La Reine Hortense et le prince Louis/01

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LA REINE HORTENSE
ET
LE PRINCE LOUIS


AVANT-PROPOS

Bien que la reine Hortense ait survécu vingt-deux ans à la chute du régime impérial et qu’elle ne soit morte qu’en 1837, la fin de sa vie est restée jusqu’à présent mal connue. Son rôle aux Cent-Jours, ses infortunes de 1815, son installation dans son refuge d’Arenenberg, ont été décrits dans les mémoires de Mme Parquin (Mlle Louise Cochelet) ; mais cet ouvrage, interrompu par la mort de l’auteur, s’arrête à l’année 1817. La Reine a publié elle-même en 1834 des extraits de ses Mémoires inédits, mais ces courts fragmens autobiographiques n’ont d’autre objet que de raconter son voyage à Paris, en 1831, et de réfuter les reproches qu’elle s’était attirés par ce retour illégal en France et cette infraction à la loi d’exil.

Le silence de l’histoire règne encore sur les espérances que la Révolution de Juillet avait pu lui faire concevoir, sur ses ambitions nouvelles pour ses enfans, sur l’apprentissage politique fait à son école par le prince Louis, son fils préféré. Tous ces sujets d’un intérêt manifeste, puisqu’il s’agit de la tradition bonapartiste même et du vivant trait d’union entre les deux empereurs de la dynastie, s’éclairent aujourd’hui d’une vive lumière, grâce à la découverte du Journal tenu de 1830 à 1837 par Mlle Valérie Masuyer. Entrée comme dame d’honneur chez la Reine au lendemain de l’avènement de Louis-Philippe, témoin du contre-coup que les événemens de Paris venaient d’avoir à Arenenberg, elle a conté jour par jour et pour ainsi dire heure par heure les démarches faites, les visites reçues, les négociations nouées sous ses yeux. C’est de ce document que nous commençons aujourd’hui la publication.


I
LE VOYAGE D’ITALIE (OCTOBRE 1830)


Strasbourg, 21 septembre 1830.

Une courte lettre de ma sœur Fanny vient de décider de mon entrée chez la reine Hortense. Ma résolution a été prompte, et mon départ ne le sera pas moins !

Fanny est dame d’honneur chez la princesse de Hohenzollern-Sigmaringen ; elle a su que la Reine venait d’écrire, en demandant si Mlle Masuyer ne pourrait pas être invitée à Inzigkofen pour l’époque où elle-même y sera ? De là, je partirais avec elle pour Arenenberg, puis pour l’Italie, et, pendant tout l’hiver, je suppléerais la précédente dame, qui jouit d’un congé de plusieurs mois.

La Reine passe les hivers à Rome depuis 1824, la mort de son frère, le prince Eugène, l’ayant détachée alors de sa résidence d’Augsbourg, où elle ne s’était fixée que pour se rapprocher de lui. Le prince Louis, son second fils, l’accompagne, tandis que l’aîné, le prince Napoléon-Louis, vit toute l’année à Florence auprès de son père ; les deux frères se trouvent ainsi séparés l’un de l’autre par la mésintelligence qui règne entre la Reine et son époux. Le séjour de Rome, ajoute Fanny, se prêtera cette année aux réunions de la famille impériale, à l’exception du roi Joseph, qui est en Amérique, et de la reine Caroline, à qui les Etats du Pape sont interdits. La Reine y retrouvera son cercle habituel d’artistes et de gens du monde, qui paraît devoir se grossir encore de nombreux Français ennemis du gouvernement de Louis-Philippe et décidés à planter leur tente en pays romain. Ayant dit cela, ma sœur se défend de vouloir m’influencer et proteste qu’elle me laisse entièrement libre d’accepter ou de refuser. Mais elle ne peut s’empêcher d’ajouter que cette dame, à la place de qui je suis engagée, a cessé décidément de convenir à la Reine. Tout l’été dernier, c’était Mme de Brack qui accompagnait. Maintenant la Reine est seule et cherche quelqu’un. Si je lui plais, au cours de ce voyage d’essai, elle me gardera auprès d’elle à titre définitif.

Voilà justement ce qui m’a décidée à dire : oui, tout de suite, et à préparer mes paquets ! Le plaisir de suivre la Reine par-delà les monts n’aurait été qu’une satisfaction frivole ; mais la perspective de partager sa vie, de m’attacher à elle, si je peux, de lui appartenir, si elle veut, était autrement flatteuse ! Faite comme je le suis, je ne pouvais résister longtemps à cette séduction-là. A mes yeux d’ignorante, la Reine représente ce qu’il y eut de plus brillant et de plus éclatant dans tout l’Empire. D’abord la belle-fille de l’Empereur, puis sa belle-sœur, elle a fait à côté de lui l’ornement de toutes les cérémonies et de toutes les fêtes ; elle a régné sur la Hollande quand il était à son apogée ; placée dans son intimité constante, du commencement à la fin, elle l’a connu dans sa plus grande gloire… Oui, mais après ? Après, je ne sais rien d’elle ; mon admiration d’enfant est prise de court, et je m’aperçois que c’est peu de ne la connaître que comme souveraine et par la légende, au moment de l’aborder comme femme et de la servir.

Maman a entendu dire que la Reine dessine et chante, qu’elle s’habille et se coiffe à ravir : rien de plus. Papa, ce vieux républicain, se doit à lui-même de faire fi de tout ce qui m’intéresse. Il y a, dit-il, dans la vie des princes beaucoup de choses qui méritent d’être ignorées ; « quant au reste, on ne le connaît que trop. » Sur cette boutade, il consent à parler un peu de ce reste, et trouve alors dans sa sûre mémoire quelques dates que je grave aussitôt dans mon esprit. C’est en janvier 1802 que la Reine épousa Louis Bonaparte (elle n’avait alors que dix-neuf ans) ; en 1806, qu’elle monta sur le trône de Hollande ; en 1810, qu’elle en descendit. On l’appelle : la duchesse de Saint-Leu, depuis 1814 ; c’est là son nom d’exil. Ses fils Napoléon et Louis sont les seuls enfans qui lui restent, l’aîné, Napoléon-Charles, un instant désigné comme l’héritier de l’Empire français, étant mort du croup en 1807. Cela dit, mon père retourne à sa chimie et rentre dans son laboratoire, non sans m’avoir fait promettre de ne jamais reprendre la particule autrefois portée dans notre famille et volontairement abandonnée par mon grand-père à l’époque de la Révolution.


Inzigkofen, 29 septembre.

Inzigkofen est la résidence d’été du prince de Hohenzollern-Sigmaringen ; le Danube traverse le parc, dont la princesse a ménagé elle-même le site agreste avec beaucoup de goût. Ces beaux lieux étaient déserts dimanche, quand j’y suis, arrivée sous la conduite de Georges, le vieux domestique de mes parens. Selon les habitudes de la Cour, qui se réunit tous les dimanches chez le prince régnant, à Sigmaringen, la maison s’était vidée le matin de tous ses hôtes, à l’exception de Fanny, restée exprès pour m’attendre, et de M. de Womar, le vieux chambellan de la princesse.

M. de Womar a les manières aimables et la courtoisie de l’ancienne société. Je lui sais gré de la bonne grâce avec laquelle il m’a conté l’histoire, nouvelle pour moi, mais bien vieille pour lui, de l’amitié qui lie l’une à l’autre ma Reine et sa princesse.

Celle-ci est née Amélie de Salm-Kyrbourg ; avec ses deux sœurs, devenues ensuite duchesse de la Trémoille et princesse de Croy, elle habitait Paris au temps de sa jeunesse. On les comparait toutes trois à une gerbe de roses, dont la princesse Amélie, — le mot est de Louis XVIII, — était le bouton. Les Beauharnais entretenaient avec elle et avec son frère, le prince Frédéric, des relations étroites, qui devinrent plus intimes encore sous la Révolution. En 1792, Eugène et Hortense enfans furent confiés par Joséphine au prince Frédéric, qui essaya de passer avec eux en Angleterre. La tentative se heurta au veto du général de Beauharnais, qui fit ramener Hortense à Paris et prit Eugène avec lui à l’armée du Rhin. L’année suivante, les deux enfans se retrouvèrent à Croissy, où leur mère s’était réfugiée. Restés sans aucun appui pendant la Terreur, ils trouvaient chaque jour un asile chez la princesse, qui les faisait amener au bel hôtel de Salm, rue de Bellechasse (aujourd’hui le palais de la Légion d’honneur) ; elle y était gardée à vue par des gendarmes. Cependant, le prince Frédéric, puis le général de Beauharnais montaient l’un après l’autre sur l’échafaud. Sans la protection de Tallien, le même sort aurait pu être réservé à Joséphine. Elargie aussitôt après le 9 thermidor, et devenue l’année suivante Mme Bonaparte, elle n’oublia jamais qu’elle avait été suppléée par la princesse Amélie dans ses devoirs de mère. Cette fidélité de souvenir, jointe aux calculs de la politique impériale, firent qu’en 1808 Charles-Antoine, prince héréditaire de Hohenzollern-Sigmaringen, épousa Antoinette Murat, nièce du roi de Naples, et se trouva ainsi attiré dans l’orbite de l’Empereur, en même temps qu’apparenté à sa maison. Deux enfans sont nés de cette union, le prince Charles-Antoine, âgé aujourd’hui de dix-neuf ans, et la princesse Caroline, qui n’en a que dix-sept. Malgré les grands changemens de 1815, les liens des Hohenzollern et des Bonaparte sont demeurés assez solides pour qu’il soit aujourd’hui question de conduire la princesse Caroline à Trieste, chez sa tante, la reine de Naples, et de l’y laisser pendant tout l’hiver. La demande en sera faite demain à la reine Hortense, et, comme elle ne sait rien refuser de ce qui peut obliger les autres, on tient pour certain ici que la princesse Caroline voyagera avec nous.

Restée seule avec Fanny, nous avons réglé quelques affaires de toilette et complété ma garde-robe aux dépens de la sienne. Etant de la même taille l’une et l’autre, tout s’est arrangé facilement ; mais, quand j’ai voulu reprendre la conversation au point où M. de Womar l’avait laissée et parler encore de 1793, elle m’a interrompue tout à coup. Elle juge que la seconde révolution, celle dont nous venons d’être témoins au mois de juillet, est pour nous beaucoup plus intéressante que l’autre, comme amenant des changemens dont les Bonaparte ne peuvent manquer de vouloir profiter.

Le premier espoir de la reine Hortense avait été de voir lever la loi de bannissement qui pèse sur elle et ses enfans, de rentrer en France, d’obtenir une sous-lieutenance pour le prince Louis ; mais cette illusion s’envole avec la loi du 2 septembre dernier, qui renouvelle contre elle l’inique sentence de proscription. Dès lors, elle se voit portée au-delà du point politique où l’insurrection de Juillet s’est arrêtée ; passant par-dessus le roi Louis-Philippe, dont le pouvoir peut être culbuté demain, elle remonte jusqu’à cette source de révolution qui vient de jaillir du pavé de Paris et qui menace de se répandre en cascade sur les autres pays.

Ce qui se passe à Bruxelles n’est-il pas le commencement de quelque chose ? On apprenait ici ce matin que l’armée hollandaise en a été chassée le 26 septembre. Voilà donc un nouveau mouvement national ! D’autres suivront dans d’autres capitales, et comme tous partent de Paris, qui tient tous les fils, tous peuvent porter les Bonaparte là où ils veulent aller.

Fanny, en me conseillant de prêter attentivement l’oreille à ce qui va se passer en Italie, ajoute que j’aurais été bien sotte de ne pas vouloir m’y rendre. Jamais temps n’a été plus propice aux changemens, plus favorable aux entreprises, et « l’on a trop le culte de l’Empereur dans sa famille, pour n’avoir pas hérité quelque chose de son ambition. »


Inzigkofen, 30 septembre.

Il faut prendre sur le sommeil afin de fixer les souvenirs d’une journée pour moi si pleine et si décisive !

La princesse Amélie m’a accueillie avec la même bonté qu’elle m’avait déjà témoignée, lors de ses visites à Strasbourg chez son neveu le prince archevêque de Croy. Au déjeuner de neuf heures, elle m’a présentée elle-même à sa fille et à ses hôtes du moment, les princes de Hohenzollern-Hechingen. Le prince régnant est reparti tout de suite après pour sa résidence de Hechingen. Sa physionomie très vivante et très intelligente est celle d’un homme entre cinquante et soixante ans. On le dit instruit, libéral, et, comme tant d’autres princes allemands, peu enthousiaste de la Sainte-Alliance, à la remorque de laquelle il est obligé de se traîner. Il a été aide de camp de l’Empereur et n’en parle qu’avec admiration. Quant à la révolution de Juillet, il la voit « avec plaisir. » (Je le soupçonne d’avoir causé là-dessus avec Fanny.)

Il laissait à Inzigkofen son fils, le prince Constantin, et sa belle-fille, la princesse Eugénie, fille du prince Eugène. Celle-ci, très désireuse de voir sa tante, me communiquait son impatience, et ne faisait, par-là, qu’augmenter mon trouble. J’ai senti mes jambes trembler sous moi quand le courrier est venu annoncer l’arrivée de la Reine. La princesse Eugénie et son mari étaient allés au-devant d’elle jusqu’à l’entrée du parc, Fanny, M. de Womar, M. de Mayenfisch, gentilhomme attaché à la princesse Amélie, attendaient au bas de l’escalier. Au bruit de la voiture, la princesse Amélie s’est avancée à son tour, me laissant seule et glacée d’effroi au milieu du salon.

