La Reine Hortense et le prince Louis/03

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LA REINE HORTENSE
ET
LE PRINCE LOUIS

III [1]
L’INSURRECTION DES ROMAGNES
(FÉVRIER-MARS 1831)


Mercredi, 23 février.

La Reine était partie de Boncavento lasse et préoccupée. Elle arrive à l’âge où les femmes se font de tout des fantômes et retombent par instans dans des larmes d’enfant. Elle regrettait Rome, elle désirait Florence et cependant la redoutait.

D’ordinaire ses fils venaient au-devant d’elle jusqu’à la première poste, et elle ne les apercevait pas. L’aubergiste chez qui nous descendions la rassura un instant en disant qu’ils étaient tous deux bien portans et qu’elle allait les voir. Le valet de chambre du prince Louis, récitant une leçon apprise, disait au contraire que, sur l’avis d’un peintre venu de Rome, on avait cru à Florence que la Reine passerait par Pérouse : les princes s’étaient portés à sa rencontre par cette route, avec des passeports pour Arezzo. La princesse Charlotte, arrivée peu après, répéta la même chose en ajoutant que son mari n’avait pris que cinquante piastres avec soi, que les passeports n’étaient pas visés, qu’ainsi les deux frères s’arrêteraient par force à la frontière pour y attendre leur mère, et qu’avec un courrier il serait aisé de les faire revenir.

La Reine, tout étourdie par ces nouvelles, y devinait une vérité qu’on ne lui livrait que peu à peu et morceau par morceau. Ses fils étaient partis ! Ils s’étaient joints aux insurgés. Ils l’avaient fait, sachant qu’elle approchait de Florence, et, quoi qu’en dit ce domestique, sachant aussi par quel chemin. C’était pour le faire qu’ils l’avaient invitée à quitter Rome. Jusque-là, elle était un otage aux mains du Pape ; ils hésitaient à prendre un parti qui pouvait attirer sur elle des représailles ; en venant à eux, au contraire, elle les rejetait du côté de la Révolution ; elle s’y jetait elle-même ; elle retrouvait ici le danger auquel elle aurait voulu se soustraire, et plus inquiétant, plus imminent depuis qu’en pensant le fuir, elle avait couru au-devant de lui.

Toutes ces idées, en l’assaillant ensemble, abattaient le reste de ses forces et la jetaient dans la prostration. Heureusement elle avait auprès d’elle son « bon chevalier », M. de Bressieux, accouru chez le roi Louis « pour le rassurer », disait-elle, ou plutôt pour se renseigner, car le roi, calme, quoique mécontent, n’avait nul besoin d’être rassuré. Au retour, le parti du chevalier était pris de retourner sur-le-champ à Rome par le chemin d’Arezzo. Il acceptait d’emmener dans sa voiture Pieoni, le conspirateur. Mais pour cela, une rectification de passeport était nécessaire. La police toscane, méfiante à bon droit, faisait mille objections, élevait mille difficultés. L’inépuisable M. de Bressieux se multipliait à mesure et n’était pas quitte avant minuit de tous ces ennuis.

La Reine, pendant ce temps, écrivait à ses fils ; elle me montrait ses lettres, puis les déchirait sur un mot de moi, pour en commencer d’autres, les déchirer encore et revenir bientôt à sa première inspiration. C’était l’anniversaire de la mort du prince Eugène ; elle parlait en pleurant de son frère, puis de l’Empereur, à qui elle s’adressait autrefois dans ses grands chagrins. Elle faisait mille recommandations à Pieoni, comme si cet homme pouvait comprendre des leçons de prudence et s’il n’appartenait pas corps et âme à la Révolution. Enfin, à une heure du matin, ayant remis à M. de Bressieux, en un petit paquet, les objets apportés de Rome pour le prince Louis, j’ai vu s’achever cette soirée mortelle et commencer en même temps un pire lendemain.

Je déjeunais en face de la Reine ; M. de Bressieux, retardé toute la matinée, ne faisait que de partir ; elle découvrait, en raisonnant sur lui, mille choses qu’après deux heures de recommandation elle avait oublié de lui dire, quand on a annoncé le roi Louis. Je me suis sauvée dans ma chambre en emportant mon assiette.

Une de nos connaissances de Rome, M. Capotasto, m’y a bientôt rejointe. Il a quitté la ville sainte « par prudence » et s’est mis en route en même temps que nous. Si cette visite était inutile, elle tombait du moins à une heure où la Reine s’en trouvait débarrassée. Mais plût à Dieu que nous eussions pu changer de rôle, elle et moi, et qu’elle n’ait eu affaire dans l’instant qu’à un ennuyeux ! Le roi Louis la tourmentait impitoyablement. Il avait imaginé qu’elle allât elle-même chercher ses fils dans le camp des insurgés. En vain représentait-elle qu’elle ne pouvait pas agir en mère de famille ordinaire, que cet acte de tendresse aveugle serait téméraire, que son voyage quoi qu’elle fît, serait remarqué ; les révolutionnaires en seraient encouragés, les cardinaux en prendraient ombrage ; on disait d’elle qu’elle avait fourni de l’argent, qu’elle avait distribué des drapeaux ; elle se serait compromise, et elle n’aurait pas sauvé ses enfans.

Elle ajoutait que tous les Bonaparte seraient alors fondés à se plaindre d’elle, car elle les aurait tous brouillés avec le Pape. Aux yeux tout simples des insurgés italiens, elle paraîtrait avoir agi en Française et engagé cette parole de la France, que Paris leur refuse, sur laquelle ils s’obstinent à compter. Par là, elle leur aurait fait concevoir de fausses espérances, en prenant de lourdes responsabilités. Plus encore elle aurait fourni ce prétexte d’intervention, à l’affût duquel se tient l’Autriche pour rendre l’État romain à son ancien servage. Ainsi, paraissant d’une main travailler avec ses enfans, et de l’autre défaire leur ouvrage, elle se serait posée en mauvaise mère, en mauvaise Française et en fille indigne de l’Empereur.

Sur tout cela, le Roi refusait d’entendre ; il y a décidément, comme dit la Reine, « une case vide dans certains cerveaux. » Elle se résignait à attendre le retour du courrier qu’il a envoyé à ses fils et qui doit nous rapporter aussi les dernières nouvelles de M. de Bressieux. Un autre courrier repartait pour Rome ; il avait conduit au roi Louis le jeune conspirateur Jérôme et retournait chez les Montfort. Nous l’avons chargé de lettres pour tout le monde. Mais, quand nous n’avons rien à espérer de ceux qui sont près de nous, comment attendre du secours de ceux qui sont loin ?

