La Race inconnue/La Saint-Barthélémy des vazaha

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Grasset (p. 305-315).


LA SAINT-BARTHÉLÉMY DES VAZAHA


Ce soir-là, M. Achille Lefort était rentré du bureau tout guilleret, avec trois histoires sensationnelles pour son épouse. Cochut, l’adjoint des services civils, partait en disgrâce à Ambousitra ; motif : on avait vu sa femme sur la route du sud, en tête à tête dans un pousse-pousse avec un collègue de son mari ; le gouverneur général avait trouvé que la petite dame, depuis quelque temps, s’affichait trop. Deuxième nouvelle : le fils du général et un commis du Louvre s’étaient battus, en plein café Martel, à l’heure de l’apéritif ; l’employé de commerce, après avoir giflé le fils du général, l’avait gratifié en outre de nombreux coups de poings ; l’autre n’avait riposté qu’en annonçant la visite de deux de ses amis. Enfin une bande de Fahavalou aurait paru dans le district d’Arivounimamou, à moins de cent kilomètres de Tananarive : on parlait d’un village brûlé, d’un colon assassiné ; les communications télégraphiques seraient interrompues.

Ces trois événements extraordinaires furent commentés sans fin par les deux époux pendant le repas du soir. Ils firent une digestion courte et paisible dans leurs fauteuils de zouzourou, laissant vagabonder leur imagination du pousse-pousse adultérin aux scènes de pillage des Fahavalou. Puis ils se couchèrent, un peu plus tard que d’habitude, parce qu’ils avaient beaucoup causé.

Ils dormirent comme les autres nuits jusque vers deux heures du matin : à ce moment, M. Lefort fut réveillé par sa femme ; elle lui disait d’une voix étranglée :

— Qu’est-ce que j’entends, Lefort ? Écoute ! Écoute ! Ils viennent !

Le mari n’eut pas une seconde d’hésitation : ils, c’étaient les Fahavalou ; en écoutant, comme le lui recommandait sa moitié, M. Lefort perçut les sons étranges d’une conque, dont les appels troublaient lugubrement la nuit. Il reconnut l’andzoumbouna, la conque de guerre des anciens Malgaches, la grande coquille marine, grosse comme la tête d’un homme : on y souffle, en gonflant les joues, à perdre haleine ; M. Lefort se rappelait en avoir vu dans la case d’Andrianampouinimerina ; il savait que les indigènes les employaient encore pour convoquer les Foukounoulouna aux assemblées. Mais à deux heures du matin, il ne s’agissait pas d’assemblée. Alors ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la nuit noire, cette musique était angoissante : des appels précipités, impérieux, en deux notes aiguës, suivis d’une note plus grave, longuement prolongée, pareille au meuglement d’un taureau. Les sons, de plus en plus forts, semblaient se rapprocher ; le sonneur maintenant passait sur le chemin, à trente mètres ; puis il s’éloignait peu à peu ; les appels lointains, moins sauvages, devenaient plus mystérieux. M. Lefort s’était dressé sur son séant ; il écoutait, ahuri et troublé, dans l’inquiétude de son sommeil brusquement interrompu et de son imagination pleine de Fahavalou. Sa faible épouse, cramponnée à son bras, suait de peur, attendait une parole pour la tranquilliser, parole qui ne venait pas.

— C’est un incendie, n’est-ce pas ? finit-elle par dire ; elle exprimait le minimum de son inquiétude, avec le vague espoir que son mari affirmerait qu’en effet c’était un incendie. Événement de si peu d’importance, puisque le feu n’était pas dans leur maison ! Lui retenait sa respiration pour mieux écouter, et ne disait mot.

Maintenant d’autres conques répondaient à la première, dans le lointain. D’invisibles sonneurs jetaient le même appel lugubre et lent à tous les coins de la ville. La mélancolie fameuse du cor n’était rien en comparaison de l’horreur barbare de ces trois notes meuglées dans la nuit par les andzoumbouna ! Les sons, dans l’ombre naguère silencieuse, se répercutaient démesurément, et les époux Lefort avaient cette impression effrayante que les sonneurs, se rapprochant de plus en plus, décrivaient autour de leur maison des cercles toujours plus étroits. Les cheveux plaqués aux tempes, la chemise collée au corps, haletants et oppressés, ils étouffaient dans un horrible cauchemar. Leur cerveau, hanté par les conversations de la veille, peuplait Tananarive de Fahavalou !

Tout à coup des rumeurs lointaines parvinrent jusqu’à eux, cris bizarres, appels répétés, voix humaines imprécises trouant la nuit, hurlements des chiens inquiets. La ville entière, complice des sonneurs, accompagnait d’un bourdonnement sourd le meuglement tragique des conques. Comme à un signal donné, le quartier s’éveillait, s’agitait. Des voix parlaient dans les cases voisines, habitées par des Malgaches ; des allées et venues suspectes tissaient autour de la maison une toile de mystère.

