La Reine-Blanche aux îles Marquises/02

La bibliothèque libre.
LA
REINE-BLANCHE
AUX ILES MARQUISES
SOUVENIRS ET PAYSAGES DE L’OCÉANIE.

II.
LES MOEURS DES INSULAIRES ET L’OCCUPATION DE L’ARCHIPEL.



I.

On a vu déjà comment nous étions arrivés aux îles Marquises, quelles impressions éveillèrent en nous tout d’abord les spectacles d’un pays nouveau, quels incidens signalèrent les premiers momens de l’occupation[1], Lorsque notre installation fut à peu près complète, un champ assez vaste d’observation s’ouvrait devant nous : nous avions à étudier en elle-même cette société indigène au milieu de laquelle nous étions jetés, et à voir aussi comment pourrait s’établir une société coloniale. Cette étude, qui remplit la dernière partie de notre séjour, ne pouvait que nous offrir tout à la fois de curieux enseignemens et d’amples distractions. Entrons librement dans ce monde si peu connu.

La société aux îles Marquises en est encore aux formes les plus rudimentaires : elle se divise en deux classes distinctes. La première, celle des akaïkis, peut être regardée comme l’aristocratie de naissance, de fortune et d’intelligence du pays : elle comprend les chefs civils et religieux. La seconde se compose du reste de la population, les kikinos. L’autorité de l’akaïki a des limites fort restreintes. Son influence dépend surtout de sa valeur individuelle. Ses droits consistent à prendre chez les kikinos les objets qui sont à sa convenance, à percevoir une dîme sur leurs récoltes, à lever un impôt sur leurs bénéfices, à les chasser de son domaine s’il a lieu de s’en plaindre, et enfin à prononcer les interdictions rigoureuses connues sous le nom de tapus. Ses devoirs, peu compliqués, semblent se borner uniquement à faire observer les tapus et à punir ceux qui les violent. Rien ne distingue extérieurement l’akaïki du kikino. Le kikino est généralement le domestique et le soldat des chefs ; ses occupations ordinaires se bornent à préparer et à servir la nourriture de la famille. Du reste, il mange au même plat, couche sur la même natte que le maître ; il est souvent aussi le mari de la même femme, et comme il n’est lié par aucun pacte, il peut à sa convenance quitter son patron et en servir un autre. On est akaïki par droit de naissance ; on le devient en s’illustrant à la guerre, en s’alliant à une atapeïu[2], en se faisant adopter par un chef. Quand un akaïki a plusieurs enfans, c’est l’aîné, garçon ou fille, qui hérite du titre et des propriétés ; les autres enfans restent kikinos. Souvent les akaïkis de première classe prennent le titre de grands-prêtres et remplissent les fonctions sacerdotales, mais les grands-prêtres et les grandes-prêtresses véritables sont les tahuas ; les autres desservans se nomment les tahunas. La partie matérielle des sacrifices et autres cérémonies du culte est du ressort de ces derniers : ils battent les tam-tams sacrés, comme les corybantes, et assistent les tahuas durant les jongleries religieuses. Les grands-prêtres, destinés presque tous à devenir dieux après leur mort, ont de leur vivant le privilège héréditaire d’être inspirés par les divinités, dont ils transmettent les arrêts à la population. À cette faculté, ils joignent celle de guérir les maladies de l’âme et du corps, qui toujours sont un effet de la colère divine : ils remplissent donc le double emploi de médecins et de sorciers. Une sorte de mystère dont ils s’entourent, le pouvoir qu’ils ont de disposer du tapu, d’exiger des victimes humaines, les rendent très redoutables.

Chez un peuple porté à ne reconnaître d’autres droits que ceux de la force, il était indispensable d’opposer aux mauvais instincts un frein des plus puissans. Telle fut l’origine du tapu, qu’on fit émaner d’une source divine. Tapu signifie défense formelle, interdiction complète. Le tapu était toujours dans l’origine la volonté des dieux transmise au peuple par l’intermédiaire des prêtres ; mais il prit un développement rapide dès que les hommes mis en possession de cette arme redoutable reconnurent tout le parti qu’on en pouvait tirer pour dominer des esprits faibles, ignorans et crédules. Les prêtres firent bientôt avec les chefs un pacte de protection mutuelle, d’un mutuel accord on exploita les simples, et le tapu, loin d’avoir une action morale et civilisatrice, fut dès lors, ce qu’il est encore aujourd’hui, un instrument de despotisme utilisé au bénéfice des passions et des caprices de ceux qui en disposent. Ce fut le tapu qui constitua la propriété dès que s’érigèrent en propriétaires ceux que leur intelligence, leur force et leur courage plaçaient au-dessus du vulgaire ; c’est encore lui qui la protège actuellement, et sous cette prestigieuse égide toute la catégorie des prêtres et des chefs jouit en sécurité de ses privilèges.

L’anthropophagie est un fait trop avéré dans tout l’archipel ; mais en dehors des circonstances où les fièvres de la haine, de la vengeance, les surexcitations du combat et les forfanteries de la victoire enivrent et affolent les indigènes, quelques kakious (vieillards) conservent seuls un goût passionné pour ces festins contre nature. Un jour, dans l’entraînement de la colère, accusant les Vaïs de je ne sais quel méfait, le grand-prêtre Yeketu s’écria que cette tribu avait plusieurs grands vahi tapus[3], tandis que les Teïs n’en possédaient qu’un seul. Le commandant Collet lui demanda où se trouvait cette case mystérieuse, et le grand-prêtre, avec une expansion qui ne lui était pas ordinaire, promit de l’y conduire. Je fis partie de l’expédition avec le lieutenant Rohr.

Depuis huit jours, des pluies abondantes avaient succédé à une longue sécheresse. La végétation de la vallée s’épanouissait au grand soleil. Sous les goyaviers et les ricins grognaient en nombre considérable les marcassins noirs et les porcs rouges réservés aux festins des grands-prêtres et des chefs. Partout sur notre passage les femmes nous envoyaient du seuil de leurs cases les saluts les plus amicaux. Bientôt s’offrit à nous un large sentier bordé d’énormes blocs de pierre, et nous restâmes confondus, ne pouvant nous expliquer comment, avec les moyens dont ils disposent, les canaques sont parvenus à construire ces murailles cyclopéennes. Au sortir de ce défilé, nous eûmes devant nous le versant d’une montagne qui est le terrain sacré. Des arbres séculaires appartenant aux espèces qui ornent les lieux tapus, des meïs, des tamanus, des badamiers, des evas, placés à distance les uns des autres, étendent au loin des rameaux que ne mutila jamais une main sacrilège, et répandent autour d’eux l’ombrage et la fraîcheur. Nul sentier, nulle trace sur le gazon n’indiquent le pas de l’homme. Rien de triste et d’imposant comme le calme, l’immobilité, le silence de mort qui règnent sous ces arbres au feuillage obscur, aux fruits léthifères. Après avoir marché quelque temps, nous nous trouvâmes devant une case affectée aux repas. Quelques ornemens de tête en plumes étaient suspendus à l’intérieur, pêle-mêle avec les crânes des dernières victimes sacrifiées. Des étoffes du pays festonnaient la grande cloison postérieure, au milieu de laquelle une énorme tête de porc, retenue par des liens dans un bouquet de rameaux fanés, regardait la porte d’entrée. Les quatre coins étaient occupés par des tikis (idoles) ; de hauts tambours ornés de chevelures, de grandes jattes en bois de rose, des courges aux flancs orangés étaient épars sur le sol. En voyant le délabrement de cette case et le désordre qui y régnait, on ne pouvait douter qu’elle n’eût été abandonnée après un repas déjà ancien de plusieurs mois. Dans le voisinage se trouvait une autre construction plus petite, le véritable vahi tapu redouté des indigènes. C’est là que les dieux viennent errer la nuit, c’est là qu’ils prennent leurs ébats, au milieu des offrandes et des victimes préférées.

Rien n’indiquait cependant l’importance de cette chétive construction, que formaient quatre montans reliés par des traverses, et que couvraient des rameaux de cocotiers. L’entrée en était défendue par deux idoles horribles. Deux autres tikis paraissaient garder les offrandes environnantes, casse-tête, étoffes, conques de guerre, bracelets de tresses relevés de rondelles de nacre et ornés d’une épaisse touffe de cheveux frisés. C’était tout. Nulle part le moindre débris humain ne justifiait la destination de ce terrible lieu. Nous en manifestâmes notre étonnement au tahua, qui parut soucieux et sembla étudier notre physionomie ; puis, après quelques instans de réflexion, comme un homme qui prend son parti, il nous conduisit vers d’énormes tikis en pierre rougeâtre, derrière lesquels il nous indiqua un tronc d’arbre épais coupé à un mètre et demi du sol et profondément creusé. Là, sous une couche de feuilles sèches, se trouvait tout un ossuaire. Nous quittâmes ce lieu fort satisfaits de le voir abandonné et presque oublié, bien que cet oubli et cet abandon n’eussent d’autre cause que notre présence à Taiohaë. S’il faut en croire le tahua Veketu, les habitans des Marquises ne mangent l’homme que par vengeance. On emploie pour le tuer le moyen généralement usité pour tous les animaux ; afin d’éviter autant que possible l’effusion du sang, on l’étouffé au moyen d’un bâton appliqué sur le cou et faisant levier. C’est aux guerriers que reviennent les yeux. Le cœur est mangé cru ; le reste du corps, bardé de feuilles de ti, couché, recouvert de terre, sur un lit de galets rougis au feu, est cuit le premier ou le deuxième jour, mangé le troisième et les jours suivans. Les chefs, grands-prêtres et vieillards sont seuls admis aux repas de chair humaine ; mais en temps de guerre les kikinos mêmes peuvent y prendre part. Un canaque armé d’un roseau tranchant découpe le corps ; les pieds, les mains et les côtes sont offerts aux chefs, les fesses reviennent au grand-prêtre. Les femmes sont exclues de ces festins, qui leur inspirent du reste la plus profonde horreur ; aussi durant plusieurs jours fuient-elles avec répugnance tous les hommes suspects d’y avoir pris part.

Si l’on veut rencontrer le Nukahivien dans sa pureté, dans toute son élégance native, ce n’est point chez les Teïs, c’est chez les Taipis et dans les autres îles peu fréquentées du groupe qu’il le faut chercher. D’une haute stature, les épaules effacées, le thorax en avant, svelte, le torse légèrement cambré sur les hanches, le Nukahivien s’avance, la tête fière et parfois arrogante, mais avec un port assuré, une démarche libre et hardie. Il semble taillé moins pour la lutte que pour la course et l’escalade. Il tient plutôt du gymnaste que de l’athlète. Il a les traits du visage purs et corrects, le nez droit ou aquilin, court parfois ou légèrement épaté, jamais difforme. La bouche n’est ni grande ni lippue ; le front, un peu bas, un peu fuyant, est rasé à la partie supérieure, ce qui a fait dire que les canaques avaient le front haut. Si le Nukahivien parle et s’anime, son œil noir, grand, nacré, d’une mobilité extrême, éclate dans le tatouage, où s’ouvre aussi dans un sourire la raie d’argent de ses dents blanches. On peut esquisser la forme physique de l’habitant des Marquises, mais il est plus difficile de définir les bizarreries de sa nature fantasque. Il tient beaucoup de l’enfant ; il est aussi peu capable de reconnaissance, il a les mêmes caprices irascibles. Il est nerveux, inquiet, impatient. La superstition est un des traits saillans de sa nature. Il est hospitalier ; son premier abord est avenant, doux, rieur ; puis au moindre froissement, et pour des motifs que l’étranger ne saisit pas toujours, une brusque révolution se fait en lui, et il devient farouche. Pour peu qu’un intérêt soit en jeu, la finesse et la ruse prennent chez les canaques le masque de la bonhomie. La prédominance du système nerveux chez le Nukahivien explique l’effervescence de ses passions et aussi le prompt affaissement de la surexcitation fébrile qui s’est emparée de lui. Il a les défauts et les qualités de sa nature. On le dit en certaines circonstances cruel jusqu’à la férocité ; mais cette accusation ne nous semble pas justifiée, ou du moins, si on l’admet, il faut en demander compte à ses pratiques religieuses plutôt qu’à son caractère.

La taille des femmes est moyenne, leur galbe modelé souvent avec une pureté que la statuaire nous a révélée presque seule en France, le torse élégamment cambré, les chairs potelées et solides, le grain de la peau d’une finesse extrême. Leurs mains au toucher onctueux, aux doigts effilés, aux ongles longs, taillés en amande, luisans comme l’agate et amoureusement soignés, sont en général d’une beauté surprenante. Peu de femmes au monde ont plus de grâce, sinon dans leurs mouvemens, au moins dans leurs poses, et les femmes des archipels les plus voisins, les Taïtiennes si vantées, semblent de lourdes, épaisses et brunes campagnardes, comparées aux filles de Nukahiva, si légères des pieds à la tête.