Les deux voyageurs ont enfin paru. La belle stature de la Reine était dessinée par une robe à guimpe collante, d’une étoffe de laine rouge rayée de bleu de France, avec un chapeau de soie du même bleu, garni de blondes noires et d’une voilette pareille. Sa jupe un peu courte, à la mode d’à présent, montrait un pied charmant chaussé de bottines gros-bleu comme le reste des ajustemens de sa toilette ; elle a les plus belles mains du monde ; mais son visage n’est pas aussi bien que je l’avais rêvé. Ses yeux sont délicieux, sans être d’une grandeur ni d’une couleur très décidées ; son nez est un peu long ; sa bouche, grande ; ses lèvres, fortes, et ses dents, fausses ; mais rien ne saurait rendre l’expression de sa physionomie, la grâce et la distinction de toute sa personne et de tous ses mouvemens. Le prince Louis était enveloppé dans une large redingote à la propriétaire qui le faisait paraître petit. Il a vingt-deux ans, les cheveux blonds et bouclés, les traits réguliers, quoiqu’un peu forts pour sa taille, un air bon, sentimental, mélancolique, qui intéresse beaucoup. Après avoir quitté, sans regrets, dit-on, son gouverneur, M. Le Bas, qui le bourrait de grec et de latin, il vient de suivre avec succès les cours de l’école militaire de Thoune.

La princesse m’a présentée aussitôt à celle qu’elle appelle toujours : ma petite, comme en 1793. L’accueil qui m’a été fait par ma nouvelle maîtresse m’a remise aussitôt de mon émoi. Je n’avais guère d’ailleurs que le temps d’une révérence, et la conversation était renvoyée à plus tard, car à peine tous les bonjours s’étaient-ils échangés autour de nous, que chacun est rentré chez soi et qu’il a fallu changer de toilette pour le souper.

La Reine et le Prince ont beaucoup gagné à cette transformation. Le Prince, en habit, est mince, bien fait, et parfaitement proportionné ; il a les pieds, les mains de sa mère et beaucoup d’elle dans la physionomie et dans les manières.

La Reine portait une robe de gros de Naples très fort, rose, décolletée et sans ornemens ; une grande chaîne gothique, en argent, pendait à son cou et rivalisait de blancheur avec ses belles épaules. Des manches de blonde laissaient voir ses beaux bras, et un bonnet (d’Herbault) en satin rose, tulle et marabouts blancs, complétait cette toilette simple et de bon goût.

A table, j’étais assise à côté du prince Louis, qui me demanda si je ferais avec plaisir le voyage d’Italie ? J’ai répondu que j’étais charmée de le faire et, plus encore, dans la suite de la Reine. Il avait de l’autre côté sa cousine la princesse Eugénie, avec laquelle il causait d’une manière très gaie, très animée, très spirituelle : en les entendant rire, je me remettais petit à petit dans mon assiette ordinaire.

En rentrant au salon, on a parlé musique. C’est la passion du prince Constantin : il a dans ses petits États une société philharmonique des mieux organisées. Priée par lui, la Reine s’est mise au piano avec une grâce charmante. Elle a chanté par cœur et en s’accompagnant elle-même la jolie romance de Mme Duchambge :


Vous partez brillante et parée
Pour ce bal où je n’irai pas…


Tout le monde ayant réclamé des romances de sa composition, elle a chanté l’Héritage « avec une voix d’auteur, » disait-elle et en se plaignant d’un mal de gorge dont elle souffre depuis de longues années.

Quand on a demandé au prince Constantin de chanter à son tour, il a cherché autour de lui une personne pouvant l’accompagner. Il me semble que sa femme, la princesse Eugénie, qui a, dit-on, un talent sur le piano, aurait pu s’en charger ; mais la Reine, sans doute bien aise de me voir à l’essai, a dit qu’elle me savait bonne musicienne. C’est avec un grand embarras et un gros battement de cœur que je me suis avancée près du piano ; heureusement, il s’agissait de la partition très connue de Tancrède. Après les premiers accords, le Prince a trouvé l’accompagnement trop haut et demandé qu’on baissât le morceau d’un ton. J’ai pris tout mon courage et me suis tirée avec honneur de cette difficulté. Le prince Constantin était enchanté ; et tout le monde m’a fait de grands complimens, dont Fanny était radieuse.


Arenenberg, 4 octobre.

Mon départ d’Inzigkofen a été des plus tristes. Pour la première fois de ma vie, je m’éloignais de toutes mes affections et me sentais seule au milieu d’étrangers qui, quelque bienveillans qu’ils soient, n’en sont pas moins pour moi des juges et des maîtres ! J’ai béni la distribution des places dans les voitures, qui, pour toute cette journée, me laissait seule avec Mlle Cailleau, la femme de chambre qui doit me servir. J’ai pu pleurer en songeant à tout ce que je laisse derrière moi et aussi à cette vie inconnue dans laquelle je me jette si témérairement.

Nous sommes arrivés à la chute du jour à Arenenberg ; la Reine m’a conduite elle-même dans mon appartement, qui est au-dessus du sien. Par une disposition particulière, le pavillon carré que nous occupons est entièrement isolé du reste de l’habitation. On l’appelait autrefois le château ; il est bâti sur une sorte de promontoire qui domine le petit lac de Constance et l’île de Reichenau.

C’est en 1816 que la Reine s’est passionnée pour cette belle position. Aussitôt après le départ de l’Empereur pour Rochefort, et de là pour Sainte-Hélène, elle avait quitté précipitamment Paris, sous la conduite d’un officier autrichien, n’avait pas pu trouver d’asile à Genève et s’était réfugiée à Aix, où elle ne demeura que peu de semaines, sans cesse espionnée par la police française. Elle dut s’y séparer de son fils aîné, qu’un jugement du tribunal de Paris lui arrachait, et le laisser conduire à Florence, où le roi Louis le réclamait. Constance l’attirait alors, à défaut de la Suisse, qui lui semblait fermée. Cette ville appartenait au grand-duché de Bade ; la grande-duchesse Stéphanie, née Beauharnais comme elle, sa cousine et son amie, devait, semblait-il, lui en ouvrir les portes avec empressement ; mais la politique en décida autrement.

Le grand-duc fît connaître que la présence de la Reine à Constance ne pouvait être que provisoire ; peu après, il refusa de vendre ses bois de Lorette, où la Reine désirait faire bâtir. Dans le même temps, M. de Metternich offrait un passeport pour Bregenz, dont elle refusa de se servir, ne voulant pas habiter un territoire autrichien. C’est dans cette conjoncture qu’en cherchant une campagne dans la partie du canton de Thurgovie immédiatement voisine de Constance, elle fixa ses regards sur le burg d’Arenenberg.

Le nom ancien du lieu était : Narrenberg (la montagne du fou). Un mur crénelé entourait le domaine, qui paraissait alors pauvre et rétréci. La Reine laissa d’abord Vincent Rousseau, son frère de lait et son intendant, abattre le mur et faire les premiers aménagemens intérieurs nécessaires pour rendre la maison habitable ; elle eut ainsi un campement dont elle s’accommoda les premières années et qui pouvait lui suffire, tant que le prince Louis faisait ses études au collège d’Augsbourg. Depuis, elle a fait construire pour loger tout son monde un bâtiment d’économie à un étage. Le plan carré de ce corps de logis embrasse une cour, où coule une fontaine, et comprend l’appartement du Prince, celui de sa nourrice, Mme Bure, quelques chambres de garçons, les logemens de Vincent, de tous les domestiques, la lingerie, les cuisines, les remises et les écuries.

Aucun homme n’habite jamais le pavillon de la Reine, excepté un valet de pied, qui couche sur un lit de camp dans l’antichambre. Cependant le rez-de-chaussée est consacré à la vie commune, et il appartient indistinctement dans le jour à tous les habitans d’Arenenberg. Le billard et la bibliothèque ont la vue du Nord ; ils donnent par des portes vitrées sur une terrasse, qui domine presque à pic le lac et la fuite du Rhin vers Schaffouse. Le salon et la salle à manger ouvrent du côté intérieur ; celle-ci fait face à une jolie chapelle gothique, toute voisine de la grande entrée, où la messe est dite par un prêtre de Constance les dimanches matin.

Un portrait de la Reine, son buste, modelé quand elle régnait sur la Hollande, le beau tableau de Gérard représentant le feu prince Napoléon-Charles jouant avec l’épée de l’Empereur, un portrait du prince Napoléon-Louis, dont on dit qu’il a au plus haut degré le visage Beauharnais, sont dans le salon, ainsi qu’une toile représentant Bonaparte au pont d’Arcole. Dans le billard, une aquarelle de Melling montre la rencontre de Napoléon et d’Alexandre à Erfurt. La bibliothèque est toute aux portraits de famille : le général de Beauharnais, l’impératrice Joséphine, le roi Louis, Murat, le prince Borghèse, les enfans du prince Eugène, et, parmi eux, la charmante et délicate princesse Théodelinde, qu’on dit toute pareille à ce qu’était la Reine enfant.

La décoration du salon, en forme de tente, rappelle une disposition qui existe à la Malmaison, et que la Reine a voulu reproduire ici, pour avoir toujours sous les yeux un coin de France. Son appartement occupe la moitié du premier étage. Le reste, autrefois habité par le prince Eugène, est réservé maintenant à la grande-duchesse Stéphanie.

Au second, je suis logée dans une grande chambre à coucher qui donne vis-à-vis du château de Salenstein, jolie ruine gothique, perchée sur la pointe d’un rocher comme un nid d’aigle. Un cabinet de toilette et un boudoir complètent mon gîte, qui me plaît ; la fenêtre du boudoir donne en face du bâtiment d’économie ; elle a vue sur l’escalier qui conduit à cette façon de chalet et sur la petite galerie qui dessert l’appartement du Prince. Quatre chambres destinées à des dames sont sur le même palier que la mienne. Au-dessus, dans des mansardes, sont des chambres de femmes de chambre.

La vue dont on jouit de tous côtés est incomparable. Elle s’étend à l’Ouest vers de petits golfes, tout couverts de verdure, au-dessus desquels le village de Mannenbach et son presbytère dressent au soleil couchant leur joli décor. Au Nord, à travers les arbres, ce sont des pentes couvertes de vignes, le lac qui miroite, l’Ile verte et les toits luisans de Reichenau ; on devine au loin la rive du grand-duché de Bade. Au Sud, ma ruine de Salenstein se noie dans un massif d’arbres ; à l’Est, on découvre l’important et gracieux village d’Ermatingen, la ville de Constance, un peu du grand lac, et tout au fond, à perte de vue, la vague blancheur des glaciers de Saintis.


8 octobre.

Bien m’en a pris ce matin d’être descendue au salon avant la cloche du déjeuner. Une personne qui m’attendait s’est approchée de moi avec beaucoup d’empressement et d’assurance. C’était Mme Parquin (Mlle Louise Cochelet), l’ancienne compagne de la Reine à Saint-Germain, plus tard sa lectrice, et, depuis 1815, son amie de tous les instans dans les bons comme dans les mauvais jours. Ayant épousé M. Parquin, ancien officier de cavalerie dévoué corps et âme à la mémoire de l’Empereur, elle acheta tout près d’Arenenberg le chalet de Sandegg, puis le château du Wolfsberg, qu’elle habite toute l’année, et où elle tient pendant l’été une de ces pensions pour les étrangers, comme il y en a tant en Suisse. Devant déjeuner ici ce matin et voulant avoir le temps de causer avec moi, elle s’est fait conduire de bonne heure par ses chevaux, tandis que son mari et sa fille quittaient le Wolfsberg à pied.

Il est aisé de voir que le point culminant de sa vie est encore pour elle l’époque de 1814 et de 1815. C’est que la Reine jouait alors un rôle important, qu’elle était dans une grande évidence et que quelque chose de cet éclat rejaillissait sur son entourage. L’empereur Alexandre avait entendu parler d’elle et désirait la connaître. Il la vit à la Malmaison ; reçu d’abord froidement, il se piqua au jeu, voulut plaire, fit agréer sa sympathie à l’occasion de la mort de Joséphine, le 28 mai 1814, et prouva sa puissance en arrachant au gouvernement le duché de Saint-Leu avec une rente annuelle de 400 000 francs. L’insistance qu’il avait dû y mettre et surtout la fréquence des visites qu’il rendait à Saint-Leu et à l’hôtel de la rue Cerutti, indisposèrent contre la nouvelle duchesse la cour des Tuileries. On savait que dans ces conversations avec la Reine, il couvrait les Bourbons de moqueries et l’on enviait celle qui, quoique détrônée, avait supplanté les souverains rétablis par lui dans leur ancien pouvoir.

L’amitié d’Alexandre pour la Reine, — Mme Parquin l’assure, — allait alors jusqu’aux confidences intimes et jusqu’aux termes d’une tendre affection. Mais cette situation se trouva brusquement renversée au début de l’année suivante, après le débarquement de l’île d’Elbe et la Restauration du 20 mars. L’Empereur promettait une Constitution ; il désirait la paix. La Reine essaya de l’obtenir du « Grand Ami » russe avec qui elle n’avait pas cessé d’entretenir une correspondance, mais, désormais, tout ce qu’elle tentait de faire devenait suspect ; le cœur du souverain était tout changé : on la comprenait dans la même proscription que l’usurpateur, on lui refusait ces marques d’intérêt par lesquelles elle s’était vue placée si haut dans l’estime des uns, la haine des autres et la jalousie de tous., Après Waterloo, elle eut l’humiliation de voir Alexandre revenir encore rue Cerutti, mais non plus pour elle : pour le prince de Schwartzenberg, qui y était logé. Errante en Suisse, elle n’obtint de lui aucun secours. En 1816 seulement, une intercession de Pétersbourg lui permit de partager sa vie entre la Suisse et la Bavière. Ce fut alors sur une froide et dédaigneuse parole, non pas d’Alexandre mais de son représentant, qu’elle osa enfin acheter Arcnenberg.

Le ministre russe à Berne était le baron Krudener, fils de la prophétesse qui s’était si bien emparée d’Alexandre en 1815 et qui lui avait inspiré l’idée de la Sainte-Alliance. Louise Cochelet correspondait avec cette illuminée, avec le ministre de Nesselrode, avec le secrétaire de l’ambassade russe à Paris, M. Boutiaguine. Du haut de ces relations et de ces souvenirs, elle me protège, moi, pauvre intruse et servante de la onzième heure ; mais elle paraît si sincèrement attachée a la Reine, et là-dessus nous nous entendons si bien, que j’accepte bien volontiers ses grands airs.

