La Reconstruction de l’Europe danubienne

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La Reconstruction de l’Europe danubienne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 557-582).
LA RECONSTRUCTION
DE
L’EUROPE DANUBIENNE

Hohenzollern et Habsbourg : abattus par les armées alliées, deux empires et deux empereurs jonchent le champ de bataille de l’Europe centrale. Par force et par politique, deux dynasties allemandes avaient édifié, au cours des siècles, des États très dissemblables ; un même crime, aujourd’hui puni par un commun désastre, les jette bas l’une et l’autre. Mais l’œuvre des Hohenzollern, dans la mesure où elle correspond aux aspirations nationales d’un peuple, peut survivre aux Hohenzollern et demeurer, tant que le même esprit d’orgueil et de domination pénétrera les masses allemandes, aussi dangereuse sous l’étiquette démocratique qu’elle l’était sous le manteau impérial. Au contraire, l’œuvre des Habsbourg s’écroule toute avec la dynastie ; rien n’en subsiste, à peine l’ombre d’un grand nom. Cet échafaudage historique, fruit de tant de conquêtes, de subtiles manœuvres diplomatiques, de savants mariages, de brillants traités, où triomphait l’art de la « politique des Cabinets, » s’est effondré ; sous ses ruines apparaissent enfin ces hautes réalités politiques que les bureaucrates de Vienne et de Budapest s’obstinaient à ignorer, les peuples qui, sous le couvert de la monarchie dualiste, se préparaient en silence pour le grand jour de la libération : ainsi sous la carapace de la chrysalide, l’insecte s’apprête à l’essor de la vie libre.

Il dépend des alliés vainqueurs et de la forme qu’ils donneront à l’Europe centrale que cet essor ne soit pas éphémère. Pour tenir, dans la mesure utile, le rôle historique que remplissaient, dans le bassin du Danube, l’Autriche, son administration et sa dynastie, on trouvera des combinaisons nouvelles adaptées à une époque et à des besoins différents. Il nous suffira, pour le moment, d’étudier les données immédiates du problème et de montrer quelles sont, sur le vaste espace que couvraient naguère les domaines de l’empereur Habsbourg, les forces vivantes et agissantes prêtes à combler le grand vide et à créer une politique nouvelle, et quelles sont, au contraire, celles qui descendent vers la nuit de l’histoire.

Par la déroute des deux Empires qui ont fait, au cours de l’Histoire, œuvre de germanisateurs, l’Europe est arrivée au terme d’une longue période de son évolution ; le travail des siècles a été déchiré en quelques mois et, brusquement, se retrouvent au premier plan les mêmes peuples que les Allemands et les Magyars avaient si longtemps refoulés, anéantis, germanisés ; ils sont aujourd’hui des nations organisées qui ont la volonté de constituer enfin des États indépendants. C’est vraiment ici, — pour employer à propos un mot dont on abuse, — un tournant de l’histoire, un rebroussement même, ce qui ne veut pas dire un recul. La victoire des Alliés, en libérant les peuples slaves, en ressuscitant une Pologne, une Bohème, une Yougo-Slavie, change brusquement l’histoire et la ramène à ses sources.


I

Deux États allemands ont été, à leur origine, des « Marches » de l’Empire en pays barbare, des avant-gardes en terre slave : la Prusse et l’Autriche. Les deux racines de la monarchie prussienne, le Brandebourg et la Prusse, ont été taillées, l’une par les Margraves, l’autre par les chevaliers teutoniques, en pleine chair slave et lithuanienne. Les peuples slaves, au temps de Charlemagne, s’avançaient vers l’Ouest jusqu’au-delà du Weser et de la Fulda ; ils étaient en lutte, dans la région de l’Elbe, avec les Saxons ; à l’Est de l’Elbe, on était en plein pays des Slaves, et c’est au milieu d’eux que s’établirent les colonies militaires allemandes qui détruisirent ou assimilèrent les anciennes populations. Les Slaves furent non seulement soumis, mais dénationalisés. Aux Borusses, qui étaient Lithuaniens, les Prussiens (Borussiens) prirent jusqu’à leur nom. La langue slave n’acheva de disparaître, entre Weser et Bas-Elbe, dans la région de Lunebourg, qu’au milieu du XVIIIe siècle. En dehors des Polonais, il ne subsiste dans toute l’Allemagne, en Lusace, à cheval sur le Brandebourg et la Saxe, qu’environ 150 000 Slaves qui parlent deux dialectes distincts, proches parents du tchèque ; les Allemands les appellent Wendes et eux-mêmes se nomment Serbes ; mais si l’on observe les types, si l’on cherche l’origine des noms géographiques et patronymiques, on constate que la plupart des familles allemandes et des villages, à l’Est de l’Elbe, sont d’origine slave, bien que le souvenir en ait disparu.

De même que le Brandebourg sur l’Elbe, l’Autriche sur le Danube fut d’abord la Marche de l’Est, « Ost-Reich, » qui s’enfonça, comme un coin, avec les premiers ducs d’Autriche de la dynastie des Bibenberg, au milieu de la masse slave, séparant les Tchèques et les Slovaques des Slovènes et des Croates. Vienne était une citadelle avancée du germanisme au milieu des Slaves et en face des Magyars. L’arrivée de ces barbares au milieu des peuples slaves a été une catastrophe pour l’Europe danubienne où, sans eux, de puissants États slaves se seraient organisés et probablement unis, et auraient arrêté la poussée du germanisme Ces Asiatiques s’implantèrent à coups de sabre, submergeant les populations plus anciennes qui, ont, çà et là, survécu, magyarisant les vaincus, rejetant les Slovaques dans les montagnes de la Tatra, les Roumains dans les Alpes transylvaines, les Yougo-Slaves au Sud du Danube et de la Drave.

C’est à la fin du XIIIe siècle que les Habsbourg, élevés à la dignité impériale, se taillent un domaine personnel dans le bassin supérieur et moyen du Danube. L’Empereur, dont les pouvoirs réels sont très limités, puise dans cette souveraineté directe les moyens matériels nécessaires pour mettre de l’ordre dans le terrible chaos de ses « Allemaignes. » Par politique plus encore que par force, il réussit à s’appuyer sur la Hongrie pour soumettre les Slaves. C’est surtout contre le puissant roi de Bohême qui, dès le temps de Charlemagne, régnait sur un État organisé et civilisé, que s’acharne la politique impériale. Le premier des Empereurs Habsbourg, Rodolphe, commence la lutte ; en 1278, il triomphe, près de Vienne, sur les bords de la Mardi (Morava), d’Ottokar-le-Grand. C’est la première phase d’un long duel qui, à travers des vicissitudes tragiques, nous conduit jusqu’aux événements d’aujourd’hui. Au XVe et au XVIe siècle, la lutte atteint le paroxysme de la fureur. La guerre des Hussites, sous les apparences d’une guerre religieuse, est, en réalité, l’épisode culminant de la résistance des Tchèques à la germanisation, et c’est pourquoi Jean Huss est resté, pour la Bohême, un héros national. A mesure que la monarchie des Habsbourg devient plus ambitieuse à l’extérieur, elle se fait, dans ses États héréditaires, plus oppressive, plus centraliste, plus germanisatrice. La lutte nationale, entre Allemands et Tchèques, prend, au XVIIe siècle, pendant la première partie de la guerre de Trente ans, l’aspect de la révolte d’une province contre son souverain. Après la bataille de la Montagne-Blanche (près de Prague, 1620), où l’armée tchèque est écrasée par les Allemands, après les exécutions et les spoliations qui suivirent, la Bohême, décapitée de sa noblesse nationale, livrée aux Allemands, gît, pantelante et exsangue, aux pieds de l’Autriche : telle, dans le monument du grand patriote Palacky, l’a symbolisée le ciseau dramatique de Sucharda.