En général, aux Marquises, les traits du visage nous paraissent chez la femme moins corrects et moins purs que chez l’homme, peut-être parce que nous sommes accoutumés à exiger davantage de sa beauté plastique. La chevelure, épaisse, un peu rude, chatoyante de lotions huileuses, relevée avec les doigts, retombe sur les épaules et encadre un visage d’une pâleur chaude comme le bois de santal. Le front est découvert, mais étroit ; les pommettes sont écartées, même un peu saillantes. Sous l’arcade sourcilière peu fournie de poils, les yeux, parfois relevés aux coins, vers les tempes, s’ouvrent grands, limpides, noirs et fournis de longs cils. Si le visage des hommes nous semble plus régulier, non-seulement leur physionomie est loin d’avoir la séduisante expression de douceur, de bonté, de franchise, l’attrait mélancolique et rêveur, le charme sympathique enfin, qui distinguent la femme de l’archipel, mais leur caractère n’offre pas non plus les mêmes garanties. La douceur des femmes est incontestable ; elles ont une imagination très vive ; elles sont superstitieuses et craintives à l’extrême. Coquettes, enjouées, avec un penchant à la moquerie, elles ont une rare pénétration de nos usages, de notre caractère, et depuis notre arrivée dans le pays elles nous ont donné souvent, même en dépit du danger qu’elles couraient, des preuves sans nombre de leur attachement.

Les indigènes sont en général peu causeurs. Souvent ils se transmettent leur pensée par un jeu de physionomie difficile à saisir pour des Européens. Assis en face les uns des autres, le dos contre une pierre, les bras croisés sous la tête, ils se regardent des heures entières sans échanger un seul mot. Contrairement aux nègres, ils sont très sobres de paroles et de gestes, alors même que leurs intérêts les plus chers sont en jeu. Paresseux, indolens, peu industrieux, ne sachant se soumettre à aucun travail régulier, ils passent la plus grande partie de leur temps, étendus à l’ombre sur des nattes, à dormir, à chanter, à tresser des guirlandes. Pourtant, bien qu’ils soient sensuels, gourmands, insoucieux du lendemain, ils ont l’esprit rapide, le jugement droit, une idée très nette de ce qui est bon et juste.

Le mariage à Nukahiva n’a rien de commun avec le pacte solennel dont les plus déterminés n’acceptent point chez nous sans inquiétude les périlleux hasards : ce n’est pas la chaîne éternellement rivée, c’est une guirlande qu’on porte tant qu’elle paraît légère, et qu’on peut rompre dès qu’elle semble pesante. Rien ne se fait plus simplement qu’un mariage. Pour peu que deux jeunes gens se conviennent, ils demandent à leurs familles l’autorisation de vivre ensemble. Le consentement est-il accordé, on fait aux fiancés des présens qui consistent en étoffes, en armes et munitions de guerre ; on rassemble les parens autour d’un porc tué pour la circonstance ; la case d’une des familles reçoit aussitôt le jeune couple, et le mariage est accompli sans autre cérémonie. Les parens au contraire mettent-ils quelque obstacle, le plus souvent les amoureux vont chercher ailleurs un abri, et le mariage n’en a pas moins lieu. Après un certain temps d’épreuve, si les époux se reconnaissent de nature incompatible, ils se quittent d’un commun accord, se considèrent comme parfaitement libres, et tout est dit ; mais si la femme déserte par caprice le toit conjugal pour suivre un amant, le mari la guette et lui administre des corrections véhémentes et réitérées. Le rival vole naturellement au secours de sa maîtresse en pleurs ; des rixes s’engagent, les haches se mettent de la partie, et l’affaire se termine fréquemment par le meurtre de l’un des adversaires. Les séparations volontaires sont rares, surtout parmi les kikinos ; quant aux séparations légales, si je puis employer ce mot, la brutalité du mari en est à peu près l’unique motif légitime. Quelques femmes ont plusieurs maris ; c’est le système oriental pris à rebours. La faculté d’avoir plusieurs maris n’est pourtant pas générale, elle n’appartient guère qu’aux atapeïus. Une fille enceinte, quelle que soit l’origine de sa grossesse, trouve aussitôt vingt épouseurs ; les akaïkis surtout se disputent sa possession : c’est que, hélas ! par suite des débauches auxquelles s’abandonnent les femmes à peine âgées de douze ans, la fécondité devient une vertu fort rare dans le pays ; aussi l’enfant du hasard est-il adopté avec bonheur par le mari.

Le désir d’avoir des enfans est fondé sur deux graves motifs, où l’intérêt personnel tient une aussi grande place que le besoin d’affection : d’abord la nécessité de se créer pour sa vieillesse une aide et un appui qui feraient à peu près défaut sur une terre où l’on ne connaît pour ainsi dire d’autre loi que celle du plus fort, en second lieu et surtout la crainte de mourir isolé. En effet, aux Marquises, la famille seule entoure le moribond des pratiques nécessaires pour faciliter l’entrée de son âme dans l’autre monde ; seule aussi, elle rend au mort les derniers devoirs. Faute d’une famille, les restes mortels courent le risque d’être tout simplement enterrés ou jetés à la mer, et l’âme, ne pouvant alors entrer ni au paradis ni en enfer, reste éternellement ensevelie avec le cadavre. De cette croyance dérive une habitude très répandue dans le pays. La famille qui a des enfans en cède une partie à celle qui n’en a pas. Des présens plus ou moins considérables accompagnent toujours ces concessions d’enfans. Si donc il est juste de dire qu’une famille nombreuse est parfois une fortune, c’est assurément aux Marquises. Les enfans indigènes font à peu près ce qui leur plaît ; rien ne les contrarie, ils sont aimés de tout le monde, ils vaguent en liberté, se livrent à leurs jeux sans contrainte, se taquinent et se querellent fort rarement entre eux. Jamais ils ne nous ont rendus témoins de ces scènes de pugilat si fréquentes entre enfans civilisés. Je ne me rappelle pas avoir vu pleurer un enfant nukahivien en dehors des lamentations réglées par le décorum, et qui le plus souvent sont sans larmes. Ces enfans ont une gaieté peu bruyante, ils sont fort doux et paraissent les plus heureux du monde. Dès que l’enfant est en âge de pourvoir à sa subsistance, il se fixe où il lui plaît, bâtit un frêle ajoupa de branches et de feuilles, et ne paraît plus se soucier de sa famille ; il semblerait que ses affections ne se développent que dans l’âge mûr. Les parens au contraire lui conservent leur sollicitude tant qu’une adoption consentie ne les force pas à s’en démettre.

La vie journalière des indigènes est des plus faciles. La récolte des fruits à pain, la pêche du poisson, la mastication du kava, tels sont leurs travaux, dont le plus pénible est la pêche. En mai, juin, juillet et août, des bancs innombrables d’un poisson nommé kuavena, plus petit que l’éperlan, hantent les différentes baies de l’archipel. Alors, durant les nuits sans lune, on voit courir sur l’eau une cinquantaine de pirogues portant à la proue une énorme torche flamboyante ; de loin, on dirait des régates de salamandres ; elles s’avancent à l’entrée des baies, se rejoignent et rentrent processionnellement, conduisant à leur suite le poisson vers certaines parties du rivage où la population rassemblée le prend au filet. Ce petit poisson est fort délicat, mangé vivant ; la faim assouvie, on emporte dans des jattes de bois ou dans des sacs le reste de la pêche, que l’on mange toujours cru, les jours suivans, trempé dans la popoï. Pour prendre le poisson de mer ou d’eau douce dans les réservoirs naturels ouverts entre les rochers, les indigènes se servent de différentes drogues enivrantes. Contrairement à l’herbe fabuleuse de Glaucus, une plante nommée kiki, l’amande pilée du baringtonia, une bouillie faite avec les graines du koku (bois de savon des Antilles), répandues au fond de l’eau, plongent le poisson dans une atonie semblable à celle que produit le chloroforme ; devenu immobile et comme saisi dans un bloc de glace, il se laisse prendre à la main. Le requin et le devil-fish, sorte de grande raie, la bonite, sont aussi pour les naturels un manger fort délicat, mais leur chair coriace exige une station de trois semaines au soleil sur la grève ; on les dépèce ensuite avec un roseau affilé, et on en distribue des tranches aux peuplades alliées. Il y a deux façons de prendre le requin ; toutes deux sont fort dangereuses. Les naturels, pour allécher l’animal, laissent traîner une jambe dans l’eau, et quand le hideux squale arrive à la surface, ils lui passent avec une dextérité surprenante un nœud coulant autour du corps. C’est le laso' de l’Indien chasseur des pampas appliqué à la pêche. La seconde méthode consiste à suivre le requin en pirogue, et, le moment propice arrivé, deux naturels plongent et attaquent le harpon à la main ce brigand des mers. Bien qu’ils soient fréquemment victimes de ce périlleux exercice, ils s’y livrent avec une incroyable témérité.

Le travail des femmes se borne à cuire, à écorcer, à triturer la pulpe des fruits à pain pour en faire de la popoï fraîche ou à retravailler la popoï ancienne selon les besoins du jour. Elles préparent en outre le keikai, popoï sucrée, puis un autre mets appelé le kaku, purée faite avec du fruit à pain cuit, broyé au pilon de pierre et arrosé d’un lait d’amande râpée de noix de coco ; les vieilles femmes enfin fabriquent la tapa. Ces diverses occupations ne prennent guère à l’un et à l’autre sexe que quelques heures par semaine. Le reste du temps se passe à dormir, à chanter, à se baigner, à tresser des couronnes de fleurs, de fruits de pandanus, à s’oindre d’eka-moa[4], enfin à faire de la musique. C’est une véritable vie contemplative, c’est l’île de Calypso sans Mentor ; seulement Eucharis et ses compagnes se peignent avec leurs doigts, ruissellent d’huile teinte en jaune, psalmodient des comumus, et au lieu de théorbes, de cithares et autres instrumens à l’usage des demi-dieux, elles tapotent prestement, avec un petit marteau de casuarina, une harmonica composée de morceaux de bois de fao de différentes grandeurs, jouent de la flûte par le nez en comprimant avec un doigt l’une des narines, pour ne pas diviser la colonne d’air absorbée, et enfin confient leurs plus secrètes pensées d’amour aux vibrations éoliennes d’un instrument importé par d’autres sauvages civilisés, la vulgaire guimbarde, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Il est juste d’ajouter qu’elles tirent du fredon ingrat de l’aiguille d’acier un parti extraordinaire. Au moyen de certains accords, de mystérieuses conversations s’établissent à distance avec une surprenante intelligence et mettent aux abois la curiosité des étrangers. Maintenant que la langue canaque est devenue familière aux occupans français, c’est le moyen employé par les femmes pour échanger devant eux leurs pensées. Cet usage de correspondre par des sons lancés dans l’espace a du reste existé de tout temps aux Marquises. Souvent les femmes de deux tribus voisines, placées de chaque côté d’une crête qui les sépare, établissent un colloque avec un sifflet de roseau ; de l’un à l’autre versant, les sons volent, brusques, aigus, tremblotans, syncopés avec des nuances expressives à décourager les plus triomphantes rossignolades d’un maître d’équipage. Durant les heures chaudes de la journée, la campagne est silencieuse. Un mouvement, une clameur des indigènes sont alors chose rare. Vers la partie la plus fréquentée de Taiohaë même, on peut se croire loin de toute demeure. L’oreille, faite au bruit de la mer, n’entend que le petit cri aigu du kopeka tournoyant sur l’arbre gigantesque des Marquises et les frissons d’ailes des kukurus, avides de ses petites baies pourprées. Un canaque au pas élastique traverse l’ombre bleue ou les rayons dorés du bosquet, l’épaule chargée d’un bambou, aux extrémités duquel pendent deux sacoches en feuilles de cocotier, laissant voir sous leurs mailles grossières des goyaves ou les pommes roses du keika. Un kakiou, dont un glacis d’eka-moa verdit le tatouage, chemine péniblement, chargé d’un long roseau dont il fait son réservoir d’eau douce. Une femme accroupie et pensive livre ses pieds au courant qui lui met des anneaux de cristal aux chevilles. Telles seraient à peu près les seules distractions pour le regard et pour l’ouïe, si à chaque instant on n’entendait grogner, on ne voyait rôder familièrement autour de soi nombre de petits porcs noirs et rouges qui finiront, d’un mutuel accord avec les goyaviers, par envahir les îles, l’arbre livrant ses fruits indigestes à l’animal, qui s’en va semant partout ses graines sur le sol.

