La Reconstruction de l’Europe orientale

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La Reconstruction de l’Europe orientale
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 377-405).
LA RECONSTRUCTION
DE
L’EUROPE ORIENTALE

« Et maintenant il faut recoudre. » Le mot fameux de Catherine de Médicis devrait devenir, après l’éclatante victoire de leurs armes, la maxime directrice de la politique des Alliés.

Aussitôt que la guerre eut brisé les cadres dynastiques, militaires et gouvernementaux des anciens Etats fondés sur le principe féodal que la personne du souverain est le lien vivant des peuples et qu’à lui seul appartiennent tous les droits, la vertu toute-puissante du principe démocratique que les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes, pourvu qu’ils soient en mesure de constituer un Etat capable de civilisation et d’ordre, fît éclater les vieilles monarchies et ne laissa plus, à leur place, qu’une poussière de nationalités, petites ou grandes, occupées, dans le fracas des batailles finissantes, à rompre tous les vieux liens pour achever leur émancipation. Chacune d’elles fait diligence pour tracer, aussi loin et aussi profond que possible, le fossé qui la séparera de ses voisines, pour formuler au maximum ses revendications et grouper tous les éléments qui se réclament d’une même nationalité, afin d’en bâtir un Etat fondé sur le consentement libre et spontané de tous ceux qui seront appelés à y entrer. Il était naturel que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes produisît d’abord un phénomène général de désagrégation, de fragmentation.

Mais, pas plus que l’individu humain, l’individu nation ne vit seulement de liberté. Les nations, si justement attachées qu’elles soient à l’indépendance, doivent cependant reconnaître qu’il existe entre elles, comme entre les hommes, des interdépendances obligatoires résultant des conditions naturelles dans lesquelles s’exerce leur activité. La vie de relations entre les peuples est asservie à des fatalités d’ordre géographique, climatologique, économique. Les Etats qui sont en train de naitre à l’indépendance ne trouveront pas tous dans les frontières où le temps et l’histoire ont tracé sur la carte les contours de leur domaine national, l’ensemble des conditions indispensables à la satisfaction des besoins essentiels d’un peuple civilisé. Ils sont pour un moment, qui sera court, tout à la joie de l’indépendance enfin conquise ; mais, à mesure que se développeront leurs libres énergies, ils s’apercevront qu’ils ont avec leurs voisins des contacts inévitables, des rapports nécessaires qui les amèneront à de mutuelles concessions, à des services réciproques, à moins que ce ne soit à des conflits d’intérêts. Bientôt s’imposera le besoin de certains rapprochements, selon les affinités naturelles, historiques, religieuses, linguistiques, politiques, économiques de chaque peuple ; il s’agira d’obtenir l’accès à la mer, à un grand fleuve, à un chemin de fer important, de s’assurer un contingent annuel de telle matière première. Alors, entre les tronçons des anciens empires, disloqués suivant les lignes de fracture ethnographiques, des associations se créeront dans lesquelles chaque partie, gardant sa pleine indépendance, s’accordera avec une ou plusieurs autres pour former soit une union douanière, soit une alliance militaire, soit une fédération politique. Aux phénomènes de fragmentation succéderont des faits de regroupement, de remembrement.

En face de l’Allemagne, plus unifiée sous sa nouvelle façade démocratique qu’elle ne l’était au temps de ses dynasties, autour du bloc germanique compact, dont les éléments hétérogènes vont être séparés, cette nécessité d’unions et de groupements s’impose avec force aux nouveaux Etats qui ont mis le vin nouveau de l’indépendance dans les vieilles outres imprégnées du venin des rancunes historiques. Il appartient aux Puissances alliées, dont la victoire a émancipé les nations nouvelles, de les orienter dans cette voie, de leur faciliter les premières démarches et les concessions nécessaires ; elles ont elles-mêmes le plus grand intérêt à ne pas laisser s’éparpiller tout autour de l’Allemagne, une série de petites nations, sans liens les unes avec les autres, parmi lesquelles l’esprit de conquête et de domination, qui n’est pas mort dans la race germanique, trouverait un terrain tout préparé pour ses intrigues politiques et ses manœuvres d’impérialisme économique. La politique allemande a toujours été habile à susciter les jalousies, à exciter les rivalités, à exploiter les divisions ; les Alliés au contraire ont intérêt à préparer des réconciliations, à promouvoir des ententes, à lier en faisceaux solides les petits États isolés. Cette œuvre de reconstruction de l’Europe en fonction du péril allemand s’impose aux Puissances qui ont combattu et vaincu, dans la plus terrible des guerres, pour le droit des peuples ; il leur faut maintenant assurer aux nations libérées par leur sang une sécurité durable et organiser leur collaboration au salut commun par la consolidation de la paix. Si les Alliés, par inertie ou pusillanimité d’esprit, n’osaient pas entreprendre et ne savaient pas mener à bien ce travail d’architecture politique et sociale, ils perdraient le fruit de leurs souffrances et de leurs victoires.

Nous voudrions esquisser ici quelques-unes des grandes lignes de cette reconstruction qui, après les effroyables bouleversements de la guerre, va donner à l’Europe la physionomie nouvelle qu’elle gardera sans doute pendant des siècles. Puissions-nous contribuer à éviter ces erreurs irréparables qui, dans la fondation de l’édifice, en vicient radicalement toute l’économie, en compromettent la solidité et menacent la sécurité des hommes qu’il doit abriter ! Nous jetterons, sans entrer dans les détails et en évitant les discussions, un coup d’œil d’ensemble sur l’Europe orientale.


I

L’Europe orientale, de la Vistule à l’Oural, et de l’Océan glacial au Caucase, est une immense plaine, sans relief, sans montagnes et sans pierres, où la séparation des terres et des eaux semble inachevée : pays de marais, de forêts humides, de riches terreaux noirs ; pays sans os, invertébré : c’est l’ancien Empire des Tsars. Le paysan aime la terre, mais comme il trouve, dans toute l’étendue, de la Russie prolongée par la Sibérie, le même sol, il n’est pas, comme chez nous, attaché à son coin de terre ; il se déplace, il émigre facilement. Entre la plaine russe et la plaine de l’Allemagne du Nord, en passant par la plaine polonaise, pas de frontières naturelles ; pas de contraste non plus entre les plaines russes et les plaines ukrainiennes jusqu’aux premières pentes des Carpathes. Des peuples très divers, dont les plus nombreux sont slaves, habitent ces immenses contrées ; des dominations multiples s’y sont combattues et s’y sont succédé : Empire mongol, Empire polonais, Empire lithuanien. Empire russe, englobant tout ou partie des grandes plaines sans fin. Tous ces Etats historiques ont eu un pareil destin : une ère de formation et de croissance, un maximum d’extension, une période de déclin ; tous ont correspondu à l’évolution sociale et politique d’un peuple. Aucun de ces peuples n’a disparu ; de chacun d’eux il subsiste des groupes ethniques plus ou moins importants, depuis ces petites tribus du Caucase qui ont survécu dans un repli de la montagne comme des échantillons de races disparues, jusqu’à de grandes nations comme les Polonais. Des mélanges se sont produits ; les peuples de l’ancienne Russie sont comparables aux essaims d’abeilles constitués par un noyau compact autour duquel voltigent des insectes dont les rangs sont moins serrés à mesure qu’ils s’éloignent du centre. Les frontières ethnographiques sont difficiles à tracer ; les revendications nationales s’enchevêtrent et se combattent. Si l’on regarde une série de cartes historiques des territoires de la Russie, on s’aperçoit que ces empires successifs se sont étendus, au moins partiellement, sur les mêmes territoires. Ils présentent schématiquement l’aspect d’une série de cercles qui ont chacun leur centre, mais dont les circonférences se coupent. Quelles que soient les frontières futures, si scrupuleusement que les Alliés cherchent à faire droit à toutes les revendications légitimes, il y aura toujours, dans l’ancien Empire des Tsars, comme dans l’ancien Empire des Habsbourg, dans les Balkans et en Turquie d’Asie, des minorités qui devront accepter la loi des majorités, mais à qui seront assurées des garanties pour leur langue et leur culture particulières.