La reine Julie, toujours alitée et sans relation d’aucune sorte, ne peut nous aider que par sa bonne grâce et par sa douceur. Nous dînions chez elle aujourd’hui. Sa sœur, Mme de Villeneuve, est une bonne grosse maman que la perte d’un fils chéri, d’un mari adoré, condamne à un deuil éternel. La seule fille qu’il lui reste, Mlle Juliette, est une personne d’esprit et de mérite, ni jolie, ni laide, se coiffant mal et dont la physionomie sèche déplaît à la Reine. La princesse Charlotte complétait ce cercle, où il n’a été parlé que fort peu de l’affaire du moment ; ces dames ont cependant laissé voir l’aigreur qu’elles en ont, surtout contre le prince Louis, qu’elles supposent avoir entraîné son frère. Elles pensent sûrement que, plié sous le joug de son père et de leur petit concile féminin, le prince Napoléon n’aurait jamais osé faire seul une pareille équipée.

En cela elles se trompent sans doute, car des deux frères. Napoléon est le seul qui soit lié par serment avec les révolutionnaires italiens. Dès l’âge de quinze ans, il était déjà carbonaro. Les affaires de Naples, en 1821, attirèrent l’attention sur lui. Les novateurs lui offrirent un rôle, le Sacré-Collège laissa voir qu’il le redoutait. Le roi Louis jugea prudent alors de transporter sa résidence à Florence, mais il y a partout des vente carbonare, partout des patriotes, et le jeune prince n’a pas cessé de faire depuis avec les Toscans ce qu’il avait commencé avec les Romains.

Nous apprenons que le prince Auguste de Leuchtenberg n’est pas nommé au trône de Belgique ; c’est au duc de Nemours que cette royauté est offerte. Le vote des Belges est du 7 février ; il était connu à Rome le 17, et il faut tout le brouhaha de notre départ pour que nous ne l’ayons appris qu’ici. On pense que l’Europe mettra son veto à l’acceptation du duc de Nemours et qu’il y a là un risque de guerre devant lequel Louis-Philippe reculera. Les autres caquets de Florence se rapportent à nos Princes. On veut qu’après avoir passé par Pérouse, ils soient à Spolète au milieu des insurgés et se préparent à marcher sur Rome. La Reine s’accroche encore à l’espérance qu’ils n’auront pas dépassé Pérouse et se seront rendus de là chez leur cousin Rasponi à Ravenne, ou chez leur oncle Bacciochi, à Bologne. Une lettre de cette dernière ville annonce qu’on les y attend ; la personne qui écrit demande des lettres de recommandation pour eux.


Vendredi, 25 février.

Le courrier envoyé aux Princes est revenu mercredi soir avec des lettres d’eux si vides et si puériles, que c’est pour en pleurer. Leurs chevaux se sont emportés, leur voiture est brisée, le prince Napoléon a déchiré son pantalon aux genoux... Mais le courrier du Roi a raconté autre chose aux gens de l’office : le prince Napoléon dicte des lettres, donne des ordres et sera bientôt le chef de toute l’insurrection.

Pendant ce temps, le Saint-Père, à Rome, est l’objet de manifestations enthousiastes. Mme Lacroix écrit de Rome que les Transtévérins et les habitans des autres faubourgs détellent ses chevaux et traînent eux-mêmes sa voiture. Le bruit que les Autrichiens auraient franchi le Pô, frontière de l’Etat romain, circule dans Florence, mais n’a pu être encore vérifié.

Au milieu de toutes ces incertitudes, il faut pourvoir à la vie de tous les jours et réduire le train de notre existence à proportion de nos moyens. La suite de la Reine est trop considérable et les domestiques trop grands seigneurs ; dès que nous sommes à l’hôtel, ils ne servent plus et se font servir. Je cherche donc par la ville un appartement. Un Florentin zélé, avec une belle tête et ces beaux yeux italiens qui promettent plus qu’ils ne tiennent, me conseille et m’accompagne. Il me persuade que l’intérêt de la Reine serait d’acheter un casin ; mais elle ne peut s’y résoudre, sachant trop bien, ayant trop bien rappris depuis quelques jours l’impossibilité où elle est de vivre dans le voisinage immédiat de son époux. Ne disait-il pas hier à la princesse Charlotte que, si ses fils ne revenaient pas tout de suite, il leur enverrait sa malédiction ? Voilà de ces mots qui blessent le cœur d’une mère plus cruellement que la pointe d’un poignard. Il la harcèle de lettres, il la pousse à cette expédition dangereuse, qui mettrait toutes les chancelleries aux champs, et va si loin dans l’ignorance ou le mépris de toute politique qu’il sollicite le secours des ministres d’Autriche pour se faire rendre ses enfans. La Reine n’a garde d’adresser à cet endroit une demande aussi inutile et aussi humiliante. Mais, dans la détresse où elle est, les visites des Russes, leurs propos fugitifs et superficiels sont encore pour elle un réconfort.

M. Gortchakof fait pour elle tout ce que la courtoisie commande et rien de ce que l’intérêt vrai pourrait ordonner. Il évite surtout de lui livrer aucune nouvelle politique, par crainte de la déterminer à quelque démarche dont la responsabilité retomberait sur lui. M. de la Ribeaupierre retourne à Pétersbourg, où l’on dit qu’il va devenir ministre : encore un dévouement qui s’en va ! M. Boutourline se présente avec une admiration passionnée pour l’Empereur et un mince attachement pour la famille impériale. Il remercie pour une romance écrite de la main de la Reine, qu’il a reçue d’elle avant de quitter Rome. Il voudrait qu’elle se mit sous la protection de l’empereur Nicolas en écrivant une lettre que lui-même ferait parvenir. Les Autrichiens, selon lui, n’interviendront pas, du moins quant à présent. La voyant renaître, à cette assurance, il dit encore, par consolation, que les princes pourraient peut-être réussir, que leur parti n’est pas sans quelques petites chances de succès ; mais ils se sont engagés trop tôt ; ils sont appelés à mieux que cela, et les agitations de la France leur réservent peut-être de plus belles destinées. Son opinion sur la Pologne est catégorique : la Révolution polonaise ne peut réussir ; elle motivera de sanglantes représailles, qui ne sauraient tarder.

Ma conclusion à moi, au bout de tout cela, c’est que la Russie et l’Autriche se donnent la main pour étrangler les nationalités. Elles regardent le soulèvement des Romagnes comme un jeu d’enfans, qu’on peut à volonté permettre avec un haussement d’épaules ou bien interrompre en distribuant à droite et à gauche quelques coups de fouet. Elles oublient que la cause des peuples est une, qu’ils tiennent les uns aux autres comme les rois font entre eux, que les Polonais à l’avant-garde, les Italiens à l’arrière-garde, tous ont les yeux fixés sur la France, patrie de tous les droits et de tous les progrès.