L’arrivée d’un navire met surtout les indigènes en émoi. On le guette des hauteurs, on se prépare à le recevoir. Dès que le navire est signalé, la nouvelle s’en répand avec rapidité. Chacun vient l’attendre au rivage. Les femmes reçoivent de leurs maris ou de leurs parens des recommandations sans nombre. On leur désigne ce qu’elles doivent exiger en retour des faveurs qu’elles vont accorder aux arrivans, on les exhorte à les voler même, si l’occasion s’en présente. Le navire paraît enfin à l’entrée de la baie. De tous côtés, aussitôt les groupes se précipitent ; un dernier avertissement, une dernière recommandation les suit dans leur essor. « Tima, n’oublie pas le namou ! — Demande pour moi de la poudre, Tahia ! — Oii, souviens-toi du poisson salé ! — Manu, rapporte-moi de la tapa rouge, des colliers, des dents de cachalot ! » Et toutes ces femmes fendent les flots d’une main, élèvent de l’autre au-dessus de leur tête leur ceinture attachée au bout d’un bâton ; toutes jettent des cris perçans, et chacune s’évertue à toucher barre la première. C’est une lutte de vigueur et d’adresse d’autant plus intéressante que le but est mobile, que le navire s’éloigne ou se rapproche suivant les exigences de la brise pour gagner le mouillage. Il faut cependant arriver des premières, car l’équipage fait son choix à mesure, et à moins de séductions irrésistibles l’accès du pont est impitoyablement refusé aux retardataires. Piteuses alors, celles-ci regagnent le rivage, escortées des kaohas ironiques, des quolibets, des huées de leurs compagnes accueillies à bord. Telle est la scène d’arrivée de tous les navires. Le lendemain, les femmes sont reconduites à la grève dans des baleinières. S’il y a plusieurs navires sur la rade, le nombre des femmes qui vont ordinairement à bord ne suffit plus ; on fait appel alors aux tribus éloignées, et chaque soir les barques viennent chercher une nouvelle cargaison vivante.

Au point de vue pittoresque, c’est un charmant et curieux spectacle que de voir passer sur l’eau toute chatoyante des reflets du soleil couchant ces baleinières manœuvrées par des matelots en chemise de laine écarlate ou d’indienne aux rayures éclatantes ; toutes sont envahies par des femmes couronnées de fleurs, bardées de guirlandes, drapées de blanches tapas, les unes assises ou couchées, et laissant traîner leurs bras dans le sillage, les autres debout, celles-ci la flûte aux narines, la guimbarde aux lèvres, celles-là battant des mains et préludant par de joyeux comumus à des plaisirs effrénés. Malheureusement la scène change vite. Des gaietés forcenées, des hurlemens bachiques, des éclats de rire et des hourras sortis du sein des ténèbres vous révèlent bientôt les scandaleux mystères des orgies nocturnes. On songe douloureusement alors que les produits de la civilisation, les liqueurs fortes, le tabac, les ustensiles, les étoffes et les armes, sont le mobile de ces déplorables scènes, et l’on comprend que la facilité avec laquelle on se procure ces objets convoités sera indéfiniment un obstacle à tout travail régulier, comme aussi ces fréquens rapports avec des hommes licencieux et grossiers en doivent être un aussi à la moralisation de cette race malheureuse et charmante.

Quand on considère la facilité avec laquelle les indigènes livrent aux étrangers leurs femmes et leurs filles, on s’étonne de rencontrer sous le toit du canaque, comme sous le nôtre, de véritables liens d’affection entre les différens membres de la famille ; mais on reconnaît vite que si ces peuples sont arrivés, dans leurs relations avec les étrangers, à considérer la femme comme une marchandise dont ils règlent et débattent le prix avec le premier venu, il n’en est pas de même dans les rapports qu’ils ont entre eux. L’infidélité de l’un ou de l’autre sexe occasionne parfois entre les hommes des rixes sanglantes et porte les femmes à étrangler ou à empoisonner leurs rivales. Il est certain d’ailleurs que le libertinage des femmes a bien moins la passion pour mobile que le désir de se procurer des objets qu’on ne saurait avoir autrement. Ce qui confirme cette opinion et montre que le sentiment du devoir n’est pas complètement effacé dans les familles, c’est que le groupe extravagant des néréides nukahiviennes reste pour ainsi dire toujours le même, tandis qu’indifférentes à cette vie effrénée, un nombre assez considérable de femmes indigènes conservent une sorte de dignité, et résistent avec énergie aux sollicitations qui leur sont adressées. Plusieurs officiers étaient aux Marquises mariés à la mode du pays ; leurs femmes se conduisaient très bien et semblaient avoir pour eux une affection, sinon supérieure, au moins égale à celle qu’elles auraient pu avoir pour un indigène. Quant à l’expression du sentiment, pour ne pas se produire avec des formes aussi raffinées qu’en pays civilisé, on n’y saurait méconnaître des langueurs, des mignardises, des tendresses, des élans de jalousie semblables aux nôtres.

Les nombreux loisirs de ce peuple semblent l’avoir doué d’un vif instinct d’observation. À peine arrivés dans le pays, nous avons vu saisir nos ridicules, contrefaire notre démarche, comprendre l’usage de nos ustensiles, imiter sans gaucherie nos actions. Les femmes surtout montraient une rapide intelligence de notre nature, s’assimilaient à nous avec une singulière aptitude, et souvent leur présence d’esprit nous a tirés de situations difficiles et inquiétantes. Je me borne à citer un fait qui résume différentes nuances de leur caractère.

Un jour, la détonation d’une arme à feu partie d’un petit jardin de l’établissement appelle sur les lieux quelques marins occupés dans le voisinage. Une femme canaque, depuis longtemps en relations avec un officier français, arrive aussi des premières, et l’on trouve raide mort, frappé d’une balle à la tête, un enfant indigène auprès d’un fusil de chasse qui vient d’être déchargé. Ce fusil appartenait à un lieutenant de vaisseau de service à son bord en ce moment-là. Chacun aussitôt fait ses conjectures sur l’événement, et tout le monde s’accorde à supposer que l’enfant, ayant pris l’arme dans la case voisine, vient d’être victime de son inexpérience. Le mort appartenait à la tribu des Happas : on mande sa famille, qui arrive bientôt à l’établissement accompagnée de quelques guerriers de la tribu. Au premier coup d’œil jeté par les indigènes sur le cadavre, les fronts se rembrunissent, et l’aspect farouche des physionomies trahit une pensée haineuse. On les questionne à ce sujet, et un chef s’écrie : Non, le poïti[5] ne s’est pas donné la mort ; c’est une vengeance qu’on a exercée contre lui. » Et il établit d’une façon qui semble irréfutable l’impossibilité pour un enfant de cette taille de se faire une blessure dirigée en ce sens. L’embarras était grand parmi les Français. Un meurtre semblable pouvait d’un jour à l’autre attirer sur eux quelque sanglante représaille, et dans tous les cas inquiéter leurs promenades solitaires vers la montagne. La femme de l’officier comprit le péril ; s’avançant avec résolution : « Le poïti s’est tué lui-même, je l’ai vu, voici comment il a fait. » Ce disant, elle prit le fusil, et sans hésiter elle le plaça de telle sorte que Français et canaques se rendirent à l’évidence. On fit quelques cadeaux à la famille, on enterra le cadavre, et le bon accord ne fut pas compromis. À peine l’officier revint-il à terre que son domestique lui avoua qu’il était l’auteur bien innocent du meurtre de la matinée. Il avait trouvé le fusil aux mains de l’enfant, et en faisant jouer la batterie pour mettre le chien au repos, il avait fait partir le coup qui était allé frapper le petit malheureux, placé à quelques pas. Éperdu, il avait alors déposé l’arme près de la victime et s’était enfui désespéré dans la campagne. L’officier jeta un regard interrogateur à la jeune femme, qui, devinant l’aveu, écoutait impassible : « Eh bien ! Oïa ? — C’est vrai, dit-elle. — Pourquoi donc nous as-tu menti ? — Le Français, répondit Oïa, n’a pas voulu tuer l’enfant ; sa langue se taisait, j’ai dû garder son secret. Aucun de vous n’aurait su tromper les canaques ; ils se seraient vengés quelque jour dans la montagne, et qui sait ? peut-être sur toi,… c’était ton fusil. »


II.

L’existence que nous venons de décrire serait d’une monotonie insupportable, si, comme les Indiens du Pérou, les Nukahiviens n’avaient la passion des plaisirs bruyans, des bombances et des toilettes d’apparat. La mort d’un prêtre ou d’un chef devenu dieu, la récolte du meï, le dénombrement des porcs d’une tribu, sont autant de prétextes à des réunions où figure parfois la population entière de l’île. Ces fêtes, appelées koïka, comme le lieu où elles se donnent, rassemblent durant plusieurs jours les insulaires loin du rivage, sur des emplacemens consacrés que protège la présence des divinités nukahiviennes.

Un koïka propitiatoire en l’honneur d’un grand-prêtre que la mort avait envoyé six mois auparavant enrichir d’un nouveau dieu l’olympe nukahivien nous conduisit un jour chez les Happas d’Avao. Le koïka étendait son rectangle de constructions sur un plateau voisin des crêtes basaltiques de la montagne. Nous fûmes d’abord reçus par deux cents personnes environ, des femmes, des enfans et des vieillards. Bientôt les accens farouches de la conque marine éclatèrent, et les tribus alliées, Teïs, Happas et Taïoas, se précipitèrent dans l’enceinte en grand costume de combat ; un instant après, un hourra formidable sembla tomber du ciel. Nous levâmes les yeux, et nous vîmes les crêtes voisines envahies par de nombreux groupes d’indigènes qui s’y étaient abattus comme des aigles. Un cri d’appel retentit de nouveau, et sur le versant rapide de la montagne roulèrent comme un torrent quatre ou cinq cents insulaires dont les manteaux blancs et rouges s’ouvraient au soleil en ailes éclatantes. En même temps, aux entrées de l’enceinte se présentèrent résolues, arrogantes et fières, sans souci des gens qui les avaient conviées, les belliqueuses tribus de la partie orientale de l’Ile. Le koïka fut dès lors un véritable pandémonium où s’agitaient, parmi les rumeurs et les musiques barbares, des costumes dont l’ensemble ne laissait pas d’être fort imposant.

Tous les guerriers étaient presque uniformément vêtus. Leur coiffure se composait du tavaha, qui, plus haut que les bonnets à poil de nos grenadiers, développait au-dessus de la tête son large éventail de plumes d’un vert sombre. À la base s’arrondissait de l’une à l’autre tempe un croissant parsemé de pois écarlates, incrustés en mosaïque dans une gomme aussi tenace que la colle forte. Au-dessus de cet ornement, des barbes de vieillards disposées en une gerbe épaisse se détachaient sur le fond sombre et luisant des tavahas, et laissaient jaillir, pareilles aux pistils des fleurs, de longues aigrettes en plumes de phaéton à brins blancs et rouges. Deux grandes plaques ovales en bois blanchi à la chaux et retenues à la hauteur des oreilles encadraient le visage. Un manteau de tapa, un camail en flanelle écarlate, ajusté par un nœud sur la poitrine, où éclatait en plastron nacré la coquille d’une huître perlière, des paquets de chevelures attachés à un ceinturon retenant aussi des crânes qui, remplis de petits cailloux, s’agitaient parfois avec un bruit sinistre, complétaient cet accoutrement des grands jours. Nous ne pouvions nous lasser d’admirer la démarche aisée, les fières mines, les attitudes hardies, les mouvemens pleins de souplesse féline de cette élégante race, dont les Vaïs et les Houmis offraient surtout le type séduisant. Du reste, l’allure triomphante de ces derniers, la façon dont ils paradaient et faisaient la roue devant les beautés nukahiviennes, indiquaient assez que la modestie n’était pas leur vertu dominante.

Les femmes étaient vêtues des plus neuves et des plus amples tapas, car les dimensions de ce manteau en font le luxe. Assises au milieu de cette vaste étoile aux plis anguleux, plusieurs jeunes filles semblaient de loin prises jusqu’au cou dans un bloc de marbre. Leur coiffure ne le cédait point à celle des hommes pour la complication. À toutes les oreilles se montraient des plaques d’ivoire de dents de cachalot sciées transversalement. Sur tous les seins éclataient des guirlandes vertes et rouges, à toutes les mains s’agitaient des éventails semi-circulaires. Dans cette galerie de femmes, on ne remuait guère, sans doute pour ne pas troubler l’économie d’une coiffure laborieusement construite, et l’on causait en général assez peu. Les confidences s’échangeaient à voix basse, et les observations se faisaient par signes ; mais on paraissait s’entendre suffisamment du regard et de fort loin.

Dès qu’une sorte de maître des cérémonies tenant une baguette enrubannée eut désigné aux diverses tribus étrangères les hangars qui leur étaient affectés, la fête s’ouvrit par un formidable cri de guerre que l’assistance lança vers le ciel. En même temps, à l’extrémité du koïka, deux tahunas sacrifièrent en place d’une victime humaine, que la présence des Français sauva sans doute, un malheureux chien, dont on déposa les restes sur l’autel. Les vieillards parurent voir avec chagrin ce simulacre profanateur des sacrifices ; mais bientôt résonna le tam-tam, et toutes les tribus en chœur entonnèrent une hymne en l’honneur du nouvel atua. La musique en était grave, lente et simple ; elle se composait de trois ou quatre demi-tons et de fréquentes syncopes. Les baguettes sonores et les battemens de mains ordinaires l’accompagnaient. Après cet hommage rendu au grand-prêtre défunt, les tribus alliées s’assirent au milieu de la place pour exécuter le comumu des makaüi[6], improvisé en l’honneur des Français vers les premiers temps de l’occupation. Comme tous les chants du pays, celui-ci est fort court et se répète plusieurs fois, mais à chaque reprise le vieillard qui le dirige en accélère la mesure et communique aux choristes une exaltation croissante. Les différentes tribus voulurent à leur tour faire entendre leur chant de guerre, et chacune d’elles, jalouse de produire le sien avec avantage, déploya dans l’exécution la même fougue, l’entrecoupant de hourras et y jetant la rauque et sauvage rumeur des conques. Plusieurs individus l’accompagnaient en frappant avec une telle furie de la main droite l’angle formé par leur bras gauche demi plié et collé à la poitrine, que la peau meurtrie s’enlevait, et que le sang finissait par jaillir sous les chocs multipliés avec une ardeur de plus en plus frénétique.