Les Tsars de Moscovie, peu à peu, à partir du XVIe siècle, rassemblèrent sous leur autorité toutes les terres peuplées de Russes. De tous les membres de la grande famille, seuls les Ukrainiens ou Petits-Russes de Galicie et de Hongrie, que Vienne appelait Ruthènes, restèrent en dehors de l’immense Empire. En revanche, par conquête ou par héritage, les Tsars rangèrent sous leur sceptre, sur tout le pourtour de leurs Etats, des peuples qui n’étaient pas Russes et qui souvent même n’étaient pas Slaves. Au Nord-Ouest, le traité de Viborg, en 1812, fit du Tsar un grand-duc de Finlande. A l’Ouest, le long de la Baltique, furent annexés les Esthoniens qui sont un rameau de la grande famille finnoise ; plus au Sud, les Lettons et leurs cousins germains les Lithuaniens, qui appartiennent à une très ancienne race indo-européenne. A l’Ouest encore, la Russie prit sa large part du dépeçage de la Pologne. Au Sud, elle absorba en 1878 la partie roumaine de la Bessarabie par où elle devint riveraine des bouches du Danube. Catherine II acquit en 1784 la Crimée dont la population est en partie tatare. La conquête du Caucase et de la Transcaucasie réunit à l’Empire des populations géorgiennes, arméniennes, tatares, sans compter toutes les tribus de la montagne qui parlent plus de cent langues différentes. Au Sud-Est la domination russe engloba le groupe compact des musulmans du Turkestan, entre la Caspienne, l’Hindou-Kouch et les Pamir. A l’Est enfin, la Russie atteignit le Pacifique, soumettant des populations mongoles, turques, mandchoues, colonisant des terres vierges, y portant la civilisation, créant dans les steppes sibériens et les vallées des grands fleuves une véritable Russie nouvelle. De l’ancienne domination mongole, il subsiste, à l’intérieur même de l’Empire, dans le bassin de la Volga, de nombreux îlôts musulmans, débris d’anciennes nations, demeurés là quand la grande marée des invasions turco-mongoles reflua vers l’Asie. Leur centre principal est Kazan. Tatares, Tchérémisses, Tchouvaches, Bachkirs, Mordvines, Kalmouks, etc., atteignent le chiffre de sept millions. Ils se rattachent par la nombreuse confédération des Kirghizes aux masses musulmanes du Caucase, du Turkestan et de l’Asie Centrale.

Ainsi, un énorme noyau central composé des trois grandes fractions du peuple russe : Grands-Russes, Blancs-Russes, Petits-Russes ou Ukrainiens, constituant avec la Sibérie une masse de plus de cent millions d’âmes, dont soixante millions pour les seuls Grands-Russes ; et, tout autour, comme autant de ballonnets formant ceinture à un gros ballon, des peuples d’autres races qui, presque partout, séparent la Russie des Etats de l’Europe Centrale et l’éloignent des mers. C’est pour percer ce cercle que Pierre le Grand voulut ouvrir sur la Baltique la fenêtre de Pétrograd. Entre tous ces peuples, un seul lien existait, la personne du Tsar de toutes les Russies, maître et autocrate, souverain commun, clef de voûte de l’édifice. Il gouvernait cette colossale masse d’hommes par un système de monarchie asiatique qui eût, somme toute, assez bien correspondu à l’état social et moral de la très grande majorité de Russes, s’il n’avait été aggravé et faussé par une bureaucratie policière et routinière. : Russifier les populations non russes, souvent plus avancées en civilisation que les Russes eux-mêmes, par l’administration, par l’armée, par l’Eglise, était un dogme pour tout fonctionnaire impérial ; le résultat fut, que les divers groupes nationaux, que cette persécution constante n’empêchait pas de percevoir l’écho des idées occidentales, prirent de plus en plus conscience de leur personnalité et aspirèrent avec plus d’ardeur à l’autonomie.

Au maximum de compression répondit, dès que les ressorts de l’autorité furent brisés, un maximum de désordre ; au maximum de centralisation un maximum d’émiettement. La décompression brusque affola les cerveaux qui n’étaient pas préparés à la liberté. Il n’existait en Russie que des classes moyennes peu nombreuses qui n’avaient elles-mêmes qu’un état-major de ces théoriciens politiques sans expérience, mais non sans prétention, dont M. Milioukov et M. Kerensky sont deux types également dangereux ; un prolétariat intellectuel sans emploi se jeta sur la révolution comme sur son bien et prit la direction d’une masse ouvrière inorganisée et d’une masse paysanne inorganisable. Ainsi, dans cette malheureuse Russie, quand l’or allemand et la faiblesse de l’infortuné Nicolas II eurent précipité la révolution, tout s’écroula en même temps : les sécessions nationales s’ajoutèrent à la révolution sociale et à la jacquerie rurale pour créer un inextricable chaos. La dislocation alla jusqu’aux limites extrêmes ; les groupes nationaux non russes se détachèrent, les tronçons de la famille russe se séparèrent et l’application du système communaliste fit de chaque village une communauté autonome qui fit d’abord usage de sa souveraineté de fait pour partager les terres entre ses habitants. Dislocation de l’Empire, émiettement de l’autorité, morcellement du sol, telle est la marche de la révolution russe.

On ne peut s’empêcher de remarquer que la révolution à façade socialiste que les Allemands sont en train de faire, semble devoir aboutir d’abord à la disparition des frontières intérieures, à l’unification par la démocratie ; le contraste est saisissant et pourrait avoir, si les Alliés n’y prenaient garde, les répercussions les plus dangereuses pour la-sécurité future de l’Europe.

Il est difficile de donner du Bolchevisme une définition adéquate ; c’est un phénomène complexe qui a des aspects généraux et des aspects spécifiquement russes. Le Bolchevisme, tel qu’il sévit en Russie, n’était possible que dans un tel pays. Il a fallu d’abord, pour faire éclore cette plante vénéneuse, la guerre, l’invasion, les énormes pertes que les armées ont subies et qui ont fauché l’élite de la jeunesse et presque tous les meilleurs officiers. Il a fallu le caractère de « l’homme russe, » paysan primitif, illettré, prodigieusement naïf, dominé par la convoitise instinctive de la terre, capable d’un enthousiasme mystique pour un paradis humanitaire en même temps que des passions les plus bestiales, des plus généreux dévouements comme de la plus sauvage brutalité, victime prédestinée des prêcheurs d’utopies et des vendeurs de panacées. Il a fallu, enfin, la propagande et les intrigues secrètes des agents allemands.

Les Bolcheviks prétendent appliquer l’Evangile marxiste tel qu’il a été formulé par Marx et Engels dans le fameux « manifeste du parti communiste » (1847). Quand on lit les textes des décrets et décisions du gouvernement des Soviets, on a, en effet, l’impression d’une certaine logique dans l’absurde. Le Bolchevisme est dangereux, parce qu’en théorie du moins, il n’est pas la pure anarchie ; il se présente comme un pouvoir fort, qui gouverne au nom et au profit des masses. La réalité est tout autre et sombre dans une atroce et sanglante confusion. La Russie est entièrement ruinée ; les ouvriers se sont emparés des usines, ont massacré ou chassé les ingénieurs et le rendement est devenu insignifiant ; il n’y a plus de commerce ; les paysans se sont emparés des terres des grands propriétaires, mais ils osent à peine les cultiver, soit qu’ils craignent des représailles, soit que, la révolution leur ayant rendu la vodka, ils interprètent surtout le nouveau régime comme un droit à la paresse et à l’ivrognerie. L’autorité réelle est concentrée entre les mains des commissaires du peuple : c’est la dictature de quelques individus parmi lesquels Lénine paraît être l’un des rares qui soit Russe. Il n’y a plus d’élections régulières. Les Soviets d’ouvriers et soldats et les congrès des Soviets ne sont qu’un décor, qu’une occasion de discours à perle d’haleine. Dans les campagnes, le pouvoir appartient aux paysans les plus ignorants, les plus pauvres, c’est-à-dire les moins laborieux : chaque village est en état de défiance, parfois de guerre vis-à-vis de son voisin : des bandes armées d’anciens soldats et de paysans parcourent le pays, paralysent les transports, empêchent le travail. C’est un régime de terreur, sans l’excuse de la défense nationale, sous le seul prétexte de combattre la « contre-révolution, » au profit d’une oligarchie d’ambitieux très habiles et d’éhontés voleurs qui a trahi tous les intérêts du peuple russe au profit de ses pires ennemis. Les droits de l’individu sont complètement abolis. Toutes ces libertés que l’Occident appelle la Liberté et pour qui il sait vaincre et mourir, ont disparu. Les prisons sont plus pleines que sous l’ancien régime, les exécutions beaucoup plus nombreuses et plus féroces, sans qu’il y ait même un simulacre de jugement ; tout individu déclaré « bourgeois, » ou socialiste révolutionnaire, c’est-à-dire adversaire des Bolcheviks, est fusillé sur-le-champ. Sous un tel régime la Russie gît inerte, comme hébétée par tant de malheurs, dans un abîme de douleur et d’humiliation ; elle ne parvient pas à se ressaisir ; elle inspire à ses Alliés, qui ne sauraient oublier ce que ses armées ont fait pour le succès commun, un sentiment de profonde pitié ; ils souffrent d’ailleurs eux-mêmes dans leurs intérêts d’une situation si tragique et cherchent par quels moyens ils pourraient lui venir en aide sans s’exposer à la contagion bolchevique.