Son mari, conduisant par la main sa charmante petite Claire, a bientôt interrompu notre conversation. Il m’a fait le salut militaire en disant : « Soldat de l’Empereur ! » mais cette présentation était superflue, car il est impossible d’imaginer une figure plus martiale que la sienne, avec sa taille élevée, sa physionomie ouverte, sa grosse voix qui gronde et la balafre qui lui coupe la lèvre supérieure. Simple chasseur à cheval sous le Consulat, il a conquis tous ses grades à la pointe du sabre, s’est fait écharper en plus de vingt batailles, n’a cessé de se battre qu’à Waterloo et n’ayant plus alors d’autre moyen de recevoir des coups que de provoquer des gens en duel, s’est aligné plus de cent fois contre les officiers de la Restauration.. L’essai qu’il avait fait de servir ce régime n’avait pu durer. Compromis dans la grande conjuration de 1820 et mis en réforme, il courait le monde et cherchait la fortune sans la découvrir, quand un beau jour, en diligence, il rencontra Louise Cochelet. Il se souvenait de l’avoir vue en Hollande, un jour de revue, dans la calèche de la reine Hortense. Elle était encore fort jolie, lui très bel homme, et, sans parler de l’attrait réciproque qu’ils étaient faits pour inspirer, ils trouvaient dans leur attachement commun aux Bonaparte une autre raison pour s’aimer. Leur mariage fit sortir Louise Cochelet d’Arenenberg, mais elle n’alla pas plus loin que le Wolfsberg. De là, Parquin est lui-même à portée de venir conter des histoires au prince Louis. Par tout ce qu’il a vu de l’Empire, je ne doute pas qu’il ne doive lui être très utile. Mais en les voyant s’écarter tous deux, après le déjeuner, en l’entendant vociférer sous les arbres, comme s’il commandait encore à ses escadrons, j’ai compris que son influence sur son élève n’est pas celle de Mentor sur Télémaque et que les conseils qu’il donne ne peuvent être ceux de la sagesse, de la patience et de la modération.

J’aurais voulu reprendre langue avec Louise Cochelet et recevoir d’elle une nouvelle leçon, mais les devoirs de ma charge m’en ont empêchée. La châtelaine du Hard, une voisine de campagne, est venue faire à la Reine une visite d’adieu : j’ai été prise par les honneurs et par la conversation.

Plus près encore que le Wolfsberg, le Hard n’est qu’à une demi-lieue seulement dans la direction d’Ermatingen. Voilà deux ans qu’un général anglais du nom de Lindsay s’en est rendu acquéreur. Après avoir longtemps servi aux Indes, il venait alors d’épouser une fort jolie créole que des relations de famille attiraient en France. Sur ces éclaircissemens donnés par Louise Cochelet à voix basse, je ne pouvais douter que ce ne fût lui qui accompagnât la charmante Mme Lindsay, mais il paraît que, dans une certaine société, les maris ne-sont pas là où sont leurs femmes. Le cavalier de Mme Lindsay était une connaissance d’Italie, M. Drovetti, devenu cet été pour elle un ami de Suisse.

M. Drovetti est un homme des plus distingués. Il était lieutenant-colonel dans l’armée d’Egypte ; il s’y signala doublement, un jour d’affaire, en sauvant la vie de Murat, et en recevant une blessure dont il a gardé la main mutilée. Ses autres services furent diplomatiques. Consul général au Caire jusqu’à l’an dernier, il y forma des collections magnifiques, dont la plus précieuse est aujourd’hui au musée Charles X, accumula les observations sur tous les sujets d’archéologie orientale et surtout acquit une prépondérante influence auprès de Mehemet-Ali. C’est à lui que l’on doit le crédit pris en Egypte par nos missions militaires et le rôle qu’elles y ont joué dans la réorganisation de l’armée.

Il s’est fait suivre ici de toute sa maison égyptienne et notamment de ses nègres Abyssins, des hommes gigantesques et, à la couleur près, fort beaux. On assure qu’il vient d’acheter à deux pas de la jolie Mme Lindsay une place à bâtir pour s’y fixer. « Je ne sais comment M. France d’Houdetot prendra cela, » ajoutait tout bas Louise Cochelet. Cette plaisanterie m’a fait connaître que la maligne gaité de Louise aime les caquets, mais elle m’aurait laissé ignorer ce qu’est M. d’Houdetot, si le Prince et Parquin, tous deux fumant un cigare, ne nous avaient rejointes à propos dans le sentier.

Le colonel d’Houdetot est cousin de Mme Lindsay, et, comme elle, originaire de l’Ile de France, où son père était gouverneur. Ses services militaires datent du camp de Boulogne et prirent fin d’abord à la bataille de Trafalgar, où il faillit périr d’une grave blessure ; mais, à peine remis, il passa dans l’armée de terre, où le maréchal Davout se l’attacha. Ils étaient encore ensemble à l’armée de la Loire en 1815. La fortune de M. d’Houdetot, comme celle de tant d’autres, subit alors une longue éclipse. Louis XVIII le laissa sans emploi, puis le Duc d’Orléans le prit dans sa maison. Ce prince le garde auprès de lui, aujourd’hui qu’il règne. Tout cela fait dire à M. Parquin que « nous avons les Tuileries à deux pas de nous. »

Veut-il exprimer par-là que des relations pourront se nouer entre le Prince et le nouveau gouvernement français par l’intermédiaire de notre aimable voisine, ou bien qu’elle espionnera Arenenberg et qu’elle en fera tenir les nouvelles à Paris ? Je ne sais, mais, si Louis-Philippe s’informe d’Arenenberg, Arenenberg voudrait être renseigné sur les dispositions de Louis-Philippe.

Après le diner, la Reine et le Prince causent à voix basse dans la bibliothèque, en feuilletant des lettres et des journaux. Il semble qu’en dépit de la saison qui s’avance, ils ne se décident à partir pour l’Italie qu’avec une sorte d’incertitude ou de regret. Pour me donner une contenance, j’examine les albums qui couvrent la table. L’un d’eux contient des intérieurs, des paysages, de petits sujets ; l’autre n’est rempli que de portraits. Le premier est dans la manière de Garnerai, l’autre dans celle d’Isabey. Ce sont là les deux maîtres préférés de la Reine ; elle tient de celui-ci le talent des ressemblances, la finesse et la justesse du coup de pinceau. M. de Turpin, qui fut longtemps son écuyer, a aussi dessiné avec elle, et, jusqu’à ces derniers temps, elle n’a pas cessé d’avoir un peintre attaché à sa maison.

Elle s’approche aimablement de moi et me nomme les personnes, à mesure que je tourne les pages. C’est sa nièce Joséphine, fille aînée du prince Eugène et femme du prince Oscar de Suède, fils aîné de Bernadotte. C’est Mlle de Courtin, « la belle aux cheveux dorés. » La Reine explique qu’après avoir été élevée à la Maison d’Ecouen, dont l’Empereur avait donné la direction à Mme Campan, Elisa de Courtin fut plusieurs années chez elle à Arenenberg. Casimir Delavigne, notre grand poète, la vit, l’aima, et parvint à l’épouser après plusieurs de ces péripéties comme il s’en rencontre toujours dans les mariages des filles sans dot. Sans cette passion, la belle n’aurait pas quitté le service de la Reine et je ne serais pas moi-même à Arenenberg.


Feldkirch, samedi 16 octobre 1830.

9 heures du soir.

On m’a réveillée ce matin à six heures, et il en était huit que nous n’étions pas partis. Mme Cailleau est venue prendre (et chiffonner) ceux de mes objets de toilette qui doivent être mis dans les coffres de la voiture, pour les temps d’arrêt du voyage ; le reste, dans le fourgon, gagnera Rome à petites journées avec les domestiques et les chevaux. La Reine n’emmène d’autre femme que Mme Cailleau ; elle retrouvera là-bas Mme Lacroix, sa femme de chambre des temps heureux, qui l’avait suivie en exil et dont le rôle est de garder l’appartement de Rome, avec tous les objets d’art qui le remplissent. Cet arrangement est fort commode pour Mme Lacroix et surtout pour ses deux enfans, dont l’éducation, commencée à Augsbourg, n’aurait pu s’achever en Suisse.

En montant en voiture, la Reine, qui s’occupe toujours du i bien-être de tout le monde, m’a donné une palatine à elle et une chancelière pour mes pieds. C’était le moment des adieux et de la désolation : Fritz, qui est sur notre siège, laissait sa femme ; M. et Mme Cailleau, leurs enfans. Mme Bure embrassait son grand nourrisson à cinq ou six reprises ; les larmes qui mouillaient son visage prêtaient à ses traits une grande douceur et montraient qu’elle avait été jolie ; l’Empereur, autrefois, ne s’y trompait pas ; quand elle lui apportait son neveu aux Tuileries, il ne manquait pas de la prendre familièrement par le menton. Le Prince regardait en soupirant son chien Fido, qui restait avec le fourgon ; Vincent, tout en émoi, nous recommandait la Reine ; Charles Thélin seul, dans sa livrée de courrier, partait fringant à cheval pour préparer gîtes et chevaux.

La Reine m’a conté qu’il avait commencé son service chez l’impératrice Joséphine ; de la Malmaison, il était passé chez le prince Eugène, d’où elle l’avait tiré pour se l’attacher. C’est un homme précieux pour moi ; c’est lui qui me donne de l’argent et reçoit mes quittances ; il a l’air, lui aussi, de me protéger, ce dont la Reine s’amuse beaucoup. Au troisième relais, au lieu de prendre un cheval, il a pris une carriole, qui, à dix pas, l’a culbuté dans un fossé. Il s’est relevé en riant et nous en avons été quittes pour la peur : fort heureusement, car je ne sais comment la Reine aurait pu se passer de lui.

Louise Cochelet nous attendait sur la route. Elle était descendue de son Wolfsberg pour embrasser encore les voyageurs. Tout en larmes, elle m’a recommandé de lui donner des nouvelles ; elle fera passer par moi ses lettres à la Reine ; mais il n’est pas certain qu’elle réussisse ainsi à tromper l’attention des polices italiennes, car si l’Autriche fait ouvrir la correspondance de la Reine, il pourra en être de même pour les personnes ; de sa maison. Nous convenons donc que les Bourbons s’appelleront les Bassards ; les d’Orléans, les Métrots ; les Bonaparte, les Nuzillards, et les républicains, les Barillots.

Notre première halte après Rorschach a été à la Weinburg, campagne de la princesse héréditaire de Hohenzollern-Sigma-ringen. L’abord m’en a paru charmant, mais je n’y ai à peu près rien vu et n’y ai fait que des bêtises. La Reine avait dit ! qu’elle ne s’arrêterait qu’un quart d’heure et elle a tenu bon : ; tout ce monde à saluer en si peu de temps m’ahurissait. Cependant, j’ai eu un grand plaisir à revoir ce bon Prince régnant et à lui remettre une lettre pour Fanny ; puis je me suis emballée avec la princesse Caroline, baignée de larmes, mais contente de se trouver seule avec moi. Elle est si bon enfant que la connaissance a été vite faite ; j’ai réussi à la distraire en lui parlant de Sigmaringen et de tout ce que j’y ai vu.

Sa présence dans notre caravane et l’obligation où nous sommes de la conduire à Venise est une des raisons pour lesquelles nous suivons la route nouvelle, par le Tyrol ; mais ce n’est pas là notre seul motif. La route du Simplon ou celle du Saint-Bernard auraient conduit la Reine à Milan. Elle désire en ce moment éviter cette ville, où elle séjourna plusieurs fois, du temps où le prince Eugène était vice-roi, où elle ne saurait passer inaperçue, et où fermente une agitation politique dangereuse pour le prince Louis.

Donc, cette route est plus courte et plus sûre ; mais elle est moins pittoresque, moins belle que les deux autres. Honheim est le lieu le plus curieux qu’elle nous ait fait traverser aujourd’hui. Cette ville est toute juive. Comme c’était samedi, tout le monde était en fête ; la princesse Caroline a beaucoup ri des costumes, des tournures et des figures. Des sauteurs avec des chevaux campaient en face de la Poste ; il parait qu’après eux nous étions les bêtes les plus curieuses, car la foule les a quittés pour tourner autour de nos trois voitures, pendant tout le temps où on a changé les attelages.

Nous sommes arrivés à Feldkirch à cinq heures. J’y ai été assez mal installée dans une grande chambre voisine de celle de la Reine où l’on a fait salon, où l’on a soupe et où, à ma grande contrariété, je n’ai pu être seule pour écrire que lorsque tout le monde a. été couché.


Mais, 18 octobre

De Landeck, où nous couchâmes hier, notre route a côtoyé le torrent de l’Inn jusqu’à Finstermunz ; puis, changeant de vallée, nous montâmes à pied derrière nos voitures, et, par Reschen, gagnâmes le triste village de Mals. Nous voici parvenus au point le plus haut de notre parcours, et il ne s’agit plus que de redescendre de l’autre côté ; mais de longs défilés nous séparent encore des plaines italiennes et du beau soleil que nous allons y chercher.

Le voyage aurait ses heures de fatigue et d’ennui, sans la bonne humeur constante de la Reine et le don qu’elle a de tout embellir. Hier, à Rheineck, en apercevant une cigogne attardée, elle s’amusait à dire que celle-là nous avait attendus et que sa rencontre était d’un bon augure pour nous. Elle nous parlait aujourd’hui des guerres du Tyrol, et donnait là-dessus la réplique au Prince, qui se piquait au jeu et voulait savoir cette histoire dans les moindres détails. Ce soir, devant un mauvais dîner de pommes de terre, elle se déclarait satisfaite et complimentait l’hôtelier. « Rien n’est bon ici-bas que l’affection, ajoutait-elle. Rien n’est précieux, rien n’est rare, si ce n’est la fidélité des cœurs. » Défense m’est faite de jamais lui donner de « Majesté. » Les étrangers l’appelleront comme ils voudront ; mais, chez elle, elle ne veut être pour nous tous que : Madame.

