La Rôtisserie de la reine Pédauque/Introduction

La bibliothèque libre.

LA RÔTISSERIE
DE LA REINE PÉDAUQUE[1]


J’ai dessein de rapporter les rencontres singulières de ma vie. Il y en a de belles et d’étranges. En les remémorant, je doute moi-même si je n’ai pas rêvé. J’ai connu un cabbaliste gascon dont je ne puis dire qu’il était sage, car il périt malheureusement, mais qui me tint, une nuit, dans l’île aux Cygnes, des discours sublimes que j’ai eu le bonheur de retenir et le soin de mettre par écrit. Ces discours avaient trait à la magie et aux sciences occultes, dont on est aujourd’hui fort entêté. On ne parle que de Rose-Croix.[2] Au reste, je ne me flatte pas de tirer grand honneur de ces révélations. Les uns diront que j’ai tout inventé et que ce n’est pas la vraie doctrine ; les autres que je n’ai dit que ce que tout le monde savait. J’avoue que je ne suis pas très instruit dans la cabbale, mon maître ayant péri au début de mon initiation. Mais le peu que j’ai appris de son art me fait véhémentement soupçonner que tout en est illusion, abus et vanité. Il suffit, d’ailleurs, que la magie soit contraire à la religion pour que je la repousse de toutes mes forces. Néanmoins, je crois devoir m’expliquer sur un point de cette fausse science, pour qu’on ne m’y juge pas plus ignorant encore que je ne le suis. Je sais que les cabbalistes pensent généralement que les Sylphes, les Salamandres, les Elfes, les Gnomes et les Gnomides naissent avec une âme périssable comme leur corps et qu’ils acquièrent l’immortalité par leur commerce avec les mages.[3] Mon cabbaliste enseignait, au contraire, que la vie éternelle n’est le partage d’aucune créature, soit terrestre, soit aérienne. J’ai suivi son sentiment sans prétendre m’en faire juge.

Il avait coutume de dire que les Elfes tuent ceux qui révèlent leurs mystères et il attribuait à la vengeance de ces esprits la mort de M. l’abbé Coignard, qui fut assassiné sur la route de Lyon. Mais je sais bien que cette mort, à jamais déplorable, eut une cause plus naturelle. Je parlerai librement des Génies de l’air et du feu. Il faut savoir courir quelques risques dans la vie, et celui des Elfes est extrêmement petit.

J’ai recueilli avec zèle les propos de mon bon maître, M. l’abbé Jérôme Coignard, qui périt comme je viens de le dire. C’était un homme plein de science et de piété. S’il avait eu l’âme moins inquiète, il aurait égalé en vertu M. l’abbé Rollin, qu’il surpassait de beaucoup par l’étendue du savoir et la profondeur de l’intelligence. Il eut du moins, dans les agitations d’une vie troublée, l’avantage sur M. Rollin de ne point tomber dans le jansénisme. Car la solidité de son esprit ne se laissait point ébranler par la violence des doctrines téméraires, et je puis attester devant Dieu la pureté de sa foi. Il avait une grande connaissance du monde, acquise dans la fréquentation de toutes sortes de compagnies. Cette expérience l’aurait beaucoup servi dans les histoires romaines qu’il aurait sans doute composées, à l’exemple de M. Rollin, si le loisir et le temps ne lui eussent fait défaut, et si sa vie eût été mieux assortie à son génie. Ce que je rapporterai d’un si excellent homme fera l’ornement de ces mémoires. Et comme Aulu-Gelle, qui conféra les plus beaux endroits des philosophes en ses Nuits attiques, comme Apulée, qui mit dans sa Métamorphose les meilleures fables des Grecs, je me donne un travail d’abeille et je veux recueillir un miel exquis. Je ne saurais néanmoins me flatter au point de me croire l’émule de ces deux grands auteurs, puisque c’est uniquement dans les propres souvenirs de ma vie et non dans d’abondantes lectures, que je puise toutes mes richesses. Ce que je fournis de mon propre fonds c’est la bonne foi. Si jamais quelque curieux lit mes mémoires, il reconnaîtra qu’une âme candide pouvait seule s’exprimer dans un langage si simple et si uni. J’ai toujours passé pour très naïf dans les compagnies où j’ai vécu. Cet écrit ne peut que continuer cette opinion après ma mort.


  1. Le manuscrit original, d’une belle écriture du XVIIIe siècle, porte en sous-titre : Vie et opinions de M. l’abbé Jérôme Coignard. (note de l’éditeur.)
  2. Ceci fut écrit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. (note de l’éditeur.)
  3. Cette opinion est soutenue notamment dans un petit livre de l’abbé Montfaucon de Villars : Le comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes et mystérieuses suivant les principes des anciens mages ou sages cabbalistes. Il y en a plusieurs éditions. Je me contenterai de signaler celle d’Amsterdam (chez Jacques Le Jeune, 1700, in-18, figures) qui contient une seconde partie, qui n’est pas dans l’édition originale. (NOTE DE L’ÉDITEUR.)