Cette date de 1620 est capitale dans l’histoire des Tchèques : elle forme antithèse avec 1918. L’une est la mort, l’autre la résurrection de la Bohême. La pensée tchèque n’a pas cessé de porter le deuil de la Montagne-Blanche, comme l’âme serbe celui du Champ-des-Merles. A partir de 1620, la Bohême, en fait, n’est plus un État autonome, mais une province de la Monarchie des Habsbourg ; sa noblesse est allemande ou germanisée, et si l’Empereur va encore se faire couronner au Hradschani de Prague, ce n’est plus qu’une formalité dont Joseph II et François-Joseph se dispensèrent ; l’administration est allemande, la langue allemande gagne sur le tchèque, qui n’est plus, au commencement du XIXe siècle, qu’un dialecte rural. S’il y a encore une Couronne de Bohême, il n’y a plus de nation tchèque. Napoléon ne parait pas s’être douté qu’Austerlitz n’est pas en terre allemande ; il ne connaissait que des « Autrichiens, » que ses soldats appelaient « Kaiserliks ; » ce fut lui cependant qui, sans le savoir, apporta le ferment de résurrection, l’idée de nationalité, fille de la Révolution française. Après les guerres napoléoniennes, après les réactions nationales de 1813 à 1815, il devient de plus en plus difficile a l’absolutisme ides rois de refouler l’esprit d’indépendance des peuples. La Sainte-Alliance n’y réussit qu’à grand’peine, et si, en 1848, le « système Metternich » l’emporte encore à coups de mitraille, on sent que les temps sont proches où finira son règne.

C’est pendant cette période que s’opère la résurrection nationale des Tchèques.

L’historien Palacky fut, avec quelques hommes de sa génération, le thaumaturge qui ressuscita la Bohême en lui racontant, dans sa propre langue, sa glorieuse histoire ; contemporain de Mickiewicz et de Michelet, il a été non seulement le héraut du patriotisme tchèque, mais l’organisateur, avec son gendre Rieger, de la vie sociale et politique de la nation. Leurs successeurs l’ont dotée de tous les organes nécessaires à la vie d’un État : écoles, banques, industries, commerce, agriculture perfectionnée, gouvernement intérieur avec le Conseil national élu, armée avec les sociétés de sokols, politique extérieure même avec le mouvement slave ; si bien qu’aujourd’hui, la République tchéco-slovaque peut entrer dans la Société des nations civilisées toute équipée pour la vie, toute armée pour la lutte. Nous ne pouvons faire ici l’histoire de ce magnifique risorgimento qui prouve, à l’encontre des savants allemands, la capacité des Slaves à l’organisation ; mais il faut le signaler comme un fait capital pour l’équilibre et le développement de l’Europe d’après la paix ; il place les Tchèques en avance sur les autres Slaves.

Cette renaissance merveilleuse, cette énergie créatrice dans tous les domaines, les Allemands ne l’ont jamais comprise ; ils n’y ont vu qu’une usurpation sur leurs droits. En raison de son éducation allemande, François-Joseph ne comprit jamais la place que les Slaves du Nord et du Sud tenaient dans ses États et l’appui qu’il aurait pu trouver parmi eux. Par le système dualiste, sacrifiant les Slaves, manquant à la parole trois fois donnée aux Tchèques, oubliant qu’en 1849 il avait dû le salut de sa couronne aux Croates et aux Roumains, il s’abandonna aux conseils des Magyars qui l’entraînèrent dans l’alliance et la vassalité allemandes. Andrassy, qu’il avait failli faire pendre en 1849, devint, en 1871, son ministre des Affaires étrangères et fit, avec Bismarck, la Triple Alliance. Les résultats sont sous nos yeux : l’Empire s’est effondré, le dualisme s’est révélé incapable de survivre à la défaite de l’Allemagne, la dynastie est à terre, la Hongrie expie déjà, les Slaves sont affranchis, les Polonais de Galicie rejoignent leurs frères de Russie et de Prusse dans la patrie restaurée, les Croates et les Slovènes fraternisent pour créer avec les Serbes la grande Yougo-Slavie, les Tchèques, avec les Slovaques, révèlent à l’Europe les progrès qu’ils avaient réalisés dans l’ombre d’une demi-servitude. Un cycle de l’histoire s’achève, dont nous avons dû aller chercher les origines jusqu’au temps des grandes migrations des peuples ; une époque nouvelle s’ouvre pour l’Europe centrale : l’ère slave. Quand on cherche quelles sont, dans l’Europe danubienne, les forces de reconstitution et de progrès, c’est aux Tchèques d’abord qu’il faut aller. En face de Vienne, élégante et artiste, se dresse fièrement Prague, pathétique et superbe.


II

« Il est une petite nation, une bien remarquable nation qui se trouve en Bohème, une nation qui a été opprimée dans le passé, une nation où l’on vit tout le pouvoir aux mains des Allemands, où toutes les situations aussi étaient entre des mains allemandes ; les professions libérales étaient prises par les Allemands ; les magistrats étaient allemands, lus capitalistes étaient allemands, les gérants d’entreprises commerciales ou industrielles étaient allemands. Le Tchéco-Slovaque, dans son propre pays, n’était qu’un haveur de charbon ou qu’un haveur de tourbe. La première chose que le peuple de cette nation résolut de faire, ce fut de s’éduquer. Il établit un système d’éducation nationale qui éleva la nation à une position où elle pouvait revendiquer l’égalité. Il ne revendiqua pas l’égalité avant d’être l’égal des Allemands. Ceci se passa il y a une génération. Il est maintenant un des peuples les mieux éduqués de l’Europe. Les professions libérales y sont exercées par des hommes de sa propre race ; il est à même de faire concurrence aux Allemands, et maintenant, voici le couronnement : il demande son émancipation politique. »

Ainsi parlait M. Lloyd George, le 3 mars dernier, au « diner des Gallois ; » et on ne saurait mieux exprimer la volonté tenace, la méthode persévérante avec laquelle les Tchèques, qui n’étaient plus qu’un petit peuple soumis aux Allemands, se sont préparés à redevenir une grande nation indépendante. Leur travail de cohésion et d’organisation n’est pas encore achevé ; le sentiment national tchèque n’est pas seulement une force historique, c’est une force organique qui s’accroît en marchant. Pour le moment, la question capitale est la réunion en un seul État solidement constitué de tous les Tchèques et Slovaques et l’acquisition de bonnes frontières. Quand on regarde une carte ethnographique de l’Europe, la Bohême apparaît comme une presqu’île slave entourée de trois côtés par des populations allemandes, reliée seulement par un pédoncule étroit aux slaves de Pologne et de Russie. Dans cette situation hasardée, l’État tchèque doit être bien constitué, fort, et uniquement préoccupé du salut national ; les expériences sociales et l’isolement politique lui sont interdits.

Historiquement, depuis l’Empereur Charles IV qui proclama solennellement l’indivisibilité de la couronne de Bohème, trois pays en dépendent : la Bohème, la Moravie, la Silésie. Les Tchèques n’ont jamais cessé de revendiquer ce qu’ils appellent « le droit d’État de la Bohème ; » juridiquement, l’État tchèque n’a jamais cessé d’exister et d’être reconnu par les Habsbourg avec ces trois provinces : mais la Silésie, depuis les conquêtes de Frédéric II, est réduite à la partie dite « autrichienne. » Les Tchèques réclament aujourd’hui, pour constituer leur République, d’abord ces trois provinces. Mais, ici, quelques problèmes délicats se posent où il s’agit de concilier ce que le droit des États où leurs besoins vitaux peuvent avoir de contradictoire avec le droit des peuples rigoureusement entendu : c’est d’abord et surtout la question des Allemands.

