’état, par conséquent les fonctionnaires ecclésiastiques ne pourront faire partie ni des assemblées ni du ministère ; — l’exécutif sera distinct du législatif, en conséquence le roi n’aura pas de Veto ; — si la nation est partagée naturellement en deux classes, comme en Angleterre, il sera bien que chacune soit représentée : de là la théorie des deux chambres. — Tous les agents du pouvoir exécutif seront responsables, le chef excepté, parce que la responsabilité de celui-ci le soumettant à l’autre pouvoir, ramènerait l’indivision.

Le progrès étant la loi de toute société, et la sécurité du peuple interdisant au pouvoir les aventures, les ministres, représentants du principe conservateur, seront pris dans la majorité ; le progrès sera représenté par l’opposition, qui, grandissant tous les jours, deviendra, au moment utile, majorité à son tour et ministère.

Tel fut le système inauguré en 1830, et qui, par la mauvaise foi du prince et le scandale des intrigants qui en eurent la direction, aboutit, longtemps avant l’époque où il devait naturellement finir, à la catastrophe de février. Suivant la loi qui en faisait la base, ce régime de liberté progressive tendait, par la démocratie, à la réduction continuelle de l’organisme politique, et à son absorption dans l’organisme économique. Cette tendance, inhérente, autant que la séparation des pouvoirs, à tout gouvernement libre, les querelles de parti, les dérisions de la tribune, les envahissements de l’autorité centrale, les hontes du règne, la firent perdre de vue. De dégoût les esprits tournèrent à l’utopie, et les romanciers aidant, on en vint à se prendre de passion, qui pour la féodalité ou le suffrage universel et direct, qui pour le comité de salut public ou pour l’empire, qui pour Platon, qui pour Panurge. C’est dans cet état de l’opinion qu’apparut la république, et qu’en moins de quatre ans la France a pu jouir de deux constitutions.

Maintenant qu’a voulu le 2 décembre ? Servir la révolution, et dans ce but organiser, sous le contrôle populaire, un pouvoir dictatorial ? la constitution du 15 janvier n’en dit mot : elle ne laisse apercevoir, sous des apparences empruntées à la théorie représentative, que l’exorbitance de la prérogative présidentielle, sans donner la moindre raison de cette exorbitance. Fonder un état régulier, expression de la classe moyenne, ayant pour but le développement de toutes les facultés du pays, et l'éducation pacifique du peuple ? eu ce cas, une réforme de la constitution du 15 janvier est indispensable. Pour vivre de sa vie normale, cultiver son sol, exploiter ses mines, échanger ses produits, la France n’a pas besoin d’être tenue sur pied de guerre, menée tambour battant, dans le silence de la tribune et de la presse, comme s’il s’agissait d’un départ pour Madrid, Wagram ou Moscou. Les pouvoirs du président sont hors de proportion avec ses devoirs : ce n’est plus l’idée qui règne, c’est l’homme. Pourquoi ce sénat à coté de ce corps législatif, si le gouvernement du 2 décembre exprime la résolution des partis, la fusion des classes ? Pourquoi, à l’encontre des principes de 89, et par un renversement d’idées tout féodal, le chef de l’état s’arroge-t-il l’initiative de la Loi, tandis que les représentants n’ont que le veto ? Comment, dans la démocratie napoléonienne, le contrôle, jadis une garantie d’ordre, est-il devenu un péril ? Comment des représentants du peuple ne peuvent-ils interpeller le gouvernement, lui demander ce qu’il a fait de ses trésors et de ses enfants ? Comment ces mandataires, délibérant sans publicité, bien que non sans témoins, ne peuvent-ils rendre compte au peuple de la manière dont ils ont rempli leur mandat ?... Tout semble à contre-sens, faute d’explication suffisante, dans la constitution du 15 janvier. Et comme la raison publique ne se que d’après ce qui est exprimé, non sur ce qui est sous-entendu, tôt ou tard cette machine, mal construite pour l'office qu'elle doit remplir, trahira le mécanicien : il sera balancé, comme ce roi de Babylone qui, revêtu de tout le despotisme oriental et ne répondant point par ses actes à la grandeur de son pouvoir, fut trouvé trop léger, Et inventus est minus habens !...

Que dirai-je du serment ? une inconséquence de plus.

Les partisans de la légitimité, sur l’avis du comte de Chambord, refusent de le prêter : ils ont raison, et font en cela preuve de loyauté. Dans les idées royalistes, le serment est un acte de vasselage, qui lie, d’un lien unilatéral et personnel, celui qui prête le serment à celui qui le reçoit. Mais j’avoue que je ne saurais admettre cette délicatesse chez un républicain, et les raisons de MM. Cavaignac et Carnot ne m’ont pas convaincu. Le serment, pour un républicain, n’est qu’une simple reconnaissance de la souveraineté du peuple en la personne du chef de l’état, par conséquent un contrat synallagmatique, qui oblige également et réciproquement les parties. Le royaliste jure sur l’évangile, le républicain sur la révolution : ce qui est fort différent. C'est ainsi que prêtèrent serment à Louis-Philippe Garnier-Pagès, Lamartine, Ledru-Rollin. Louis-Napoléon l’entendrait-il autrement ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne l’oserait dire. J’estime donc que les représentants républicains, après avoir, sous le régime du 2 décembre, participé aux élections, devaient participer aussi aux travaux du corps législatif, et conditionner leur serment par leur opposition. Il n’y avait là ni parjure, ni restriction mentale : c’était s’accorder avec soi-même, et affirmer la république. Mais la subjectivité nous aveugle tous : dans nos opinions, nous ne voyons que des hommes ; dans nos contradicteurs, que des hommes ; dans les événements qui nous pressent, que des hommes, et toujours des hommes. Louis-Napoléon, Henri V, et le Comte de Paris ne sont pas les seuls qui règnent sur la France : quant à la république, à la patrie, au pays, termes honnêtes, sous lesquels chaque chef de parti déguise son autocratie, chaque partisan sa servilité...