Après de telles secousses, la reconstruction de la Russie sera difficile et longue. Elle se fera sur des assises nouvelles. La Russie de l’avenir sera vraiment une Russie russe et non plus une mosaïque de peuples hétérogènes. Tout autour d’elle des nations indépendantes se sont constituées en Etats qui resteront libres, sauf, plus tard, à user de leur liberté pour conclure un pacte d’alliance ou de fédération avec une Russie, qui, cessant d’être un danger pour leur indépendance, pourra, au contraire, devenir une sauvegarde pour leur sécurité et une associée pour leur prospérité. Le double phénomène de dissociation et de reconstruction, conséquence de la guerre et des principes des Alliés victorieux, ne peut manquer, avec le temps, d’aboutir, en Europe, à la constitution d’une série de fédérations com- posées d’Etats de toutes dimensions et de toutes formes constitutionnelles, unis entre eux par des liens plus ou moins étroits, depuis la simple alliance militaire et économique, jusqu’à une union intime, mitigée seulement par l’autonomie administrative.

La Russie de l’avenir nous apparaît sous la forme d’une vaste fédération de cette nature ; les diverses parties de la nation russe, y compris l’Ukraine, y trouveront leur place ; les petites nations qui entourent la masse russe s’y agrégeront tout en gardant leur indépendance. Mais, pour le moment, la situation se présente sous un aspect tout autre ; c’est la Russie qui a surtout besoin d’aide et de secours ; elle est en pleine décomposition, tandis que les nations qui l’entourent entrent dans la phase de reconstruction. C’est ce que les « commissaires du peuple » ont compris et ce qui explique les efforts désespérés qu’ils tentent aujourd’hui pour « bolcheviser » et détruire les Etats en voie de constitution. Nous verrons donc d’abord comment peuvent s’organiser les nations qui se séparent de la Russie et selon quelles affinités elles paraissent devoir se grouper ; nous tenterons ensuite d’indiquer quelles méthodes et, pour ainsi dire, quels traitements curatifs, les Alliés pourraient appliquer pour le salut de la Russie.


II

La France, au cours de sa glorieuse histoire, n’a cessé de combattre pour son existence et les libertés de l’Europe contre la masse des peuples germains. Depuis François Ier, les appétits de conquête de cette race envahissante trouvèrent d’abord leur expression dans les rêves de monarchie universelle de la « Maison d’Autriche, » puis dans la formidable machine de guerre dressée par la noblesse prussienne et ses rois Hohenzollern. Dans cette lutte séculaire, dont nous venons de vivre le plus tragique épisode, l’instinct de la conservation a fait rechercher, par les gouvernements qui se sont succédé en France, l’alliance de la Puissance, — quelle qu’elle fût, — qui, située, par rapport à notre pays, de l’autre côté de l’Allemagne, pouvait, en l’attaquant sur sa face orientale, nous aider à la tenir en respect et à la vaincre. Contre le formidable empire de Charles-Quint, François Ier, roi Très Chrétien, n’hésite pas à lier partie avec Soliman, sultan des Turcs, et concerte ses coups avec les siens. Le cardinal de Richelieu est l’allié de Gustave-Adolphe, roi protestant de Suède. Louis XIV et Louis XV cherchent un appui tantôt chez les Polonais, tantôt chez les Hongrois. Napoléon Ier ébauche, et la troisième République réalise l’alliance avec la Russie. L’événement a justifié cette politique : l’offensive des armées russes a détourné sur elles, dès la fin d’août 1914, des troupes allemandes et autrichiennes dont le poids aurait pu être décisif sur le front Ouest et, jusqu’à la révolution de mars 1917, et même jusqu’au coup de force bolchevique de novembre, la Russie a retenu chez elle et souvent vaincu une partie considérable des armées allemandes et autrichiennes.

Quand la France triomphante se préoccupe de créer en Europe un état de fait qui permette d’assurer aux peuples un long avenir de paix et de stabiliser la victoire du droit, et jette ses regards par delà « les Allemaignes, » ce n’est plus la Russie qu’elle aperçoit au premier plan. Entre la masse russe et la masse germanique, des Etats nouveaux ou agrandis vont s’interposer ; la politique française trouvera désormais en eux « la puissance » située de l’autre côté du monde germanique ; elle ne saurait donc se désintéresser, même si elle n’avait pas d’autres raisons d’être sympathique à ces nouveaux venus, de leur croissance et de leur organisation. Après le traité de Versailles, il n’y aura plus aucun contact territorial entre l’Allemagne et la Russie ; entre elles, la Pologne et la Lithuanie formeront écran. Si l’on veut bien réfléchir aux conséquences de cette modification de la carte politique de l’Europe, on s’apercevra que la résurrection de la grande victime de la politique des partages suffirait à elle seule pour modifier profondément les conditions de la vie, des relations et de l’équilibre des Puissances. La logique des faits et des caractères mettra nécessairement la Pologne, reconstituée avec Posen, Dantzig et la Haute-Silésie, en opposition avec l’Allemagne. La Pologne sera grande ou elle ne sera pas. Une petite Pologne, telle qu’on le concevait à Berlin en 1917, aurait été forcée de demeur.er dans la mouvance de l’Allemagne ; une grande Pologne ne peut être que l’ennemie du germanisme. On compte plus de 600 kilomètres de Berlin à Strasbourg, mais seulement 250 de Berlin à Posen ; et, si l’on peut concevoir que l’Allemagne, guérie de l’impérialisme conquérant, désabusée de sa « mission divine » et enfin convaincue que Bismarck a été pour elle un fléau, reconnaisse que ce fut pour son malheur qu’elle arracha en 1871 des cœurs français à la patrie française, il est difficile de croire qu’elle se résigne facilement à la perte de ces provinces polonaises d’où l’aristocratie prussienne tirait sa force sociale et politique et qui s’enchevêtrent si étroitement dans les pays allemands. « La Marche de l’Est, a dit un jour le chancelier Bülow, est plus inquiétante que la ligne des Vosges. »

La Pologne devra donc se tenir sur ses gardes, rester forte et unie, chercher des sûretés du côté des Puissances dont la victoire la libère aujourd’hui. Une grande Pologne est nécessaire à la constitution de l’Europe nouvelle et à la sécurité de la France. Les Alliés y feront entrer tous les pays peuplés de Polonais et s’efforceront d’y rattacher, par un lien fédéral ou une simple alliance, les Etats voisins qui, librement et sans contrainte, trouveraient leur avantage à associer leur fortune à la sienne. Le jeu de l’Allemagne sera naturellement inverse ; depuis ses défaites de 1914 sur la Marne et l’Yser, son dessein a été de trouver en Russie le bénéfice de la guerre ; elle n’y a pas renoncé ; elle recherchera dans l’avenir l’amitié de cette Russie qu’elle a empoisonnée de bolchevisme, elle travaillera à la conquérir économiquement et moralement et à s’en faire une alliée afin de tenir la Pologne entre deux feux, de l’étouffer entre deux masses. Mais la Pologne, affranchie du joug russe, n’a pas de raisons irréductibles de rester en mauvaise intelligence avec une Russie guérie du bolchevisme et reconstituée en une fédération démocratique de peuples et d’Etats. Il appartiendra à la politique française de ménager un rapprochement que la Pologne sera naturellement amenée à souhaiter ; l’influence de la civilisation polonaise, plus occidentale et européenne que celle de sa grande voisine, sera nécessaire au développement de la Russie nouvelle ; elle seule, avec l’aide de la France et de ses alliés, peut l’empêcher de devenir une dépendance économique de l’Allemagne et un terrain d’expansion pour la race germanique. L’alliance franco-russe est née d’un besoin impérieux de sécurité : la politique française sacrifia à cette nécessité vitale ses sentiments anciens de sympathie et de pitié pour la Pologne, car la Russie des Tsars et des Tchinovniks n’admettait pas, pour son malheur, qu’il y eût une question polonaise. Mais, dans l’Europe d’après la guerre, il faut bien voir que la Pologne, la Roumanie, la Bohême prennent à nos yeux une part de l’importance qu’avait naguère la Russie. Ce qui est capital aujourd’hui, pour nous comme pour nos alliés, c’est évidemment l’existence d’une Russie forte, mais c’est aussi et surtout la bonne harmonie entre cette Russie et la Pologne. En dépit de souvenirs douloureux, l’accord, entre elles, fondé sur les intérêts, sera moins difficile à réaliser qu’on ne l’imagine.