Pendant les intermèdes de cette scène musicale, qui menaçait de ne jamais finir, nous parcourions la place, que couvrait une foule d’environ quinze cents personnes. La fête présentait alors un aspect à la fois grandiose et pittoresque. Les tamanus, les badamiers et les meïs diapraient de lumière et d’ombre les blanches files de femmes assises sur les plates-formes. Des groupes au rouge camail discutaient, à peine entrevus, dans l’obscurité des hangars. Une certaine animation commençait à s’emparer de l’assistance ; les tavahas ondoyaient, les éventails palpitaient ; des appels gutturaux volaient d’un groupe à l’autre, et parfois aussi des rires d’argent, arrachés aux jeunes filles par les nave nave, comme on appelle les beaux, les aimables, les poètes de la réunion. Les tambours roulaient sous les mains frémissantes, les guerriers arrachaient une menace à leur conque, et faisaient résonner les sinistres grelots de leur ceinture. C’étaient encore des regards émerillonnés dans le tatouage, des barbes aussi blanches que du coton sur des faces aussi bleues que des bajoues de mandrilles, enfin partout une acre senteur mêlée aux affadissantes émanations de l’eka-moa, aux violens arômes des bouquets de vavao et de gardenias.

Un défilé pantagruélique vint mettre un terme aux chants guerriers. Cent canaques au moins, l’épaule chargée de porcs rôtis entiers et enfilés à des bambous, de sacoches en feuilles tressées pleines de keikas, de patates douces, de régimes de bananes, de jattes à popoï en forme de pirogue, entrèrent en scène et déposèrent de distance en distance fruits et rôtis sur des lits de feuilles. Les groupes, qui sans doute se reconnaissaient au tatouage, s’assirent en rond sans le moindre désordre, et le festin commença. À partir de ce moment aussi, de petites débauches intimes s’organisèrent et devinrent permanentes dans quelques points du koïka. Les vieillards se livraient à la seule jouissance permise à leur âge. Quant aux femmes, c’est à peine si elles touchaient aux mets placés devant elles : la satisfaction d’être parées leur suffisait.

Nous allions librement nous mêler aux différens groupes. Las de comumus guerriers, nous demandions au chant des jeunes filles de plus douces émotions. Alors, sur le mode mineur, le seul à peu près que la musique indigène utilise, sur ce mode commun à tous les peuples primitifs, une femme, le visage au ciel et les yeux rêveurs, murmurait un chant plaintif que ses compagnes répétaient à demi-voix en l’accompagnant du bruit de leurs petites mains. Après les chanteuses, c’était le tour des musiciens. Véritables tritons, ils soufflaient à pleins poumons dans leur conque marine, battaient la peau de requin des tam-tams, choquaient leurs baguettes au son de cristal. Puis nous explorions les hangars ; notre curiosité paraissait importune aux vieux buveurs de kava, qui, en proie à une ivresse stupide, dirigeaient vers nous le regard sanglant de leurs petits yeux injectés. On eût dit une famille de bêtes féroces troublée dans sa sieste. Ailleurs, un Figaro indigène armé d’un tesson de bouteille ou d’une coquille tranchante rasait le front d’un chef ; plus loin retentissait avec un bruit mat le marteau du tatoueur mordant les chairs vives ; plus loin encore, portant le cachet de l’abrutissement moral et des souffrances physiques à leur dernier période, un grand garçon, venu pour essayer si les dieux teïs lui seraient plus favorables que ceux de sa tribu, geignait en se frictionnant avec les baumes en renom, tandis qu’une prêtresse murmurait des paroles mystiques et sifflait entre ses dents comme une vipère.

Au milieu du jour, la chaleur et la fatigue agissant sur l’assemblée, ces bruits violens s’éteignirent peu à peu, et nombre de gens, retirés sous les hangars ou simplement à l’ombre, se livrèrent à la sieste accoutumée. Ceux qui ne dormaient pas mangeaient, ceux qui ne mangeaient plus causaient, ou bien encore, couchés les deux bras sous la tête et les yeux perdus à la voûte des arbres, ils semblaient en compter les feuilles. Vers quatre heures du soir, avec les premières fraîcheurs de la brise, tout ce monde secoua sa torpeur, et la danse eut alors son tour, — une danse funèbre et assez peu gracieuse, comme on va voir. Une demi-douzaine de femmes de la tribu des Atikokas, d’un âge équivoque, veuves depuis peu ou encore affligées de toute autre perte récente, se produisirent sur la place, et se dépouillèrent de leur ceinture en signe de deuil. Cette affligeante exhibition de corps flétris nous causa tout d’abord un sentiment de compassion et de tristesse en harmonie avec la douleur que leur danse avait pour objet d’exprimer. Elles allaient, se suivant à la file, les coudes en l’air comme des ailes à demi ouvertes, se heurtant l’une à l’autre, les reins agités parfois de tressaillemens spasmodiques. Après avoir exprimé leur affliction par cette pantomime, les lugubres bayadères, exténuées de fatigue, se sentirent tout juste la force de quitter l’enceinte. Leur retraite se fit au milieu des marques de sympathie générale et à notre satisfaction particulière. Puis vinrent des hommes des Taïpis-Vaïs, qui, les bras en l’air et agitant de longues plumes rouges et blanches fixées à leurs doigts, commencèrent à leur tour une danse mêlée de trépidations nerveuses qui ne différait pas sensiblement de celle des vieilles bayadères : ces convulsions grimaçantes et ces visages tatoués finissaient par causer une fatigue, un malaise vertigineux.

Une scène mimique, le comumu puaca, le chant du porc, vint ensuite faire diversion. Si de timides essais de cette conception bizarre nous avaient surpris à notre arrivée, ce fut bien autre chose quand un puissant chœur féminin la produisit dans sa sauvage et capricieuse allure. Toutes les femmes, rangées sur plusieurs files parallèles et assises l’un des pieds ramené sous le corps, occupaient la principale terrasse du koïka. Une arche de verdure encadrait ce groupe, où l’on ne distinguait que des chevelures noires éparpillées sur des torses cuivrés. Le tableau avait pour fond des crêtes rocheuses et des cocotiers immobiles dans un ciel lilas comme les violettes de Parme. Sur un signal, les femmes, coudes au corps et mains levées, commencèrent à se mouvoir et à se balancer de bas en haut comme poussées par des ressorts, tandis que leurs poignets mobiles présentaient alternativement le dos et la paume des mains, lancées, suivant un certain rhythme, de gauche à droite et de droite à gauche. Une sorte de murmure grondeur se fit entendre, des reniflemens étonnés et sensuels lui répondirent, comme en pourrait produire une bande d’explorateurs périgourdins fouissant avec enthousiasme quelque placer d’odorans tubercules ; puis ce furent de petites clameurs enrouées, débonnaires et satisfaites comme celles que durent pousser les compagnons d’Ulysse quand on leur parla de reprendre la mer pour retourner à Ithaque. Cependant les corps continuaient leur action mécanique, et le chœur entier faisait entendre les graves rumeurs d’un groupe morose de contre-basses. Des soupirs gutturaux, des plaintes caressantes, poussés par des gosiers arides, surgirent du remuant essaim. Des cris rauques, des accens inouïs leur répondirent. En proie à une exaltation fiévreuse, les choristes s’agitaient éperdues, des tourbillons de chevelures folles fouettaient l’air, les bras précipitaient leurs évolutions avec une violence croissante, et les mains se tordaient avec une étrange liberté de formes et de gestes. Un moment le tumulte s’apaisa, et l’on n’entendit plus que des respirations âpres ou essoufflées ; puis, comme pour introduire sous une nouvelle forme le héros de cette étrange parodie, la note changea d’expression. Ce n’était plus l’impur glouton aux mœurs débonnaires qui se faisait entendre, mais bien le verrat misanthrope et insurgé contre la meute. Le rhythme s’élança avec l’emportement d’un galop effréné ; le chœur prit une allure farouche, poussant des cris sinistres pareils à ceux du sanglier qui, l’œil sanglant, le crin hérissé, fait tête aux chiens et les découd. Les yeux étincelaient, les chevelures éparses fouettaient les épaules nerveuses, les torses aux tons de cuivre suivaient l’élan des mains qui se tordaient. Ces transports, ces gestes féroces, ne cédèrent qu’à l’épuisement des choristes. Une pareille débauche musicale nous laissa sous le coup d’une stupeur mêlée de dégoût. Bien que déjà fort accoutumés à des mœurs excentriques, nous n’eussions jamais imaginé que la pénurie des modèles conduirait les femmes vers un aussi étrange idéal.

Au soleil couchant, une sorte de procession se mit en marche, et, conduite par les tahuas et les tahunas, s’en fut, à la lueur des torches et à grand renfort de musiques baroques, offrir solennellement des offrandes aux dieux. Le tiki, drapé dans une tapa et le front ceint d’un diadème en plumes de coq, s’avançait sur un grossier palanquin jonché de verdure. Autour de lui se dressaient, plantées en cierges, une infinité de baguettes blanches ; quatre hommes suivaient, portant, comme des licteurs, les faisceaux sacrés ; venaient ensuite quatre femmes, travesties en guerriers, puis des porteurs chargés d’un porc rôti, de courges de kava, de jattes de popoï en bois de rose ornées de houppes rouges, de bouquets de plumes, de grappes de verroteries. Après avoir été déposées sur l’autel, auprès du chien offert en holocauste, les offrandes suivirent le tiki dans un vahi tapu hanté la nuit par les dieux. C’était du moins ce que nous affirmait sans rire le grand-prêtre, peu disposé à entendre raillerie sur une question aussi délicate.

Nous quittâmes le koïka au moment où les forces de l’assemblée se retrempaient aux fraîcheurs du soir. De loin, les bruits de la fête nous arrivaient portés par la brise, tandis qu’une vapeur fauve, d’où s’élançaient comme d’un volcan des effluves de lumière, marquait sur les cimes l’emplacement de ce Brocken nukahivien, que la nuit devait trois fois couvrir de ses chastes voiles. Deux jours après, nous retournâmes au koïka. Les rangs des convives s’étaient fort éclaircis : on buvait, on mangeait, on chantait encore, on dormait surtout. À chaque pas, le pied glissait sur des débris d’alimens. Des hommes abrutis par le kava et le namu[7] nous contemplaient d’un regard stupide, nous appelaient d’une voix éteinte, nous suivaient d’un pas alourdi. Des femmes exténuées ou plutôt des goules aux traits flétris, les yeux ternes et le sourire hébété aux lèvres, à peine drapées de tapas en lambeaux, reposaient étendues sans souci des ornemens qui l’avant-veille encore faisaient leur gloire et leur richesse, et de partout dans cette lourde atmosphère s’élevaient d’acres odeurs qui attiraient sur la place des nuées de moustiques. Telle est la fin de tout koïka. Nous nous enfuîmes avec dégoût, avides d’air pur, de silence et d’ombre, et jamais je n’ai respiré avec plus de passion les bouquets de gardenias, jamais je n’ai baigné avec plus de volupté que ce jour-là mes bras et mon visage dans un ruisseau qui, comme nous, s’en allait vers la plage, sautillant leste et clair au creux du ravin.


III.

La religion est toujours plus ou moins mêlée aux fêtes de Nukahiva, mais le culte ne donne lieu à aucune pratique régulière en dehors des réunions destinées à conjurer la colère d’un dieu ou à obtenir ses faveurs. Cette religion, singulièrement mélangée de panthéisme, n’est d’ailleurs fondée sur aucun des grands principes qui élèvent et ennoblissent l’âme, le mal et le bien n’existant pour les indigènes qu’en ce qui touche leur intérêt personnel. Le nombre des dieux ou atuas nukahiviens est considérable. Les divinités supérieures président aux élémens, celles d’un rang secondaire hantent les montagnes, les vallées, les bois et les ruisseaux. La paix et la guerre ont chacune leur atua, de même que le tatouage, les chansons et les danses, la pirogue et la case ont aussi le leur. À ces esprits il faut ajouter encore une classe d’atuas qui n’est pas la moins redoutée : elle se recrute de ceux que leur courage ou leur force musculaire a de leur vivant élevés au-dessus du vulgaire, et surtout de prêtres imposteurs et ingénieux dans leurs jongleries. Chacune de ces divinités, qui ont plus d’un rapport avec celles de la mythologie, depuis le Jupiter tonnant jusqu’au lare ou pénate le plus infime, est honorée en raison de la terreur qu’elle inspire ; la douceur et la débonnaireté paraissent en général des titres fort médiocres au respect et à la vénération.