Et les Lefort, épouvantés, comprirent soudain : Tananarive était en révolte ; les Malgaches se levaient en masse pour exterminer les Français. Maintes fois, en pleine veille, cette idée leur était venue : la possibilité, la facilité d’un soulèvement du peuple conquis. N’avait-on pas eu la sottise, quelques mois plus tôt, d’envoyer à Diégo-Suarez une bonne partie des troupes françaises ! On était gardé désormais par des tirailleurs malgaches. Deux mille européens, dispersés dans tous les quartiers de la ville, se trouvaient à la merci de soixante mille indigènes. Vraiment la tentation avait été trop forte. Aujourd’hui c’en était fait ; les conques malgaches, en cette fin de nuit d’automne, sonnaient la Saint-Barthélemy des vazaha ! Les Lefort, sans se parler, s’étaient compris : maintenant ils étaient sûrs, tous les deux, de l’horreur de la situation.

— On massacre les Européens, avait murmuré Madame.

— Habillons-nous vite, avait susurré Monsieur.

En même temps Madame allongeait la main vers la table de nuit et frottait une allumette. Les femmes sont si imprudentes !

— N’allume pas ! dit Monsieur. Inutile d’attirer l’attention sur notre maison !

Tâtonnant dans l’obscurité, ils s’habillèrent hâtivement. Madame passa une jupe, un corsage, enfila ses bas et ses pantoufles, s’enveloppa la tête d’un fichu. Monsieur mit le pantalon et le veston de flanelle qu’il avait quittés la veille, coula ses pieds nus dans une paire de souliers : tous deux sortirent de la chambre. Dans le corridor, ils hésitèrent. Où aller ? Sortir, c’était courir au-devant des bandes d’égorgeurs ! Rester, c’était attendre la tuerie, qui allait se faire sans doute rue par rue, maison par maison.

— Tu ne prends pas ton revolver ? dit Madame.

Il haussa les épaules et ne répondit même pas. Brusquement il se décida. L’essentiel était de gagner du temps. Après l’ivresse des premières vengeances, les Malgaches, peuple placide et doux, se calmeraient. Les Européens échappés au massacre nocturne seraient peut-être gardés comme otages. C’était une chance à courir en tous cas, si mince fût-elle.

M. Lefort descendit l’escalier, suivi de sa tremblante épouse ; il sortit de la maison, laissa toutes les portes ouvertes pour faire croire qu’on s’était sauvé sans espoir de retour, et gagna les parties les plus touffues du jardin. Il y avait heureusement de quoi se cacher. Devant la maison, des saules pleureurs laissaient tomber leurs branches pour masquer les allées et venues des habitants ; derrière, le long des communs, deux rangées de bananiers drus et verts offraient au vent leurs larges feuilles effilochées. Les fugitifs se glissèrent entre les troncs serrés, dans l’humidité chaude de l’humus putride ; tout au fond du jardin, à l’abri des verdures luxuriantes, ils allèrent se blottir dans une petite cahute en bois, couverte de zouzourou pourri, branlante, disjointe, vermoulue, abandonnée depuis longtemps aux vouroundoulou, Bien malin qui viendrait les chercher là !

Une fois tapis, de nouveau ils tendirent l’oreille. Tout de suite, ils eurent l’impression que la révolte était triomphante. Les lugubres appels des conques se répondaient dans la nuit, de tous les coins de Tananarive. Le massacre devait être fini dans les hauts quartiers ; car un flot humain semblait descendre vers la périphérie de la ville. Sur le chemin qui longeait leur maison, derrière le mur bordé de bananiers, où s’appuyait leur cahute, ils entendaient les pas précipités de groupes en marche. Tous se hâtaient du côté de l’ouest, vers les rizières. Sans doute c’étaient les égorgeurs, qui, leur besogne finie, allaient porter la bonne nouvelle du massacre aux habitants du voisinage, pour soulever l’Imerina entière contre les Vazaha. Le jour naissait, peut-être l’aurore de leur dernier soleil. Ah ! qu’ils regrettaient d’être venus au pays rouge ! Pourquoi n’étaient-ils pas restés dans leur tranquille et plantureuse Normandie, loin des anophèles et des Fahavalou ! Ils maudissaient les ancêtres, marins ou corsaires, qui avaient mis dans leur sang l’amour des aventures lointaines et des soldes coloniales ! Qu’ils auraient voulu, à cette heure, être à trois mille lieues, près de la côte brumeuse de l’Océan Occidental, dans la petite maison grise aux étroits volets, sur la digue marine, ou bien dans le jardin aride, où fleurissent, à l’abri des tamariniers nains, de maigres géraniums !

Les appels des conques se faisaient plus rares, une paix relative descendait sur la ville. Le jour baignait le sommet des collines, chassait les spectres de la nuit. On eût presque dit un matin ordinaire de Tananarive. Il semblait aux Lefort que les maisons malgaches, voisines de la leur, au flanc de la montagne, s’éveillaient comme d’habitude. Tout à coup retentit une sonnerie de clairon, le réveil de la garde indigène, là-bas, à Fiadanana ; depuis deux ans elle annonçait tous les matins aux Lefort qu’il était cinq heures. Mais cette sonnerie française, à l’heure réglementaire, en une journée pareille, que signifiait ? La garde indigène devait participer à la révolte : elle était donc loin de sa caserne. Et si, par le plus grand des hasards, elle était restée fidèle, elle avait autre chose à faire que les sonneries réglementaires. Alors, quoi ?...