La grande Pologne qui sortira du traité de paix, conformément aux principes des Alliés et du président Wilson, n’est pas la Pologne historique qui, au temps de sa plus grande splendeur, allait de la Baltique à la Mer-Noire, et s’étendait sur des régions où il ne reste souvent, de sa domination passagère, qu’un souvenir qui n’est pas toujours un bon souvenir. C’est la Pologne nationale où entreront toutes les populations qui ont une conscience polonaise. A l’ancien « royaume du Congrès » viendraient ainsi s’adjoindre plus de quatre millions de Polonais annexés par la Prusse et qui, malgré toutes les mesures d’oppression et de germanisation, ont conservé et même développé leur caractère national et l’ardeur de leur patriotisme. L’union des classes sociales, sous la direction des propriétaires et du clergé, a sauvé le polonisme et rendu inopérante toute la législation prussienne d’éviction et de spoliation montée, comme une machine de guerre, par Bismarck en 1886 et par Bülow en 1908. Oppression des consciences catholiques pendant le Kulturkampf, oppression des consciences enfantines à l’école, expropriation de la terre : tout a été vain. Non seulement la langue polonaise et le catholicisme, qui a été, à travers l’histoire, le cadre et la sauvegarde de la nationalité polonaise, n’ont pas reculé, mais ils ont gagné du terrain. Sans parler des groupes d’ouvriers polonais établis dans les grandes villes industrielles de la Westphalie et des Provinces Rhénanes, sans compter les centaines de mille Polonais qui sont allés chercher aux Etats-Unis la liberté et qui en reviennent aujourd’hui si nombreux pour s’engager dans l’armée polonaise organisée sur le sol français, ce « peuple de lapins » a conquis toute la haute Silésie et avancé vers l’Ouest sa frontière linguistique et nationale.

Les régions où dominent les Polonais et celles où dominent les Allemands sont faciles à délimiter. Si la loi de 1908 a permis à la Commission prussienne d’expropriation d’établir quelques villages allemands au milieu des terres polonaises, ces îlots artificiellement créés, au mépris de toute justice, ne sauraient entrer en ligne de compte quand il s’agira de déterminer le caractère national d’une région. Les Allemands en seront quittes pour transplanter une seconde fois ces colons officiels sur un autre domaine. Les Polonais occupent en masses compactes, où les majorités nationales atteignent souvent, même d’après les statistiques allemandes, 80 et 90 pour 100, les régions de la Silésie, de la Posnanie, de la Prusse orientale et de la Prusse occidentale qui confinent à l’ancien Grand-Duché de Varsovie. Dans les parties polonaises, la proportion des Allemands n’est importante que dans les villes ; mais il faut tenir compte qu’il n’y a pas de Polonais parmi les fonctionnaires et employés du gouvernement, sauf dans les emplois tout à fait subalternes, et que les troupes de garnison étaient pour la plupart allemandes, les recrues polonaises étant systématiquement expédiées dans l’Ouest. Ces éléments n’entreront plus en ligne de compte quand l’Etat polonais sera constitué ; en revanche, une grande partie des 600 000 ouvriers polonais que les lois de spoliation ont obligés à aller chercher du travail dans l’Ouest, reviendront dans leur pays d’origine dès qu’ils seront assurés d’y trouver le pain et la liberté.

Lorsque M. Scheidemann affirmait, dans la Neue Zurcher Zeitung du 20 mai 1917, que la Pologne prussienne est tout entière un territoire mixte « où telle commune peut donner 51 voix polonaises contre 49 allemandes, tandis que ce rapport est inverse dans les communes voisines, » et qu’il en concluait qu’il serait absolument impossible de séparer ces territoires de l’Etat prussien, il se trompait volontairement et lourdement. En Posnanie, d’après les statistiques linguistiques et scolaires prussiennes très favorables aux Allemands, l’élément polonais a la prépondérance absolue dans trente-trois districts sur quarante-deux ; dans trois autres il dépasse 40 pour 100 ; dans les six autres la proportion des Polonais est de 23 à 35 pour 100 ; les districts les moins polonais sont situés à la pointe Ouest et Nord-Ouest de la Posnanie. Une étude de la population par communes montrera qu’il est facile de tracer une frontière qui suivra presque exactement les limites ethnographiques.

En Prusse occidentale, quatorze districts sur vingt-neuf ont une forte majorité polonaise, quatre autres ont une très forte minorité qui dépasse 40 pour 100. Dans cette province la masse polonaise forme comme une sorte de colonne dressée du Sud au Nord parallèlement à la Basse-Vistule ; elle se rattache par un large pédoncule à la masse polonaise dans la région de Thorn. Les Allemands qui, dans leur poussée historique vers l’Est, ont toujours cherché à s’assurer la maîtrise des points de passage, ont établi de fortes colonies le long de la Vistule ; ils dominent dans le Delta. Les Polonais s’avancent vers le Nord, surtout sur la rive gauche du fleuve, et vont rejoindre, au Nord-Est de Dantzig, les populations Kachoubes qui, par la langue et la race, sont leurs proches parentes et qui, historiquement, ne font qu’un avec eux. Par là, les Polonais sont riverains de la Baltique sur plus de cent kilomètres ; ils s’étendent jusqu’à la ville de Dantzig qu’ils appellent Gdansk ; mais les côtes qu’ils habitent sont plates, sablonneuses et rectilignes ; aucun port ne s’y dessine. Pour avoir ce « libre et sur accès à la mer [1] » que leur a promis M. Wilson et qui est indispensable à leur existence, il est nécessaire qu’ils possèdent un port. Ils reconnaissent que Dantzig est une ancienne colonie teutonique où la population urbaine a toujours été en majorité allemande ; mais la nature ne leur offre aucun autre débouché sur la mer. C’est un des points où d’impérieuses nécessités de vie se trouvent en conflit avec le droit des peuples ; en pareil cas, des garanties spéciales pour leur langue et leur culture nationale devront être stipulées en faveur des éléments lésés.

En Prusse orientale, les populations polonaises s’étendent presque sans mélange le long de l’ancienne frontière en une bande large de 70 kilomètres en moyenne et vont se souder, dans la région de Suwalki, aux populations lithuaniennes.

Dans la Haute-Silésie, les Polonais ont la prépondérance absolue dans 18 districts sur 26 : ils forment une masse compacte qui se relie, au Nord, à la Posnanie et qui, au Sud, confine à la Galicie, à la Silésie autrichienne (peuplée de Polonais dans la plus grande partie de l’ancien duché de Teschen) et à la Moravie tchèque. Dans la province de Breslau (Basse-Silésie), deux districts orientaux ont une population polonaise pour plus de 50 p. 100.

En résumé, plus des trois quarts du territoire de la Pologne prussienne ont résisté, pendant plus d’un siècle, à un implacable système de dénationalisation ; sur certains points, les Polonais, plus prolifiques, ont refoulé les Allemands. Ils forment une masse compacte d’environ 4 400 000 Polonais qui atteindra 5 000 000 par le retour des émigrés établis dans l’Allemagne occidentale ou dans d’autres pays. La réunion de ces provinces polonaises à l’ancienne Pologne russe et autrichienne est indispensable à l’existence d’un Etat polonais homogène qui soit capable de résistera ses puissants voisins et de tenir la place que les partages du XVIIIe et du XIXe siècle avaient laissée vide pour le malheur de l’Europe. L’absence de frontière naturelle, le contraste violent de la race, de la langue et de la religion, la longue suite d’une histoire dont la trame, depuis les chevaliers teutoniques, n’est faite que des empiétements et des oppressions prussiennes aux dépens des Slaves, font de l’antagonisme entre Germains et Polonais une loi de la vie politique européenne. La poussée allemande vers l’Est, qui commence avec les premiers empereurs pour atteindre son point culminant à l’éphémère traité de Brest-Litovsk, doit être arrêtée pour jamais par le prochain traité de Versailles. L’ère slave commence dans l’Europe centrale et orientale avec la renaissance des grands Etats tchéco-slovaque, polonais, yougo-slave ; elle se complétera par la régénération de la Russie après l’éclipsé bolchevique. Il importe donc que le traité de paix donne aux Polonais aux dépens des Allemands toutes les satisfactions compatibles avec la justice et le droit des peuples, car il s’agit d’une frontière définitive qui séparera deux races adverses.