Les indigènes croient à l’immortalité de l’âme, sans néanmoins admettre ce dogme d’une façon absolue ; ils croient à une autre vie, mais le juste n’attend aucune récompense, le méchant ne redoute aucun châtiment après la mort. Leurs actions mauvaises sont punies ici-bas : ce sont choses trop mesquines, disent-ils, pour occuper plus tard l’attention des dieux. Ils croient non-seulement à leur âme, mais encore à celle de tous les êtres et de toutes les choses. Quand une âme quitte ce monde, elle est escortée de l’âme des ustensiles qui lui ont appartenu, de l’âme des présens qui lui ont été offerts durant les funérailles. Scarron avait deviné le royaume des ombres tel qu’on le comprend à Nukahiva. Le ciel et l’enfer, dans la croyance des canaques, ne sont que des mondes différens plus heureux que celui-ci. Le ciel est habité par des dieux du premier ordre, par les femmes qui meurent en couche, par les guerriers tombés sur le champ de bataille, par les suicidés, et surtout par la classe aristocratique des chefs. Dans ce lieu abondamment pourvu de popoî, de porc et de poisson, on a pour compagnes des femmes aussi jolies qu’on le peut désirer. D’autres dieux, inférieurs aux premiers, habitent l’enfer avec tous les indigènes qui ne sont pas gens de qualité. Les habitans du ciel et de l’enfer sont semblables à ceux de la terre. Pour se rendre en enfer, l’âme part dans le pahaa (cercueil en forme de pirogue), et met le cap sur le détroit qui sépare l’île de Tahuata de celle de Hivaoa. Lorsqu’elle approche d’un certain rocher voisin de Tahuata, deux dieux ou deux influences contraires s’en disputent la possession et cherchent à la pousser, l’un dans le passage qui est entre Tahuata et le rocher, l’autre dans le grand passage entre ce même rocher et la terre de Hivaoa. Les âmes entraînées dans le petit passage sont tuées, tandis que les autres sont conduites par un bon dieu à leur destination.

Pour peu qu’on veuille pénétrer le polythéisme nukahivien, on s’aperçoit que, par suite de l’indifférence des naturels en pareille matière, les traditions orales, les seules qui existaient conservées dans les comumus, sont à peu près éteintes. C’est à peine si actuellement on en peut saisir quelques lambeaux dans les réponses incohérentes et les divagations obscures d’un vieillard mystique, ou, ce qui est plus rare, d’un tahua de bonne volonté. À défaut de religion bien déterminée, la superstition n’est pas ce qui manque chez les Nukahiviens, mais elle a ses côtés touchans. Pour les canaques, les rêves sont des réalités : les âmes profitent du sommeil pour communiquer entre elles. Un jeune fille vous dit quelquefois : « Cette nuit, je suis partie pour Tibarones[8] dans une magnifique pirogue. Il y avait là de belles choses que nous n’avons pas ici. Les arbres y sont très grands, les habitans très beaux ; on y chante des comumus avec des musiques plus douces que les nôtres. Ah ! quand donc pourrai-je retourner à Tiburones ? » Un soir un météore répand une immense clarté dans la baie. Les canaques nous affirment que c’est un de leurs dieux qui voyage sur terre pour mettre d’accord les peuplades ennemies ; ils ajoutent que dans sa course il a rencontré l’épaule de Te-Moana, qui a été instantanément guéri d’une douleur rhumatismale, rebelle jusqu’à ce jour à tous les remèdes. Croyant que l’âme des morts rôde sans cesse autour d’eux, les Nukahiviens s’adressent dans leurs grandes douleurs à un être regretté, et le conjurent de les emmener avec lui. La crainte des revenans enlève aux canaques toute liberté d’action durant les nuits sombres. Ils n’oseraient faire un pas sans un flambeau. Ce n’est point assez des fantômes : les Nukahiviens ont encore le kuha, espèce de sortilège qui semble participer de la jettatura italienne et de la sorcellerie vulgaire. Pour jeter le kaha, il faut se procurer des cheveux, de la salive, des excrémens de la personne dont on désire se défaire ; on entoure d’une feuille bien ficelée ces divers ingrédiens, et ce paquet, déposé au fond de quelque cachette mystérieuse, a la vertu de faire mourir, s’il ne le découvre, celui qui en a fourni le contenu. Les canaques redoutent extrêmement ceux qui sont soupçonnés de se livrer à ce sortilège. Pendant notre séjour, un pauvre diable, accusé d’avoir fait périr ainsi plusieurs personnes, ne fut arraché à la fureur des insulaires que par l’intervention du commandant Collet aidé du grand-prêtre et du chef Niéhitu.

Cette superstition du kaha nous mit un jour sous les yeux un tableau pittoresque et saisissant. Dans l’ouest de Nukahiva, au fond de la vallée d’Acauï, deux murailles basaltiques, qu’on dirait sillonnées, déchirées par les puissantes tarières et les pics de mineurs plutoniens, s’élèvent hardiment à une hauteur énorme, et forment un étroit défilé. Rien de sinistre comme cette gorge aride et solitaire. À la base des grises falaises, dont la mince lame azurée du ciel sépare à peine les fronts sourcilleux, le sentier rocheux se tord vaguement, éclairé par un jour terne. Dès qu’on pénètre dans ce défilé, le bruit des pas résonne d’une façon lugubre comme dans une crypte funèbre, et, lorsqu’on s’arrête, on entend un mugissement pareil à celui qui sort d’un gros coquillage appliqué à l’oreille. À la radieuse verdure qui réjouissait la vue succède la sombre et morne couleur bleuâtre de ces escarpemens ignés : la chaleur accablante qui accompagne l’ascension fait brusquement place à des courans d’air, et l’on se sent pris de ce frisson glacial qu’une énergique expression populaire qualifie de souffle de la mort. On n’est plus dès lors sous l’équateur, mais dans une gorge abrupte des contrées septentrionales ; on éprouve une indicible envie de revoir le soleil ; partout le roc surplombe, immense, inaccessible, et le regard inquiet monte en se heurtant aux parois resserrées jusqu’à l’étroite bande bleue du firmament. On avance encore, une eau verte comme l’absinthe coule silencieusement jusqu’au point où, rencontrant des obstacles, elle se brise avec fracas, rejaillit en éclaboussures sonores et continue sa course écumante[9].

Je parcourais seul ce paysage, ayant devancé mon compagnon de promenade, que retardait je ne sais quel hasard de la chasse, et je m’assis au pied des gigantesques murailles. J’attendais en proie à cette vague tristesse que fait d’ordinaire entrer au cœur le sévère et imposant aspect des sites sauvages et solitaires. Soudain deux phaétons sortis je ne sais d’où jetèrent sur ma tête leur cri plaintif ; un coup de feu tiré par mon compagnon retentit à quelques pas, et l’un des oiseaux tomba à mes pieds les ailes ouvertes. Une nuée d’oiseaux de mer effarouchés tourbillonnèrent aussitôt, surgissant des fentes du roc avec des piaillemens aigus ; mais un cri de terreur poussé en même temps, et cette fois par une poitrine humaine, domina le bruit. Le chasseur m’avait rejoint. Inquiets tous deux et cherchant d’où pouvait venir cette clameur désespérée, nous aperçûmes enfin, à une hauteur de quatre-vingts ou cent mètres, un canaque dont la couleur se confondait avec celle de la pierre. Immobile, les bras tendus, le dos scellé au mur, le malheureux, croyant qu’on en voulait à ses jours, nous contemplait effaré. Sa pose étrange à cette hauteur et au milieu de ce tourbillon ailé nous fit songer à Prométhée enchaîné sur le Caucase. — Voilà un habile et intrépide dénicheur d’oiseaux, me dit mon compagnon. — Hé ! pi mai (viens ici). — Le canaque ne bougeait pas. — Pi mai, répéta l’autre, joignant le geste à la parole, et lui montrant l’oiseau mort pour le rassurer. Alors, comme si ses mains eussent été armées de griffes, nous vîmes le canaque se mouvoir, glisser collé contre le rempart vertical et à peine accidenté, tantôt se suspendant à des saillies presque invisibles pour nous, tantôt enfonçant ses doigts et la pointe de ses orteils dans des fissures. C’était à faire frémir et à donner le vertige, si bien que deux ou trois fois je fermai les yeux. Enfin il sauta à terre, et nous respirâmes. — Tabaco, fit-il en nous abordant. — Oui, si tu veux retourner prendre un nid d’oiseau. — Nous désirions uniquement savoir s’il attachait de l’importance au périlleux exercice auquel il venait de se livrer. — Tapu ! nous dit-il. — Tapu ! mais alors que cherchais-tu donc là ? — Le kaha de ma femme, qui est malade. L’âme de notre petit enfant, continua-t-il, est venue lui dire qu’on avait caché le kaha dans son moral. — Où donc est le moral de ton enfant ? — Là-haut. — Et suivant la direction qu’il nous indiquait, nous aperçûmes dans la partie supérieure de l’escarpement quelques trous sombres d’où sortaient de fines baguettes blanches ornées de lanières de tapa[10]. — Et l’as-tu trouvé, le kaha ? — Non ; aussi faudra-t-il bien que ma femme meure ! Et d’ailleurs, ajouta-t-il simplement, puisque le pahaa (cercueil) est prêt, pourquoi le corps le ferait-il attendre ?

En effet, pourquoi le Nukahivien souffrant redouterait-il la mort ? Elle vient à lui sans ses affres terribles, et la sinistre lueur des châtimens infinis qui nous menacent ne rougit point le seuil de son éternité. Dans ses croyances consolantes, la mort est un simple changement de vie, un voyage vers des contrées mystérieuses et favorisées. Les souffrances physiques, l’instinct de la conservation en révolte, le regret de quitter des êtres chéris, attristent seuls les derniers instans du malade. Quant aux terreurs de l’inconnu, aux péripéties poignantes et funèbres de l’agonie, il ne les connaît pas. Considérant la maladie comme une expiation, la mort est bien réellement pour lui le baiser des dieux. Ceux qui l’environnent, loin de lui donner le change sur son état, lui répètent qu’il va bientôt mourir, et préparent d’avance sous ses yeux le pahaa, cette pirogue du voyage sans retour. Le mourant lui-même prend certaines dispositions en vue de sa fin prochaine : il désigne les personnes auxquelles il lègue la tâche si laborieuse d’apprêter son cadavre, et il attend résigné l’heure de sa délivrance. Quant à la famille, elle croit de son devoir de retarder la séparation ; aussi l’un de ses membres, épiant les dernières luttes de l’agonie, pour empêcher l’âme de s’échapper, comprime avec les mains le nez et la bouche du moribond, de telle sorte qu’assez généralement il meurt étouffé.

Le travail des vivans, c’est d’embaumer les morts,


a dit une femme d’esprit en parlant de l’Égypte ancienne. On peut surtout appliquer ce vers à l’archipel nukahivien. Les naturels en effet apportent à Vakapaha (embaumement) un zèle et un dévouement au-dessus de toute croyance. Seulement à Nukahiva les ouvriers de la mort ne forment pas, comme jadis en Égypte, une corporation spéciale. Ce sont les parens du défunt qui font subir au cadavre les préparations en usage, peu compliquées du reste. Entre autres cérémonies funèbres, nous assistâmes à celles qui suivirent la mort de Niéhitu, oncle du chef Te-Moana, et qu’à ce titre on entoura d’une certaine pompe. Les obsèques de Niéhitu me semblèrent offrir une idée complète des pratiques bizarres et superstitieuses qui caractérisent les funérailles nukahiviennes.

Te-Moana avait donné l’ordre de transporter le mort à Taiohaë. Cette translation eut lieu durant la nuit. Déposé dans une baleinière, escorté de toutes les pirogues de la baie, le corps traversa la rade à la lueur des torches. Ce convoi nautique s’avançait sans autre bruit que le battement irrégulier des pagaies sur l’eau et le grondement sourd du flot sur la grève. Un grand nombre de femmes attendaient l’escadrille, les unes accroupies autour d’un brasier, les autres courant sur le rivage, et laissant traîner leurs manteaux blancs comme des linceuls. La baleinière funèbre toucha le bord. On la tira sur le sable, toutes les pirogues furent également mises à sec ; quatre hommes chargèrent sur leurs épaules le tronc d’arbre creusé où gisait Niéhitu, et le cortège s’achemina vers une case voisine du colossal figuier des banians. Les privilégiés seuls y entrèrent, Te-Moana, les prêtres, les vieillards et les parens du mort. Une vingtaine de canaques armés de fusils firent feu à différentes reprises. Cette fusillade provoqua une clameur joyeuse dans l’assemblée, qui paraissait assez indifférente aux mystères de la case funèbre. Devant la porte, sur la plate-forme, on avait déposé deux tam-tams d’environ cinq pieds de haut et ornés de joyaux. Un tahuna (prêtre d’une classe inférieure) se tenait debout sur un billot, et de ses mains frappait alternativement les tam-tams, tandis que deux autres virtuoses, accroupis à ses pieds, martelaient l’harmonica de bois sonore. À travers ce bruit, on entendait sortir de la case des plaintes et des sanglots. Nous y pénétrâmes sans obstacle, et voici le spectacle qui s’offrit à nos yeux. Vis-à-vis de la porte, le cadavre de Niéhitu, revêtu de son costume de guerre, recevait d’aplomb la lumière d’une torche tenue par un indigène. Cette face tatouée, que les contractions de la mort faisaient grimacer affreusement, n’avait rien conservé de son caractère primitif. Je ne saurais exprimer le sentiment de dégoût et d’horreur qui se manifesta parmi nous à la vue de cet objet hideux ; on le concevra sans peine, si l’on songe que Niéhitu était mort depuis plusieurs jours, et que nous étions à l’époque des chaleurs lourdes et humides. Et pourtant, couchée côte à côte avec le cadavre, enveloppée dans le même linceul imprégné d’huile, se tenait la femme de Niéhitu. Au pied de la couche, des pleureuses sanglotaient en cadence. Contre la cloison, au-dessus de la tête, on voyait des fruits, des racines de kava, et brochant sur le tout, comme dans les armoiries parlantes, une bouteille de namu, symbole de chères habitudes.