D’après les statistiques officielles autrichiennes de 1910, il y a, dans les trois pays de la Couronne de Saint-Wenceslas, 3 millions 512 000 Allemands, dont 2 467 700 pour la Bohême, 719 400 pour la Moravie, et 325 500 pour la Silésie.

Remarquons d’abord que ces chiffres doivent être réduits ; dans les villes où dominent les Allemands, de nombreux Tchèques, employés, ouvriers, domestiques, intimidés par le fonctionnaire autrichien ou le patron allemand, se déclaraient de langue allemande ; mais déjà, la liberté aidant, on voit certaines villes se « tchéquiser ; » des essais de recensement municipaux ont été faits, et partout la proportion des Slaves a donné un chiffre supérieur aux statistiques anciennes. A Budweiss, par exemple, la statistique de 1910 donnait 40 pour 100 de Tchèques ; ils se trouvent aujourd’hui 65 pour 100. Le Comité national tchèque estime à environ 800 000, pour la seule Bohême, le chiffre qu’il conviendrait de défalquer des statistiques officielles.

Comment sont répartis les éléments allemands ? En Moravie, ils sont répandus sporadiquement, surtout dans les villes, et si étroitement mêlés à la majorité tchèque (1 869 000) que le gouvernement de Vienne avait renoncé à distinguer des circonscriptions électorales allemandes et tchèques ; elles se superposaient, chaque électeur étant inscrit, selon sa nationalité, dans le collège tchèque ou le collège allemand ; aucune division n’est donc possible. En Silésie, les Tchèques sont seulement 170 000 contre 325 000 Allemands ; mais ils réclament le pays tout entier, parce que, si les Allemands de Prusse s’emparaient de cette région des sources de l’Oder, leur territoire s’enfoncerait comme un coin entre Tchèques et Polonais qui ont besoin d’avoir une frontière commune aussi étendue que possible. D’ailleurs, cette région a été germanisée à une époque relativement récente. La partie orientale de la Silésie autrichienne, qui constituait autrefois le duché de Teschen, est en grande majorité polonaise[1], sauf le district occidental de Fridek. C’est là qu’ont eu lieu dernièrement, entre Tchèques et Polonais, les déplorables incidents qui ont mis une tache de sang entre deux peuples faits pour être frères et dont la bonne harmonie importe au plus haut point à la consolidation de la paix générale.

Reste la Bohême proprement dite. Il existe tout autour du quadrilatère, sauf dans la région où il se relie à la Moravie, des groupes importants d’Allemands ; mais ils sont partout mêlés à des minorités tchèques, qui atteignent souvent 30 et 50 pour 100 dans les régions où les mines attirent des ouvriers slaves. Ces populations allemandes constituent trois groupes distincts, qui ne peuvent pas, administrativement, former une seule province autonome ; les réunir à l’Allemagne serait paralyser le développement de l’Etat tchèque et mettre aux mains des Allemands le moyen de l’étouffer à la première occasion ; la République tchéco-slovaque, isolée au milieu de populations allemandes, a besoin de s’appuyer à ses frontières naturelles pour résister à la pression du germanisme. Prague n’est qu’à 100 kilomètres de la frontière saxonne. La Bohême est admirablement délimitée et protégée de trois côtés par ses montagnes ; du quatrième, elle se continue par le plateau morave, qui appartient au domaine des populations tchèques : il est impossible d’introduire un État germanique dans la forteresse naturelle qui, depuis si longtemps, résiste aux assauts des Allemands. Suivre scrupuleusement la limite ethnographique serait les installer dans la plaine de l’Elbe à 60 kilomètres de Prague, c’est-à-dire à portée de canon.

Au point de vue économique, la Bohême est une et indivisible. Les Allemands avaient naturellement mis la main sur les régions minières les plus riches et les plaines les plus fertiles ; mais, presque partout, la main-d’œuvre est tchèque. Les charbonnages sont indissolublement liés à la prospérité de la Bohême tout entière ; elle leur doit son brillant essor industriel. Cette solidarité des diverses régions de la Bohême est si évidente que la plupart des Allemands de Bohême la reconnaissent eux-mêmes ; toute mesure qui les séparerait de Prague et des Tchèques les ruinerait et les obligerait à émigrer ; ils le disent et, à l’exception des pangermanistes, ils acceptent le maintien de l’unité de la Bohême. Le journal allemand Montagsblatt de Prague, qui s’était toujours montré très hostile aux Tchéco-Slovaques, écrivait le 4 novembre : « L’avenir de la Bohême allemande est uniquement dans le cadre de l’État tchéco-slovaque ; l’union avec l’Empire allemand serait un désastre pour les industriels allemands de Bohême. Sans les céréales des Tchéco-Slovaques et leurs pommes de terre, la Bohême ne peut pas vivre. » Un meeting ouvrier, tenu le 3 novembre à Eger (Cheb), c’est-à-dire dans la région la plus allemande et la plus anti-slave de toute la Bohême, votait un ordre du jour dans le même sens. Les pangermanistes favorisent en Bohême la propagande bolcheviste ; c’est un signe qu’ils savent leur cause perdue et qu’ils préfèrent la subversion générale à l’organisation pacifique d’une Bohême prospère ; l’attentat contre le grand patriote Karel Kramar, président du Conseil, a été un premier résultat de leur activité ; mais, parmi les Tchèques, le sentiment national est trop fort, la satisfaction de la liberté enfin conquise est trop vive, pour que le bolchevisme puisse s’implanter.

La République démocratique tchéco-slovaque est prête d’ailleurs à accorder aux Allemands toute garanties légitimes ; la langue des minorités sera admise partout ; la Bohème sera un État bilingue ; les Allemands pourront avoir leurs écoles, leurs tribunaux : ils jouiront des mêmes droits que les Tchèques. Au moment de la révolution de novembre, les Tchèques ont déjà montré comment ils entendent la pratique et le respect des droits des autres nationalités et les journaux allemands l’ont reconnu. Pendant les trop longs mois qui se sont écoulés depuis l’armistice, l’occupation des régions allemandes par les troupes tchèques n’a pas été sans quelques violences ou vexations ; la propagande allemande n’est pas restée inactive, si bien que les esprits s’échauffent et que les rancunes s’exaspèrent. Il est temps de donner à la Bohème un statut définitif, de rassurer à la fois les Tchèques sur l’intégrité de leur État et les Allemands sur les garanties auxquelles ils ont droit. L’intérêt fera le reste. Une partie des Allemands émigrera sans doute, tandis que les Tchèques, plus prolifiques, cesseront d’aller en Amérique, et la proportion des Slaves ne tardera pas à s’accroître même dans les districts aujourd’hui allemands.