Du côté russe et lithuanien le problème polonais ne se pose pas dans les mêmes termes. Vers l’Est et le Sud, l’ancien royaume de Pologne, plus anciennement organisé et civilisé que les peuples qui l’entouraient, a fait œuvre de conquête militaire et morale. Il s’est étendu jusqu’à la Mer Noire, englobant un large morceau de l’Ukraine. Quand la désorganisation de l’Etat amena le reflux de la civilisation polonaise, il resta, dans les régions échappées à son emprise, des éléments polonais importants par le nombre et la situation sociale. Seul, le fond paysan non polonais resta inentamé, et c’est de cette masse que, depuis cinquante ans, en Ukraine, en Galicie, en Lithuanie, sont sortis des hommes nouveaux qui ont formulé les revendications nationales de leur peuple. Ainsi, sauf du côté où les Polonais sont en contact et en conflit avec les Allemands, la Pologne ethnographique est entourée d’une zone de pays où un élément polonais plus ou moins dense se superpose à une masse qui n’est pas polonaise, mais qui a bénéficié de l’influence de la civilisation polonaise. De là une série de problèmes très épineux que nous ne pouvons analyser ici dans leur complexité.

En Galicie, la situation est très délicate. La Galicie occidentale jusqu’au San est entièrement polonaise ; mais la Galicie orientale est mixte ; les villes ; notamment Lwow (Lemberg), sont surtout habitées par des Polonais et des Juifs, les cam- pagnes surtout peuplées de Ruthènes [2]. Les Ruthènes sont nombreux sur la rive droite du San, mais, plus à l’Est, la densité polonaise s’accroît même dans les campagnes ; elle est de 25 à 50 pour 100 au Nord du Haut-Dniester, dans la région de Tarnopol, c’est-à-dire dans la partie de la Galicie la plus éloignée de Cracovie. Tout partage de cette région, de même que son attribution à l’une ou à l’autre des deux parties, léserait nécessairement une fraction considérable. La solution la plus juste serait peut-être l’organisation d’une province autonome, bilingue, où les droits des deux nationalités, sans compter ceux des nombreux juifs, seraient sauvegardés. Cette province serait partie intégrante de la Pologne, mais avec un statut particulier dont il appartiendrait aux gouvernements alliés d’indiquer les bases après avoir pris connaissance des vœux de la population. Dans ces questions litigieuses qui divisent de bonne foi les peuples des Etats nouveaux issus des anciens Empires russe et austro-hongrois, l’accord nécessaire ne peut être établi que par l’arbitrage impartial d’un organisme supérieur, celui de la Société des Alliés, en attendant la Société des Nations. Les Puissances occidentales doivent être très attentives au sort de la région entre Lemberg et la frontière ancienne de la Roumanie. C’est un des points sensibles de la nouvelle Europe : il n’est indiffèrent à aucune Puissance que, là, ce soient la Hongrie et l’Ukraine-Russie qui entrent en contact, ou la République tchéco-slovaque et l’Ukraine-Russie, ou la Pologne et la Roumanie. Entre la Russie et le germanisme, la plus solide barrière serait, croyons-nous, constituée par une grande Pologne et une grande Roumanie qui devraient avoir, aux confins de la Galicie et de la Bukovine, une frontière commune.

Il ne faut pas perdre de vue, d’ailleurs, que la question nationale, dans la Galicie orientale, comme dans toutes les régions où les Polonais sont une minorité de grands propriétaires, est primée par une question sociale. Une réforme agraire, sur la base du rachat des latifundia et du développement de la moyenne et de la petite propriété, est indispensable dans l’intérêt des nouveaux Etats, et devra même leur être imposée par le traité de paix ; elle est, en effet, une condition de paix sociale et de stabilité internationale pour l’Europe entière.

Certes, ce sont là des problèmes délicats, comme tous ceux que soulève la construction d’une nouvelle Europe ; mais n’est-ce pas le moment de les aborder, quand la victoire donne aux Alliés la force et le prestige nécessaires pour les résoudre ?

On entend parfois des patriotes polonais intransigeants revendiquer toute « la Pologne historique, » c’est-à-dire tous les pays qui ont été englobés, de gré ou de force, dans l’Etat polonais ; leur réclamation n’est dangereuse que pour la cause polonaise ; elle n’a rien à voir avec les principes des Alliés qui reconnaissent, comme fondement de toute constitution d’Etat, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les adversaires du Polonisme comptent aussi parmi eux quelques esprits exaltés dont les exigences ne sont pas plus légitimes. Ils ne doivent pas oublier que, si les Polonais renoncent à toute revendication sur la Podolie et la Volhynie et, en général, sur l’Ukraine à l’Ouest du Dnieper, ils abandonnent ainsi près d’un million et demi de leurs compatriotes, et non les moins riches, les moins cultivés, les moins aptes à servir utilement l’Etat.

Quand on examine une carte ethnographique de la Pologne et de la Russie, la proportion des éléments polonais et russe à l’Est de la frontière de l’ancien Grand-Duché de Varsovie se traduit par une teinte dégradée où la couleur polonaise va s’effaçant à mesure qu’on s’éloigne vers l’Orient. Au Sud des marais du Pripet, la Pologne serait sage en se contentant de la frontière du Bug et en demandant seulement que, dans les gouvernements ukrainiens voisins de ses frontières, les droits de la minorité polonaise soient respectés. Il n’en est pas de même au Nord de Brest-Litovsk. Là, les Polonais habitent en masse la région de Bielostock et s’avancent jusqu’au delà de Grodno, Suwalki, Wilno (Vilna). Dans cette dernière ville, la population est répartie en quatre groupes à peu près égaux : Polonais, Lithuaniens, Blancs-Russes, Juifs. Les Blancs-Russes, dans cette région, sont très polonisés, et c’est surtout contre les prétentions lithuaniennes que les Polonais ont à défendre, à Wilno, leurs revendications nationales et historiques.

Le peuple lithuanien n’est ni slave ni germain ; il parle une langue indo-européenne dont la parenté avec le sanscrit fait la joie des philologues. Ses plus proches parents en Europe sont ses voisins du Nord, les Lettons, qui, sans doute, auraient fini par ne former avec lui qu’un seul peuple si les hasards de l’histoire ne les avaient dissociés et éloignés l’un de l’autre. La Lithuanie, catholique, a été associée à la Pologne quand la dynastie lithuanienne des Jagellons monta sur le trône de Pologne. Le « cavalier » du blason lithuanien entra dans les armes polonaises ; l’évolution historique des deux peuples fut commune jusqu’au troisième partage de la Pologne où la Lithuanie fut annexée par les Russes. Les Lettons, au contraire, devenus en majorité luthériens, ont évolué avec les autres Etats baltiques sous l’influence de la Russie et de la culture allemande apportée par les barons baltes.