Tout serait bien, si le zèle des siens pour son service ne retombait pas un peu sur moi. L’activité de Mme Cailleau est désolante. Comme elle veut être quitte envers moi au moment d’entrer chez la Reine, elle vient me secouer une heure d’avance. Voilà mon ennui du matin ; celui du soir est de voir tout le temps que l’on perd entre l’arrivée au gîte et le dîner. Nous aurions eu plaisir aujourd’hui, la princesse Caroline et moi, à visiter une tour antique que nous apercevions des fenêtres de l’auberge, ou même à parcourir les rues étroites et tortueuses de la ville. Mais on ne nous l’offrait pas, et nous n’avons pas osé le demander.


Trente, 20 octobre.

Hier à Botzen, j’aurais voulu tracer le joli tableau de notre descente sur Méran : ce torrent qui avait jusque-là longé notre route se précipitant du haut de la montagne, pour aller joindre ses flots écumeux à ceux de l’Adige ; cette douceur subite de l’air, cette verdure, les treilles bordant la route ; la surprise de la princesse Caroline à la vue de ces deux capucins, qui ressemblaient à deux brigands calabrais. Mais il m’a été impossible d’écrire une ligne. A sept heures, la Reine avait congédié tout son monde ; j’étais bloquée dans ma chambre qui suivait la sienne, et où je n’avais pu me munir à temps d’une écritoire.

A côté du lit, un écusson de marbre blanc, gravé de lettres d’or, rappelait que le pape Pie VI y avait couché. L’auberge était parfaitement propre ; l’hôtelier expliquait en très bon français, quoiqu’il fût d’Augsbourg, ses mécomptes de l’année quant aux voyageurs anglais. On reste chez soi, parce qu’on craint les troubles. L’Autriche sème l’alarme par les préparatifs qu’elle fait en Italie. Les chasseurs tyroliens y ont été transportés ; des troupes italiennes prennent le chemin du Tyrol. De même, l’an dernier, les Italiens allaient apaiser les troubles de la Hongrie, tandis que les Hongrois venaient river leurs fers. Diviser pour régner, c’est la devise des despotes.

Trente est célèbre par le Concile qui s’y est tenu de 1545 à 1563 et qui a fixé les canons de l’Eglise. On montre, dans la cathédrale de Santa-Maria Maggiore, le banc des cardinaux, et la place où siégeait le cardinal de Lorraine, comme délégué français. Un autre banc était destiné aux évêques, députés d’autres nationalités. L’ambassadeur d’Espagne, piqué de ce qu’on l’avait placé après le représentant de l’Autriche et celui de la France, prit une chaise qu’il plaça près de la table du secrétaire et s’y tint invariablement. Les papes Paul III, Jules III et Pie IV se succédèrent pendant le Concile, et la moindre des péripéties, en un temps où Catholiques et Protestans étaient aux prises, fut le prétexte qu’on prit d’une sorte de peste pour transporter quelque temps à Bologne le lieu des délibérations.

Les Tyroliens sont fervens catholiques. Un des motifs de leur insurrection contre les Bavarois, en 1809, fut l’imprudence que ceux-ci avaient eue de vouloir diminuer le nombre des couvens. Les insurgés pénétrèrent dans Trente par surprise, en profitant d’un torrent qui alimente un moulin et où quatre patriotes résolus n’hésitèrent pas à se jeter, en dépit de la violence du courant. Ceux-là ouvrirent les portes aux autres.

La ville, de 30000 âmes, se présente à merveille au pied de jolis coteaux plantés de vignes et couverts de villas, au fond d’une sorte d’anse que baigne l’Adige. Il y a dans les rues beaucoup de prêtres de tous les âges, très peu recueillis. Les femmes, toutes jolies, se parent de boucles d’oreilles et de colliers de corail : elles n’en sont pas moins couvertes de vêtemens fort sales, souvent pareils à des haillons.


Mestre, 20 octobre 1830.

En quittant Trente au matin, nous nous enfonçons dans des vallées profondes et fleuries, où la végétation et la richesse du sol sont favorisées par un climat d’une extrême douceur. La population, misérable, déguenillée et malpropre, fait un contraste fâcheux avec cette riante nature.

Nous retrouvons bientôt la trace de l’Empereur. Déjà la veille, à Lavis, le Prince me montrait le pont enlevé le 5 septembre 1796 à l’arrière-garde autrichienne, battue la veille à Roveredo. Par l’effet de ce premier succès, Napoléon était entré dans Trente, et il s’y trouvait entre les deux tronçons de l’armée ennemie, l’un rejeté au Nord vers le Tyrol, l’autre en marche à l’Est vers Bassano, par les gorges de la Brenta. C’est contre ce deuxième corps qu’il s’avança à toute vitesse, dans l’espoir de le battre et de lui couper le chemin de Mantoue, que le général autrichien avait justement pour objet de ravitailler.

Nous nous arrêtons à Borgo di Val Sugana, où le quartier général et l’armée campèrent le 6 septembre. Primolano est le lieu d’où Wurmser fut culbuté le lendemain. Tout près, nous contemplons le petit fort de Cavolo, taillé dans le roc et si élevé qu’il fallut l’attaquer par la hauteur pour le prendre. Un peu plus loin, nous traversons le village de Cismone, où l’Empereur arrivant sans suite, sans bagages, et mourant de faim, dîna de la moitié d’une ration de pain qu’un soldat voulut bien partager avec lui. Ce même soldat lui rappela cette circonstance au camp de Boulogne et ne perdit rien (dit le Prince) à l’en faire souvenir. Cependant, l’impression que l’Empereur avait gardée de cette partie de la campagne n’était pas favorable, parce qu’en dépit de tous ses efforts, ici dans la montagne, ses lieutenans l’avaient mal servi dans la région de Mantoue. Ils permirent à Wurmser battu de se réfugier dans cette place, au lieu de le contraindre à capituler.

Par un enchaînement d’idées tout naturel, la Reine parle ensuite du duc de Bassano. Elle est marraine de Claire de Bassano. Le duc a joué un grand rôle pendant tout l’Empire, mais surtout pendant les deux années où il a été chargé du portefeuille des Affaires étrangères, c’est-à-dire de 1811 à 1813. Il signa d’abord des traités d’alliance avec la Prusse et l’Autriche et chercha à ruiner d’avance la coalition qui tendait à se former autour de l’empereur Alexandre ; mais déjà la Suède faisait cause commune avec la Russie. Après la funeste campagne de 1812, il vit les débris de la Grande Armée dépasser la Lithuanie, où il avait tout fait pour lui ménager des quartiers d’hiver et lui permettre de reprendre pied. L’ère des revers était ouverte. Bien qu’ils fussent tout militaires, on le rendit responsable de la rupture de l’Autriche après les armistices de 1813. L’Empereur dut sacrifier un ministre irréprochable, qui lui resta étroitement attaché jusqu’au départ pour l’île d’Elbe et qui le servit encore pendant les Cent-Jours.

Le gîte est mauvais à Bassano ; mais plus loin le voyage se poursuit agréablement par une chaleur printanière, le long de chemins parfaitement entretenus. Nous rencontrons des troupes autrichiennes marchant sur Milan. Leur masse imposante me fait souhaiter pour les pauvres Italiens qu’ils n’aient aucune idée de résistance.

A Trévise, je vois des femmes enveloppées de voiles ou coiffées simplement avec des fleurs ; d’autres suivent les modes de France, ou portent des mantilles de dentelles noires. Quant aux hommes, ils sont là, comme dans les autres villes d’Italie, occupés à nous regarder d’une façon qui déconcerte, et rappelle le magnétisme du crapaud sur le rossignol. La pauvre princesse Caroline en était d’autant plus effrayée qu’elle était effondrée d’un violent mal de dents.

L’auberge de la Poste, à Mestre, est la plus sale que j’aie jamais vue, quoique l’empereur d’Autriche, l’empereur Alexandre et tous les archiducs possibles y aient logé. Là on décharge toutes les voitures qui vont nous attendre jusqu’à notre retour. Celle de la princesse Caroline seule sera vendue.


Venise, 23 octobre.

A trois heures et demie, nous nous sommes rendus sur le port de Mestre, où deux gondoles nous attendaient : l’une pour les effets et les domestiques, l’autre, à rideaux rouges, pour nous. Toutes sont noires et ressemblent à des corbillards. Le Prince, toujours curieux et actif, a pris la rame d’un des gondoliers et a ramé à sa place ; puis, profitant d’un arrêt à la douane, il a dessiné sur mon portefeuille un bâtiment militaire dont les dimensions l’intéressaient. A chaque instant, j’admire la façon intelligente dont il voyage et tire parti des choses et des gens. Sur sa demande, nos gondoliers se sont mis à chanter. Ces Italiens ont une manière exquise et facile d’interpréter leur musique. Nous en étions ravies, mais le Prince, qui a la voix et l’oreille fausses, ne profitait que de notre satisfaction.

En quittant le canal de la Brenta, nous avons contourné les immenses ouvrages que Napoléon a construits pour la défense de Venise, et qui maintenant servent à ses ennemis pour maîtriser la population. Partout nous retrouvons le pouvoir et les œuvres de ce génie créateur. Des travaux militaires énormes, des casernes immenses retiennent nos regards ; puis nous gagnons cette mer qui lui a toujours été ennemie, dont il a vainement tenté d’arracher le sceptre aux mains jalouses de l’Angleterre… Tout à coup Venise émerge du sein des flots. Spectacle inoubliable que celui de cette ville enchantée, avec les mille dômes de ses églises et de ses palais, qui flotte magiquement entre le ciel et l’eau, radieuse elle-même sous un soleil radieux ! Tandis que nous l’admirons, la barcarolle des gondoliers nous berce ; il semble qu’elle aide à comprendre ce que les yeux voient, et que l’impression ne serait pas complète, si l’oreille ne recevait pas en même temps cet accompagnement.

Oui, la beauté habite ici ! En dépit du silence de ces palais déserts, et de leurs façades dégradées, bien qu’elle soit la ville du passé et n’attende rien de l’avenir, Venise, pâle et sur son lit de mort, est toujours la reine du monde 1 Les façades orientales passent l’une après l’autre devant nous ; nous ne nous arrêtons qu’au-delà du pont du Rialto, à l’auberge où les gens de la Reine nous attendent. Nous nous apercevons alors que Charles, l’infatigable Charles, a pour cette fois échoué dans le choix du logement.

La Reine ne peut être satisfaite d’être dans un appartement, sur le derrière de la maison, et d’avoir tout son monde perché au-dessus d’elle. Moi seule suis de plain-pied avec elle, de l’autre côté d’un salon pompeux, dans une chambre prétentieuse qui me semble assez bien résumer l’Italie. Un grand lit à la duchesse, avec des colonnettes dorées et des rideaux de mousseline à jour brodés, jurent à côté de petites fenêtres de plomb misérables et dégradées. Le pavé en mastic ressemble à du granit ; les murs sont couverts de panneaux en faïence, encadrés de moulures de bois recouvertes d’ornemens plâtrés et peinturlurés. Le plafond est semblable aux moulures. Comme meubles, de vieux fauteuils en velours cramoisi, dont les bois sont aussi dorés, et avec cela, des flambeaux de cuisine portant des bougies et une paire de mouchettes sales !

La Reine, voyant la princesse Caroline souffrante, hésite à décamper d’ici, et cherche à se réconcilier avec le joli salon dont nous disposons au rez-de-chaussée pour jouer du piano et prendre nos repas. Mais une lettre de la reine de Naples qu’on lui apporte la décide enfin à chercher autre chose. Je suis chargée de préparer la princesse et de lui expliquer comment elle-même, sans le savoir, est la cause du déménagement.

La reine de Naples écrit en effet pour s’excuser de ne pas venir en personne chercher sa nièce ; mais elle pense que le voyage peut se faire sous la conduite d’une simple femme de chambre ; elle ajoute que la traversée est courte et que le capitaine du bateau à vapeur est un homme sûr, dont elle répond. La reine Hortense juge au contraire que la princesse Caroline est trop jeune, trop timide, pour pouvoir voyager ainsi, et que cette manière bourgeoise n’est pas digne des Hohenzollern. Elle insiste donc auprès de sa belle-sœur pour qu’une dame soit envoyée au-devant de la princesse. Nous attendrons ici l’arrivée de cette dame. Dès lors, notre séjour sera de trois jours au moins, ce qui vaut bien la peine de déménager.

La soirée se passe en gondoles, au clair de la lune : un tour dans la rade, puis nous prenons terre à la Piazzetta. La Reine consent à s’asseoir sous les arcades, mais très à l’écart, pour ne pas être reconnue. Nous longeons ensuite la galerie des cafés. Chaque nation, chaque société, chaque coterie a le sien. Celui des Grecs attire l’attention par la variété et la richesse des costumes. Que font-ils à Venise ? Quels sont leurs moyens d’existence ? On ne parle plus guère d’eux, ni de leurs affaires. Ce n’est pas qu’ils aient cessé d’être malheureux. Mais les nations ont leur égoïsme, comme les individus.

La Reine s’arrête au retour chez un marchand d’antiquités, autrefois officier dans la garde du prince Eugène, et auquel elle se croit obligée d’acheter quelque chose. À ce qu’il dit, l’état des esprits est singulièrement hostile à l’Autriche. Les premiers des mécontens sont ceux qui, comme lui, ont été quelque chose dans l’Italie de leur jeunesse et ne sont plus rien dans celle de leur âge mûr.

Un joli fifi d’officier autrichien, grand, blond, musqué, nous suit et nous lorgne. Mais les gondoles vénitiennes, qui mènent si souvent à des rendez-vous, sont aussi des véhicules commodes pour échapper aux suiveurs. Celle qui nous emporte traverse des canaux sombres et tortueux, plus dangereux cent fois que la pleine mer. Au cri guttural que le gondolier pousse, le Prince nous rassure. Il traverse le lac de Constance à la nage, il se fait fort de nous sauver toutes deux dans trente pieds d’eau.


24 octobre.