Quelques indigènes entrèrent. Pour se conformer à l’usage, ils adressaient au mort une courte allocution, lui donnaient le baiser d’adieu en frottant leur nez au sien, et se joignaient au reste de l’assemblée, qui devisait avec indifférence, tandis que les pleureuses poursuivaient une lamentation rehaussée de tremolos produits par de petits coups qu’elles se frappaient sur la bouche, sur le gosier, sur le creux de l’estomac. On nous prévint qu’on allait exécuter le comumu kakiu (chant des vieux). En effet, au milieu d’un groupe de vieillards assis en rond, un chef des Happas nommé Pakoko, l’éventail levé, entonna le chant ; les pleureuses se turent, et un chœur de voix grêles, cassées, gémissantes, fit entendre une psalmodie funèbre. Pendant la dernière mesure de l’hymne des kakius, la veuve se leva et vint se placer devant le corps ; trois ou quatre jeunes filles l’environnèrent, et toutes, les bras tendus, les mains frémissantes, se prirent à sauter en cadence ; puis, ayant essayé différentes attitudes qu’elles s’efforçaient de rendre lascives, elles se penchèrent sur le cadavre. « Il n’a pas bougé… Il ne bouge pas… Hélas ! hélas ! il n’est plus de ce monde ! » dirent-elles. Cette épreuve, où des séductions appréciées naguère ne purent triompher de l’insensibilité de Niéhitu, détermina chez la veuve une violente crise de désespoir. Non contente de se meurtrir les chairs avec un caillou, elle s’arma d’une sorte de kriss où des dents de requin saisies dans une rainure formaient la scie, s’en frappa la gorge déjà zébrée de hachures rouges produites par ses ongles, et l’on vit perler des gouttelettes de sang sous les pointes acérées. Ayant ainsi manifesté sa douleur, elle se recoucha près du cadavre.

Cette nuit, la troisième de la mort, était celle où, suivant les croyances du pays, l’âme errante à travers la campagne depuis l’instant où elle s’était échappée du corps devait enfin quitter la terre, pour gagner les régions d’en haut ou d’en bas. Le moment était venu d’accomplir sur Niéhitu les lotions d’huile destinées à le réjouir jusque dans les profondeurs de l’avaïki. On dépouilla le cadavre de ses ornemens, on l’assit dans sa pirogue funèbre, et on lui versa sur les épaules des flots d’eka-moa. Ceci ne se fit point sans qu’une odeur pestilentielle se répandît jusqu’à suffoquer les moins délicats. Pendant cette opération, un chien du voisinage se prit à japper, puis à hurler. On écouta en silence. Le chien hurlait d’une façon sinistre. Plus de doute, l’âme du défunt rôdait aux alentours. Un tahua, s’avançant alors vers la terrasse, à peu près abandonnée par le public, conjura l’âme de se retirer. Le chien hurla de plus belle à la lune. Nouvelle sommation du tahua. Le chien hurlait toujours, et d’aventure un bruit se fit entendre, produit sans doute par un déplacement de gaz à l’intérieur du corps. Aussitôt, sur l’injonction du tahua, une douzaine d’individus armés de fusils, de lances et de baïonnettes, se répandirent au dehors, fusillant l’obscurité, sondant les buissons et perforant les toitures des hangars voisins, pour chasser vers sa destination l’âme récalcitrante. Ce tapage fit naturellement aboyer d’autres chiens au fond de la vallée. « L’âme s’éloigne, » dit alors le tahua. Tout enfin rentra dans l’ordre. Les chasseurs d’ombres revinrent. On examina le corps de Niéhitu : quelques lésions produites par la décomposition s’y montrèrent ; c’était une preuve certaine que l’âme venait d’être atteinte par les batteurs de buissons et ne reviendrait plus. On recoucha le cadavre dans sa pirogue, on le couvrit d’une tapa blanche, et le festin funèbre commença. — Un porc rôti entier, flanqué d’énormes jattes de popoï, parut au milieu du groupe des vieillards. On détacha la tête de l’animal, et on la suspendit au chevet du mort. Les kakius se servirent, et le reste des mets fut livré à l’assistance. Une calebasse pleine de kava passa ensuite de bouche en bouche dans le groupe privilégié. Le repas terminé, Te-Moana sortit, et la case se vida peu à peu. Quand nous la quittâmes à notre tour, il n’y restait plus que trois femmes chargées de veiller le mort et d’en défendre l’approche aux chiens et aux rats.

Le lendemain, le corps était transporté dans une case où des femmes devaient en poursuivre la préparation. Nous le retrouvâmes quinze jours après. Il occupait une place de la couche commune, et près de lui des hommes, des femmes, des enfans, pleins de santé et de jeunesse, dormaient, mangeaient, vivaient enfin au milieu d’une atmosphère nauséabonde et méphitique dont ils ne semblaient pas avoir conscience. Le bas de la pirogue funèbre passait entre deux poteaux parallèles reliés par un bambou qui était fixé horizontalement à quelques pieds du sol. Chaque nuit, on asseyait le cadavre, on lui attachait les poignets sur la traverse horizontale, et dans cette position les femmes le frictionnaient avec de l’huile. L’usage de conserver durant des mois entiers les morts parmi les vivans est très commun à Nukahiva. Mainte fois pendant nos promenades une bouffée d’air empesté nous révélait le voisinage d’un de ces tristes dépôts. Chaque nuit frotté d’huile, chaque jour exposé au soleil sur la plate-forme des cases, le corps finit par se dessécher ; mais le plus souvent, malgré toutes les précautions, il tombe en poussière. Si l’opération réussit, le corps, cerclé de bandelettes sans nombre comme les momies égyptiennes, est recouvert d’une seconde pirogue soudée à la première par de merveilleux amarrages. Cette boîte occupe alors un moral particulier dressé sur une estrade dans la campagne, ou bien encore une place dans quelque vahi-tapu.


IV.

Confians et tranquilles dans notre voisinage durant la première période de l’occupation française, les Nukahiviens vivaient ou mouraient ainsi à leur guise ; mais aussitôt que certaines mesures émanées d’un pouvoir devenu plus fort contrarièrent leurs habitudes, la sérénité de la situation fut compromise, et quelques prises d’armes ensanglantèrent les riantes vallées d’Avao et d’Acauï.

La plus sérieuse de ces prises d’armes eut lieu en 1845 : elle s’ouvrit et se dénoua d’une façon tragique. À cette époque, M. Amalric, chef de bataillon d’artillerie, exerçait le pouvoir dans le groupe nord-ouest de l’archipel. Continuant la politique de son devancier, M. Amalric favorisait d’une façon toute spéciale le chef Te-Moana, qui, soutenu depuis 1842 par notre influence, était devenu l’homme de nos intérêts. Cette politique reléguait au second plan des chefs plus sérieux, entre autres Pakoko, que l’on a vu figurer à la prise de possession des Marquises. Sorti de la classe des kikinos, devenu par ses faits d’armes, son caractère énergique et entreprenant, ses cruautés mêmes, l’une des puissances de l’île, Pakoko, type du chef polynésien, véritable représentant du parti national, s’était en maintes circonstances montré rebelle à un état de choses qui froissait son orgueil ; mais, n’osant le combattre ouvertement, il se bornait à entretenir contre lui une opposition sourde. Une circonstance devait bientôt révéler cette violente nature. D’un commun accord, le commandant Amalric et Te-Moana, voulant mettre un terme aux orgies nocturnes dont la baie de Taiohaë était le théâtre, déclarèrent la rade tapu pour les femmes, et leur interdirent ainsi l’accès des navires. Pakoko protesta contre ce tapu, au moins pour sa tribu. À son instigation, les femmes contrevinrent à la défense ; mais, prises au nombre de vingt-six en flagrant délit de natation illicite, elles durent enfin payer de quarante-huit heures de réclusion le mépris persistant qu’elles avaient fait de la loi. Or la prison est pour les canaques une humiliation des plus cruelles, et par malheur au nombre des incarcérées se trouvaient deux filles de Pakoko. Dès que ce chef eut appris l’outrage fait à sa progéniture, il appela ses guerriers à la vengeance, et peu de jours après, dans une embuscade, six de nos hommes tombaient sous ses coups. Les canaques, exaltés par la réussite de ce premier acte d’agression, montrèrent aussitôt le manteau rouge de leur costume de guerre au sommet des collines, et, suivant la coutume, ils défièrent les Français par des cris et de bizarres gambades. M. Porteu, lieutenant d’artillerie, reçut l’ordre de marcher contre eux avec un détachement. Dans une première expédition, il rencontra l’ennemi, vengea le meurtre de nos compatriotes, et revint après avoir incendié les cases et détruit les silos à popoï de la vallée d’Avao. Le succès de cette première tentative eut pour effet d’amener à se prononcer pour nous plusieurs chefs happas et taïpis, qui sans doute avaient suivi la marche des événemens, prêts à appuyer le parti que favoriserait la fortune. Ils vinrent au fort protester de leur dévouement, et afin de nous en donner une preuve, ils livrèrent, sur l’injonction de M. Amalric, plusieurs complices du meurtre de nos hommes. Cependant toutes nos ouvertures échouèrent pour les décider à livrer aussi Pakoko. Il était grand-chef, et à ce titre inviolable. On comprit qu’on ne se rendrait maître de Pakoko qu’en allant le traquer par surprise dans son réduit. L’aventure était périlleuse. Au-delà des montagnes qui cernent la baie de Taiohaë, le pays était alors à peu près inconnu aux Français, et les indications qu’ils avaient pu se procurer sans éveiller les soupçons des indigènes étaient fort vagues. Néanmoins un déserteur chilien, depuis longtemps réfugié à Nukahiva, s’étant offert pour servir de guide, une nouvelle expédition fut résolue. M. Porteu devait encore la diriger. On lui adjoignit le lieutenant d’infanterie Tricot ; ils emmenaient avec eux une force de soixante hommes.

La colonne expéditionnaire quitta le fort à onze heures du soir. En semblable pays, une marche de nuit, surtout hors des sentiers frayés, est des plus pénibles. À chaque instant, la marche était entravée par des pans de rochers. Enfin à cinq heures du matin la petite troupe atteignait les points les plus escarpés de Taiohaë et entrait dans une gorge connue sous le nom d’embrasure de Porter[11]. À peine y était-elle arrivée que le jour, qui sous ces latitudes se fait brusquement comme au théâtre, éclaira les profondeurs des vallées. Les nôtres aussitôt reconnurent qu’une erreur du guide les forçait à traverser deux tribus pour arriver à Pakoko, et en même temps ils acquirent la certitude qu’ils étaient découverts. Des vedettes indigènes avaient sans doute la nuit éventé leur marche et retrouvé à l’aube les traces de leur passage. Il était désormais inutile de se cacher ; la colonne se démasqua et déploya le pavillon national. À cette vue, des cris de détresse retentirent dans les vallées, et aussi loin que le regard pouvait s’étendre, on aperçut, fuyant de toutes parts, les femmes et les enfans des tribus vaïs et houmis. L’apparition subite de nos soldats à l’endroit même d’où Porter s’était précipité sur les tribus pour leur infliger un châtiment sévère terrifiait ces peuplades, qui voyaient se reproduire avec des circonstances à peu près, identiques un événement passé déjà chez elles à l’état de légende. M. Porteu fit rassurer ces pauvres gens. Ceux-là seuls qui prêteraient assistance à Pakoko devaient s’attendre à être traités en ennemis. Les apprêts de départ furent suspendus ; les chefs se rassemblèrent, et la grande-prêtresse déclara que si Pakoko ne cherchait pas un autre refuge, une famine terrible frapperait les vallées. C’était une femme de sens que cette prêtresse ; elle comprenait que tôt ou tard les tribus paraîtraient complices de la résistance de Pakoko, ce qui ne pouvait manquer d’aboutir à une dévastation de la campagne. À la suite de ce conciliabule, on dépêcha des émissaires à Pakoko pour l’engager à chercher un autre asile. « Le tapu ne te protège plus, lui dit-on, puisque les Français ont un guerrier plus grand que toi. » Pakoko, voyant tomber son prestige, se sentit perdu, et ses défiances eurent surtout pour objet les tribus voisines. Plus d’un membre de celles-ci, enlevé par surprise, avait défrayé ses festins. Il redoutait la peine du talion. Dans cette conjoncture, il envoya des agens vers M. Porteu pour traiter de sa soumission. Sera-t-il mangé ? fut la première question adressée à l’officier français. Celui-ci s’engagea formellement pour la négative, ce qui parut causer une surprise extrême aux envoyés. — Que lui fera-t-on ? demandèrent-ils encore. — Les chefs français rassemblés en conseil peuvent seuls disposer de son sort. — C’est bon, dirent les indigènes, Pakoko viendra ; mais il est vieux, souffrant ; n’exige pas qu’il vienne tout de suite. — Quand viendra-t-il ? — Demain.