La Bohème est un tout géographique et économique ; elle formera un tout national avec la Moravie et la Slovaquie. Les Slovaques et les Tchèques ne sont qu’un seul et même peuple parlant deux dialectes d’une même langue, mais l’histoire et la politique les avaient depuis longtemps séparés. Depuis l’an 1025, les Slovaques sont enchaînés aux destinées des Magyars qui, à la fin du IXe siècle, les avaient rejetés dans les montagnes de la Taira et des Carpathes. C’est là que la renaissance de la nationalité tchécoslovaque, au XIXe siècle, les a trouvés. Leur domaine a, en gros, pour frontières la Morava, sur laquelle ils se mêlent aux Tchèques de Moravie, au Nord la crête des Carpathes, c’est-à-dire l’ancienne frontière entre la Galicie et la Hongrie ; au Sud et au Sud-Est, la frontière est plus indécise ; les Slovaques atteignent le Danube entre Presbourg et Comorn ; d’une façon générale, ils occupent la montagne et les Magyars la plaine et les villes. A l’extrême Est le cours de l’Ung sépare les Slovaques du groupe des Ruthènes de Hongrie. Ni la persécution ni la propagande la plus acharnée par l’école et l’administration n’ont pu réussir à vaincre la résistance des montagnards. Même les îlots slovaques qui ont subsisté dans l’Alfœld, isolés en plaine au milieu des populations magyares, ont gardé leur langue, leurs mœurs et leurs si pittoresques costumes ; jusqu’aux portes de Pest, jusque sur la rive droite du Danube, on trouve de ces petits groupes. Dans l’ensemble, le Magyar est l’homme des grands plaines, le cavalier de la Puzta, tandis que le Slovaque est un montagnard ; comme tous ses pareils, il descend, surtout pendant l’hiver, chercher du travail dans les villes, ou bien il émigré ; nombreux sont les Slovaques qui, chaque année, allaient demander aux États-Unis la liberté et la fortune. D’après les statistiques hongroises, il y aurait en Hongrie un peu moins de 2 millions de Slovaques. Il n’est pas douteux, pour qui connaît les procédés de l’administration dans ce pays, qu’il ne faille majorer ces chiffres : on peut estimer à 2 500 000 le nombre des Slovaques vivant en groupe compact en Slovaquie, à 400 000 le nombre de ceux qui sont répandus dans toute la Hongrie, notamment à Budapest où ils sont plus de 100 000 ; à 100 000 le nombre de ceux qui, en Amérique, ont gardé leur langue et le souvenir de leur petite patrie.

La résurrection du sentiment national s’est produite, chez les Slovaques, en même temps que chez les Tchèques ; Palacky lui-même était Slovaque d’origine, ainsi d’ailleurs que le fameux patriote hongrois Louis Kossuth. Les noms des Slovaques Kotlar et Saffarik sont étroitement associés à l’œuvre de la renaissance linguistique et nationale tchèque et slovaque. Mais, chez les Slovaques, le mouvement a été plus lent et n’a entraîné qu’une élite. La masse du peuple est restée très en retard sur les Tchèques, car les Hongrois s’appliquaient à lui refuser des écoles nationales et à la tenir éloignée de la vie politique. Une longue oppression sociale et politique a brisé les ressorts d’énergie et de volonté de ce peuple qui a toujours obéi à des maîtres étrangers : ceux-ci n’ont jamais cherché à développer ses aptitudes remarquables, son goût pour les arts et la finesse de son esprit. Au Parlement de Budapest, les Slovaques n’ont jamais eu qu’une représentation hors de proportion avec leur nombre : par d’incroyables moyens de pression et de fraude, sur lesquels les livres de M. Seaton Walson (Scolus viator) nous ont édifiés, les Magyars réussissaient à empêcher les candidats nationaux Slovaques d’être jamais élus. Comment les Magyars s’étonneraient-ils que les Slovaques aient cherché chez leurs frères Tchèques de Bohême et de Moravie l’appui moral qui leur a toujours manqué en Hongrie et qu’ils aient souhaité et préparé leur union dans une patrie tchéco-slovaque que le traité de paix va réaliser ? La Slovaquie deviendra, pour la nouvelle République, un réservoir de forces jeunes et de populations vigoureuses, pourvu que les Tchèques ne brusquent pas l’évolution de leurs frères moins avancés et respectent leurs coutumes et leur idiome populaire.

La question de la frontière méridionale de la Slovaquie est particulièrement délicate. Les Allemands et les Magyars ont, au cours des siècles, éloigné les Slaves des bords du Danube et, en général, des plaines et des villes. Presbourg, capitale historique du pays Slovaque, entourée de villages Slovaques, n’a elle-même que 15 pour 100 de Slovaques contre 40 pour 100 d’Allemands et 40 pour 100 de Magyars. Il est cependant indispensable que Presbourg suive le sort du pays qui l’environne et que la Tchéco-Slovaquie soit riveraine du Danube. En règle générale, quand il s’agit de déterminer la nationalité d’une région, ce sont les campagnes plutôt que les villes qu’il faut considérer, car le citadin passe et le paysan demeure. On devra étudier de près, de manière à éviter le plus possible de répartir les populations contre leur gré, cette région du Danube et des confins Slovaco-Magyars entre le Danube et la Tisza. On tiendra compte des groupes importants de Slovaques répandus çà et là à travers la Hongrie qui devront rester parmi les Magyars et constitueront pour eux une compensation aux flots qu’ils devront abandonner en pays Slovaque.

La Conférence aura aussi à se prononcer sur l’avenir du groupe des Ruthènes (Petits-russes) qui, au nombre de 470 000, vivent au Sud de la crête des Carpathes dans la région des sources de la Tisza, et qui s’interposent entre les Slovaques et les Roumains de Transylvanie et de Bukovine. Les Tchécoslovaques leur offrent, comme à des frères trop faibles pour fonder un État indépendant, d’entrer dans leur République en y conservant leur langue et leur autonomie administrative. Par-là les Tchéco-Slovaques seraient en contact immédiat avec les Roumains et ce serait, dans l’intérêt de l’équilibre pacifique de l’Europe, un fait dont l’importance n’a pas besoin d’être démontrée.

La nation tchéco-slovaque ainsi constituée, maîtresse de ses destinées, est appelée à un brillant essor, si elle reste laborieuse et unie dans la victoire comme elle l’a été dans sa lutte contre le germanisme et dans son puissant effort d’organisation. Mais elle ne constitue encore qu’un État de dix millions d’hommes sur lesquels on compte à peine sept millions de Slaves, que sa forme étroite et allongée rend particulièrement vulnérable et qui, ne touchant pas à la mer, restera asservi au système de ses communications, même si le libre usage lui en est garanti par le traité de paix et la Société des nations. Il n’est donc pas assez fort, et il ne le sera pas de longtemps, pour rester isolé et dédaigner l’appui de ses voisins. « Bohemia fara da se » ne saurait être sa devise. Pour faire face au germanisme, il s’adosse à la Pologne ressuscitée qui est son alliée naturelle, il regarde au loin vers sa grande amie russe, dont il déplore l’égarement, qu’il travaillera à reconstruire et à qui il donne l’exemple d’un État slave qui sait se discipliner et s’organiser lui-même. Vers l’Occident, il tend la main à la France, à la Belgique, à l’Angleterre et, par-delà les Océans, à l’Amérique, foyers de patriotisme et de liberté, où son cœur s’est réchauffé, où son intelligence s’est nourrie, d’où lui est venu le salut par la victoire et d’où lui viendra toujours un concours amical, inspiré par le plus pur patriotisme et les plus nobles sentiments humains. Au Sud, il regarde vers l’Italie, dont le rôle historique parait tout tracé et qui, après avoir contribué à renverser par lis armes l’Empire des Habsbourg, peut devenir l’amie de tous les États nouveaux issus de sa dislocation. Dans l’intérieur même de l’ancienne monarchie ou dans son voisinage immédiat, les Tchéco-Slovaques sont étroitement solidaires du groupe des Slaves du Sud, frères de misère et de gloire qui, de l’autre côté du Danube, leur font vis-à-vis et apparaissent comme la seconde colonne d’un portique monumental qui ouvrirait l’accès du monde oriental[2]. Plus loin, la Roumanie latine ne demande qu’à fraterniser avec les nouveaux États nés ou agrandis comme elle par la victoire des Alliés. L’avenir des petites et moyennes nations issues de la dislocation du grand corps historique de l’Empire des Habsbourg est dans leur union.