J’ai été réveillée par la Reine, qui croyait qu’il était plus tard et qui s’étonnait qu’on n’entrât pas chez elle. Elle m’en a fait des excuses qui m’ont touchée, mais qui ne m’ont pas rendormie.

Il est vrai que j’avais à emballer tout ce que j’avais déballé la veille, tout ce que j’ai redéballé depuis. Je m’y suis mise tout de suite et la matinée y a passé tout entière. Ce n’est pas avant midi que nous avons pu jouir de notre nouvel appartement. La vue en est admirable : nous découvrons le port, le mouvement des quais, les vaisseaux amarrés en nombre sur toute la rade, et, parmi eux, une élégante frégate autrichienne. La maîtresse de l’hôtel a beaucoup pleuré en revoyant la Reine, et beaucoup parlé des temps du prince Eugène. Les idées françaises ont laissé ici une trace ineffaçable, et les événemens dont Paris vient d’être le théâtre leur ont rendu tout leur éclat.

Le Prince connaît parfaitement Venise ; il serait un excellent cicérone, si la Reine était une visiteuse moins renseignée et moins pressée. Mais, comme elle sait Saint-Marc par cœur, il a fallu se contenter de le voir au vol et courir aux boutiques perdre le reste de la journée. Le soir, avant le dîner, le piano a fait passer quelques instans. Puis des visites sont venues : M. Doxara, riche banquier grec, tout plein des souvenirs d’il y a quinze ans ; M. Wolf, dont les deux frères ont été de l’état-major du prince Eugène. La Reine a chanté pour eux ses nouvelles romances. Elle aime fort à les voir applaudir, ainsi que le bon goût de sa toilette. Quelque supérieure qu’elle soit, une femme n’en est pas moins femme.

Le Prince arrange notre journée de demain. Nous retournerons à Saint-Marc, nous verrons le palais ducal, nous irons à l’île du Lido : enfin, je connaîtrai Venise, et je ferai part à mon cher monde absent des merveilles dont j’aurai été témoin.


26 octobre.

Le canon de la frégate autrichienne a sonné le réveil de la rade, et parmi tous les mouvemens qui se faisaient sous nos yeux, nous n’avons pas tardé à voir le bateau de Trieste entrer au port et jeter l’ancre. La dame d’honneur envoyée par la reine de Naples en est descendue.

Elle achevait de déjeuner dans le salon, quand le Prince nous est revenu tout ému. Il avait couru voir un petit bâtiment » français arrivé dans la nuit et portant à son mât le nouveau drapeau tricolore. Des compatriotes ! Les couleurs nationales ! Il en avait les larmes aux yeux. Ces gens, des Marseillais, au nombre de huit seulement, l’avaient invité à déjeuner ; mais par je ne sais quelle timidité dont je lui ai fait reproche, et « pour ne pas les gêner, » il ne s’était pas nommé à eux. Quel plaisir ces matelots n’auraient-ils pas eu d’apprendre que le neveu de l’Empereur avait salué pour la première fois les trois couleurs à leur bord ?

Mlle Elise Baig, — ainsi s’appelle la dame de la reine de Naples, — a, pour notre grand agrément, partagé toute notre journée. Elle est très musicienne, très spirituelle, très érudite ; elle parle toutes les langues vivantes sans le moindre accent ; elle a fait l’admiration de la Reine par la manière dont elle lit. En cela comme en tout le reste, elle me surpasse de beaucoup.

Je sens le vide que laissera derrière elle la gentille princesse Caroline. Sa présence était mon prétexte et ma contenance ; mon inexpérience et sa timidité nous rapprochaient l’une de l’autre ; sans elle, bien des momens seront plus difficiles à passer, et je n’aurai plus ailleurs comme ici la liberté de courir la ville, en lui servant de chaperon.

La princesse est assez bonne pour me dire qu’elle regrette elle-même les heures que nous avons passées ensemble, durant cette semaine de vie commune. L’instant de nos adieux nous attendrit toutes deux, nous nous promettons de correspondre et de nous garder une fidèle amitié.

A neuf heures du soir, nous reconduisons les voyageuses au bateau à vapeur. Il nous semble qu’elles y seront fort bien ; il y a un salon pour les dames, un autre pour les hommes, et toutes les aisances possibles dans si peu d’espace. La soirée s’achève au spectacle. Le Prince veut que nous restions jusqu’à la fin et que nous prenions des glaces avant de rentrer.

C’est notre dernière nuit de Venise, car les mêmes sujets politiques qui inquiétaient la Reine à Arenenberg lui font désirer de gagner rapidement Florence, Rome, et de s’enfoncer, au plus tôt, jusqu’au cœur de l’Italie.


Bologne, 28 octobre,

Notre route, en partant de Mestre, a été par Padoue, Monselice, Rovigo (où nous avons couché) ; puis le lendemain, par Ferrare, où nous nous arrêtâmes juste le temps de visiter le cachot du Tasse et le palais de la belle Eléonore.

Nous sommes arrivés de bonne heure à Bologne ; le soleil couchant dorait les Apennins et présentait dans tout son éclat la position agréable de cette ville ; elle est adossée à une montagne qui la domine et qui est couverte de palais, de villas, de jardins ; la plus belle verdure l’embellit encore à cette époque de l’année et offre l’aspect le plus riant.

Nous sommes logées au second, dans un appartement dont la Reine n’est pas contente, par la raison qu’elle n’aime pas les étages. En attendant le déballage et le dîner, on a lu les gazettes, tapoté sur un piano et causé de notre chère France. Des agitateurs se remuent à Paris, et je tremble pour ce malheureux hiver.

Nous étions encore à table, quand M. Bacciochi s’est fait annoncer. Il devint le beau-frère de l’Empereur en 1797, par son mariage avec Elisa Bonaparte. Gentilhomme et riche, il pouvait passer alors pour un bon parti, mais il dut s’éclipser ensuite devant sa femme, faite princesse de Piombino en 1805, puis de Lucques, et grande-duchesse de Toscane en 1808 ; elle est morte à Trieste en 1820. De quatre enfans qu’elle a eus, il reste un seul fils et la comtesse Napoleono Camerata, qu’on appelle « Madame Napoléon » ; on la dit fort vaine de ressembler à l’Empereur.

M. Bacciochi est un homme de soixante ans ; il a dû avoir une belle tête et conserve une physionomie agréable sous une titus blanche bouclée. Son fils Félix, Fritz dans l’intimité, est un grand enfant de seize ans, long, timide, parlant bien le français, mais avec gêne ; il paraît enchanté de revoir son cousin Louis. Un jeune Parisien, M. Eugène Lebon, est avec le prince Fritz depuis de longues années. Il est grand, d’une belle tournure, d’une figure agréable ; le noir de jais de ses sourcils, de ses favoris et de sa titus ondée fait ressortir la blancheur de sa belle main qu’il y promène avec complaisance. Il se présente avec grâce, cause à merveille, et je le trouverais en tout parfaitement bien, si je n’avais un peu peur qu’il ne fût trop de mon avis.

On m’a présentée comme remplaçant chez la Reine Mlle R…, que tout le monde croyait mariée au colonel Voutier. La Reine est convaincue que cela devait être, que Mlle R… le désirait beaucoup, mais qu’elle n’a pas hésité à convenir avec lui qu’il ne pouvait refuser la main d’une autre femme, aimée jadis et devenue veuve avec 100 000 francs de rente…

L’état de la France, de l’Europe, les intérêts de la famille de l’Empereur ont fait le sujet de l’entretien. La Reine tenait le dé : M. Eugène le ramassait avec esprit.

Madame Mère s’indigne, paraît-il, de l’attitude que la plupart de ses enfans ont prise à l’égard du nouveau gouvernement français. Les réclamations qu’ils forment pour rentrer en France et pour obtenir des moyens d’existence sont, dit-elle, indignes du nom qu’ils portent. La Reine est moins absolue. Elle n’est pas ennemie de démarches collectives, mais blâme Lucien, Jérôme et la reine de Naples d’en avoir fait déjà de partielles. La personnalité du Roi de Rome est la seule qui doive être mise en avant. Il a été proclamé en 1815, il reste le seul héritier des droits de son père.

Après le départ des Bacciochi, je me suis permis de dire qu’en s’effaçant de la sorte la Reine fait peut-être trop bon marché de ses intérêts ; au moins néglige-t-elle l’avantage qu’elle a d’être plus connue en France que les autres membres de la famille et surtout d’y être plus aimée. C’était la toucher en un point bien sensible. Elle a confessé que la promesse de son retour en France avait été faite par le Duc d’Orléans (le roi Louis-Philippe) à la grande-duchesse Stéphanie de Bade. ! Le nouveau roi ajoutait qu’il fallait attendre, que le temps arrangerait tout. Il y a là des possibilités que la Reine entrevoit, auxquelles elle s’attache, et qui ne font que rendre plus difficile le problème de la conduite à tenir par elle en ce moment.

Nous causions de cela, quand Mme Lætitia, fille aînée de la reine de Naples, est apparue. Elle est mariée ici à un marquis Pepoli, qui ne parle pas français, La conversation s’est bientôt détournée sur le sujet de M. Fortuné de Brack.

Il était le mois dernier chez la Reine à Arenenberg. Ayant su par elle la commission dont la grande-duchesse Stéphanie était chargée, il a dit : « Le Roi m’en avait parlé en effet, mais j’avais oublié de vous le dire… » Les qualités de M. de Brack sont d’être un très joli homme et un très brillant officier de cavalerie légère. Dans les salons, on l’appelait, « Mlle de Brack, » à cause de sa chevelure blonde et de l’élégance de sa taille ; il plaisait par son charmant visage et par son talent de chanteur. On appréciait, aux avant-postes, son entrain, son courage, son esprit mordant comme le tranchant de son épée. Aide de camp du général Colbert en 1813, il fut distingué particulièrement par l’Empereur et mis aux lanciers de la vieille garde, où il servit jusqu’à Waterloo. Le nouveau gouvernement a eu le bon goût de le replacer dans la cavalerie, et de le nommer lieutenant-colonel. Mais le défaut de M. Fortuné est la hâblerie. N’a-t-il pas déclaré au prince Louis, qui en rit comme un fou, qu’il avait songé à lui pour la présidence d’une république en Belgique ? Il se vante d’avoir fait l’an dernier le mariage de la princesse Amélie de Leuchtenberg, troisième fille du prince Eugène, avec l’empereur du Brésil dom Pedro, veuf en premières noces de l’archiduchesse Léopoldine d’Autriche. par-là il déplaît fort à la duchesse de Leuchtenberg, qui est très hautaine et qui n’a rien eu à démêler avec lui à ce sujet. Son rôle s’est borné à donner la réplique à l’ambassadeur du Brésil dans une conversation où la princesse Amélie s’est trouvée nommée parmi d’autres princesses à marier. Il a eu le front d’écrire tout de suite à la Reine pour lui demander si cet établissement conviendrait à sa nièce. Le mariage une fois conclu, il a voulu se payer de ses services en accompagnant la princesse au Brésil et s’est fait nommer colonel dans l’état-major de dom Pedro ; mais le ministre de la Guerre français a mis à cela son veto.

La Reine me citait encore, dans le même genre, une Mme Doumerc, à laquelle elle a eu des obligations. Pleine de talent et de grâce, cette personne s’est perdue pour vouloir jouer un rôle. Elle mentait constamment, pour la gloire de dire : « J’ai vu la Reine » ou « le Roi m’a dit… » Elle a fini par se faire femme galante, pour avoir des rapports avec de grands personnages.

La Reine a terminé cette causerie très intime en me questionnant sur ma famille. Je lui ai conté qu’un de mes ancêtres fut décapité à Toulouse en compagnie de Montmorency, pour avoir soutenu sous Louis XIII le parti de Gaston d’Orléans. Mon père, doyen de la Faculté de médecine de Strasbourg, est un chimiste distingué, connu du monde savant européen pour ses travaux sur le chlorure de chaux. Son frère Louis Masuyer fut député du district de Louhans à la Convention. Membre, avec Guadet, de la Commission des finances, qui avait à statuer sur une demande de subsides pour le ravitaillement de Paris, il émit dans un rapport des doutes graves sur l’intégrité du ministre de la guerre Pache. On le prévint que, s’il ne modifiait pas son rapport, il risquait sa tête, Pache étant l’ami de Danton et de Robespierre. Mon oncle fut inébranlable. Mis pour ce motif hors la loi, il fut traîné à l’échafaud après un semblant de procès, qui consista simplement dans une vérification d’identité. Son vieux père, âgé de 90 ans, faisait ses vendanges à l’Étoile, dans le Jura ; quand il apprit la fatale nouvelle, il tomba comme foudroyé.

La Reine paraissait d’abord m’écouter avec intérêt ; mais elle a repris bientôt : « Vous savez qu’ici toutes les lettres sont ouvertes… » J’ai compris qu’elle ne m’avait parlé des miens que pour me faire sentir toute la nécessité d’être circonspecte dans ma correspondance avec eux. Parlant encore une fois de son exil, peut-être salutaire, elle m’a congédiée en me disant : « qu’on juge tout mieux de loin, parce que tous les objets moraux ou physiques ont leur point de perspective, qui est l’éloignement. »


29 octobre.

Pour ne pas compliquer la besogne des domestiques en leur infligeant un déménagement, la Reine n’a pas accepté d’aller habiter le palais de M. Bacciochi ; nous dînerons seulement chez lui.

Elle me fait lire les gazettes, puis les visiteurs affluent. Crescentini, son premier maître de musique, est celui qu’elle reçoit avec le plus déplaisir et qui manifeste de son côté la plus grande joie de la revoir. Il s’assied au piano et la fait chanter. La méthode de cet excellent musicien survit encore. Il retourne à Naples, où il est fixé comme professeur à l’Académie.