Quels exemples donne-t-elle cependant au monde, cette France chérie, sinon ceux du désordre et de la confusion ? Le 10 février, sur de mauvaises nouvelles reçues de Pologne, des vitres ont été cassées à l’ambassade de Russie, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Le 13 février, une échauffourée a eu lieu à l’occasion du service célébré pour le duc de Berry. Elle était provoquée par les ultras : le peuple leur a répondu le lendemain par le sac de l’archevêché.

Tout cela nous serre le cœur et nous fait toutes petites devant les étrangers. Mais au moins il nous vient des Français pour en pleurer avec nous. Nos amis Roger et Bonnefond arrivent à Florence aujourd’hui. Le premier quitte Rome avec désespoir, tant pour ses intérêts que pour ses affections peut-être, car il a l’air tout démoralisé. Ils croient à une nouvelle révolution chez nous, tant le gouvernement de Louis-Philippe est faible, et parlent de revenir alors à Rome « avec l’armée. » Une guerre générale leur paraît désirable, comme pouvant seule dénouer les problèmes que l’Europe agite et donner le baptême du sang aux peuples qui naissent à la liberté.

Restée seule avec moi, la Reine bâille tant et plus, par manque de sommeil, dit-elle. Moi je dis : Par manque de plaisir et par excès d’ennui.


Mercredi, 2 mars.

Un jeune professeur, ami des Princes, qu’on leur avait dépêché, est revenu dimanche en rapportant sur eux des détails qui ne laissent subsister aucun doute sur leurs intentions. Ils ont pris des engagemens et se sont liés par des promesses auxquelles ils ne veulent pas forfaire.

C’est particulièrement Ciro Menotti qui les a entraînés, en venant de Modène à Florence le mois dernier exprès pour les convaincre et pour refaire avec eux ce qu’il n’avait pu faire avec son duc. Ce dernier, prince autrichien, inspirait aux patriotes italiens une méfiance légitime. Le nom de Napoléon, au contraire, disait Menotti, serait salué avec enthousiasme par toute l’Italie le jour où son neveu viendrait se placer à la tète des insurgés. Depuis, l’intempestive explosion de Modène, éclatant quand rien n’était prêt ailleurs, a refroidi quelque peu l’ardeur de nos jeunes gens. Napoléon-Louis n’en a pas moins cédé à son « mauvais sujet » de frère, et quitté Florence avec lui le 20 février, la veille même du jour où nous y arrivions.

De grandes démonstrations de joie les accueillirent à Spolète, puis à Terni, où ils s’étaient rendus d’un seul trait, alors que nous les croyions encore à Foligno. Les insurgés disposaient dans ces localités d’une sorte d’avant-garde, commandée par le colonel Sercognani, alors que le gros de l’armée constitutionnelle, aux ordres du colonel Armandi, était encore à quatre grandes journées de marche en arrière autour d’Ancône. L’une et l’autre, fortes de quelques milliers d’hommes, n’étaient qu’un ramas de volontaires sans discipline et presque sans armes ; elles n’avaient ni cavalerie, ni artillerie. Nos princes prirent dans ce tas ceux qui portaient des fusils de chasse, ou des piques ou des faulx (les autres n’avaient que des cocardes). Avec une poignée de ces soldats improvisés, le prince Louis marchant par la grande route qui va de Terni à Narni, Civita Castellana et Rome, se porta jusqu’aux avant-postes d’Otricoli. Là il eut le 24 un petit engagement avec les troupes papales les plus avancées. Des retranchemens avaient été élevés en ce point. Il les fit rectifier, à l’admiration d’un colonel, qui ne pouvait supposer dans un si jeune homme tant de talens.

Pendant ce temps, le prince Napoléon, à la tête de quelques volontaires à cheval, suivait la route directe de Terni à Rome par la montagne. Il rencontra un détachement de forçats armés au nom du Pape, avec lesquels il fit, dit-on, le coup de sabre, ce qui lui valut d’être acclamé lors de son retour à Terni.

Les deux frères sont ainsi en première ligne, en pleine évidence, et placés de manière à causer des malheurs irréparables, s’ils prenaient l’initiative des opérations. Fort heureusement, ils ont évité la faute qui paraissait à craindre de la part de têtes aussi chaudes : celle de marcher sur Rome, en attaquant les pontificaux. Une fois dans la plaine romaine, ils se seraient heurtés à la forteresse de Civita Castellana, qu’ils n’ont aucun moyen de réduire ; ils n’auraient pu ni camper, ni vivre et, bientôt entourés par les paysans, se seraient vus reconduits là d’où ils étaient venus. Le seul plan raisonnable pour eux était de se maintenir sur la position qu’ils occupent, et d’y faire figure de résistance, pour amener le gouvernement papal à composition.

En dépit de la sagesse dont ils ont fait preuve, l’idée qu’ils sont maintenant en lutte ouverte avec le Pape a jeté le pieux roi Louis dans le désespoir. Il a fait appeler la Reine dès avant la messe dans la matinée de dimanche, la suppliant encore de partir et de lui ramener ses enfans. De guerre lasse, elle lui a presque promis d’aller jusqu’à la frontière, de les appeler à elle et de les raisonner de son mieux. Le Roi voulait qu’on leur tendit par surcroît une petite embuscade. Ce moyen est enfantin ; la Reine, résignée et sans résistance, n’en a pas moins demandé sur-le-champ ses passeports.

Le prince Gortchakof est venu en parler avec elle à quatre heures. Comme l’abbé Roccaserra partait pour Rome et nous demandait nos commissions, je me suis avisée que le pauvre homme n’avait pas de moyen de transport, et qu’on pourrait lui prêter un des chevaux du prince Napoléon. Il remettrait le cheval au passage à Terni ; la Reine ferait passer par lui une communication orale conforme à sa vraie pensée et rectifierait quelques-uns de ces demi-mensonges qu’on est obligé d’écrire parce qu’on ne sait jamais aux mains de qui les lettres peuvent tomber.

Cependant, la demande des passeports avait intrigué le gouvernement toscan. Le marquis Corsini, frère du premier ministre, fut dépêché à notre auberge dans cette même soirée de dimanche. L’idée de l’embuscade lui parut excellente, et le concours des sbires toscans fut aussitôt promis. Il y a en ce moment comme une fureur d’arrêter les Bonaparte. Le jeune Pierre-Lucien vient d’être pris par les gendarmes, qui l’ont rendu à ses parens. Ce brigand de quinze ans avait fui la maison paternelle pour échapper à son gouverneur, et battait les bois avec son fusil. On le croyait parti pour le camp des révolutionnaires, et c’est pour l’empêcher de se joindre à eux que Lucien avait donné l’ordre de l’appréhender.