Polonais et Lithuaniens ont en commun un grand souvenir historique : en 1410, leurs armées ont écrasé à la bataille de Grünewald les forces des chevaliers teutoniques, champions et pionniers du germanisme ; ce jour-là, ils ont sauvé la civilisation polonaise d’une absorption dans la Grande Allemagne, et arrêté net le Drang nach Osten. Entre les deux peuples polonais et lithuanien, il subsiste de profondes affinités psychologiques et historiques ; les dissentiments sont superficiels et factices, et la communauté des intérêts et des périls ne tarderait pas à les atténuer. Les souvenirs de 1863, où l’insurrection contre la Russie fut aussi violente chez les Lithuano-Polonais que dans le Duché de Varsovie, ne sont pas si lointains qu’ils ne puissent être ravivés. Au moment de la catastrophe du Tsarisme et de la dislocation de l’Empire, les Lithuaniens posèrent leurs revendications nationales à la fois contre les Russes et contre les Polonais. Ils ont, en effet, un type, une langue, une civilisation, des mœurs originales ; ils sont fondés à réclamer le droit de se développer selon leurs propres lois et traditions. C’est en vain que leurs cartes de propagande représentent la Lithuanie du temps du roi Vitantas englobant, de la Mer Noire à la Baltique, une grande partie des terres polonaises ou russes ; ils sont obligés de reconnaître qu’ils ne forment qu’un groupe restreint de deux millions et demi d’individus qui peut difficilement constituer un Etat viable s’il reste isolé. Ils ne vivent en masses compactes qu’à l’Ouest et au Nord d’une ligne qui passerait au Nord de Suwalki, à l’Ouest de Wilno et.de Dwinsk ‘Dunabourg). Leur domaine ethnique n’atteint pas le cours de la Dwina (Düna), Les ports de Riga et de Liban sont du domaine des Lettons. Le plus grand centre purement lithuanien est Kovno sur le Niémen. Dans la région de Wilno et de Grodno, les Lithuaniens sont de 30 à 50 pour 100 de la population ; ils dominent dans les campagnes, mais les villes sont polonisées. En Prusse orientale, les deux rives du bas Niémen et une assez large bande qui vient rejoindre à la hauteur de Suwalki la zone polonaise, sont peuplées de Lithuaniens ; bien qu’ils aient toujours été de loyaux sujets du roi de Prusse et qu’ils soient en majorité protestants, ils ont gardé le souvenir de leur origine et, pendant la guerre, un fort courant national lithuanien s’est développé. Memel appartient au domaine lithuanien dont il est le port naturel. Depuis le traité de Brest-Litovsk, la Lithuanie s’était résignée, sous la pression des troupes allemandes et par crainte du bolchevisme, à une combinaison qui lui aurait donné pour roi le duc d’Urach et qui, la rapprochant des Allemands, l’aurait séparée des Polonais. C’était le résultat que cherchait la politique de Berlin dont le programme a été et sera toujours d’affaiblir autant que possible la Pologne et de diviser les États baltiques. Le long séjour des troupes allemandes dans les pays lithuanien, polonais, letton, esthonien, leurs exactions, leurs brutalités, ont produit l’effet accoutumé, montré le « Boche » sous sa vraie physionomie et jeté des semences de haine, qui, maintenant, se développent sans contrainte. Si les Polonais sont assez pénétrés de l’esprit de justice et de respect mutuels qui doit désormais régir les rapports des peuples entre eux, s’ils consentent sans arrière-pensée à reconnaître l’indépendance de la Lithuanie, il leur deviendra facile, sous l’égide des Alliés vainqueurs, de nouer avec leurs voisins du Nord une alliance militaire et économique qui pourra aller jusqu’à la fédération et qui, laissant aux deux parties le libre développement de leur culture nationale, les rendra plus fortes en face de l’éternelle menace allemande et de l’effroyable danger bolchevique. Il appartient à la diplomatie des Puissances occidentales de dissiper les malentendus et les défiances qui subsistent entre ces deux peuples, de les unir en un faisceau solide et de ménager, pour l’avenir, leur réconciliation avec une Russie refaite, reconstituée sur de nouveaux principes politiques et sur des bases nationales purement russes.

Au Nord des Lithuaniens, les Lettons peuplent la Courlande et la partie Sud de la Livonie, tout autour du golfe de Riga ; ils sont en contact, au Nord, avec les Esthoniens. Nous avons dit comment l’histoire les a éloignés des Lithuaniens et rapprochés des Russes et des Esthes. Ils sont au nombre d’environ deux millions. Ils avaient beaucoup souffert du centralisme administratif et pensaient se libérer en abattant le régime tsariste ; on vit leurs bataillons prendre une grande part aux révolutions russes ; ils sont tombés sous le joug allemand et maintenant la terreur bolchevique les menace. La tendance qui domine chez eux est de garder leur autonomie, tout en s’unissant à une Russie où la liberté et l’ordre seraient rétablis.

Les Esthes qui peuplent le rectangle délimité par la mer Baltique, le golfe de Finlande, le lac Peïpous et une ligne qui partirait d’un point à 40 ou 50 kilomètres de la pointe Sud de ce lac pour rejoindre la mer, sont moins nombreux encore : 1 500 000. C’est un petit peuple intéressant ! et sympathique qui a su conserver, malgré l’oppression sociale des barons baltes et l’oppression politique et administrative des fonctionnaires russes, l’originalité de sa langue et de sa civilisation finnoise. C’est chez les Esthes que les efforts de germanisation, depuis l’époque des chevaliers teutoniques, ont été le plus constants et le plus intenses ; à Dorpat a prospéré, jusque sous Nicolas II, une université allemande où les fils des barons baltes venaient apprendre l’idéal pangermaniste. En Courlande, en Livonie et en Esthonie, les Allemands comptaient établir leur base d’opérations pour exploiter la Russie et encercler la Pologne dans un réseau allemand qu’une Ukraine germanisée aurait complété par le Sud. Aujourd’hui, les Esthes sont attaqués par les « Gardes Rouges » qui ne peuvent supporter à proximité de Pétrograd un pays de « contre-révolution : » ainsi nomment-ils le naturel désir des Esthes, comme aussi des Lettons, de garder les conquêtes de la révolution, c’est-à-dire leur autonomie nationale, leur liberté politique et les terres aux paysans. La République esthonienne, trop faible pour vivre isolée, accepterait volontiers un lien fédéral avec une Russie reconstituée et démocratique et cherche à tendre la main au gouvernement d’Omsk. Pour le moment, les Esthes ne peuvent espérer que des Alliés le secours qui les empêchera de tomber dans la boue sanglante du bolchevisme ; ils se tournent avec angoisse vers la mer où vient d’apparaître la fumée des escadres alliées. Les jouissances victorieuses ne peuvent pas laisser périr ce petit peuple qu’elles ont délivré du germanisme.

Ce que nous venons de dire des autres pays baltiques s’applique à la Finlande. Les Alliés veulent une Finlande indépendante, — la France la première l’a reconnue, — mais une Finlande qui soit finlandaise et non suédoise ou allemande et où les éléments finnois autochtones ne soient pas dominés, sur leur propre sol, par des éléments étrangers. L’indépendance de la Finlande n’est nullement incompatible avec une union fédérale très large avec la Russie : la Finlande et l’Esthonie commandent les issues du golfe au fond duquel sont Cronstadt et Pétrograd, et une Russie forte ne tolérera jamais une Finlande hostile. La Finlande a cherché contre la Russie un appui en Allemagne au temps où l’Allemagne était puissante et la Russie oppressive ; elle cherche aujourd’hui à s’appuyer sur les Alliés vainqueurs pour se préserver d’une invasion du bolchevisme ; mais, dans l’avenir, quand il y aura une Russie, c’est avec elle que, comme l’Esthonie sa sœur, elle devra nécessairement chercher ses liaisons politiques et économiques. Pour le moment, le travail diplomatique des Alliés consiste, là comme ailleurs, à réaliser leur victoire en substituant leur influence libératrice à celle dont les Allemands avaient patiemment établi les bases pour le triomphe du pangermanisme.

Victoire oblige : leur triomphe confère aux Alliés le devoir moral de reconstruire une Europe meilleure, plus juste et plus stable. Les peuples baltiques méritent toute leur attention pour eux-mêmes d’abord, pour leurs civilisations originales, et ensuite, parce qu’ils forment plusieurs anneaux de la chaîne d’États civilisés que les champions du droit et de la liberté démocratique ne peuvent se dispenser d’établir autour de l’autocratie barbare du bolchevisme. Nous avons, nous Français, alliés de la Russie, le devoir spécial de ménager l’avenir de ce grand pays dont les soldats furent héroïques et qui est aujourd’hui plongé dans un océan de douleurs. La Russie, dès qu’elle reprendra conscience d’elle-même, ne peut pas vivre sans qu’un lien amical d’alliance ou de fédération unisse à elle les pays baltiques et lui donne libre accès à leurs ports. La révolution et l’invasion ont dissocié les divers éléments dont se composait l’Empire russe ; il nous appartiendra, dans l’avenir, de les rapprocher sans les souder.


III

Si large qu’on fasse, tout autour de la Russie, la part des peuples naguère soumis à sa bureaucratie centralisatrice, aujourd’hui organisés en États indépendants, il n’en reste pas moins, de la Baltique au Pacifique, et de l’océan Glacial à la Mer-Noire et à la Caspienne, une masse d’au moins cent millions d’âmes qui sont, et qui seront toujours des Russes. La Russie, réduite aux pays russes, est encore un pays immense, une force d’avenir immense, un immense réservoir d’hommes et de richesses naturelles. Il est évident que la Russie de l’avenir trouvera son avantage à une large et libérale décentralisation ; les diverses variétés de l’ » homme russe » pourront ainsi développer plus à l’aise leurs génies particuliers ; mais il est certain aussi que les différentes parties de la Russie ont besoin les unes des autres et se complètent, tant au point de vue économique que sous le rapport du caractère et de la civilisation. Le Nord ne peut se passer des blés, des sucres, du charbon du Sud, des pétroles de Bakou, des fers de Krivoï-Rog et de Kertch ; le Sud a besoin des bois, des avoines du Nord, des métaux de l’Oural ; les diverses régions de la Russie sont l’une pour l’autre un marché naturel toujours ouvert ; elles forment un tout économique, un puissant organisme qui peut se suffire à lui-même, vivre sur ses propres ressources et à qui un avenir de prospérité est promis, s’il parvient seulement à trouver les formes de gouvernement adaptées à ses besoins et à sa nature. Sous le nom de Grands-Russes, de Petits-Russes ou Ukrainiens, et de Blancs-Russes, il n’y a qu’un peuple russe qui a le sentiment profond de son unité jusque dans les masses ignorantes et qui tend, d’un effort historique continu, à la réaliser. L’unité s’incarnait naguère dans la personne du tsar « rassembleur de la terre russe ; » elle va devenir, sous l’aiguillon des nécessités économiques, un besoin plus conscient qui s’imposera à tous les gouvernements de la Russie.