Pour la première fois, depuis trois mortelles heures, M. Lefort eut l’idée qu’il pouvait s’être trompé. Cette joie physique de la délivrance entrevue lui causa un tel afflux de sang que ses oreilles bourdonnèrent : il faillit se trouver mal. Sans rien dire à sa femme, pour ne pas lui donner une vaine espérance, il se glissa hors de la cahute, en faisant signe qu’il allait revenir. Entre les troncs des bananiers, il se coula jusqu’au mur d’enceinte de son jardin. Ce mur en terre rouge, effrité par le vent, mangé par la pluie, ouvrait çà et là de larges brèches. Par une récente lézarde, sûr de voir sans être vu, il regarda.

Le mur longeait un chemin peu fréquenté. De l’autre côté se dressait un talus assez raide, puis un terre-plein, vaguement cultivé ; au fond s’alignaient quelques cases malgaches, de pauvres cases en terre crue, couvertes de zouzourou. Sur le terre-plein, des femmes pilaient du riz ; à côté d’elles, sur le seuil d’une ouverture noire, d’où sortait un nuage de fumée bleue, une petite fille pouillait son jeune frère, cependant que sa sœur aînée étendait sur les buissons d’hibiscus des linges d’une propreté douteuse, souillés en quelque rêve puéril. Deux cochons noirs s’ébrouaient au milieu des enfants, les poules picoraient au bord du talus. Soudain un coq lança dans le matin son clair appel. Il faisait tout à fait jour ; le sommet isolé d’Ambouhidzanahary était baigné de clarté, tandis que la montagne projetait encore son ombre sur Mahamasina. La joie du soleil ressuscité fit couler des frissons d’attendrissement dans les membres courbaturés de M. Lefort. Il crut de nouveau à la sécurité, à la vie, au bonheur. Maintenant il était presque sûr d’avoir fait un affreux cauchemar. Tout le lui disait, la paix matinale des animaux et des choses, les allées et venues tranquilles des Malgaches indifférents à une servitude qui ne leur pesait guère.

Pour être tout à fait rassuré, il ne lui manquait que de voir un blanc, un vazaha comme lui, circuler parmi les Malgaches. Cette satisfaction lui fut accordée. Des bruits de pas sonnèrent sur le chemin ; quatre bourjanes dégringolaient au trot, portant sur un filanzane son voisin d’en haut, le Garde général des forêts. Il partait en tournée ; les bourjanes étaient venus le prendre à son domicile ; donc il n’y avait pas eu de massacre des Européens, ce jour était un jour comme les autres !

Quelle folie avait été la sienne ! Il en voulait à sa femme, qui, le réveillant en sursaut, avait préparé dans son imagination l’éclosion de ce cauchemar. Il se précipita dans la cahute où grelottait Mme Lefort, il fit exprès beaucoup de bruit, l’entraîna vers la maison, ahurie, affolée. Il avait hâte d’aller se coucher pour oublier les heures d’épouvante dans un sommeil plein de sécurité. Il était honteux à l’idée que leurs domestiques malgaches, en arrivant à six heures et demie, auraient pu les chercher dans leur maison, vainement, et les trouver blottis au fond du jardin, comme des bêtes traquées. Quelle humiliation pour eux, des vazaha ! Quelles gorges-chaudes en aurait faites tout Tananarive ! M. Lefort, pour en sortir à son honneur, fit une scène à sa femme. Elle se coucha avec un violent mal de tête. Lui, jugea plus digne, bien qu’il eût sommeil, de ne pas l’imiter. Du reste la curiosité aurait suffi à le tenir éveillé. Il voulait savoir ce qui, exactement, s’était passé ; car cette nuit n’avait tout de même pas été pareille aux autres ; il n’avait pas rêvé ces lugubres appels des conques, ces voix de la Barbarie, évocatrices des scènes de massacre et d’épouvante. Il fit donc semblant de travailler à son jardin : au premier passant il posa la question qui lui brûlait les lèvres, et il sut enfin pourquoi il avait eu peur.

Sous la poussée des eaux, après les longues journées pluvieuses, les digues des rizières, le long de l’Ikioupa, avaient menacé de se rompre ; le Gouverneur avait ordonné de faire sonner les conques de détresse, pour avertir la ville du danger. Aussitôt, dans la nuit, les indigènes s’étaient précipités en foule pour consolider les levées de terre qui protégeaient leurs récoltes contre l’inondation.

Le soir, au cercle, M. Lefort se moqua des gens qui croyaient aux brigands, aux insurrections, aux Fahavalou : plusieurs envièrent, en eux-mêmes, sa tranquille confiance.