La Reine ne se sentait aucune envie de suivre un pareil exemple. Ayant elle-même élevé ses enfans, ce que le prince de Canino n’a pas fait, elle n’avait pas besoin de gendarmes pour les mettre à la raison. Son intention ne pouvait pas être non plus de complaire au Sacré Collège en leur donnant publiquement un pareil désaveu. Elle les voyait déjà, les menottes aux mains, couchés dans la paille et conduits aux cachots du grand-duc, quand, vers le soir, nous avons eu un nouveau caprice du roi Louis.

Il était neuf heures. La Reine, par ennui autant que par lassitude, venait de se coucher. La princesse Charlotte est venue dire que son oncle envoyait un courrier au colonel Armandi, et qu’il demandait maintenant à la Reine de ne bouger avant que cet homme fût revenu.

Ainsi, l’ayant obsédée de son insistance, tant qu’elle s’était refusée à partir, il la retenait à Florence au moment où il l’avait enfin décidée au départ ! Mais, pour cette fois, elle n’avait garde de s’en plaindre et, tout heureuse d’être enfin d’accord avec son époux, elle en prit acte en adressant elle-même au colonel Armandi une lettre qui partit par le même courrier.

Le colonel vient d’être fait ministre de la guerre par le gouvernement provisoire réuni à Bologne le 26 février. Il est maître d’Ancône. Il commande toutes les forces de l’insurrection. Ancien précepteur du prince Napoléon, il a gardé avec son élève les meilleurs rapports et tout le prestige de sa première autorité. Son dévouement aux Bonaparte est certain. Officier d’artillerie, il a servi jusqu’en 1814 sous le prince Eugène, et conduit à l’empereur un corps de volontaires italiens pendant les Cent-Jours. Le prince Jérôme, après le prince Napoléon, devint son élève au moment où les Montfort s’établirent à Rome. Il resta dans leur maison comme chargé des travaux exécutés pour Jérôme à la villa des Marches (il avait acheté ce domaine pour se rapprocher de sa passion, la marquise Azzolini). Enfin, le colonel Armandi était en dernier lieu intendant d’un bien que la Reine a dans la province d’Ancône, à Monsanvita, et il recevait d’elle des appointemens.

Sur la démarche faite auprès de lui et dans l’attente de ce qu’il pourra répondre, la Reine a pris la résolution ferme, lundi matin, de demeurer quelque temps à Florence. Elle a décidé aussi de quitter l’auberge pour l’appartement que je lui ai enfin découvert à l’autre extrémité de la ville, et qui, quoique un peu loin du centre, est tout baigné d’un soleil merveilleux.

Nous nous y sommes installés aujourd’hui, jour de grand brouhaha, et tout de suite sur un pied d’ordre et d’économie. Il faut en finir une fois avec ce désordre dans les finances qu’un provisoire perpétuel ne fait qu’aggraver. J’ai maintenant la direction de tout, besogne difficile avec des domestiques tellement habitués à se croire les maîtres et à jeter l’argent par les fenêtres. A peine, cependant, venais-je de me montrer à eux dans ma grande rigueur, qu’un incident fâcheux m’a émue jusqu’aux larmes. Nous sortions pour dîner chez la reine Julie ; un rassemblement de monde autour d’une grosse voiture nous a barré le chemin. Nous avons reconnu notre fourgon qui arrivait de Rome. Fritz, descendu de notre siège pour aller y voir, est revenu nous dire que le postillon florentin venait de tomber sous son cheval, et qu’il avait la jambe cassée. Notre voiture a transporté tout de suite le pauvre homme à la maison, où on l’a soigné et mis dans son lit.

C’est sous ces auspices, bien propres à me remettre en tête mes pressentimens de Rome, que nous coucherons ce soir pour la première fois dans notre camp volant. Les lettres reçues, les nouvelles que la princesse Charlotte nous communique sont peu propres à dissiper mes appréhensions. Nous apprenons que le roi Jérôme s’est employé sans succès à mettre fin à l’escapade de ses neveux. Son premier soin a été de se rendre auprès du Pape et de les excuser de son mieux, disant qu’en se portant au devant de leur mère par la route de Pérouse, ils avaient été entourés et entraînés par les insurgés. Le lendemain, 25, il leur expédiait à Terni un officier westphalien resté attaché à sa maison, M. de Stölting, avec une lettre pour le colonel Sercognani, une autre pour eux-mêmes, et enfin de l’argent, que M. de Bressieux avait témoigné leur faire absolument défaut. M. de Stölting a rendu compte à la Reine de son ambassade inutile. Le prince Napoléon, se retranchant derrière la parole donnée, lui a opposé une froide résistance, et l’a chargé d’une lettre pour le Pape où les revendications constitutionnelles des insurgés sont exprimées en termes sobres et forts. Une copie de cette lettre nous est arrivée par le roi Louis, qui avait écrit en travers : « Cela est d’un aventurier. » La lecture seule l’en avait rendu malade, au point qu’il avait fallu lui mettre des sangsues. La Reine déplorait le rôle que son fils s’était arrogé, et l’ampleur que les malveillans vont donner à toute cette affaire. Elle était rentrée chez elle de bonne heure pour en raisonner avec moi à cœur ouvert, quand on lui a annoncé le chevalier d’Almeida, allant à Vienne avec M. Oliviera, chargé d’affaires de l’empereur du Brésil auprès de cette cour.

Ces messieurs ont eu l’attention de passer chez le roi Jérôme, avant de se mettre en chemin. Ils savent que M. de Stölting, à peine revenu à Rome, est reparti pour faire une nouvelle démarche, non pas auprès de Sercognani, dont les princes se moquent, mais auprès d’Armandi, qui peut parler plus ferme et qui doit se faire écouter. Nos Brésiliens ont suivi la route des insurgés, plus sûre que celle des brigands. Ils disent que le Pape n’a que des troupes misérables, que l’enthousiasme règne parmi les constitutionnels, que la tenue de ces volontaires est parfaite, bien qu’ils ne portent pas d’uniformes.