Les conflits politiques s’apaisent à la longue, les courants sociaux se canalisent, des formes nouvelles sortent des anciens moules brisés ; mais l’action des grandes forces naturelles et historiques ne cesse pas d’entraîner les peuples dans le sens de leur développement national. Il convient donc de ne pas s’arrêter outre mesure au spectacle de division et de morcellement à l’infini que la masse russe présente actuellement. Quand l’autorité centrale s’est effondrée, la Russie, comme au temps des faux Dimitri, a vu surgir des gouvernements locaux, les uns nés du besoin d’ordre, les autres issus du désordre triomphant ; ils ont été plus ou moins éphémères ; d’autres encore naîtront et mourront avant que la stabilité soit rétablie ; mais dans aucune région peuplée de Russes, pas même en Ukraine, il n’existe une volonté de sécession définitive et complète. On se sépare parce qu’on ne sait plus où est la Russie, quitte à se rejoindre dès qu’on croira l’entrevoir. Avant tout, on cherche à se préserver du fléau bolchevique qui, de son côté, veut tout envahir pour tout détruire.

C’est le spectacle que nous présente l’Ukraine depuis l’abdication du Tsar (3-16 mars 1917). Depuis longtemps un parti peu nombreux, composé surtout d’intellectuels, encouragé et subventionné par Vienne, travaillait à éveiller un particularisme petit-russien et à ressusciter le vieux nom d’Ukraine, afin de diviser la Russie contre elle-même. Le principal centre de cette propagande était dans la Galicie orientale où une partie importante de la population est petite-russienne. La Wilhelmstrasse et l’Etat-major de Berlin se sont beaucoup occupés du mouvement ukrainien et n’ont pas ménagé les subsides pour le développer. Il est juste d’ajouter que Pétrograd favorisait en Galicie un mouvement tendant à l’union avec la Russie et à la dislocation de la monarchie austro-hongroise. La propagande du petit groupe ukrainien, que dirigeaient l’historien Hrouchevski et le romancier Vinnitchenko, s’appuyait sur les souvenirs de l’ancienne Ukraine, jadis indépendante sous ses hetmans, et qui, en demandant la protection de la Moscovie pour échapper à la double menace polonaise et turque, n’a pas abdiqué ses libertés aux mains des Tsars[3]. Le sentiment particulariste de l’Ukraine n’est pas une simple invention de la propagande austro-allemande : les Ukrainiens estiment qu’ils sont l’élément le plus purement slave et le plus civilisé de tous les Russes, et ils ont une nuance de. mépris pour le « Moskal » demi-asiatique ; ils sont attachés aux particularités qui distinguent leur dialecte et leurs coutumes. Mais ces souvenirs d’indépendance, ces tendances régionalistes, n’auraient jamais réussi à faire naître un mouvement sécessionniste, ni même fédéraliste, si la tyrannie bureaucratique et centralisatrice des fonctionnaires de Pétrograd n’avait à la longue exaspéré les populations. Déjà, en 1863, un ministre de l’Intérieur, du fond de son cabinet, fulminait dans une circulaire : « Il n’y a jamais eu de langue ukrainienne ; il n’y en a pas, il n’y en aura jamais. » Le dialecte ukrainien, proscrit, devint plus cher à ceux qui le parlaient et qui s’appliquèrent a l’élever au rang de langue littéraire. Dans l’invasion des armées du Tsar en Galicie, en 1914, la bureaucratie trouva une nouvelle occasion de brimer cruellement et stupidement les populations ukrainiennes. C’est à cette époque et surtout après la retraite des troupes russes, qui dévastaient tout le pays, que la propagande allemande se donna carrière et travailla ouvertement à séparer l’Ukraine de la Russie pour en faire une dépendance économique de l’Allemagne où celle-ci trouverait une source de ravitaillement en céréales et de recrutement en hommes. Le terrain était donc bien préparé quand éclata la révolution. Elle eut pour résultat de changer radicalement le caractère du mouvement ukrainien : « Le mouvement de professeurs devint un mouvement de paysans ; de national il devint social[4]. » En Ukraine, pays de la Terre-Noire, des riches moissons, beaucoup de paysans sont propriétaires et très attachés à leur sol ; ils demandent que les grands domaines soient rachetés ou même répartis gratuitement entre les cultivateurs de chaque village ; mais l’idée que les pauvres moujiks de la Moscovie pourraient quitter leur sol ingrat pour venir prendre leur part des plantureux terroirs du Midi, fit instantanément d’eux des séparatistes résolus. Les grands propriétaires, pour échapper à la spoliation et à l’assassinat, favorisèrent naturellement ce mouvement, qui prit d’abord la forme fédéraliste : l’Ukraine s’organise librement sur son propre territoire, mais elle ne renonce pas pour cela à l’unité russe (manifeste du 18 juin l917).

Après la révolution maximaliste (7 novembre 1917), le mouvement de séparation s’accentue ; les bolcheviks ne contestent pas à l’Ukraine son droit à l’indépendance nationale, mais le conflit est entre les Soviets et la Rada sur le terrain de la lutte des classes. Les bolcheviks font la guerre à la Rada « bourgeoise, » foyer de contre-révolution ; ils veulent s’emparer des richesses de l’Ukraine pour nourrir, dans le reste de la Russie, la saturnale démagogique. Le 24 janvier 1918, le gouvernement proclame l’indépendance complète de l’Ukraine ; le 9 février, il signe, le premier, la paix de Brest-Litovsk avec les Allemands et les Autrichiens. Mais la guerre commence entre Ukrainiens et bolcheviks. L’entrée à Kiev des troupes maximalistes est marquée par les pires horreurs : 4 000 personnes sont exécutées. Le chef du gouvernement, M. Hrouchevski, et la Rada, réfugiés à Jitomir, invoquent le secours de l’Autriche ; ils voient arriver les Allemands avec 400 000 hommes qui chassent les bolcheviks, mais c’est pour mettre, à leur profit, le pays en coupe réglée. Qu’à la tyrannie sanglante et dévastatrice des bolcheviks, les Ukrainiens aient préféré l’occupation allemande, avec toutes ses rigueurs et ses exigences, on le comprend sans peine. Le gouvernement de l’hetman Skoropadski est issu de cette situation. Soutenu par les propriétaires et les Allemands, il s’est écroulé, dès que les troupes allemandes eurent évacué le pays, sous l’effort combiné des bolcheviks et de l’ « Union nationale des partis ukrainiens, » qui a pour chefs MM. Vinnitchenko et Petlioura, Ukrainiens de Galicie, dont les tendances sont nettement antirusses. La carrière du second ne laisse pas que d’être assez suspecte et ses accointances avec les bolcheviks sont troublantes. Le cabinet favorable à l’Entente formé à Kiev par M. Gerbel n’a pu se maintenir au pouvoir et M. Petlioura a constitué un gouvernement nouveau dont les intentions sont encore douteuses. S’ils devenaient maîtres des blés, des sucres, des fers, des charbons, des pétroles de la Russie méridionale, les bolcheviks seraient singulièrement renforcés et l’espoir de venir à bout de leur monstrueuse autocratie s’éloignerait dangereusement. Il n’est que temps pour les Alités d’intervenir s’ils veulent empêcher la marée bolchevique de submerger et ruiner l’Ukraine. L’anarchie maximaliste une fois vaincue et la question des terres résolue en faveur des paysans, les deux grandes branches de la nation russe se rapprocheront et formeront une union fédérale. Les événements qui s’accomplissent en Ukraine ont donc une importance capitale. Si les éléments d’ordre s’y consolident, l’établissement d’une paix sociale et d’une union fédérale dans toute la Russie paraît assurée. C’est donc là qu’il faut que se fasse sentir sans retard l’action énergique des Alliés.