M. Porteu pensa qu’il en coûtait à l’orgueil du vieux canaque de se rendre à tout autre qu’un chef supérieur. Il accorda le délai à la condition toutefois que les proches parens de Pakoko lui seraient livrés en otage, ce qui fut immédiatement consenti. Le chef tint parole, et vint en effet le jour suivant se mettre à la discrétion du commandant Amalric. Il était malade, épuisé par les veilles, amaigri par les privations et les inquiétudes ; pourtant, à travers les signes visibles de ce misérable état, on devinait que les souffrances de l’orgueil blessé étaient chez lui infiniment plus cuisantes que celles du corps. Il fut, avec cinq de ses compagnons, jugé par un conseil de guerre. Sa culpabilité ne laissait aucun doute. L’arrêt, prononcé le lendemain, condamnait Pakoko à mort, ses agens à l’exil. Avant de le faire connaître au vieux chef, des mesures avaient été prises pour en assurer l’exécution immédiate. On traduisit à Pakoko, ramené devant ses juges, les questions adressées aux témoins et les réponses en vertu desquelles il était condamné. « Comment va-t-on me faire mourir ? demanda-t-il ; par la corde ou par les armes à feu ? — Tu seras fusillé. — Ah ! s’écria-t-il avec satisfaction ; mea meitai (c’est bien). » On lui dit de se lever et de sortir. « Vais-je à la mort ? » dit-il, et, comme la réponse ne lui laissait aucun doute, s’appuyant sur un bâton plus haut que lui de deux pieds, il s’avança vers ses juges, les salua de l’éventail ; puis, se redressant avec fierté, il leur jeta un haoha (salut) d’une voix aussi ferme que s’il fût entré dans le prétoire en simple visiteur. On voulut lui lier les mains ; il en demanda la cause, et, surpris qu’on le supposât capable de chercher à fuir : « Aore meitaï, Ferani (ce n’est pas bien, Français) ! » s’écria-t-il. On lui laissa les mains libres. Il parut sensible à ce procédé, et, comme s’il s’agissait d’une promenade, il marcha conversant avec ses gardes. « Vous faites bien de vous venger, disait-il ; moi, j’ai lavé avec le sang français la poussière dont votre prison avait souillé mes filles. » Un peloton d’infanterie l’attendait sur le terrain fatal. Il prit la place qu’on lui indiqua, et, refusant de se laisser bander les yeux, il promena un moment ses regards sur les massifs d’Avao, sa chère vallée ; puis, les reportant sur nos soldats, appuyé sur son bâton de chef, l’éventail levé comme au temps où il donnait le signal des comumus, il roula frappé de dix balles. Pakoko réunissait à un caractère irritable l’énergie persévérante de la résolution. Complètement négligé depuis le départ du commandant Collet, il restait abandonné à ses inspirations mauvaises. Si on se l’était attaché en flattant son orgueil, en lui faisant partager la considération et les présens accordés à Te-Moana, non-seulement on n’aurait point eu à déplorer le meurtre de six de nos compatriotes, mais avec lui on eût gagné le parti national du pays, dont il était le sérieux, le violent coryphée, et par là même la colonie se fût créé d’utiles auxiliaires.

Les événemens que je viens de raconter avaient refroidi nos rapports avec les peuplades voisines. Voyant se prolonger cet état de défiance, le commandant français convia l’île entière à un grand koïka. Cette réunion eut de bons résultats ; les tribus renouèrent des relations avec l’établissement. Peut-être ne furent-elles pas marquées au cachet de la confiance la plus entière, mais du moins la concorde régna jusqu’en 1852, car il est inutile de noter un mouvement de peu d’importance où, dans une de ces folles querelles qui éclatent à l’improviste entre peuplades rivales, nous fûmes forcés de prendre parti pour nos alliés. En 1852, ce fut contre la tribu de Te-Moana elle-même qu’il fallut agir ; mais les indigènes, commençant à tirer bénéfice de leur contact avec les Français, vinrent fort spirituellement cette fois se placer derrière nos canons. Enfin le 22 août 1857, des guerriers vaïs ayant tenté d’enlever sur le territoire de la mission française deux jeunes filles pour les sacrifier aux dieux, la compagnie de débarquement d’une de nos frégates remonta la vallée des Vais, donnant la chasse à cette peuplade, et ne laissant que des ruines sur son passage. Ces dernières expéditions heureusement ne furent pas meurtrières, mais elles servirent à convaincre les indigènes de notre persistante activité à réprimer leurs incartades.

L’occupation de Taïti en 1844[12] avait considérablement amoindri l’intérêt qui s’attachait aux Marquises ; trois ans plus tard, elle l’absorbait tout entier. L’abandon de Vaïtahu, qui déjà avait vu diriger sur les îles de la Société la plus grande partie de ses troupes et de son matériel, fut définitivement résolu en 1847, le jour de l’arrivée du contre-amiral Lavaud, qui succédait à M. Bruat dans le gouvernement de nos possessions océaniennes. L’évacuation se fit peu de temps après sur une goélette et une gabare, et la garde des bâtimens abandonnés ayant été confiée aux missionnaires, ceux-ci furent autorisés à jouir, en guise de rémunération, d’un quart du produit des bestiaux laissés dans l’île. Or le bétail de Tahuata s’était si considérablement multiplié en 1849, que pendant une année environ la goélette la Papeïti put, outre l’approvisionnement de Taiohaë, transporter aux îles de la Société une moyenne de deux bœufs par mois. À son tour, le personnel de l’établissement de Taiohaë, réduit en 1848, passa tout entier l’année suivante à Taïti ; néanmoins, l’abandon du poste pouvant n’être que provisoire, les droits du premier occupant furent réservés. Le chef Te-Moana continua de toucher son traitement (2,000 francs par an), et l’on plaça sous la protection du tapu les corps de logis en bois dont la translation à Taïti avait été jugée inutile. Quand, à la suite du vote de l’assemblée législative qui fixait Nukahiva pour lieu de déportation, la corvette la Moselle, conduisant les premiers condamnés avec leurs familles, vint mouiller à Taiohaë, elle trouva encore en fort bon état la maison du gouverneur, le pavillon des officiers et le magasin général. Les équipages de l’Artémise et de la Moselle réparèrent le fort Collet, où dans le principe on enferma les trois déportés Gent, Hode et Longo-Masino. Deux blockhaus venus de France sur la Moselle couronnèrent aussi l’un la colline d’Avao, l’autre une hauteur voisine de l’établissement, et une nouvelle occupation, composée d’une compagnie d’infanterie, de dix ouvriers d’artillerie, de douze gendarmes, le tout appuyé d’un navire stationnaire, commença sous le commandement d’un capitaine de frégate. Depuis cette époque, divers travaux ont été entrepris à Taiohaë par les administrations qui se sont succédé. Une route établit le long de la plage une communication facile entre l’établissement français et la maison de Te-Moana. En 1853, on en dirigea une seconde de la mer au sommet de la colline d’Avao. — dans le courant de la même année, on établit à 60 mètres environ, sur le coteau en arrière de la résidence du gouverneur, une sorte de pénitencier composé de cinq ou six maisonnettes de même modèle dressées sur une terrasse au milieu d’un enclos facile à surveiller. Trois de ces demeures, placées de front sur le même plan, faisaient face à la mer. Elles étaient occupées par les déportés et leurs familles ; dans les autres résidaient le lieutenant de gendarmerie et ses soldats. — En 1854, les déportés ayant obtenu remise de leur peine, une nouvelle évacuation de l’île eut lieu ; blockhaus et pénitencier, devenus inutiles, furent démolis et transportés à la Nouvelle-Calédonie. Enfin depuis 1855 vingt soldats d’infanterie et leur officier, quatre gendarmes, deux ouvriers d’artillerie et un agent des subsistances conservaient aux Marquises l’unique poste d’Akapehi, sous les ordres d’un lieutenant de vaisseau commandant une goélette stationnaire. Cette poignée d’hommes suffisait pour maintenir l’ordre dans la baie de Taiohaë, la seule de l’île où les instructions du commandant particulier fixaient l’exercice de notre droit de souveraineté.

Le commandant particulier relève du gouverneur des établissemens français de l’Océanie. Il lui rend compte de l’administration et de tout ce qui peut l’intéresser ; il perçoit les droits d’ancrage de la baie de Taiohaë (50 francs par navire), veille à l’exécution des règlemens de port, de pilotage, prend les mesures relatives aux déserteurs, qui rarement échappent aux indigènes, stimulés par une prime[13]. Il protège les missions, intervient dans les différends qui s’élèvent entre les naturels et les Européens établis dans l’île, veille aux propriétés de l’état, à celles des particuliers, s’oppose aux coupes inintelligentes de bois, à la dévastation des végétaux alimentaires. Son autorité enfin est aussi absolue sur ses subordonnés que celle du capitaine d’un navire en mer. On ne saurait caractériser avec plus de justesse la situation de cet officier, qui parfois reste un semestre entier sans relations avec le reste du monde.

On a vu quels étaient les rapports des Européens avec les indigènes des Marquises. La nature est heureusement ici plus hospitalière que les hommes. La grande préoccupation du petit nombre d’Européens établis aux Marquises devrait être de tirer parti des ressources du sol et d’introduire dans l’île de nouvelles cultures. Quel est jusqu’à présent le résultat de leurs efforts ? Quelles ressources le climat leur offre-t-il ? Parmi les végétaux utiles que le sol produit spontanément, on remarque la patate douce, le taro, l’arrow-root, l’igname, la canne à sucre, et surtout le coton, qui donne de beaux produits. L’oranger et le citronnier sont encore rares à Nukahiva ; en revanche, le goyavier, importé il y a quelques années, s’y multiplie d’une façon inquiétante. Les essais tentés pour acclimater nos légumes de France n’ont pas encore donné de résultats satisfaisans. Peut-être ces diverses cultures, essayées jusqu’à présent dans les parties basses de l’île, réussiraient-elles au sommet des vallées et sur les plateaux supérieurs. Jusqu’à ce jour, cette branche de production a été déplorablement négligée. J’incline à croire qu’avec peu d’efforts la terre de Nukahiva eût pu, quelques années après l’occupation, subvenir largement aux besoins de la colonie et à ceux des navires de la station, par conséquent épargner en partie au trésor les coûteux approvisionnemens qu’il tire de la côte d’Amérique.

Un des grands bienfaits de l’occupation a été de naturaliser aux Marquises les bêtes à cornes et les moutons. Ces animaux s’y sont supérieurement acclimatés, et formaient déjà en 1847 des troupeaux assez considérables. Sur la seule île de Tahuata, où les vallées sont placées dans des conditions de température plus favorables à ces animaux, on ne comptait pas moins de quatre-vingt-dix vaches ou taureaux et autant de moutons. Ils y vivaient à l’état sauvage. Les moutons seuls dépérissent, accablés, dit-on, par la chaleur, faute d’être débarrassés de leur épaisse fourrure. Les naturels comptent trente-six espèces d’oiseaux, en comprenant les oiseaux de mer. Certains oiseaux de passage, des courlieus, des pluviers dorés, des pluviers ordinaires, s’abattent aussi sur les îles à certaines époques. Il existe cependant aux Marquises un gibier plus estimé qu’on nomme le hupe. Nous avions longtemps douté de l’existence de cet oiseau. Après de patientes et vaines explorations, nous avions fini par l’accoler à Vuatahua, sorte de merle blanc de Nukahiva. Le hupe était pourtant bien une réalité d’os et de chair succulente, comme le prouva M. Boulanger, lieutenant de vaisseau, à qui revient l’honneur d’avoir éventé ses habitudes. Depuis le glorieux coup de fusil qui nous le fit enfin connaître, le noble gibier a fait sur la table de nos officiers plus d’une apparition. Le hupe est à peu près semblable au corbeau ; il en diffère seulement par le bec, qui, recourbé comme celui des oiseaux de proie, est néanmoins assez mou pour céder facilement à la pression des doigts ; une plaque de chair noire et unie lui recouvre la tête, une nuance ardoisée lui cuirasse l’estomac et se fond vers la partie inférieure du corps en une teinte marron fortement accusée. Bien qu’on puisse approcher le hupe, la nature sauvage des lieux où il se cache, et d’où il ne sort guère que pour prendre ses repas sur les plantes saxifrages voisines, en rend la capture très difficile. En général, le hupe de Nukahiva hante les ouvertures supérieures de la muraille basaltique de 600 mètres qui surplombe la vallée des Taïoas, et aussi les autres escarpemens de la côte occidentale de l’île. Là surtout croît aux fentes des falaises la baie parfumée dont l’oiseau se nourrit, et qui donne à sa chair blanche une saveur exquise. Bardé de feuilles de ti et rôti sur les pierres rouges, à la mode du pays, ce gibier a été déclaré infiniment supérieur au faisan par nos gourmets émérites. La pêche est aux Marquises beaucoup plus productive que la chasse ; mais toutes les baies ne sont pas également favorisées, et à certaines époques le poisson est fort rare à Vaïtahu comme à Taiohaë.