La taille de Crescentini est élevée, sa physionomie est douce et bonne, mais son embonpoint flasque et sa complexion lourde devaient être de grands obstacles à l’effet qu’il produisait sur la scène. L’Empereur l’avait entendu pour la première fois à Vienne, d’où il l’avait amené à Paris, aux appointemens de cinquante mille francs par an. Un soir de spectacle à la Cour, il lui donna la croix de la Couronne de Fer, pour le récompenser de la manière dont il avait chanté l’air : « Ombra adorata, t’aspetto ; » mais cette distinction inattendue fit tant de mécontens, surtout dans l’armée, qu’il devint impossible de donner ensuite la croix de la Légion d’honneur à Talma, ainsi que l’Empereur l’aurait désiré.

La marquise Pepoli vient avec ses charmans enfans, Joachim et Caroline. Elle s’amuse à me coiffer à la chauve-souris. C’est une coiffure florentine qui sied très bien, dit-elle, aux jolis visages. On partage les cheveux par une seule raie droite, à partir du milieu du front jusqu’au milieu du col, on réunit les cheveux de chaque côté près de l’oreille, pour en faire deux nattes que l’on tourne en rond de chaque côté ; on les noue enfin derrière avec un ruban.

La Reine veut sortir en voiture déplace pour me faire voir la jolie promenade publique plantée par les Français, puis la galerie des tableaux que nous devons, comme toujours, parcourir un peu vite, mais il n’est pas moins gracieux à elle d’avoir songé à me la montrer. Sa raison, pour abréger la promenade et pour revenir s’habiller de bonne heure, est qu’elle veut être chez son beau-frère avant les autres invités. A peine arrivée, elle conspire avec lui à voix basse, tandis que M. Cattaneo, parent de M. Bacciochi et son aide de camp autrefois, me fait les honneurs du palais.

On y donne des bals de neuf cents personnes : les souverains n’ont rien de mieux. Une grande galerie, tendue de jaune et de vert, occupe le milieu de l’édifice. De chaque côté, sont deux boudoirs tapissés de satin violet semé d’étoiles, ou pour mieux dire deux petits temples, contenant l’un le buste en marbre de l’Empereur, l’autre celui de sa sœur Elisa. Après avoir traversé ces boudoirs, en tout pareils, une quantité de salons tous plus beaux les uns que les autres nous conduisent à une délicieuse chambre à coucher, tendue de gros de Naples bleu de ciel, puis à un boudoir en moire blanche orné de draperies rose et argent. Cet appartement ouvre lui-même sur une salle colossale dont le plafond et le pourtour sont peints à la fresque de la manière la plus élégante : des statues de marbre, les bustes et les portraits des personnes de la famille le remplissent. Ce sont : l’Impératrice mère, la princesse Pauline, l’Empereur peint par Gérard, sa statue, sculptée par un élève de Canova. Un immense tableau représente la cour de la grande-duchesse Élisa : elle est sur un trône, son mari debout près d’elle et les personnages de leur cour les entourent, tous, dit-on, très ressemblans.

Le marquis Zappi et la marquise Pepoli sont les convives priés en même temps que nous par M. Bacciochi. Après dîner les charmans bambins Joachim et Caroline dansent le galop, puis un ballet qu’ils ont vu au théâtre et qu’ils imitent fort gentiment. L’air italien de Papatacci, que j’accompagne ensuite, est déplorablement chanté par MM. Eugène Lebon, Cattaneo et Lente, gouverneur de M. Félix Bacciochi. M. Lente est allemand dans toute l’étendue du mot ; il est ravi de rencontrer quelqu’un de Strasbourg et de pouvoir me dire à cœur ouvert tout le mal qu’il pense des Italiens. Leur paresse, leur fourberie, leur immoralité jurent pour lui avec le bon sens, la droiture, l’industrie de ses compatriotes. Les gens qui traduisent leur pensée dans un langage qu’ils parlent peu y donnent ordinairement une énergie qui plaît ; il m’a amusée, et, par quelques mots échangés avec lui dans sa langue, je lui ai procuré le plaisir de se rapprocher un instant par la pensée de Fulden, sa chère patrie.

Le prince Louis, comme s’il avait deviné M., Lente et s’il voulait le rétorquer, a récité des stances italiennes qui respirent le plus pur patriotisme et qui montrent que le sentiment national s’éveille ici dans bien des cœurs.

La soirée s’est terminée au théâtre. La loge de M. Bacciochi, comme tout ce qui lui appartient, est d’une grande élégance, sur la scène même, et fort en vue. La Reine, qui savait cela, portait une toilette brillante ; j’étais en blanc, avec des nœuds roses dans les cheveux.

La salle est grande, d’une forme gracieuse, et fort élégamment décorée ; contre l’usage italien, elle était largement éclairée par un beau lustre venant de Paris. La musique de la Donna del lago m’a paru très belle. Elle est de Rossini, et c’est tout dire ; mais la pièce est compliquée, et, pour la suivre, il aurait fallu plus d’attention que l’atmosphère orageuse de la salle ne permettait d’en consacrer au développement de l’action.

Le public ne songeait qu’à la cabale montée contre la débutante ; cette malheureuse (une jolie femme douée d’une très jolie voix) tremblait comme la feuille et perdait tous ses moyens. Enfin a paru Rubini, le héros du moment, le premier ténor de l’Italie, ce qui veut dire du monde chantant. Sa voix est vraiment d’un souplesse et d’une puissance admirables, mais j’ai souffert de cette fureur que les Italiens ont d’interrompre un morceau pour en faire redire ce qui plaît, puis de couper encore la marche du spectacle, en applaudissant à la fin de l’air, ce qui oblige les acteurs à des rentrées et a des saluts.

Dans l’entracte, la Reine a eu des visites, entre autres celle de la fille du prince Poniatovsky, mariée au fils de ce marquis Zappi à côté duquel j’avais dîné. Tous deux sont merveilleusement beaux. Elle a des cheveux blonds magnifiques, une jolie taille, des traits délicats, un ensemble délicieux, qui fait prendre en gré la coiffure à la chauve-souris.

Le second acte a été pour la donna un véritable supplice. On veut absolument la faire tomber, parce qu’elle prendrait la place de la femme de Rubini, l’idole du public, et qu’elle a le tort d’être protégée par le légat. Cette fois-ci, l’orchestre, conspirant aussi contre elle, n’a pas joué en mesure ; la pauvrette chantait les yeux pleins de larmes. Enfin est arrivée la fameuse cavatine de Rubini, désirée, attendue et accueillie par de véritables hurlemens d’applaudissement. On lui faisait répéter les passages goûtés, puis on a demandé la répétition de tout le morceau, ce qui est défendu par l’autorité. Pendant une heure entière, le tapage fut complet, on dut baisser deux fois le rideau. Finalement, la pièce ne put être achevée, à mon très grand regret, La Reine a été mécontente de voir son fils et son neveu cabaler avec le public. Les Princes se sont défendus d’avoir voulu faire autre chose qu’une petite manifestation contre l’autorité.


Florence, 1er novembre.

M. et Mme Pepoli, le jeune Félix et son gouverneur sont venus dire adieu à la Reine et nous ont mis en voiture à dix heures.

Les environs de Bologne sont charmans. Nous avons gravi d’abord la colline si bien semée de palais, de maisons délicieuses ; c’est une élégance de construction dont on n’a pas l’idée en France. La journée s’est passée ensuite à monter et à descendre dans un fort vilain pays ; j’ai marché un moment avec le Prince, puis seule. Les vents sont si terribles dans ces montagnes, qu’il y a un endroit où les voitures étaient entraînées par des tourbillons ; on a dû faire une forte muraille pour prévenir ces accidens et mettre la route à l’abri.

Le triste gîte de Caburaccio laissé derrière nous, nous traversâmes une région de neige et de froidure pour retrouver, quelques heures après, la chaleur et le soleil de l’été. La vue, au sortir des montagnes, est superbe ; mais la plaine où l’on parvient ne montre d’autre verdure que celle de pâles oliviers, aux rameaux frêles et pendans. La route poudreuse est resserrée entre de longs murs, qui me faisaient regretter la fraîcheur de notre riant Jura. Ils sont si élevés qu’ils ne laissent voir que le ciel et l’on arrive à cette Florence la Belle sans que son aspect ait en rien plu ou charmé.

A peu de distance de la ville, nous avons rencontré le prince Napoléon-Louis qui venait au-devant de son frère et de sa mère. Il est parfaitement élégant et gracieux, surtout à cheval. C’est l’Empereur en jeune et en beau. Il a le teint de sa mère, des cheveux noirs, une physionomie expressive, infiniment de distinction dans l’esprit, de force dans la raison, de justesse et de vivacité dans les idées. La physique et la mécanique sont ses grandes passions. Il a dressé les plans d’une papeterie, où toutes les machines sont de lui, et dont les produits sont excellens ; il en apportait à sa mère des échantillons. On lui doit aussi un nouveau procédé de fabrication de l’acier, dont il compte faire bientôt l’application en créant une manufacture d’instrumens et d’armes. Il a publié un mémoire sur la direction des aérostats.

La princesse Charlotte, femme du prince Napoléon, nous est arrivée à son tour pour dîner ; elle apportait à la Reine les complimens de sa mère la reine d’Espagne. La reine Julie habite Florence depuis 1815, époque où elle s’est trouvée séparée de son mari par les événemens, et où le roi Joseph a dû chercher un refuge en Amérique. L’aînée de leurs filles, la princesse Zénaïde, a épousé son cousin Charles-Lucien, fils de Lucien et prince de Musignano. La seconde, Charlotte, a été ramenée d’Amérique en 1824 par M. et Mme Sary sur l’ordre de son père, qui la destinait au prince Napoléon. Un autre projet formé sur elle était de la donner à M. Patterson, fils du premier lit de Jérôme, mais l’idée de Joseph prévalut à la fin, et l’union projetée se fit en 1827. La reine Julie a depuis lors ses deux filles auprès d’elle et de plus sa sœur, Mme de Villeneuve, avec sa nièce Juliette.

La princesse Charlotte est très petite ; on me l’avait dite laide et je l’ai trouvée presque jolie. On n’a pas de plus beaux yeux noirs, ni une figure plus intelligente. Ce jeune couple paraît fort uni ; il est malheureusement sans enfans. A table, on a parlé politique et fort gaiement. C’est plaisir de voir l’accord et l’affection fraternelle qui règnent entre les deux princes. Leurs idées en politique sont pareilles ; ils aiment également les républicains, bien que l’aîné mêle peut-être à ce sentiment plus de philosophie et l’autre plus d’ardeur juvénile. La Reine, tout en étant bonne, libérale et juste, penche au contraire pour le pouvoir absolu, par souvenir des temps brillans de l’Empire. Elle ajoutait que tout est dans la position des gens, que les princes auraient beau faire ; s’ils étaient jamais mêlés à des troubles, on ne croirait pas à la sincérité de leurs opinions républicaines ; on les ramènerait toujours, malgré eux, à ce principe d’autorité, lié dans l’opinion publique au grand nom qu’ils portent.

L’arrivée du prince Louis-Lucien, troisième enfant du prince de Canino, a fait dévier la conversation, qui a repris après son départ sur le sujet des démêlés anciens entre Lucien et l’Empereur. Le public s’est beaucoup occupé de cette affaire, sans doute à cause du rôle important que Lucien avait joué au 18 Brumaire ; on a fait de lui un républicain passionné, fuyant le despotisme du sabre, abandonnant la France pour ne pas manquer à son serment envers la République une et indivisible. Mais la vraie brouille entre eux date de 1803, et la cause n’en est pas d’ordre politique.

Lucien s’était marié, en 1795 à Christine Boyer, femme simple, honnête, modeste, d’une famille obscure de Marseille. : Sous le rapport de la fortune et de la position, ce mariage n’avait pas satisfait Madame Mère, mais elle avait cédé au choix de son fils. Madame Lucien a toujours été bien vue par toute la famille. Elle est morte jeune, laissant deux filles qui ont été élevées sous les yeux de Madame Mère. Charlotte, l’aînée, a épousé le prince Gabrielli, de Rome. La cadette, Christine, fut mariée en premières noces au comte Arved Posse, gentilhomme Suédois, brutal et fou. Le roi Bernadotte fit casser ce mariage, qui n’avait peut-être jamais été consommé. Christine Bonaparte a épousé depuis lord Dudley Stuart qui tient (de loin peut-être) à la famille des anciens rois d’Angleterre.

Devenu veuf, Lucien s’est épris de Mme Jouberthon, femme d’un fournisseur des vivres, qui s’était enrichi pendant les guerres de la République. ; Elle était célèbre par sa beauté et son esprit, elle faisait des vers et ses saillies mordantes circulaient dans Paris. Un fils naquit de cette liaison. Lorsque l’Empereur l’apprit, il jeta feu.et flammes, fit appeler son frère et le traita sévèrement : « Je n’ai pas rétabli en France l’ordre, la religion, la morale, pour souffrir de pareils scandales dans ma famille ! Ne vous avisez pas de faire divorcer cette femme pour l’épouser. Jamais ma Mère et moi nous ne ratifierons une pareille union, et, en la contractant, vous cesseriez d’être de ma famille. » Lucien passa outre, et partit pour l’Italie. Il alla demander l’appui du Pape que le Saint-Père lui accorda, par esprit de rancune contre l’Empereur.

Joseph n’ayant que deux filles, ces circonstances déterminèrent le sénatus-consulte de 1806, énonçant qu’à défaut de Joseph Bonaparte et de ses descendans mâles, la dignité impériale serait dévolue à Louis Bonaparte et à ses enfans.

L’année suivante, l’Empereur prit l’initiative d’une tentative de réconciliation, dont le gage devait être le mariage de la fille aînée de Lucien, Charlotte, avec le prince des Asturies, devenu depuis Ferdinand VII. Cette jeune fille fut conduite alors aux Tuileries, où elle parut mal élevée et où elle ne resta que peu de temps. L’Empereur ayant eu connaissance de lettres inconvenantes, où elle se moquait de ses tantes et de sa grand’mère, la renvoya chez ses parens.