Comme il y avait eu pour moi quelques consolations à les entendre, j’ai donné tout l’écho possible à leur son de cloche, quand ils ont été partis. J’ai dit que l’attitude du prince Napoléon était naturelle ; que, porté par les insurgés au commandement de l’avant-garde, il avait qualité pour poser des conditions au Pape, puisque c’est aux avant-postes que passent les parlementaires et qu’on ne fait la guerre au Saint-Père que pour traiter avec lui ; qu’une défection des troupes pontificales pouvait se produire ; que si elles attaquaient, leur effort viendrait se briser contre les savantes fortifications élevées par le prince Louis autour d’Otricoli ; qu’une poursuite achèverait la victoire ; qu’alors les deux frères entreraient triomphalement dans Rome, qu’ils en seraient les maîtres, selon le vœu même exprimé par l’empereur sur son lit de mort.

La Reine hochait la tête et ne me croyait pas. Elle avait reçu une lettre de M. de Bressieux. Elle parlait de partir pour Ancône, afin d’y rejoindre ses fils, ou bien pour Naples, si par bonheur on les lui renvoyait ici. Mais, pour aller à Naples, il faudrait passer par Rome, sa résidence préférée, qu’elle prévoit devoir lui être désormais fermée. Elle revenait donc s’embarquer à Livourne et, cette fois, faisait maison nette de tout ce qui l’entoure. Ce départ en rêve la portait au delà de Naples ; elle ne s’arrêtait plus qu’à Smyrne, où le duc de Rovigo a résidé longtemps et dont il a souvent vanté devant elle le site enchanteur. Là, elle attendrait la mort, au soleil et parmi les fleurs. Louis l’aurait suivie. Napoléon viendrait la voir. Ils seraient heureux auprès d’elle. Personne ne les gronderait plus...

En l’écoutant, je la plaignais de tant de faiblesse et d’incertitude ; les vers mélancoliques qu’Arnaud a faits sur elle me revenaient à l’esprit :


De ta tige détachée
Pauvre feuille desséchée,
Où vas-tu ? — Je n’en sais rien...


Vendredi, 11 mars.

De fausses nouvelles, apportées ici dimanche par la Gazette de Gênes, nous avaient fait croire à un changement dans le ministère français. MM. Mauguin et Odilon Barrot auraient remplacé les deux principaux doctrinaires, le duc de Broglie et M. Guizot ; la guerre aurait éclaté entre la France et l’Autriche ; les généraux Lamarque et Gérard marcheraient sur le Piémont. D’autres bruits, dont on n’a pu découvrir la source, que le retard des courriers, arrêtés par la neige, ne permettait pas de vérifier, mais qu’enfin la Reine ne demandait pas mieux que d’accepter sans contrôle, circulaient dans Florence et donnaient à croire que Napoléon II avait été proclamé à Paris. Sur cette espérance, l’agréable passe-temps de notre soirée fut de faire le plan d’un retour en France et de recomposer cette maison de la Reine qu’elle était prête la veille à congédier !

L’arrivée de M. Saladin, le lendemain, devait nous apporter un désenchantement cruel. Il venait de Bologne, chargé par le gouvernement provisoire d’une mission pour celui de Paris et s’exprimait sur ses commettans en termes qui laissaient peu d’illusions sur leurs moyens d’action et sur leurs chances de succès. Point d’argent, point de soldats, point d’armes, à peine une poignée d’hommes commandés par le général Zucchi. Tels étaient les gages qu’il pouvait offrir à Paris, et, de plus, il partait trop tard, car déjà les Autrichiens étaient entrés dans Parme, où le mouvement insurrectionnel avait piteusement avorté. Quant à Modène, il n’avait pu traverser cette ville, dont il avait trouvé les portes fermées. Le gouvernement provisoire modenais en était sorti précipitamment pour se réfugier dans Bologne. Le canon tonnait ; le duc de Modène, assisté de son frère, l’archiduc Maximilien, marchait avec deux mille impériaux pour reconquérir ses Etats.

Le 8, une visite de cette jolie marquise Zappi, née Poniatowski, avec qui nous avions dîné chez l’oncle Baciocchi, confirma ces mauvaises nouvelles. Comme elle était enceinte, son mari voulait la mettre en lieu sûr ; il craignait aussi que le zèle avec lequel elle a travaillé aux drapeaux et aux cocardes ne la désignât aux insultes des Autrichiens.

Le 6, lors de son départ de Bologne, nos deux Princes y étaient déjà depuis plusieurs jours. Appelés à Ancône par Armandi, ils s’y étaient docilement rendus le 3 et avaient fait preuve d’une entière soumission à leur général, en exécutant encore l’ordre qu’il leur donnait de se retirer à Bologne.

Une lettre d’Armandi à la Reine a rapporté ce trait avec admiration. « Un jour, écrivait-il, il faudra bien qu’on appelle vertu ce qui est vertu et toutes les diplomaties du monde n’y changeront rien. » Il venait d’être fait général par le gouvernement provisoire à la suite de la prise d’Ancône, rendue sans résistance par la garnison. De là, il courait lui-même à Bologne ; mais n’espérant point disputer la ville aux Autrichiens, il en faisait sortir l’armée, pour la disposer face aux débouchés du Pô sur une ligne d’observation passant par Faenza, Lago, Ravenne, avec une réserve à Forli. Dès lors, les insurgés avaient deux fronts de défense, l’un contre les Autrichiens, l’autre contre les pontificaux. Grabinski commandait au Nord ; Sercognani, au Sud ; Armandi, dans l’intervalle, ne commandait rien, mais dirigeait tout. Dans cette situation précaire, ils espéraient encore le secours de la France et se tenaient cois par crainte de recevoir d’un instant à l’autre le choc des Impériaux.

Dès lors, Bologne n’était plus qu’une souricière où nos princes pouvaient être pris dans leur lit un beau matin. Le gouvernement provisoire avait eu la maladresse d’y signaler leur présence en leur conférant des grades dans la garde nationale. Armandi fit aussitôt annuler cette mesure, propre à les donner pour point de mire aux Autrichiens. Il écrivit de nouveau à la Reine pour l’assurer qu’en cas de danger, il les enverrait à Ravenne, chez leur cousin Rasponi. Mais elle savait aussi qu’alors ils refuseraient d’obéir, parce que le danger même les lierait davantage à leur cause, devenue plus malheureuse et qu’elle seule, la mère, pourrait les en détacher.