Un des derniers commandans du poste de Nukahiva[14] publiait récemment des notes qui montrent combien peu d’action civilisatrice a exercé, même sur les habitans de Taiohaë, la présence des missionnaires et d’une garnison française depuis plus de douze ans. Des observations de cet officier, il ressort clairement que la somme de leurs défauts et de leurs vices s’est accrue sans compensation notable. On leur a créé des besoins, sans avoir pu leur donner encore l’habileté et les moyens de les satisfaire. La source de leurs revenus est toujours la même ; seulement, devenus avides et intéressés, ils entendent mieux aujourd’hui le trafic des produits du sol et du corps de leurs femmes. Dans deux ou trois endroits fréquentés, les naturels, si fiers, si élégans alors qu’ils étaient nus, portent quelques pièces disparates de nos costumes, qui, tombant vite en loques, témoignent d’une misère dont le spectacle n’avait jamais offusqué nos regards. À Taiohaë, les femmes surtout ont substitué au manteau de tapa, si pittoresque et si souvent renouvelé, des peignoirs d’indienne et de mousseline, qui, bientôt imprégnés d’huile, souillés de terre, déchirés par les broussailles, les font ressembler aux mendiantes les plus sordides, les plus déguenillées. Les couronnes de fleurs et même les éventails, ces frêles et élégans abris, menacent d’être détrônés par le hideux parapluie de coton, comme à Taïti. Tels étaient, avec quelques règlemens de police en vigueur dans l’unique baie de Taiohaë, réduite au tiers de sa population depuis 1843, les résultats visibles de la civilisation en 1858. Pas plus aujourd’hui qu’alors, les naturels ne sentent la nécessité d’arroser de leurs sueurs une terre assez généreuse pour leur prodiguer spontanément ses dons. Aussi passent-ils leur temps à apprécier le bonheur de vivre sous la douce influence d’un ciel propice, et ne semblent-ils pas se douter que le moindre effort décuplerait la production de l’île. L’agriculture n’y a donc pas fait le moindre progrès. Quant à l’industrie, elle se borne à la construction des pirogues, à la fabrication des étoffes de tapa, des nattes, des cordes en bourre de coco, des filets, des engins de pêche, des armes, des ornemens des jours de fête. L’occupation française a eu pour résultat d’anéantir une partie de cette industrie autour de Taiohaë ; on pourrait à peine aujourd’hui s’en procurer des échantillons. À la fin de 1856, la construction des grandes pirogues était complètement abandonnée dans cette baie ; quelques petites pirogues de pêche sillonnaient seules la rade. Les naturels possédaient déjà vingt-trois baleinières. Des navires pêcheurs au déclin d’une croisière leur avaient vendu à des prix assez élevés ces embarcations fatiguées par un long service. Là s’est englouti tout le pécule amassé à une époque où l’occupation française comptait un personnel nombreux et des ouvriers indigènes dont le salaire quotidien était de 2 piastres fortes. Les autres baies de Nukahiva et les autres îles du groupe, moins en contact avec les navires et par conséquent privées de moyens d’échange, continuent seules à construire les pirogues de guerre et à fabriquer les ustensiles indispensables : aussi le plus insignifiant produit de l’industrie nukahivienne se vend-il aujourd’hui à des prix fous.

Les lois religieuses du pays limitent à certaines localités le droit de confectionner les étoffes. Ces localités montrent d’ailleurs pour ce genre de travail une aptitude et une supériorité qui leur en assureront toujours le monopole. Des échanges s’établissent parfois entre les différentes îles. Les tapas de Hivaoa (la Dominique), les fins bandeaux (paë) de Yaïtahu, les éventails et les pipes sculptées de Fatuhiva étaient fort estimés dans le groupe nord-ouest. En revanche, les huiles teintes, les onguens, les pommades, différens cosmétiques ou drogues fabriqués à Nukahiva par les kakius ou les tahuas, ont des vertus merveilleuses, appréciées, partant payées fort cher dans le groupe sud-est. Les barbes de vieillards jouent un grand rôle dans ces transactions.

Trente ou quarante navires, baleiniers pour la plupart et presque tous américains, hantaient ces dernières années l’archipel des Marquises. Ils s’y ravitaillaient d’eau, de bois à brûler, de patates douces, de cochons et de volailles. Quelques troqueurs munis d’une petite pacotille venaient aussi parfois approvisionner les trafiquans étrangers, qui revendaient en détail aux indigènes. Les troqueurs ont encore pu se procurer sur l’île d’Hivaoa des bûches de bois de santal ; mais ce bois précieux est devenu fort rare, il croît au penchant des précipices, et l’exploitation est tellement difficile qu’elle rebute les naturels.

Si avec la réduction du personnel français on a vu se tarir les principales sources du revenu des indigènes, et s’affaiblir l’espoir de familiariser ces populations avec les travaux agricoles et industriels, il semble qu’un progrès moral se soit accompli en ces dernières années à Nukahiva. Vos missionnaires, après onze ans de tentatives infructueuses sur Vaïtabu et deux années d’essais également inutiles à Fatuhiva, ont dû quitter la première île en 1849, la seconde en 1855, pour concentrer tous leurs efforts sur Nukahiva, Huapu et Hivaoa, les points les plus importans et les plus peuplés de l’archipel. Six pères de la congrégation de Picpus et quatre pères convers habitent aujourd’hui ces trois îles. Leur supérieur, M. Dordillon, évêque de Cambysopolis, réside à Taiohaë : son humble demeure se dresse sous un dais de verdure, au bord du ruisseau de la vallée d’Ikohe. Tout auprès s’élève, non moins humble, la petite chapelle de la mission. Elle a pour clocher un arbre d’où s’élance à certaines heures la voix d’airain qui appelle les chrétiens à la prière. Te-Moana, une fois encore abjurant ses croyances, a reçu le baptême en 1853. Entraînée par son exemple, la plus grande partie de la population de Taiohaë a embrassé le christianisme. Il paraît même qu’à la suite de la dernière expédition contre les Taïpis Vaïs (22 août 1857), les chefs de cette tribu, en faisant leur soumission, se sont ralliés à nos croyances religieuses, et que les fières peuplades de la baie du Comptroller, jusqu’alors rebelles à notre ascendant, se portent en masse vers nos missionnaires. Sans s’exagérer la valeur d’une foi éclose sous l’empire de sentimens d’intérêt ou de crainte, en faisant aussi la part de la curiosité et de l’engouement qui, chez ces naturels légers et versatiles, est un stimulant des plus réels, la tendance que je signale mériterait encore d’être prise en considération. Ne fît-elle qu’établir des rapports plus suivis entre les indigènes et nos missionnaires, ouvrir à ces derniers l’accès de toutes les parties de l’île et leur y assurer un accueil moins défiant, un progrès se serait réalisé. En effet, avec la pénétration dont ils sont doués, les canaques ont vite reconnu que les apôtres chrétiens formaient une classe à part, dévouée, charitable, patiente, austère et inaccessible à leurs grossiers instincts. Aussi ont-ils pour eux une estime qui s’est manifestée en diverses circonstances. C’est un fait aujourd’hui notoire que la présence d’un missionnaire catholique sur une des grèves de l’archipel est une garantie de sécurité pour les navigateurs, à quelque communion qu’ils appartiennent. Les mœurs y sont comparativement plus douces, les rapports avec les naturels plus faciles. Les capitaines de navires, sachant en outre que, dans l’éventualité d’un différend avec les indigènes, l’intervention conciliante et désintéressée du missionnaire ne leur ferait pas défaut, recherchent de préférence le lieu où il a planté sa tente.

Malheureusement les missionnaires sont aux Marquises trop peu nombreux et trop détachés des choses de ce monde. S’ils pouvaient d’une façon suivie donner eux-mêmes aux indigènes l’exemple d’un travail manuel, s’ils employaient la persistante énergie dont ils sont doués pour la propagande catholique à prouver d’abord à quelques néophytes qu’on peut tirer du travail un bénéfice plus digne et supérieur à celui qui résulte à peu près uniquement de la prostitution, ils réussiraient, je n’en doute pas, à entraîner petit à petit la population dans une voie nouvelle, et mettraient un terme aux débordemens et à cette débauche précoce si préjudiciable à la reproduction de l’espèce. Il est assurément très sage de baptiser les sauvages, de leur enseigner la morale, mais il n’importe pas moins de leur donner les moyens de la suivre, aujourd’hui surtout que l’occupation leur a créé des besoins, les a initiés à des jouissances dont ils n’avaient aucune idée. Soit que les divers commandans des Marquises n’aient pas été bien pénétrés des intentions du gouvernement, soit que le gouvernement, préoccupé d’intérêts plus sérieux et plus immédiats, ait négligé de formuler catégoriquement ses intentions, la présence d’une force armée à Nukahiva n’aura abouti qu’à faire craindre et respecter le nom français : c’est déjà quelque chose ; mais il reste maintenant à le faire aimer et bénir. Aux missionnaires reviendra sans doute tout l’honneur de cette noble et délicate mission. Leurs succès aux îles Gambier[15] nous donnent l’espoir que les Nukahiviens recevront d’eux à leur tour l’impulsion destinée à les conduire vers un état social digne de nous.


MAX RADIGUET.

  1. Voyez la livraison du 15 juillet.
  2. Femme chef.
  3. Sortes de sanctuaires dont l’entrée est interdite.
  4. Huile de coco teinte en jaune indien par une décoction végétale.
  5. Équivalent du mot bambin.
  6. « Ma foi oui ! » Cette locution, d’un usage fréquent, nous avait fait nommer makaüi.
  7. Nom donné par les indigènes à l’eau-de-vie.
  8. Tibarones est une terre fantastique, une sorte de paradis, que les Indiens placent dans l’ouest, à peu de distance de Nukahiva. Parfois des émigrations se sont dirigées vers ces bords heureux : l’Océan seul sait ce qu’elles sont devenues.
  9. Cette cascade se précipite de 650 mètres de haut.
  10. C’est là qu’on dépose mystérieusement la nuit les enfans venus au monde avant terme. J’ignore comment on s’y prend pour accomplir la nuit ces périlleuses escalades, qui ne paraissent pas possibles, même le jour.
  11. C’est là qu’en 1813 le commandant de la marine américaine Porter, repousse de la baie du Comptroller par les tribus de Taïpis coalisées, vint, gravissant la vallée d’Avao, s’établir avec ses forces pour tomber sur l’ennemi, tandis que ses embarcations faisaient une nouvelle tentative sur la côte.
  12. Quelques mois après la prise de possession des Marquises, l’amiral Dupetit-Thouars, passant à Taïti, exigea de la reine Pomaré une somme de 10,000 piastres fortes en réparation de différens griefs dont nos nationaux avaient à se plaindre. Le conseil de la reine, trouvant cette contribution par trop onéreuse, chercha un autre moyen de conjurer les hostilités menaçantes. On offrit à M. Dupetit-Thouars, stipulant pour la France, le protectorat des îles de la Société. C’était une occasion de secouer le joug des missionnaires anglais. L’offre était avantageuse et honorable : l’amiral l’accepta, écartela d’un yack tricolore le pavillon taïtien, et institua un commissaire royal près du gouvernement indigène. Un an plus tard, les menées du missionnaire Pritchard ayant créé des embarras au petit personnel de la commission française, l’amiral y mit ordre en prenant définitivement possession des îles de la Société. On sait quelle émotion souleva en France cette mesure, et à quel point elle engagea le ministère de M. Guizot. Après d’orageux débats parlementaires qui aboutirent à un désaveu de l’acte accompli par l’amiral, on rétablit les choses dans l’état primitif, et le protectorat consenti fut simplement maintenu. Depuis cette époque, Taïti est resté le siège du gouvernement de nos possessions océaniennes.
  13. Cette prime (50 francs par tête) est remboursée par le navire d’où les hommes ont déserté.
  14. M. Jouan, lieutenant de vaisseau, Revue coloniale, 1857-1858. Ce travail, conçu à un point de vue spécial, contient d’utiles renseignemens sur l’archipel des Marquises.
  15. La puissante action des missionnaires aux îles Gambier n’est pas sans analogie avec celle qu’eurent les jésuites dans leurs réductions du Paraguay. Les habitans de Mangareva, naguère encore anthropophages de la pire espèce, savent aujourd’hui écrire et lire le polynésien ; ils bâtissent des maisons semblables aux nôtres, utilisent les terres cultivables de l’île, récoltent du maïs, du coton, différens légumes, tissent les vêtemens qu’ils portent, et accomplissent surtout leurs devoirs religieux avec une régularité exemplaire.