III

Du côté de la grande Allemagne, tout est péril pour la République tchéco-slovaque ; au Nord et à l’Ouest, l’Allemagne l’entoure et cherchera à la pénétrer ; elle saura faire patte de velours pour attirer vers ses ports le trafic de la Bohême et de la Moravie et pour nouer avec elles des relations d’affaires qui ne tarderaient pas à se transformer en une vassalité économique : l’engrenage est fatal. Et pourtant, c’est du côté de Vienne, d’où ne peut plus venir aucun péril pour l’indépendance de leur État, pourvu que les Allemands d’Autriche ne soient pas réunis à la grande Allemagne, que les Tchèques jettent des regards de défiance et d’hostilité : car la colère des peuples survit à la chute des rois. En Bohême, comme en Italie, le nom d’Autriche éveille des souvenirs si anciennement douloureux que la politique a quelque peine à se rendre compte que l’Autriche d’hier n’est plus qu’un fantôme, mais qu’il reste quelques millions d’Autrichiens de langue allemande dont le sort importe au plus haut point à la sécurité de la Tchécoslovaquie comme de l’Italie, et à la consolidation de la paix européenne. S’ils allaient se réunir à l’Empire (Reich) allemand, en qui ne sont pas mortes les passions dominatrices et pangermanistes, une même puissance serait établie à Berlin et à Vienne, tendrait la main aux Magyars, encerclerait de trois côtés la Bohème et dominerait, du haut des sommets tyroliens, les vallées italiennes. Le péril traditionnel, devenu illusoire, inquiète encore certains esprits et leur cache le péril réel d’aujourd’hui et de demain. N’a-t-on pas entendu, dans l’enivrement d’une indépendance nouvelle, des hommes sérieux, comme l’économiste M.C. Horacek, déclarer : « Nulle amitié avec Allemands et Magyars, pas de relations politiques et économiques, pas de conventions douanière, financière et ferroviaire. » Il est raisonnable en effet de n’avoir pas « d’amitié » pour de tels voisins, mais il est plus difficile de n’avoir pas de « relations » avec eux. Par la crainte chimérique de ressusciter l’Autriche, on rejetterait vers la grande Allemagne plus de six millions d’hommes qui parlent allemand, mais dont la grande majorité n’accepterait qu’en désespoir de cause de s’y voir englobés. Or l’Autriche, telle que les peuples la haïssaient, est morte et bien morte.

L’Autriche de François-Joseph était déjà une survivance d’un passé aboli[3] ; elle n’est plus aujourd’hui qu’un mauvais souvenir ; c’en est fini à jamais de son absolutisme centralisateur et germanisateur, de cet étrange et mortel anachronisme d’une politique d’expansion qui ne s’appuyait pas sur une nation, mais sur une dynastie et un Liai. La disparition de l’Autriche n’est pas une éclipse, comme il en est advenu à tous les grands peuples historiques, c’est un point final mis à une période de l’histoire européenne. L’Autriche nouvelle, indépendante, qui naîtra de la Conférence, ne ressuscitera pas, même s’il lui en prenait envie, l’ancienne politique autrichienne. Qu’on ne cherche donc plus à agiter cet épouvantail.

Un État autrichien de langue allemande, constitué avec les provinces de l’ancienne Cisleithanie qui n’appartenaient ni à l’ancien royaume de Bohème ni au domaine yougo-slave, sera un petit état alpestre et danubien qui ne comptera guère plus de six millions d’âmes se répartissant ainsi :


Basse-Autriche 3 130 536
Haute-Autriche 840 604
Salzbourg 208 009
Styrie (partie 983 252
Carinthie (partie) 304 287
Tyrol allemand 525 115
Vararlberg 126 743
Total 6 118 546[4]


Ces six millions d’hommes se décomposent en deux groupes presque égaux : la ville de Vienne d’une part, avec sa banlieue, qui comprend presque toute la Basse-Autriche et, de l’autre, une série de vallées alpestres, y compris celle du Danube, qui sont habitées par une population de langue allemande, mais très particulariste, et qui représente un germanisme fort éloigné du modèle prussianisé. La Haute-Autriche et Salzbourg, avec environ un million d’habitants, ont une population proche parente de celle de la Haute-Bavière. Les gens du Tyrol et du Vorarlberg sont des montagnards très anciennement germanisés, très attachés à leur foi catholique, à leur autonomie traditionnelle, qu’ils défendirent avec un héroïsme indomptable contre les soldats de Napoléon ; leur type moral les rapproche des Suisses catholiques. Ils regretteront la dynastie des Habsbourg, à laquelle ils étaient très attachés, plus que l’Empire pour lequel on les a si souvent fait tuer. Le Vorarlberg vient, par un vote significatif, de déclarer que, dans certaines circonstances et à certaines conditions, il accepterait de devenir un canton suisse. La partie du Tyrol qui est de langue et de culture allemande opposera la plus opiniâtre résistance à toute domination étrangère qui tenterait de l’englober malgré elle, en totalité ou en partie.

La culture allemande, à mesure qu’elle se rapproche de la Méditerranée, se modifie et s’altère au contact des Slaves et des Latins. Déjà le dialecte viennois est moins dur que l’allemand de l’Elbe ou du Rhin. Entre Vienne et l’Adriatique, les derniers rameaux des Alpes encadrent les sites charmants de la Styrie et de la Carinthie[5]. Là vit une population d’origine celtique, comme les Ladins du Tyrol, qui fut autrefois latinisée et qui parle aujourd’hui un allemand plus riche en voyelles et plus harmonieux, qui répond mieux à la sensibilité de l’âme styrienne, à la douceur et à la pureté des mœurs des hautes vallées de la Mur, de la Drave et de la Save. Parmi ses troupeaux et ses grands sapins noirs la vie parait au Styrien bonne et douce ; il la regarde sans pessimisme ; il jouit avec sérénité de la douceur de son ciel et de la beauté de ses vallées. Son catholicisme traditionnel se nuance de poésie et garde, au fond de ses montagnes, comme un reflet lointain des anciens cultes de la nature. Le Styrien ignore l’âpre ambition, les vastes pensées et les agitations de la civilisation industrielle ; il est heureux de vivre. Cet optimisme souriant va parfois jusqu’à une sorte d’apathie, d’impuissance à vouloir et à agir. Il y a quarante ans, chez nous, certains royalistes impatients ou déçus attribuaient à la « maladie styrienne » l’inaction du prince qu’ils auraient souhaité d’arracher au calme de Frohsdorf. Il serait paradoxal, que ces Styriens fussent associés, dans une même République impériale et unitaire, avec des Prussiens ou des Saxons : Allemands, soit, mais non pas « Boches ! » Ces peuples, dont les soldats se sont battus énergiquement contre les Russes et les Italiens, ne veulent être ni conquis ni absorbés, fût-ce par des Allemands. Ils tiennent à rester eux-mêmes, avec leurs voisins du Tyrol et d’Autriche, et nous n’avons pas de raison de les en empêcher. Ce sont d’honnêtes et fortes populations qui ne peuvent inspirer que respect et sympathie.

Vienne et sa grande banlieue renferment presque autant d’habitants agglomérés que les provinces dont nous venons de parler en comptent de dispersés dans leurs vallées alpestres. La nouvelle Autriche aura donc une tôle trop grosse pour son corps. Vienne était la Ville impériale, le grand creuset qui attirait pour les amalgamer toutes les populations de l’Empire. Il s’en faut que ses habitants soient de pur-sang allemand ; ils sont un mélange de toutes les races de la monarchie. Comme ouvriers, gens de métier, domestiques, fonctionnaires, les Slaves, les Hongrois, les Roumains, les Italiens, les Juifs ont colonisé Vienne ; un grand nombre ont été assimilés, mais on compte environ 300 000 Tchéco-Slovaques qui ont conservé leur langue et leur sentiment national, quoique le Gouvernement Impérial ne leur ait jamais permis d’avoir des écoles spéciales. De ce mélange résulte un type particulier où je ne sais quoi de plus gracieux et de plus élégant chez les femmes, de plus dégagé et de plus fin chez les hommes, décèle l’hérédité slave et même italienne. Ainsi Vienne, citadelle historique et avant-garde du germanisme, est, par le sang, à moitié slave. Le germanisme de Vienne s’est adapté à des mœurs plus simples et plus douces, plus naturellement démocratiques. Les écrivains viennois manquent généralement de profondeur, mais ils ont le coup d’œil finement observateur, le trait plaisant, la note tendre, le tempérament jovial ; ils manient même non sans grâce la fantaisie et l’ironie, filles ailées du génie celtique et méditerranéen.