Il serait fastidieux de prolonger cette analyse : le lecteur peut se remémorer, dans ses détails, la politique du 2 décembre, et généraliser.

Ce qu’on ne peut refuser à Louis-Napoléon, c’est le mérite, décisif à l’heure des révolutions, d’avoir osé ; c’est d’avoir en quelques semaines touché à tout, ébranlé tout, mis tout en question, propriété, rente, intérêt, inamovibilité, privilèges d’offices, bourgeoisie, dynastie, constitutionnalisme, église, armée, écoles, administration, justice, etc. Ce que le socialisme n’avait attaqué que dans l’opinion, le 2 décembre a prouvé, par ses actes, à travers le chaos de ses idées, la confusion de son personnel, la contradiction de ses décrets, les projets lancés, retirés, démentis, combien fragile en était la structure, combien pauvres les principes et superficielle la stabilité. Ces vieilles institutions, ces traditions sacrées, ces monuments prétendus du génie national, il les a fait danser comme des ombres chinoises ; grâce à lui il n’est plus possible de croire à la nécessité, à la durée d’aucune des choses qui ont fait depuis trente ans l’objet des discussions parlementaires, et dont la défense, mal entendue, a coûté tant de sang et de larmes à la République. Que la démocratie, vaincue en décembre, revienne quand elle voudra : elle trouvera les esprits préparés, la route ouverte, la charrue dans le sillon, le grelot au cou de la bête ; elle pourra joindre encore, comme en 1848, au mérite du radicalisme, celui de la modération et de la générosité.

Avec tout cela, il est impossible de se dissimuler :

Que dans les actes du 2 décembre la raison de l’homme, au lieu de se cacher sous la raison des choses, s’en distingue essentiellement, et tantôt lui obéit, tantôt se la subordonne.

Que cette tendance subjective prend sa source dans la manière dont le 2 décembre, à l’instar de la multitude qu’il représente, des légitimistes qui refusent le serment, et d’une fraction même des républicains, entend la délégation ;

Que le but où mène cette tendance, la signification qu’elle se donne, n’est autre, en dernière analyse, qu’elle-même, l’autorité pour l’autorité, l’art pour l’art, le plaisir de commander à 36 millions d'hommes, de faire servir leurs idées, leurs intérêts, leurs passions, tour à tour excités, à des vues fantaisistes, à peu près comme ces rois d’Égypte, qui consumaient vingt ans de règne, toutes les forces de la nation, à s’ériger un tombeau, et se croyaient immortels.

Ainsi le 2 décembre, né dans l’histoire des fautes des hommes et de la nécessité des temps, après avoir essayé quelques réformes utiles, s’abandonne, comme ses devanciers, à l’arbitraire de ses conceptions, et retombe, sans qu’il s’en doute peut-être, sans qu’il sache ni comment ni pourquoi, de la réalité sociale dans le vide personnel. L’histoire démontre cependant que les sociétés ne marchent et les gouvernements ne durent qu’autant qu’il y a unité, accord parfait d’intérêts et de vues, entre le prince et la nation. Sous les premiers capétiens, Louis le Gros, Philippe Auguste, Louis IX, Philippe le Bel, tout le monde veut la commune, la séparation de l’Eglise et de l’état, la prépondérance de la couronne. Le peuple et le roi s’entendent ; le paysan et le bourgeois crient l’un et l’autre : A bas le dominicain c À bas le franciscain ! À bas le templier !...

Sous Charles V, Charles VI, Charles VII, il n’y a qu’une pensée, chasser l’Anglais. Que seraient devenus les Valois sans la Pucelle, sans cette union intime du prince avec le peuple ?

Louis XIV veut régner seul. A part les adjonctions de la Franche-Comté, de l’Alsace et de la Flandre, commandées par une saine politique, ses entreprises n’ont plus de raison que le bon plaisir de l’homme. Il rompt, par la succession d’Espagne, l’équilibre européen ; il retire la parole donnée aux protestants par son aïeul Henri IV ; il épuise la France, opprime la raison et la conscience, et arrive enfin au traité d’Utrecht, plus honteux, plus funeste à la France que ceux de 1815. Le peuple, après sa mort, insulte à son cadavre, et c’est de lui que date la haine traditionnelle pour les Bourbons, à laquelle furent dévoués tour à tour Louis XVI, Louis XVII, Charles X et Henri V.

Mais s’il est un exemple qui doive frapper le pouvoir actuel, c’est celui de Napoléon...