Les rapports entre les frères ennemis furent au pire au moment où la puissance impériale marquait son apogée. Lucien habitait alors l’Angleterre, où il était retenu prisonnier. Aux Cent-Jours, le rapprochement entre eux fut tout politique. L’Empereur donnait ce caractère à sa réconciliation et voulait que son frère lui servît de garant auprès des républicains et des constitutionnels ; Lucien réclamait sa part des droits héréditaires réservés par le sénatus-consulte de 1806 aux enfans de Joseph et de Louis.

Depuis 1815, il n’a plus quitté l’Italie, où il appartient tout entier à ses travaux littéraires et à ses affections de famille. Il avait reçu du Pape, en 1814, le titre de prince de Canino, contre lequel son républicanisme ne s’est pas regimbé. Sans parler de son fils Paul, mort en Grèce où il servait comme volontaire, et de la jeune marquise Honorati, enlevée à vingt-deux ans à l’affection des siens, sept enfans lui restent de son mariage avec Mme Jouberthon. Ce sont : Charles-Lucien, prince de Musignano, Lætitia, Louis-Lucien, Pierre-Napoléon, Antoine, Marie et Constance.


7 novembre.

La naissance seule du prince Napoléon-Louis paraissait l’appeler à la plus brillante destinée, puisqu’il est venu au monde le 11 octobre 1804 et que, moins de deux mois plus tard, l’empire était définitivement fondé par le sacre de Napoléon. Peu après la cérémonie de Notre-Dame, Pie VII baptisa à Saint-Cloud, avec toute la pompe de la nouvelle étiquette impériale, le fils d’Hortense, que l’Empereur lui-même, avec Madame Mère, tinrent sur les fonts baptismaux. En 1806, le prince fut conduit en Hollande. Tout l’effet du sénatus-consulte du 18 mai 1804, relatif à la succession au trône impérial, parut retomber sur lui en 1807, après la mort de son frère aîné Napoléon-Charles. L’Empereur n’avait pas d’enfans, Joseph n’avait que des filles, et l’on ne parlait pas encore du divorce impérial.

En 1808, le Prince reçut le grand-duché de Berg, que Murat abandonnait pour le trône de Naples. En 1810, le roi Louis abdiquant en faveur de son fils et laissant la régence à la reine Hortense, la Hollande entière reconnut le jeune souverain ; mais ce règne fut de courte durée. L’Empereur ayant décidé de réunir la Hollande à la France, chargea le général de Lauriston de ramener à Paris le grand-duc de Berg.

Les années qui suivirent furent pour la Reine les meilleures de sa vie ; elles eurent, hélas ! pour lendemain la catastrophe de 4815 et, pour suiie, l’exil, avec la perte de tout ce qu’elle avait aimé. Le roi Louis, mis en possession de son fils, lui donna pour maîtres M. Vieillard, capitaine d’artillerie et élève distingué de l’Ecole polytechnique, le colonel Armandi, ancien officier du royaume d’Italie, l’abbé Paradisi, savant remarquable, d’autres encore, qui n’ont fait que passer, l’humeur du Roi étant changeante en éducation comme en tout. Heureusement le jeune prince était de ceux qui s’instruisent d’eux-mêmes et qui vont à la science par une pente naturelle. Il noua des relations avec des savans et des littérateurs de Florence et de Paris. Pierre Giordani, Niccolini le tragique, Gazzeri le chimiste, tous hommes d’un savoir éminent, furent ses correspondans et ses conseillers. Mais il était bien impossible que son attrait pour l’étude le rendit étranger aux aspirations politiques de l’Italie. L’aurait-il voulu,.et ne se serait-il pas senti l’héritier italien de la pensée impériale, que les patriotes n’en seraient pas moins venus à lui, charmés à la fois par sa séduction personnelle et par le prestige du grand homme dont il est à leurs yeux la vivante incarnation. Le roi Louis est le moins ambitieux des pères. Aussi chercha-t-il à dérober son fils aux regards et à l’écarter de Rome, où ils habitaient ensemble, les premières années. C’est pour cette raison que, depuis neuf ans, le Prince n’a pas cessé de vivre à Florence. Il y protégea les arts dans la personne de Bartolini le sculpteur, de Muller le paysagiste, de Bezzuoli le peintre de portraits. Fils en cela de sa m, ère, comme il est le neveu du prince Eugène par son beau visage accentué, il ne veut plus devoir qu’à lui-même ses chances d’avenir.

La Reine les sent grandir et ne peut se décider à quitter cet enfant adoré. Elle voit ses deux fils si heureux d’être ensemble qu’elle hésite à les séparer. D’un autre côté, n’ayant pas rencontré ici le roi Louis, elle voudrait être à Rome avant qu’il n’en fût parti pour revenir à Florence. Ces deux raisons se contredisent entre elles. Elle pense cependant les concilier l’une avec l’autre en fixant notre départ au 15 novembre.

À mon grand regret, elle ne m’a priée aujourd’hui que de l’accompagner à pied chez la reine Julie, sans m’inviter à y entrer avec elle. Je l’ai patiemment attendue. À son retour, elle s’est plainte de la disposition aux caquets du roi Jérôme ; il veut tout savoir, furette partout, interprète et commente même les choses qu’il ne sait pas.

La promenade des Cascine valait bien le tour que nous y avons fait ensuite, la Reine, le prince Napoléon et moi. Les plus brillans équipages se croisaient. Nous avons remarqué celui où le prince Borghèse état ait son embonpoint, seul avec son épagneul. Sa fortune est une des plus considérables de l’Italie. Il fut, à la fin du dernier siècle, partisan des idées françaises et se trouva de bonne heure rapproché de Bonaparte général et de Bonaparte consul. En 1803, il épousa la princesse Pauline, veuve du général Leclerc. Les grades qu’il reçut de l’Empereur, le titre de général de division, le duché de Guastalla, ses fonctions de gouverneur général des provinces transalpines ne le dédommagèrent que faiblement de ses infortunes conjugales. Aussi cessa-t-il en 1815 toute relation avec la famille impériale. Il était rentré à la même époque en possession des objets d’art vendus par lui à la France et payés huit millions, au moyen de biens nationaux piémontais.

Cette rencontre a péniblement impressionné la Reine, comme lui rappelant trop de choses. Pauline avait été sa compagne chez Mme Campan ; elles s’étaient retrouvées à Rome, où la Reine habita plusieurs années la villa de la princesse, appelée villa Paolina. Peut-être aussi les larmes qui ont paru dans ses yeux étaient-elles causées par le souci du présent autant que par les regrets du passé, car elle s’est mise aussitôt à donner des conseils au Prince sur la manière de placer la dot de sa femme.

Le moment est si précaire, tous les pouvoirs sont tellement ébranlés en Europe que rien n’est plus difficile qu’un bon placement. Cependant la Reine ni le Roi n’ont plus rien à perdre ; chacun d’eux n’a que 100 000 livres de rente, et il faut qu’ils prélèvent là-dessus de quoi assurer l’existence de leurs enfans. On les croit généralement plus riches qu’ils ne le sont, témoin cette dame qui venait hier offrir une parure d’émeraudes a la Reine. Elle donnait pour raison que, dans son portrait par Gérard, la Reine porte une couronne d’émeraudes et que cette pierre lui sied à ravir. Il a fallu lui répondre que, bien loin de pouvoir faire aujourd’hui des dépenses pareilles, on est réduit soi-même à vendre des pierreries. Tout récemment une parure de rubis payée 60 000 francs a été abandonnée pour 15 000 francs. Beaucoup de belles choses s’en sont allées de la sorte, sans parler d’un diadème qui s’est perdu dans un naufrage. Un collier de diamans, seul héritage que la Reine ait reçu de sa mère, est en vente depuis quinze ans. C’est le collier du couronnement ; l’impératrice Joséphine le portait au sacre de Notre-Dame ; l’Empereur, quittant la Malmaison en 1815, l’avait reçu de la Reine, qui le lui avait cousu dans ses vêtemens ; le général Montholon l’a rapporté de Sainte-Hélène en 1821. Il faudrait une tête couronnée pour l’acheter, et toutes les têtes couronnées en ont. La Reine a terminé cette confidence d’une manière qui a fait baisser la tête au Prince et qui l’a ému. Si cruellement qu’elle ait payé sa dette au malheur, disait-elle, elle ne désire aucune compensation ; elle s’estimera heureuse, si elle conserve ses enfans tels qu’ils sont et « si elle réussit à modérer ces jeunes têtes, que des imprudens s’efforcent d’entraîner. »

Restée seule avec moi, et toujours tourmentée par les mêmes soucis, la Reine m’a confié que le prince Napoléon éprouve des embarras d’argent. Il a dû emprunter pour sa papeterie de Serravezza ; il cherchait à installer en outre une savonnerie, à laquelle il a dû renoncer, faute de fonds. Cependant il paraît à la veille d’abandonner sa première entreprise et de vendre Serravezza, pour se lancer dans une aventuré sur laquelle la Reine ne s’exprime plus qu’à mots couverts. Il a reçu de Paris l’invitation de rentrer en France et de se placer à la tête du parti politique qui veut faire triompher les droits du Roi de Rome. D’autres propositions lui sont venues de Corse. Sa mère espère l’avoir convaincu que ce sont là des chimères et qu’il doit refuser le concours d’amis aussi extravagans. Mais elle est beaucoup moins rassurée sur ce qui se passe en Italie même ; là, dit-elle, est le danger ; là, pour elle, le chagrin de se séparer bientôt de ce fils et de le laisser derrière elle en butte aux sollicitations des agitateurs.

Le soir nous étions encore à table quand on a annoncé la comtesse Guiccioli. Le prince Louis m’a dit aussitôt dans l’oreille qu’elle avait été la dernière maîtresse de lord Byron et que cet amant illustre n’a pas encore été remplacé près d’elle, ce qui peut paraître étonnant, à qui connaît les mœurs italiennes.

Au premier coup d’œil, j’ai eu peine à concevoir le goût de lord Byron : la comtesse Guiccioli est petite, ses jambes sont trop courtes pour son buste, elle a des cheveux roux, des yeux qui n’ont rien de remarquable ni par la grandeur, ni par la couleur, et des joues plates qu’une coiffure à la vierge laisse trop découvertes. Mais je ne l’ai pas regardée un quart d’heure que je l’ai trouvée charmante : une belle poitrine, de belles épaules, une peau de satin blanc, des joues comme une feuille de rose, un nez, une bouche, un front, des sourcils parfaits. Le, profit de la Vierge au Donateur et une physionomie très expressive. La Reine, qui est très bon juge, dit que, de toutes les Italiennes qu’elle a connues, c’est la plus aimable, la plus instruite et la plus spirituelle. Elle l’a fait chanter : la comtesse a un contralto magnifique, une voix de théâtre, mais n’entend rien du tout à la musique.

D’autres visites se sont succédé : d’abord le vicomte et la vicomtesse Normanby, le premier, grand, beau, spirituel auteur de plusieurs romans traduits en français, Mathilde, ou les Anglais en Italie, — le Oui ou le Non, etc. ; elle, jolie, agréable, d’une conversation vive et amusante. Puis le duc de Dino, brouillé avec sa femme et avec son oncle, M. de Talleyrand. Enfin le prince Gortchakof, ministre de Russie, homme froid et laid, mais adroit et fin ; il venait recommander à la Reine deux princesses russes qui passent l’hiver en Italie et que nous rencontrerons à Rome.

L’arrivée de la princesse Hercolani a fixé l’attention de tout le monde. Née d’un premier mariage de la princesse de Canino, elle est veuve à vingt ans d’un prince bolonais. C’était un capitaine Hercolani qui commandait à Pavie l’escadron par lequel François Ier fut fait prisonnier. Ses gens avaient tué le cheval du Roi, ils allaient le tuer lui-même ; Hercolani les arrêta, et fut fait gentilhomme pour ce geste avisé.

La Princesse, qu’on dit irréprochable dans sa conduite, promène ses succès de Rome à Florence. Sa figure, son port, sa démarche sont parfaitement réguliers et majestueux ; elle a l’embonpoint et la fraîcheur de cette première jeunesse, dont l’éclat remplacerait la beauté, si elle n’y était pas.réunie, des cheveux, des sourcils, des cils d’un noir de jais, les yeux à l’avenant, le teint blanc et rose d’une blonde. Elle allait à un bal chez le prince Borghèse, où elle sera arrivée bien tard, car elle ne nous a quittés qu’à onze heures. Sa robe rose était d’une simplicité recherchée, et tous les agrémens de sa toilette, jusqu’à la couronne de roses posée haut et de côté sur sa chevelure, étaient savamment calculés pour faire valoir sa rare beauté.

Le prince Louis la dévorait des yeux ; il aurait voulu lui donner en tapinois un œillet, qu’il tenait à la main, et, n’osant le faire, en priait la princesse Charlotte, qui s’y refusait. Le prince Napoléon me tenait sous le charme. Il n’a que de bonnes idées, de bons sentimens. Il se ferait adorer, s’il était roi, et comme ses peuples seraient heureux ! Nous faisions ce rêve ; il disait quel serait alors l’emploi de ses soirées. Il s’entourerait de ses députés les plus libéraux et ferait avec eux des plans de réformes. Justement, on parlait hier ici de son cousin le prince Auguste, fils du prince Eugène, comme d’un roi possible pour la Belgique. Nos deux princes y auraient plus de droits. Mais la Reine dit vrai : leur nom, pour l’Europe de la Sainte-Alliance, est un épouvantail.

Le prince Louis-Lucien est arrivé comme sa sœur Hercolani partait. Ce jeune homme a de la facilité pour les langues, qu’il a apprises tout seul. Malheureusement il a été élevé par un jésuite. Quoiqu’il ait secoué depuis ce qu’il appelle « sa bigoterie, » il en garde quelque chose dans la physionomie. Ses propos sont très relâchés. Il trouve que pourvu qu’une femme n’ait qu’un amant à la fois, elle peut, en avoir autant qu’elle veut ; que les Italiennes y mettent de la franchise ; que les Françaises et les Anglaises font les mêmes choses, mais avec plus de dissimulation. Il renie son titre de Français et nie le leur à ses cousins, ce à quoi ils tiennent plus qu’à la vie.