Vienne est admirablement située, au point même où le Danube, sortant du système alpestre, pénètre dans la grande plaine de l’Europe centrale, « entre une Suisse et une Beauce ; » avec son grand fleuve qui constitue une magnifique voie commerciale naturelle, elle aurait pu devenir et rester, si ses Empereurs avaient pratiqué une politique plus prévoyante et plus équitable pour tous leurs sujets, la capitale d’un grand Empire fédéral où l’élément allemand n’aurait eu que la part d’influence qui lui revient légitimement ; leur méconnaissance des conditions modernes de la vie des nations et des devoirs des souverains envers leurs sujets en a décidé autrement : la politique impériale a tué l’Empire. Avec lui ont disparu, en tant que facteurs politiques, la cour, l’aristocratie et la bureaucratie, c’est-à-dire les trois éléments sociaux qui, à proprement parler, constituaient l’Etat autrichien ; mais il reste le vieux fonds de la population viennoise, c’est-à-dire une bourgeoisie industrieuse, commerçante, mais passive et sans énergie, et un prolétariat nombreux et organisé par un parti socialiste puissant, dont la guerre et les souffrances ont accru l’influence et qui n’a, du Viennois historique, ni la passivité, ni la bonhomie.

Les anciennes provinces autrichiennes de langue allemande, avec Vienne leur capitale, constituent un tout historique qui a sa personnalité, et qui se distingue nettement des pays de l’ancien Empire allemand. Ce n’est pas la langue, ni la race, ni la forme du crâne, qui font la nationalité, mais le vouloir commun d’une collectivité humaine de s’organiser pour vivre en société et constituer un État indépendant. L’Allemand autrichien est aussi, et peut-être plus, distinct de l’Allemand prussianisé que le Belge ou le Genevois l’est du Français, ou le Canadien de l’Américain de… États-Unis. Pour qui a vu Berlin et Vienne, pour qui connaît l’âme des deux peuples et leur histoire, aucun doute ne peut subsister : les Allemands d’Autriche sont une nationalité qui a le droit, comme telle, d’être respectée et de se constituer en État indépendant, libre, et capable de vivre au même titre que les autres nationalités de l’ancien Empire des Habsbourg. C’est en ce moment tout ce qu’elle demande et tout ce qu’il est juste que les Alliés lui reconnaissent.

La grande majorité des habitants de l’Autriche allemande ne souhaitent pas d’être rattachés à l’Allemagne, qu’elle soit impériale ou démocratique, pourvu que l’Entente leur assure les moyens économiques, financiers et moraux de vivre indépendants. L’aristocratie autrichienne a toujours été antiprussienne, et, si elle est allemande de langue, elle a toujours eu un goût particulier pour la culture française dont elle apprécie la finesse et la mesure ; elle s’accommodera avec satisfaction d’un État autrichien indépendant auquel elle contribuera à donner un cachet particulier de civilisation et d’élégance. La bourgeoisie viennoise, les gens des métiers et des corporations, amis d’une vie douce et pacifique, ennemis du bureaucratisme comme du militarisme, clientèle du parti chrétien-social, désirent une solution qui conserve à Vienne son rôle de capitale, fût-ce d’un État réduit et sans prétentions impériales. Les paysans des vallées alpestres sont essentiellement particularistes, et par tempérament, conservateurs et démocrates. Restent les socialistes : les masses ouvrières suivent, souvent contre leur intérêt économique, l’impulsion donnée par leurs chefs politiques qui veulent les entraîner à la lutte des classes à la suite de la social-démocratie allemande avec laquelle ils font, depuis longtemps, cause commune. C’est avant tout un intérêt de parti qui fait des social-démocrates actuellement au pouvoir des partisans du rattachement à l’Allemagne. L’agitation communiste n’aurait aucune chance de réussir en Autriche, si la propagande et l’exemple de Moscou et surtout de Budapest et de Munich n’encourageaient les fauteurs de désordre et de pillage ; ils échoueront dans leur œuvre de mort si l’Entente sait assurer à temps à la population autrichienne d’abord de quoi manger et se vêtir, ensuite les moyens de travailler et de prospérer, et surtout si elle se décide enfin, par acte d’énergie, à arrêter net, en l’étouffant à Budapest, les progrès de celle épidémie de destruction et de nivellement qui gardera dans l’histoire le nom de bolchevisme.


IV

Les Magyars eux aussi constituent une nationalité, et qui a le droit de vivre. Il est même juste de reconnaître qu’il en est peu qui aient montré autant de vitalité nationale et d’énergie patriotique. Malheureusement, ces qualités, les Magyars en ont usé pour opprimer les peuples non Magyars que les hasards de l’histoire, dus mariages et des héritages dynastiques avaient rangés sous les lois de la Couronne de Saint-Etienne.

Quand ils se sont établis, au IXe siècle, au milieu des peuples slaves qu’ils ont séparés et morcelés, les Magyars étaient, comme l’a dit leur poète Gaj, « comme une île dans un océan slave ; » ils assujettirent, assimilèrent ces tribus slaves ou les repoussèrent dans les montagnes. L’aristocratie magyare qui a toujours gouverné la Hongrie et même, surtout depuis 1867, l’Empire tout entier, avait à résoudre un problème difficile ; en minorité dans son propre royaume, elle n’a cru pouvoir se soutenir qu’en employant toutes les forces de l’Etat au service du Magyarisme et en pratiquant une politique de centralisation et de magyarisation sans merci. Elle a été un remarquable instrument de gouvernement ; elle s’est donné une mission qu’elle a remplie avec toute son énergie, celle de faire entrer, de gré ou de force, dans les cadres de l’Etat Magyar, les peuples sur lesquels régnait le roi de Hongrie ; avec les hobereaux prussiens, les magnats Magyars sont, dans l’histoire, l’un des types les mieux caractérisés d’une aristocratie gouvernante et conquérante. Ils ne pouvaient maintenir leur pouvoir qu’en l’étendant sur des peuples nouveaux. C’est ainsi que, tantôt avec l’aide des Habsbourg, tantôt contre eux et avec l’appui des Turcs, ils réussirent à soumettre à leur domination la Transylvanie, la Slovaquie, la Croatie. Ils furent les plus ardents, en ces dernières années, à réclamer l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine et la guerre contre la Serbie.