Elle formait donc le projet de se rendre à Ancône et d’y tout préparer en vue d’un embarquement pour Corfou. Là, elle attendrait les événemens, suivrait de plus près les démarches de ses enfans et serait à portée de les recueillir en cas de malheur. J’observais à cela qu’encore fallait-il qu’ils pussent la rejoindre. Or, malgré leurs réclamations constantes, le roi Louis avait toujours refusé de leur envoyer des chevaux, pensant par là les amener à résipiscence. Des chevaux, à ses yeux, n’étaient que des armes et des instrumens de guerre ; mais, en cas de retraite, n’était-ce pas là aussi un moyen de salut ? Mon avis fut qu’il fallait passer outre à la défense paternelle, et leur expédier quand même les deux montures du prince Louis. La Reine n’osant prendre cette résolution sur elle, la question fut portée devant le comité féminin réuni autour du sofa de la reine Julie. Je parlais, et la princesse Charlotte, les yeux fixés au plafond, ne m’écoutait pas. « Jamais je ne reverrai Napoléon, n dit-elle tout à coup sur le ton d’une ferme conviction. « Tais-toi, Charlotte ! » s’écria la Reine, « tu me déchires le cœur ! » La princesse, invariable dans sa triste assurance, dit d’où lui venait sa certitude et quel avertissement du ciel elle avait reçu.

Elle avait une prédilection particulière pour cette petite chapelle de la Vierge, au pont de l’Arno, dont la clochette me réveillait chaque matin à six heures, lors de notre séjour du mois de novembre. Elle ne passait pas devant ce sanctuaire sans faire un signe de croix et sans former en même temps un vœu affectueux à l’adresse de quelqu’un des siens. Or, la veille du jour où Napoléon devait partir, le hasard les porta tous deux de ce côté et elle fit son signe de croix, en pensant à ce voyage. Son mari lui demandant si elle ne l’accompagnerait pas, elle n’attacha d’abord à ces paroles aucune importance, ne soupçonnant pas qu’il lui eût menti et croyant qu’il ne s’agissait que de venir jusqu’à la seconde poste au-devant de nous. Le lendemain, il était parti de bonne heure : elle apprit avec effroi que la chapelle s’était écroulée dans la rivière pendant la nuit. Elle sentit en même temps que quelque chose se rompait en elle et que tout son passé la quittait. Le soir, l’absence de Napoléon, son silence, la solitude où il l’avait laissée la confirmèrent dans ses appréhensions.

J’ai protesté aussitôt que je ne croyais pas aux pressentimens, moi qui en étais bourrelée pendant tout notre séjour de Rome, et j’ai réussi à changer le tour de la conversation en remettant sur le tapis la question des chevaux. Un premier moyen qu’on a essayé pour les faire parvenir aux princes et qui s’est trouvé mauvais, a été d’envoyer Fritz courir après un voiturier en route pour Bologne. Fritz a manqué son homme et est revenu, à dix heures du soir, abominablement gris.

La Reine avait alors dans son salon plusieurs personnes, le peintre Boulanger, un autre nommé Bigan, qui s’est battu aux journées de Juillet et qui y a été blessé, des ultras, plusieurs Italiens. Comme toujours, les nouvelles politiques étaient contradictoires ; l’état des affaires et l’aspect des choses changeaient d’instant en instant, selon les opinions des gens, leur langue, leur caractère ou leurs instincts. Tantôt l’intervention était un fait accompli, et la France elle-même y prêtait les mains. Tantôt on apprenait qu’à la suite des conférences du maréchal Maison avec l’empereur d’Autriche, la non-intervention était promise. Une chose était sûre, c’est qu’après avoir franchi le Pô et fait mine d’entourer Bologne, les Autrichiens paraissaient hésiter, comme si quelques scrupules diplomatiques retardaient leurs opérations militaires. Il n’en fallait pas davantage pour mettre dans l’air un peu de gaieté et suspendre un instant l’alerte continuelle dans laquelle nous vivions depuis deux semaines. Pour la première fois depuis bien longtemps, la Reine a chanté.

J’ai parlé à M. Bigan en vivandière de barricade et en fille de vieux républicains. A mesure que nous nous accordions davantage, son visage s’animait et devenait singulièrement beau. Tout cela était fugitif et superficiel, sans doute, mais ce moment de calme s’est prolongé dans la matinée du lendemain 9. La Reine a pu alors se recueillir et concevoir un nouveau projet.

Corfou, Smyrne, l’Orient, l’avaient attirée un instant ; mais les intérêts de ses enfans ne peuvent être de ce côté, et ce projet ne doit plus désormais servir qu’à en cacher un autre, plus hardi, presque désespéré, le seul cependant qui la mène hors de l’impasse où elle est placée. Il s’agit de s’évader d’ici sous un nom d’emprunt, de traverser incognito le Piémont, d’entrer en France, de tomber aux Tuileries à l’improviste. La Reine alors dira à Louis-Philippe : « Voici mes enfans. Ils sont en danger. Je vous les confie. Sauvez-les ou faites-les juger. L’Angleterre seule me reste ouverte, mais je n’ai pas les moyens d’y vivre. Donnez-les-moi et je repars dans l’instant ! »

La région de l’Italie que ce plan lui fera parcourir est celle où l’on ne peut supposer qu’elle soit et où personne ne s’avisera d’aller la chercher. Elle violera, il est vrai, ensuite, la loi du 2 septembre dernier qui lui interdit l’accès du territoire français, mais ce sera pour venir se présenter loyalement au nouveau souverain et débattre avec lui son sort à venir. Enfin un autre avantage que ce projet présente, et qui pour elle n’est pas le moindre, bien qu’elle n’en parle pas, c’est qu’il lui permettra de remettre la main sur Napoléon et de l’escamoter au roi Louis. 1830 sera alors pour elle la revanche de 1815, et elle aura vu sa famille tantôt se défaire et tantôt se refaire au gré des Révolutions.

Moi seule serai dans sa confidence. En voyant partir le valet Tadeo, la princesse Charlotte croit qu’il ne s’agit que de conduire à Bologne les chevaux du prince Louis. En réalité, Tadeo emporte des instructions minutieuses. Il ira tout droit à Bologne, et, s’il n’y trouve pas les princes, suivra leurs traces, jusqu’à ce qu’il les ait rejoints. Je couds des lettres dans la doublure de sa veste ; il devra les brûler ou les détruire s’il tombe par mégarde aux mains des Autrichiens.

La communication avec eux une fois assurée de la sorte, reste l’affaire du passeport. La Reine sait qu’elle a peu à attendre des chancelleries, surtout depuis que les princes ont quitté l’avant-garde de Terni et qu’ils n’ont plus dans les mains, pour se faire craindre, la petite force dont ils disposaient. Le froid Gortchakof est venu la voir l’autre jour et l’a beaucoup questionnée sur Armandi. Une heure après, elle recevait une lettre tout ouverte, qui avait mis une semaine à lui parvenir, et que Gortchakof avait dû lire comme les autres.