Le prince Napoléon le poussant toujours davantage, le prince Louis tapageant pour sa part au piano, la princesse Charlotte a fait des croquis des personnes présentes ; j’ai gardé le mien et celui du prince Louis. J’ai lu pour la Reine quelques pages de l’histoire de Florence que le prince Napoléon va publier ; elle était radieuse de bonheur et d’orgueil. Pour finir, en manière de bonsoir, il m’a donné un peu d’un papier nouveau qu’il veut fabriquer à sa manufacture ; on écrit dessus sans encre, et il suffit que la plume ait été trempée dans l’eau Dour qu’elle y laisse une trace noire.


8 novembre.

Nous sommes arrivés au théâtre de la Pergola que la Straniera était déjà commencée. La musique est charmante et la Grisi joue en vraie tragédienne ; elle m’a remuée jusqu’au fond de l’âme et, vers la fin du spectacle, je n’ai plus pu retenir mes larmes. La princesse Hercolani, en noir, et toujours éblouissante, est venue avec son frère Louis-Lucien dans la loge de la Reine.

Aujourd’hui la Reine recevait à déjeuner M. Darteime,.ancien officier d’artillerie de la garde impériale, qui cause beaucoup, ennuie un peu et se familiarise trop avec les princes. Un peintre français, nommé Boulanger, est venu montrer un nouveau procédé de peinture à la fresque dont il est l’inventeur. Il a une figure gauloise très agréable. Sa femme, jolie, petite, très vive, a de la physionomie et du caquet. La Reine la trouve commune, mais s’intéresse aux procédés du mari. Elle lui donne rendez-vous pour travailler avec lui.

Nous sommes convenues ensuite que l’instant était intéressant pour faire paraître l’ouvrage du prince Napoléon sur Florence et qu’il fallait en hâter la publication. Le livre sera précédé d’une notice sur l’auteur, pour laquelle la Reine me donnera des dates et des faits ; mon travail sera revu par elle, puis envoyé à M. Vieillard, ancien précepteur du Prince et généralement chargé d’amplifier et de perfectionner ce que la Reine désire voir imprimer.

Après la leçon de chant du prince Louis, qui contrefait M. de Brack à merveille, la Reine a chanté elle-même plusieurs romances. Elle s’était mise à faire le portrait de la princesse Charlotte, et le prince Louis dessinait de son côté, quand la princesse Hercolani est arrivée, belle comme un ange. Un chapeau de velours bleu avec des oiseaux de paradis, une robe de cachemire bleu décolletée, de grandes manches ouvertes et pendantes la faisaient ressortir à merveille. Elle annonçait la visite du prince de Canino, qui n’a pas tardé en effet à paraître avec la princesse. (Ils se voient tous politiquement, à ce qu’il me semble.)

Lucien Bonaparte est de taille plutôt petite ; il a de l’Empereur le menton, la bouche, le bas du nez, le sourire très doux et très fin ; mais il paraît moins bien du haut du visage, parce qu’il a la vue basse et qu’il porte des lunettes. Tout républicain qu’il est, il trouve la nouvelle Constitution de la Belgique trop démocratique, déclare que tout ce qui se passe en France est illégal, et n’a d’autre désir que de voir le Roi de Rome monter sur le trône.

Sa femme est grande, et, quoiqu’elle ait eu douze enfans, encore fort belle. Elle a chanté fort mal un méchant air sur des couplets de sa façon : Les cyprès. La Reine a dû faire entendre, à son tour, les romances mises en musique par elle, il y a quelques années, pour le Roi de Rome sur des vers de la princesse. L’auteur des paroles en réclamait une qui avait été laissée de côté, comme trop mauvaise. La Reine a eu la présence d’esprit d’improviser un air dont Mme Lucien s’est déclarée satisfaite.

La princesse Hercolani a déclamé des scènes d’une tragédie dont son père est l’auteur. Sa taille et sa beauté prêtent à la représentation, mais sa manière de dire est sans grâce et les vers sont si médiocres que nous n’avons pu en applaudir qu’un seul :


La femme d’un tyran ne doit pas être mère


Elle a exigé que le prince Louis chantât. Contre notre attente, il a chanté juste ses deux couplets. J’ai dit que ce miracle était dû à la présence de la princesse et qu’il avait besoin de deux beaux yeux pour s’éclaircir la voix. La princesse Charlotte a répondu qu’alors son cousin ne devait jamais faire de fausse note en ma présence, car mes yeux bleus, avec mes cils noirs, sont très beaux et très doux.


13 novembre.

La Toscane n’a pas le plus beau climat du monde. On s’y plaint de l’humidité, on y souffre de maux de gorge, on y patine au mois de janvier, comme à Strasbourg ; c’est cependant une des plus agréables provinces de la péninsule, riche, bien cultivée, bien gouvernée. Le grand-duc et sa famille sont aimés ; certainement, ce n’est pas là que des troubles pourraient naître. Enfin, c’est de Florence que je voudrais être citoyenne, si je devais un jour vivre en Italie ; mais j’aurais de la peine à m’habituer aux théâtres comme on les pratique ici, c’est-à-dire à ne faire qu’entrer et sortir dans la salle du spectacle, pour s’y montrer un instant et disparaître aussitôt après. On arrive à la fin du premier acte, on part avant la fin du second, on perd de la musique ce qu’elle a de plus saillant, c’est-à-dire l’ouverture, l’introduction et le finale. Voilà comment nous avons entendu Le Pirate hier. Le poème est tiré d’un drame de Shakspeare.la musique est de Bellini. Ce musicien marche sur les traces de Rossini, qu’il égale presque par le soin qu’il met à la composition de l’orchestre ; mais sa manière est plus pathétique. Je m’étonne qu’il n’ait pas encore été joué en France. Les roulades des chanteurs se font à pleine voix ; l’effet s’augmente de l’ampleur des sons, peut-être outrés par instans ; mais l’impression produite est toujours grande. Le temps est passé des vocalises apprises à l’école des Catalini et des Sonntag. Rubini, la perfection, avait paru froid à Paris, dans le temps où il n’était qu’un rossignol. Depuis il s’est beaucoup adonné au dramatique, son organe magnifique s’y prête à merveille ; mais la Grisi surpasse tout en ce genre.

M. Boulanger, lord Normanby, un petit M. Bartholomé sont venus dans la loge. Le prince Napoléon et la princesse Charlotte se sont amusés à faire croire à ce dernier qu’il figurait dans un roman composé par une dame de leur connaissance et se sont beaucoup divertis de l’effet produit sur le jeune fat.


14 novembre.

Le prince Napoléon habite dans le palais de son père. Le rez-de-chaussée lui appartient et communique par un escalier avec l’appartement de la princesse Charlotte, à l’entresol. Tout cela est arrangé à merveille : la chambre à coucher est un joli nid ; le lit commun, tendu en mousseline blanche, doublé de taffetas bleu de ciel, un véritable bijou.

Un tombeau étrusque remplit le milieu de la bibliothèque et lui donne l’aspect d’un musée. Les insignes des ordres de chevalerie que le Prince aurait le droit de porter, dont les souverains d’Europe s’étaient empressés de lui envoyer les brevets dès sa naissance, remplissent une vitrine. Une autre renferme quelques reliques de l’Empereur. C’est la lampe d’argent qui lui servait la nuit, à Sainte-Hélène, et qui a vu toutes ses souffrances et toutes ses insomnies : Madame Mère en a fait cadeau à son petit-fils, en y joignant une lettre écrite de la main de son immortel enfant. Une aigle, débris de la vaisselle impériale, rappelle les misères endurées à Longwood par l’illustre captif. Hudson Lowe lui refusait le nécessaire ; la nourriture, le vin, l’eau même étaient mesurés si juste que, pour faire vivre les personnes de sa maison, l’Empereur en était réduit à briser et à vendre son argenterie. Hudson Lowe retint plus d’une fois les sommes que son prisonnier s’était procurées de cette manière et prétexta qu’elles pouvaient servir à des projets d’évasion. Cependant l’Empereur avait eu soin de faire détacher les aigles qu’il destinait aux personnes de sa famille. Le prince Napoléon a fait monter la sienne sur le manche d’un poignard. Le prince Louis en garde soigneusement une autre, comme un talisman qui, dit-il, lui portera bonheur.

La Reine paraît parfaitement heureuse au milieu des siens. Elle me disait aujourd’hui : « L’un des plus grands chagrins de ma vie a été de me séparer de Napoléon enfant ; la mauvaise santé et le caractère bizarre de son père me faisaient tout craindre ; mais la bonne nature de son fils a suppléé à tout. Les princes devraient être parfaits, par la raison qu’ils ne peuvent échapper à l’attention et à la critique ; l’éducation est donc la partie la plus essentielle de leur vie… Plusieurs personnes ont pensé que je gâtais mes fils parce que je les aimais. Elles se sont trompées : plus une mère aime son enfant, plus elle doit être sévère envers lui… »

Parlant ensuite de ses grandeurs passées, elle n’en regrettait rien et disait n’en avoir gardé que de mauvais souvenirs. Les frères et sœurs de l’Empereur la jalousaient ; leurs mauvais procédés, leurs calomnies, la faisaient mourir de chagrin. Après les grandes crises qui ont bouleversé son existence, lorsque des pertes réelles dans ses affections lui ont appris qu’elle n’avait pas encore été aussi malheureuse qu’elle pouvait l’être, elle a repris de l’énergie par l’excès même de ses maux. Elle a écrit ses souvenirs et s’est sentie comme soulagée du poids qui pesait sur son cœur. Elle a jeté un voile sur le passé, qu’elle s’efforce d’oublier ; depuis, sa santé s’améliore, tant notre existence, même physique, dépend de notre volonté.

Elle avoue qu’au moment des derniers événemens de Paris son cœur a battu d’espérance et qu’elle a entrevu pour ses fils un nouvel avenir. C’est pour eux qu’elle aurait désiré revenir en France, car elle, « dont la vie est finie, » elle appréhendait au contraire de reparaître en des lieux où elle a tenu un rang supérieur à celui qu’elle pourrait occuper aujourd’hui.

La situation de Louis-Philippe lui paraît incertaine ; elle en donne pour preuves la retraite de MM. Guizot, de Broglie, Louis, Mole, Casimir Perier, Dupin et le ministère nouveau formé par M. Laffitte le 2 novembre. Malgré tout, la nouvelle royauté existe, et il est plus facile de faire durer ce qui est que ce qui n’est pas.

Le prince Napoléon disait à son tour que la famille Bonaparte aurait peut-être bien fait d’avoir son journal à Paris, et qu’elle y avait songé un moment ; mais il fallait pour cela un sacrifice de 50 000 francs, que la Reine n’est pas assez riche pour faire toute seule et dont les autres ne se sont pas souciés. J’étais en face de lui dans la voiture, pendant notre promenade aux Cascine. Il veut que je parle l’italien, et m’en a même donné une leçon ; il récite des poésies de Berchet, que je dois, dit-il, apprendre par cœur. Il est si bon, si simple I Sans sa pipe, sa tabatière et les petits anneaux d’or qu’il porte aux oreilles, il serait tout à fait mon héros. A propos d’un cheval de peu de prix qu’il affectionne, parce qu’il l’a dressé lui-même, il contait une marche forcée qu’il avait fait faire au pauvre animal. Un jour, en revenant à Florence, après une longue promenade, il aperçut de loin un incendie, y courut, par curiosité, remit la tête à de pauvres paysans désespérés, sauva leur blé, leurs meubles, en ordonnant les travaux, faisant faire une chaîne et, faute d’eau, en éteignant l’incendie avec de la terre. Il avouait s’y être brûlé les cheveux, mais ne trouvait à louer dans tout cela que les six milles de plus parcourus au galop par son petit cheval.

La Reine, pensant à son prochain départ, a voulu rendre ensuite la visite qu’elle avait reçue de lady Normanby. Le lord est fixé en Italie depuis dix ans ; étant de l’opposition du Parlement, il n’y siège pas, pour ne pas désobliger son père, qui est ministériel.

Les Anglais, à force de se livrer à leur confortable, donnent à leurs salons l’air de garde-meubles. Des canapés s’étalent au milieu de la chambre ; puis de grands fauteuils de toutes les formes, si mous qu’on les croirait destinés à des malades ; une quantité de tables chargées de toutes sortes de choses, dont la réunion s’appelle « un petit Dunkerque ; » des fleurs, des gravures, des livres, des albums, des dessins. Le palais de lady Normanby renferme encore une salle de spectacle ; elle s’amuse à y donner des représentations, auxquelles elle aurait bien voulu que la Reine assistât. La Reine a promis pour le printemps et est allée chez la reine Julie, d’où la voiture m’a ramenée à la maison.

Un jeune Belge s’y trouvait, M. Verhulst, âgé de 25 ans peut-être, gauche de tournure, pâle, avec des yeux gris assez expressifs. Il se présentait sous la recommandation de la comtesse X…, dernière descendante des Médicis. « C’est un bavard, a dit le prince Louis, que fait-il ici, quand on se bat pour la liberté dans son pays ? » L’excuse du bavard est qu’il est malade ; je l’ai pris à part ; il m’a dit gracieusement que, depuis qu’il était en Italie, c’était la première fois qu’il parlait politique avec une jolie femme.

Les idées françaises sont battues en Espagne, où les constitutionnels échouent dans leurs tentatives, et où Mina et Valdès n’ont plus de partisans. Les Français se trompent, poursuit M. Verhulst, quand ils croient la Belgique pressée de leur appartenir. Elle veut d’abord être séparée de la Hollande, et vivre, si elle peut, dans l’indépendance. Ensuite si les circonstances l’obligeaient à se mettre sous la protection d’une nation voisine, elle préférerait les Français à tout autre peuple, parce qu’elle espérerait trouver chez eux un écoulement pour les produits de ses manufactures. Pour la même raison, un fils de Louis-Philippe pourrait être appelé au trône de Belgique, plutôt qu’Auguste de Leuchtenberg, ou qu’un autre prince allemand.


VALERIE MASUYER.