Mais l’art particulier des Hongrois fut de se présenter à l’Europe occidentale comme un peuple épris de progrès et de liberté. Ne les avait-on pas vus, en 1849, en révolte contre leur souverain ? N’ont-ils pas constitué un Gouvernement parlementaire avec deux chambres où la liberté du langage allait jusqu’aux pires violences ? Ils oubliaient de dire que l’égalité, en Hongrie, était le privilège des seuls Magyars ; la plainte des nationalités opprimées n’arrivait pas jusqu’à l’Europe occidentale. Un homme comme le comte Albert Apponyi avait, en France et en Angleterre, la réputation d’un « libéral ; » il était cependant l’auteur de la fameuse loi sur les nationalités qui est l’un des plus terribles instruments d’assimilation forcée qui ait jamais été forgé au profit d’une nationalité et aux dépens des autres. Vis-à-vis des nationalités, les procédés des Andrassy, des Weckerlé, des Kossuth ne différaient pas de ceux de Mme Koloman et Etienne Tisza[6] ; des hommes comme Deak et Eötvös avaient entrevu la nécessité d’accorder plus de liberté et plus de part dans le gouvernement aux peuples non Magyars : ils ne furent pas suivis. Mais le mouvement qui, dans toute l’Europe, rendait à toutes les nationalités conscience de leurs droits et de leurs forces, était trop puissant pour que la législation la plus restrictive réussit à l’étouffer. Les Magyars luttèrent désespérément ; ils savaient que le règne de la justice envers toutes les races marquerait la fin de la domination de leur race et de son grand rôle historique. Du côté de la Croatie surtout, le danger était pressant, car, derrière les Croates, grandissait l’Etat Serbe indépendant, et, d’une rive à l’autre de la Save, des mains se tendaient qui cherchaient à se rejoindre pour unir tous les Yougo-Slaves en un seul peuple. Il fallait donc, pour que la Hongrie pût continuer à tenir sous son joug les peuples non Magyars, en finir avec ce petit État ; après les guerres balkaniques et les victoires serbes, le péril était imminent. Le comte Tisza, d’accord avec l’Allemagne, jugea l’heure venue de déchaîner la grande guerre.

C’était la suprême partie : la Hongrie l’a perdue ; elle porte avec l’Allemagne le poids d’une terrible responsabilité. Elle a lutté jusqu’à la fin avec un aveuglement incoercible ; c’est à elle qu’est dû l’échec des tentatives de l’empereur Charles et de quelques hommes d’Etat autrichiens pour fédéraliser l’Empire dualiste. Elle demande aujourd’hui qu’on ne confonde pas le peuple Magyar avec le Gouvernement qui l’a conduit aux abîmes ; mais les peuples restent solidaires de leurs Gouvernements même déchus, et les Hongrois le sont d’autant plus qu’ils n’ont ni renversé, ni renié le leur avant la défaite, tardive sagesse, comparable à celle des Allemands, et dont il est impossible de savoir s’il faut l’attribuer au remords ou à la crainte de l’expiation. Si le mauvais coup avait réussi à l’Allemagne et à ses complices, on aurait vu les Hongrois opprimer allègrement les Serbes et les Roumains vaincus et acclamer les succès du comte Tisza. Est-ce que les Français, en 1870, n’ont pas cruellement payé les illusions de la politique, pourtant généreuse, de Napoléon III, quoiqu’ils aient renversé son trône avant que la partie fût définitivement perdue. Les Hongrois seront moins durement traités ; ils ne perdront pas leurs provinces peuplées de Magyars, si ce n’est dans la mesure strictement indispensable pour assurer l’affranchissement des nationalités qu’ils retenaient malgré elles sous le joug. L’Etat Hongrois aura sans doute beaucoup à souffrir de la paix. Est-ce la faute des Alliés s’il comptait, sur vingt et un millions d’habitants, moins de la moitié de Magyars[7] ?

Le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au nom duquel nous avons conduit la guerre et nous faisons la paix, détruit l’édifice artificiel, fondé sur la force et l’oppression, qu’était l’Etat Hongrois et réduit l’influence des Magyars à la mesure de leur importance numérique. Le royaume de Hongrie était un grand État, la moitié de l’Empire dualiste d’Autriche-Hongrie ; la République Magyare ne sera plus qu’un État secondaire ; mais elle sera un État libre auquel les Magyars donneront la constitution qui leur conviendra ; les fractions du peuple magyar qui s’en trouveront détachées par suite de l’enchevêtrement des populations dans les zones mixtes, jouiront, sous la sauvegarde de la Société des Nations, d’une liberté que ni les Slovaques, ni les Roumains, ni les Serbes, ni les Croates ne connurent avant la guerre libératrice.

L’accès à la mer sera garanti aux Hongrois par la voie fluviale du Danube et par des chemins de fer internationaux aboutissant à Fiume et à Salonique. La vie politique et économique du peuple Magyar sera donc assurée, et elle le sera indépendamment de l’Autriche. Nous avons assez longtemps entendu les revendications et les doléances du « Parti de l’Indépendance » pour être persuadés que la Hongrie estimera à son prix la rupture de liens qui lui semblaient si insupportables.

Le mouvement bolchevique en Hongrie et la dictature du prolétariat sont encore une forme de la protestation nationale magyare contre le démembrement de l’ancien État hongrois. N’a-t-on pas vu le comte Karolyi, désespérant d’obtenir les concessions qu’il avait espérées de l’Entente, passer la main aux Communistes ? Mais une tactique si hasardeuse porte en elle-même son châtiment. L’armée et la police ayant disparu, tous les pouvoirs sont tombés aux mains d’une bande de jeunes gens, presque tous juifs, qui ont organisé, sur le modèle de Pétrograde, la destruction de la bourgeoisie et du capital, et travaillent avec ardeur à répandre dans les pays voisins leurs doctrines de nivellement social et de ruine économique. La malheureuse Hongrie expie. Pour son honneur et son intérêt, l’Entente ne peut pas laisser se développer plus longtemps pareille saturnale au centre de l’Europe Avec l’aide des éléments sains du pays, elle sauvera la Hongrie d’elle-même.

Aussi bien la Hongrie sera-t-elle un État viable. Le Magyar est, par excellence, l’homme des plaines ; il gardera ses immenses champs de blé, de maïs et de betteraves et les étendues indéfinies de sa Puzta herbeuse où il exerce l’agilité de ses beaux chevaux. Avec ses deux grands fleuves, le Danube et la Tisza, qui lui ouvrent vers la Mer Noire au Sud-Est, vers l’Autriche et la Bohême au Nord-Ouest, des voies commerciales naturelles, avec ses chemins de fer, il est admirablement placé pour devenir le premier peuple producteur et exportateur de céréales, de bétail, de chevaux, de volailles, de sucre, de l’Europe Centrale. Tchéco-Slovaques, Yougo-Slaves, Polonais, Autrichiens, sont ses clients naturels ; il aura aussi, avec les États riverains du Bas-Danube, des relations nécessaires.

Ainsi l’économie nationale montre les voies à la politique et l’on peut entrevoir les grandes lignes de la solution d’un problème qui trouble l’Europe centrale depuis le IXe siècle et qui consiste à articuler pacifiquement l’État magyar parmi les peuples slaves, roumains et allemands, au milieu desquels il est tombé, comme un bolide, au temps d’Arpad. La difficulté sera vaincue par le respect de tous les droits légitimes. La nation magyare a sa place, mais rien que sa place, parmi les peuples de l’Europe centrale ; elle est brave, laborieuse, amie des arts et de la haute culture ; elle est capable de noblesse et de générosité quand elle ne se croit pas tenue aux duretés de l’égoïsme national ; elle a une place à prendre et un rôle à jouer parmi les nations moins avancées en civilisation. L’Occident, et particulièrement la France, sont disposés à l’y aider avec une sympathie que rien ne viendra plus troubler.


V

Dans l’ancienne Autriche-Hongrie, deux peuples gouvernaient et dominaient toutes les autres nationalités ; dans l’Europe nouvelle, chaque nationalité constituée, détachée de l’ancien Empire des Habsbourg, aura le droit et les moyens de vivre indépendante et libre. Le problème consiste à organiser le droit à la vie qui n’est refusé à aucune d’elles. Si les premiers mois qui suivirent l’écroulement des Habsbourg, lien vivant de tous ces peuples d’origine et de langage divers, devaient fatalement être employés à la difficile liquidation de l’actif et du passif de l’ancienne communauté, les années qui suivront l’établissement définitif de la paix et des frontières amèneront la reprise de relations fondées sur l’intérêt et sur des affinités diverses. Les lois géographiques et les nécessités économiques reprendront alors leurs droits.