Armandi écrivait en réponse aux lettres apportées par le courrier du roi Louis ; il rendait compte de la prise d’Ancône, de l’enthousiasme qui régnait parmi ses troupes et s’excusait de n’avoir pas fait connaître plus tôt à la Reine le plan insurrectionnel ; mais les fureurs du duc de Modène avaient précipité tous les événemens. Il l’invitait à venir à Ancône respirer un air que les diplomates russes n’aiment guère : l’air de la liberté.

Depuis sa visita, Gortchakof n’avait plus reparu, et, bien que la Reine ne le crût pas hostile, elle était décidée à ne lui rien demander. Le ministre de Suède, vieux brave homme à points sur les i, pouvait nous être favorable, sa souveraine étant la sœur de la reine Julie ; mais la Reine, en le sondant, avait rencontré une résistance et n’avait pas insisté. Depuis, une indiscrétion du roi Louis avait éventé cette affaire, et il valait mieux en somme qu’elle n’eût pas réussi. N’avait-il pas répandu dans la ville el ne nous avait-on pas partout répété qu’il dormait maintenant tranquille, parce que ses fils allaient avoir des passeports suédois ?

Retombé dans l’inquiétude et dans l’insomnie, il avait sollicité depuis auprès du ministre de Piémont des passeports qui permissent à ses enfans de gagner la Suisse et s’était heurté à un nouveau refus. M. Sarow, ministre autrichien, avait dit à ce propos que les Princes ne seraient plus désormais « en sûreté en Suisse, » ce qui pouvait se comprendre, soit comme un avertissement charitable de sa part, soit comme l’indice de dispositions hostiles de la part de sa cour. Enfin le chargé d’affaires de France était ici comme partout le plus indifférent de tous et le plus étranger.

Ainsi, le seul recours que la Reine pût espérer était dans le ministre anglais, lord Seymour. Cet excellent jeune homme, appelé par un billet d’elle, vint dans l’après-midi du 9. Il avait deviné qu’il s’agissait des Princes et, les croyant déjà revenus, s’ingéniait à chercher dans quel coin de son appartement il pourrait bien les cacher. Ses premiers mots furent pour dire qu’il était décidé à faire tout ce que la Reine lui demanderait, et quand il sut ce qu’on attendait de lui, il répéta tout aussitôt : « Oui, Madame, je le ferai, quand je devrais y perdre ma place. » Il fut convenu que je m’adresserais à lui par lettre, en nommant comme une connaissance commune à lui et à moi cette dame Hamilton pour laquelle il était demandé un passeport ; je signerais d’un nom anglais quelconque ; il aurait de la sorte un papier à montrer aux ministres dont les visas étaient nécessaires, ceux de France et de Piémont.

Le jeudi 10, j’étais seule quand il revint, nous apportant le passeport. Je le remerciai avec effusion et le trouvai en tout si bon, si simple et si franc que j’en avais les larmes aux yeux. Il ne me cacha pas que les Princes couraient le plus grand danger, que les Autrichiens feraient tout au monde pour les prendre, qu’une lettre de Rome qu’il venait de voir ne lui laissait aucun doute à cet égard. Je compris que cette lettre était de M. de Lutzow, ambassadeur d’Autriche. Grand partisan de l’intervention, il s’était précédemment réjoui de la présence des Princes à la tête des insurgés. Il y avait là, disait-il, un casus fœderis, et sa cour n’était plus libre désormais de ne pas intervenir. Ces paroles avaient été redites par le roi Jérôme à M. de Stölting, et elles avaient été cause des extraordinaires et inutiles précautions prises par le général Armandi pour que les sujets autrichiens résidant dans les Légations et dans les Marches ne souffrissent en rien de l’insurrection.

La Reine paraissant, lord Seymour l’engagea vivement à partir, mais sans répéter devant elle tout ce qu’il avait dit devant moi. Les raisons furent seulement que les Autrichiens étaient en marche, que leur flotte quittait Comacchio pour longer la côte et pour accompagner leurs troupes en marche vers Ancône. La Reine n’en demandait pas davantage, son parti était pris d’avance de quitter Florence dès que l’intervention autrichienne se produirait.

Elle se munit aussitôt d’un second passeport, sous son nom propre, à destination d’Ancône. De la sorte, elle avait en mains deux sauf-conduits, l’anglais et le toscan, ce qui la laissait libre de choisir l’instant où elle prendrait l’incognito. Cette substitution devait se faire à Sienne, à la faveur d’un circuit qu’elle tracerait par cette ville, en sorte que, sortie de Toscane duchesse de Saint-Leu, elle y rentrerait par l’autre route sous le nom de Mrs Hamilton.

Le courrier Rosselli, parti aujourd’hui à midi, va soi-disant commander les chevaux pour nous jusqu’à Ancône et retenir un vaisseau pour Gorfou. En réalité, il doit joindre nos princes et les amener au rendez-vous que leur mère leur assigne à Foligno. Cette ville, où se croisent les routes du Furlo et d’Ancône, est également à leur portée de quelque côté qu’ils viennent.

La journée se passe pour moi à écrire des lettres, à courir chercher de l’argent chez le banquier, à donner mes instructions à Cailleau que nous laissons ici, toujours boitant de sa sciatique, et à faire mes paquets.


Foligno, 18 mars

Comme le roi Louis donnait très fort dans le projet d’Ancône, il a fait tout ce qui dépendait de lui pour hâter notre départ. Il nous a prêté sa voiture, la calèche verte n’ayant pas encore été renvoyée de Rome par M. de Bressieux. Le 11 au soir, nous y avons pris place, la Reine et moi, tandis que Cailleau montait dans la deuxième voiture. Il s’agissait non pas de quitter Florence, mais seulement d’en sortir, pour y revenir aussitôt. La Reine voulait avoir un visa sur le passeport de Mrs Hamilton, pour être en règle à Sienne quand nous y repasserions. Il fallait pour cela faire une fausse sortie dont la manœuvre était assez risquée, car comment faire comprendre qu’on pût sortir par la porte Santa Croce pour se rendre à Londres ? L’homme de la police en faisant la remarque, la Reine dit que nous allions passer quelques jours dans une villa aux environs de Sienne. Cette réponse le satisfît et il rendit le passeport sans autre difficulté.

La rentrée dans Florence s’est faite à la dérobée séparément pour les deux voitures et non pas par la porte Santa Croce, mais par deux autres dont j’ignore les noms. A la première, il nous a fallu dire que nous avions fait mettre les chevaux à la voiture pour les essayer ; qu’ainsi nous revenions après un tour de promenade et sans passeport. Cailleau, qui perdait à dessein une demi-heure sur nous et traînait en arrière dans quelque auberge, a dû faire ensuite le même mensonge. Mais l’effet de notre détour a été que Fritz s’est perdu dans toutes sortes de rues inconnues. Arrivées à la nuit close, nous avons vu avec désappointement que toute notre comédie avait été inutile. L’homme de la police s’était contenté d’inscrire le nom de Mrs Hamilton sur son registre et n’avait pas fait viser le passeport !