Il ne nous appartient pas d’indiquer ici les moyens par lesquels peut s’exercer l’influence des Alliés et en particulier celle de la France. Nous dirons seulement que la bonne méthode ne consiste pas à se substituer aux Russes pour agir à leur place, mais à les soutenir moralement, — en leur rendant confiance en eux-mêmes et en leur avenir, en les organisant, — et matériellement, — en leur fournissant des armes, des munitions, etc.. L’envoi de forces alliées composées de volontaires éprouvés, vaccinés contre la contagion bolchevique, rentre dans cet ordre de mesures ; ces troupes seraient précédées de techniciens, d’officiers d’état-major, d’instructeurs, dont la mission serait d’organiser et de former les troupes russes ou ukrainiennes, mais c’est à celles-ci surtout qu’appartiendrait l’action offensive. Déjà des forces françaises importantes sont établies à Odessa. Il faut espérer que d’autres vont les suivre, renforcées par des Roumains et des Grecs. Il faut que les Alliés se hâtent, s’ils veulent sauver l’Ukraine.

Le gouvernement de l’hetman Skoropadski s’appuyait sur les troupes allemandes et sur les grands propriétaires, dont il rassurait les intérêts. Les Alliés ne peuvent venir en Ukraine avec un tel programme ; ils ne soutiendront qu’un gouvernement qui rachèterait une partie des grands domaines pour les vendre à bas prix aux paysans, afin de grossir le nombre et l’influence des petits propriétaires. Une proclamation donnant toutes garanties sur ce sujet capital doit être la préface de toute intervention des Alliés.

Les éléments de désordre ne manquent pas en Ukraine et il s’agit de les refouler ; mais, en revanche, les éléments d’ordre ne manquent pas dans tout le reste de la Russie et il s’agit de les aider. En Sibérie, le gouvernement patriote et démocratique d’Omsk étend son autorité sur toute l’Asie russe, excepté le Turkestan ; il a éprouvé récemment le besoin, pour mieux conduire la lutte, de centraliser les pouvoirs entre les mains de l’amiral Koltchak, qui exerce une sorte de dictature. Il cherche, en ce moment, à organiser une armée russe pour renforcer et remplacer les troupes tchéco-slovaques. Celles-ci sont, on le sait, composées de prisonniers de guerre qui ont donné, en sachant se grouper, s’unir, s’armer et se battre, un exemple admirable de volonté et d’énergie : mais ces soldats sont fatigués et, aujourd’hui que les hostilités sont terminées et leur pairie affranchie, ils éprouvent le légitime désir de revoir leur clocher et leur famille ; mal outillés, mal ravitaillés, ils ont dû, en ces derniers mois, abandonner Samara, où ils surveillaient la navigation de la Volga et le chemin de fer du Turkestan, et reculer sur Oufa et les montagnes de l’Oural. Sur la Mer Blanche et l’Océan glacial, des détachements alliés suffisants occupent, sous les ordres d’un général britannique, les issues septentrionales de la Russie. En Sibérie, il serait à souhaiter que les Japonais qui n’ont pas, jusqu’ici, paru disposés à s’avancer plus loin qu’Irkoutsk, joignissent leurs forces à celles du gouvernement d’Omsk et des Alliés et s’avançassent jusqu’à la Volga où ils pourraient tendre la main aux troupes russes groupées dans la région de la mer d’Azof pour fermer aux bolcheviks les routes du Turkestan, de la Caspienne et du Caucase. Ils rendraient par là un service signalé à la civilisation, à leurs alliés et à eux-mêmes.

Le général Denikine, succédant au général Alexeief récemment décédé, groupe autour d’Iékatérinodar, entre le Caucase et le cours inférieur du Don, des forces russes antibolcheviques qui se montent à une centaine de mille hommes et qui sont en liaison avec celles que l’hetman Krasnof commande dans la région de Novotcherkask (sur le Don, en amont de Rostov). Le Caucase échappe aux bolcheviks. Les Anglais ont réoccupé Bakou et viennent d’arriver à Batoum. La République géorgienne, qui avait cru pouvoir fonder son indépendance sur la protection allemande, est revenue de sa funeste illusion ; son gouvernement a lancé un mémorandum (28 novembre) où il déclare que « la Géorgie se connaît trois ennemis ; le bolchevisme, la contre-révolution et la Turquie, » ce qui signifie qu’elle se rattacherait volontiers à une Russie fédérale, pourvu que ce ne soit ni l’ancienne Russie centralisatrice, ni la nouvelle Russie anarchique.

Ainsi se groupent, dans la région, de la Mer-Noire, la plus grande partie des forces nationales russes qui veulent à la fois sauver les résultats de la révolution et maintenir une Russie forte dans son unité fédérale. Tel est aussi le programme des Alliés. L’affranchissement des populations non russes que le tsarisme opprimait, est un bénéfice pour la civilisation, à laquelle ces nouveaux Etats apporteront le fruit de leur génie original et de leur effort personnel, et il sera finalement un bénéfice pour la Russie elle-même ; leur amitié ne lui fera pas défaut quand elle sera redevenue forte et devenue sage ; leur alliance sera plus précieuse à la Russie libre que ne l’était leur obéissance à l’ancienne autocratie. La Pologne elle-même, si la paix la fait assez grande pour épanouir sa brillante civilisation, cherchera son appui à l’Est pour faire face à la poussée germanique qui est trop ancienne et trop incorporée aux instincts de la race pour ne pas se renouveler. A l’intérieur même de la Russie, les groupes musulmans pourront, sans inconvénient, recevoir des garanties pour leur religion, leur langue et leurs coutumes ; ils deviendront des membres utiles de la fédération russe à laquelle se rattacheront aussi les Etats du Turkestan et du Caucase.

Mais il faut bien se rendre compte que de tels résultats ne seront pas l’œuvre d’un jour et qu’ils seraient compromis soit par l’abstention des Alliés, soit par une intervention mal préparée et incertaine de ses fins. Ce que les Alliés ont à poursuivre en Russie, c’est leur lutte contre l’Allemagne pour l’établissement d’une paix qui sera durable dans la mesure où elle sera juste. S’ils se désintéressaient du sort de la Russie, s’ils la laissaient en proie à l’effroyable tyrannie des bolcheviks, un jour viendrait où l’Allemand insinuant et plat réussirait, sous un déguisement approprié, à s’introduire en Russie, où il a gardé des accointances, pour y organiser la production, coloniser les terres, accaparer les richesses, discipliner les forces économiques, enrégimenter les masses combattantes ; il y puiserait une puissance nouvelle pour restaurer en Occident l’édifice effondré de Bismarck.

Cette œuvre d’organisation, dont la Russie aura besoin tôt ou tard, il faut qu’elle soit dirigée par des amis désintéressés, sans arrière-pensée de lucre. Le président Wilson a fort bien dit qu’on jugerait des sentiments des peuples d’après leur attitude envers la Russie. Le bolchevisme est un paroxysme de folie criminelle et sanglante qui ne se stabilisera pas, et il est nécessaire que, plus tard, la Russie associe le nom de la France et des Alliés à l’effort qui l’aura délivrée de cette maladie qui est la négation même de la démocratie et de l’humanité. Les bolcheviks, comprenant que la pacification générale est le prélude de leur perte, travaillent à déchaîner partout la guerre civile et à rallumer la guerre étrangère. Sous le nom de révolution universelle et de bolchevisme intégral, ils cherchent seulement à faire durer leur ignoble et atroce dictature. Mais le bolchevisme n’est pas la Russie. Nous savons mal ce qui se passe dans la masse profonde de ce peuple russe qui reste semblable à lui-même, avec toutes ses contradictions, candide et sauvage tout à la fois, généreux et féroce, évangélique et diabolique. Le génie russe demeure une force latente, une force d’avenir qui a son mot à dire et son rôle à jouer dans l’histoire humaine. La France victorieuse, de concert avec ses Alliés, a devant elle la responsabilité de l’Europe à reconstruire ; elle serait moins victorieuse si, oubliant les efforts, les succès, les pertes et les ruines qui ont marqué pour la Russie sa participation à la grande guerre, elle ne faisait pas tout ce qui sera en son pouvoir pour prêter à son alliée aide et assistance dans sa grande détresse. La victoire est une force vivante qui s’épuise si elle ne se réalise pas.


RENE PINON.

  1. Point 13 du Message ainsi formulé : « Un Etat polonais indépendant devra être établi. Il devra comprendre les territoires habités par des populations incontestablement polonaises auxquelles on devra assurer un libre et sûr accès à la mer et dont l’indépendance politique et économique ainsi que l’intégrité territoriale devront être garanties par un accord international. »
  2. Ruthènes est le nom qu’on donne à Rome et à Vienne aux Ukrainiens ou aux Petits-Russiens.
  3. C’est en 1654 que l’hetman Bohdan Chmielnicki demanda, par le traité de Pereiaslaw, la protection d’Alexis Mikhailovitch.
  4. Voyez l’excellente brochure de M. Louis Réau : La République indépendante de l’Ukraine (Collection de l’Association « France-Russie, » 1918).