Toutes les nations issues des fragments de l’ancien Empire dualiste sont riveraines du Danube, à l’exception des Polonais qui appartiennent à une autre région. Le puissant fleuve est, pour toutes, l’artère vivifiante, la grande voie commerciale. Par les travaux d’amélioration qui ont régularisé son cours, par les canaux qui l’ont réuni au Rhin, l’importance économique du Danube s’est beaucoup accrue. Entre les riverains d’un tel fleuve, il existe un lien, une communauté d’intérêts qui doit nécessairement se traduire par une convention de commerce et de navigation. Les Allemands, par le traité de Bucarest de 1918, avaient tout combiné pour se servir du Danube comme d’un puissant instrument de germanisation ; il devait être l’artère commerciale du Mittel-Europa[8]. Les Alliés, au contraire, doivent en faire un instrument de libération ; il deviendra un fleuve international dont la navigation libre sera réglementée par une convention spéciale.

La Bavière est, elle aussi, un État partiellement Danubien ; la majeure partie de son territoire est dans le domaine géographique du Danube, mais ses affluents alpestres sont des torrents impropres à la navigation, tandis que ceux de la rive gauche, doublés par des canaux, unissent la Bavière au système rhénan et la portent vers les plaines de l’Allemagne du Nord. À cheval sur les deux réseaux fluviaux, son histoire l’a inclinée tantôt vers le Rhin et Berlin, tantôt vers le Danube et Vienne. Il y a, en réalité, trois Allemagnes : celle des plaines du Nord, celle du Rhin moyen et du Haut Danube, et enfin l’Autriche de langue allemande. De 1848 à 1860, l’Allemagne du Sud répugnait à l’union avec la Prusse et entendait garder son indépendance ; Maximilien II disait, en 1860, au prince Clovis de Hohenlohe : « Je ne me mettrai à la remorque ni de l’Autriche, ni de la Prusse. » Cette Allemagne de la Souabe, de la Franconie, des Alpes, du Rhin et du Haut Danube est, au point de vue ethnique, l’Allemagne vraie et pure, car le Prussien est un Slave germanisé et le Viennois un Germain mélangé de Slave, de Magyar, de Latin, et déjà un peu un Oriental… Lorsqu’en 1866 la force prussienne rattacha l’Allemagne du Sud à la Prusse, Bismarck voulut que l’Autriche en demeurât séparée. Chacune d’elles a, depuis lors, suivi sa destinée, la Bavière, le Wurtemberg et Bade se prussianisant, l’Autriche poursuivant vers l’Orient et les Balkans sa politique d’expansion territoriale et économique. Si les sentiments particularistes, qui ont des racines profondes dans le caractère national allemand, se développaient, sous l’action de la défaite et de la révolution, jusqu’à provoquer des sécessions, on pourrait concevoir la Bavière et ses voisines cherchant à s’unir à l’Autriche pour former une grande Allemagne du Sud. Dans l’état matériel et moral où sont actuellement la Bavière et l’Autriche, une union entre elles aurait plutôt pour conséquence d’entraîner l’Autriche vers Berlin et Weimar que l’Allemagne du Sud vers Vienne. Il y aurait, dans les deux cas, péril pour Prague, Presbourg, Zagreb (Agram) et Trieste.

L’intérêt de tous les Alliés est d’aider à vivre et à prospérer une Autriche indépendante qui pourrait être, au moins provisoirement, une Autriche neutre, une sorte de Suisse autrichienne, qui trouverait sa place définitive, comme État indépendant, quand le temps et l’expérience auront éprouvé la solidité du nouvel édifice européen et permis d’y apporter les retouches reconnues indispensables. La paix sera nécessairement suivie d’une courte période de troubles et de l’explosion d’un mécontentement général ; car tous les peuples se croiront lésés ou insuffisamment favorisés. Ils auront quelques semaines pour maudire leurs juges ; mais les passions nationales s’apaiseront sous l’action du besoin impérieux de vivre, de travailler, d’échanger ; alors s’opéreront les rapprochements que les intérêts indiquent. L’éminent président de la République Tchéco-Slovaque M. Masaryk répondait, au commencement de février dernier, à un journaliste qui lui demandait son opinion sur l’éventualité d’une fédération danubienne : « Pour le moment, il ne peut s’agir que d’une confédération économique ; l’histoire présente cependant des exemples de confédération économique transformée en confédération politique. Les conditions d’une confédération danubienne sont d’abord la liquidation juste de l’ancienne Autriche. On verra, pendant cette liquidation, quel fond on peut faire sur les différents groupes. Une solution juste des problèmes qu’implique lu liquidation de l’ancienne Autriche constituerait une base concrète de pourparlers en vue d’une semblable fédération. » Quand se posera pratiquement le problème dont M, Masaryk discerne si justement les éléments, l’Italie, rassérénée par la paix, aura compris qu’il n’y a pour elle, comme pour toute l’Europe Centrale, qu’un seul péril, c’est, non pas l’impossible résurrection de l’Autriche ancienne, mais la constitution d’une grande Allemagne unifiée dont Berlin, Munich et Vienne seraient les capitales et qui, du haut des Alpes, tendrait d’un effort inlassable vers Trieste et l’Adriatique.

Il faut sérier les questions. L’effort de la France et de ses alliés vainqueurs doit aboutir d’abord à établir les quatre maîtres piliers de l’Europe Centrale : Tchécoslovaquie, Pologne, Yougo-SIavie, Roumaine, à les consolider, à les lier ensemble pour les rendre solidaires et accroître leur capacité de résistance. La nouvelle Autriche républicaine et la République Magyare viendront alors d’elles-mêmes chercher leur place dans l’édifice reconstitué sur de nouvelles assises.


RENE PINON.

  1. Voyez notre article du 15 janvier 1919. — Il y a en Silésie autrichienne 235 000 Polonais.
  2. Nous aurons l’occasion de revenir sur le groupe yougo-slave, qui est à la fois balkanique, danubien et adriatique.
  3. Voyez notre article François-Joseph, dans la Revue du 1er janvier 1917, ou notre brochure : François-Joseph ; essai d’histoire psychotonique (Perrin, 1917.)
  4. Chiffres de 1910. Voyez A. Chervin : L’Autriche et la Hongrie de demain. Les différentes nationalités d’après les langues parlées (Berger-Levrault, 1915.)
  5. Les parties méridionales de ces deux provinces sont Slovènes :
    Styrie : 70,49 pour 100 parle allemand.
    29,37 pour 100 parle Slovène.
    Carinthie : 78,61 pour 100 parle allemand.
    21,39 pour 100 parle slovène.
    Depuis des siècles la poussée allemande fait, aux dépens des Slovènes, un travail d’érosion ethnique.
  6. Voyez, entre autres ouvrages récents, sur les procédés de gouvernement des Hongrois : Aurèle G. Popovici : La question roumaine en Transylvanie et en Hongrie (Payot, 1918, in-16) ; G. Beck, Les responsabilités de la Hongrie (Payot, 1917, in-16).
  7. Population du royaume de Hongrie en 1910.
    Langues maternelles parlées Nombre absolu Proportion pour 100 habitants
    Magyars 10 050 575 48,1
    Allemands 2 037 435 9,8
    Slovaques 1 967 970 9,4
    Roumains 2 949 032 14,1
    Ruthènes 472 587 2,3
    Croates 1 833 162 8,8
    Serbes 1 106 471 5,3
    Divers 469 255 2,2
    Total 20 886 487


    Les Israélites sont compris dans le chiffre des Magyars ou des Allemands. — Ces statistiques sont celles de l’Administration hongroise, donc peu suspectes de favoriser les nationalités.

  8. Voyez le fameux livre de Frédéric Naumann : L’Europe centrale. Traduction française ; Payot, 1918, in-8o.