Notre route du 12 nous faisait remonter la pittoresque vallée de l’Arno jusqu’à Arezzo. La Reine tenait sa carte déployée sur ses genoux ; nous faisions toutes les deux des calculs d’après les distances, et trouvions qu’il fallait au moins trente-six heures aux princes pour venir de Forli à Foligno. La sollicitude de la mère s’émouvait surtout pour Louis, dont elle considère l’étoile comme moins heureuse et qu’elle juge être le moins prudent des deux.

Arezzo est la patrie de Pétrarque et l’on y montre encore sa maison. Malgré le temps ravissant et tout l’agrément de notre voyage, la fatigue des jours précédens nous a forcées de prendre là un peu de repos. Nous dépassâmes Cortone, une des douze villes d’Étrurie, ceinte encore de murs imposans, et laissâmes à droite la route qui conduit à Chiusi, autrefois Clusium, l’antique capitale de Porsenna. Comme elle mène aussi à Sienne, nous eûmes soin de noter sur la carte le lieu d’où elle part et qui s’appelle Camoscia.

On ne peut voir une nature plus admirable que les environs de ce lac de Trasimène, si célèbre par la victoire d’Annibal et aux bords duquel dix mille soldats romains perdirent la vie. Voilà un assez grand carnage pour que deux mille ans plus tard, en 1831, la guerre n’eût pas dû revenir visiter ces beaux lieux. Cependant, elle était dans l’air, elle nous entourait depuis que nous avions franchi la frontière. Nous étions au milieu des insurgés et voyions rayonner sur les visages l’allégresse martiale de la liberté. Femmes, enfans, vieillards, tous portaient la cocarde et les rubans tricolores ; ils l’avaient fait prendre à notre courrier. Partout la Reine était reconnue, acclamée ; elle retrouvait, dans ces bourgades perdues, quelque chose de la gloire qu’elle a connue en de meilleurs jours.

Comme nous arrivions à Pérouse, M. Guardabassi, commandant de la garde nationale, conférait au château avec le comte Pepoli, au sujet de munitions demandées pour l’avant-garde de Terni. La Reine a voulu les voir l’un et l’autre ; il lui fallait de minutieux détails sur les chemins détournés qui mènent à Sienne, en partant de Pérouse, et sur les points où l’on peut s’y procurer des chevaux.

M. Guardabassi est un grand bel homme, à la figure intéressante ; plein de zèle, sinon d’espérance, pour la cause qu’il soutient. Son père a perdu la vie dans la révolution de 1798, lors de la fondation de cette éphémère république romaine que le Directoire n’a pas su soutenir. Il convient que, cette fois encore, les constitutionnels ne peuvent rien sans le secours français ; ce secours n’aurait pas manqué à l’Italie, si les Bonaparte régnaient encore sur la France ; mais Louis-Philippe l’accordera-t-il ? Quoi qu’il arrive, M. Guardabassi s’estime satisfait d’avoir obéi à la voix de sa conscience, et, bien qu’il doive peut-être payer de sa tête la hardiesse de son acte, il s’en console en pensant que ses quatre enfans en bas âge profiteront au moins du résultat.

Le comte Pepoli est un jeune homme de vingt-cinq ans, d’une taille moyenne, avec de beaux traits réguliers qui se voient sous sa barbe abondante et sous ses longs cheveux. Sans lien de parenté avec la marquise Pepoli, tante de nos princes et fille de la reine de Naples, il a, comme M. Guardabassi, du charme, de l’autorité, mais avoue les mêmes doutes quant au succès final de son parti. Serait-ce que tous ces hommes de mérite, incapables de faire marcher les affaires, n’ont de talent que pour eux-mêmes, non pour les autres, et que leurs valeurs se perdent dès qu’elles sont mises en commun ?

Ce doute me vient et le frisson avec, dans ma sombre et froide chambre d’auberge, à Foligno. Nous y arrivons de bonne heure le lundi 14 ?

La Reine se réjouit d’occuper, à côté de la mienne, la chambre même où couchaient ses deux fils. Les visiteurs assiègent aussitôt sa porte. C’est d’abord un poltron, tout tremblant, qui dit être le secrétaire de la commission provisoire, homme à lunettes, fort sale, et fort laid. Le général Sercognani au contraire est un fier-à-bras plein d’aisance et d’assurance ; il n’a pris que le temps d’accourir de Terni, dès qu’il a su que la Reine était ici.

Ancien lieutenant-colonel dans le corps d’armée du prince Eugène, il est depuis plusieurs années l’hôte familier des Montfort et des Rovigo. Il contribua à révolutionner Pesaro aux premiers jours de février, et à y former une garde nationale, dont il prit le commandement, avec le grade de colonel. C’est cette troupe qui fit ensuite la comédie d’assiéger Ancône ; on n’y brûla que quelques amorces et l’on n’y répandit pas une goutte de sang. Fait général et commandant de l’avant-garde, il arrivait à Foligno en même temps que nos princes. Depuis, rien n’a marché au gré de ses désirs. Il tempête contre le gouvernement provisoire, qui paralyse à Bologne les efforts faits par le prince Napoléon pour former une garde nationale, laisse ici l’avant-garde dans le dénûment et surtout l’arrête, lui, Sercognani, dans le serment qu’il avait fait d’aller à Rome.

On a peine à croire qu’avec quelques compagnies de garde nationale mobilisée, avec quelques bandes de volontaires sans artillerie, il aurait réussi dans un pareil projet. Au moins aurait-il fallu amener à Terni quelques-uns des obusiers qui sont à Ancône ; c’est là un conseil que le prince Louis avait donné, et pour l’exécution duquel les moyens ont manqué. La Reine écouta par politesse le plan que Fier-à-Bras lui démontra sur la carte et dont il parait vouloir la faire juge. N’étant point femme de guerre, tout ce qu’elle peut faire pour lui c’est de le retenir à dîner, ainsi que son secrétaire ; celui-ci a servi en Algérie avec le général de Bourmont, dont il était l’officier d’ordonnance.

Une stratégie à moi me porte à leur dire que la possession de Civita Castellana aurait été d’une grande importance comme permettant de ravitailler l’armée par la mer et d’avoir ainsi à peu de frais tout ce qu’il faut aujourd’hui apporter d’Ancône au prix de si grandes difficultés. La Reine croit aussi qu’une entreprise sur Civita Castellana aurait été utile, mais pour une autre raison : c’est que les insurgés auraient eu là une porte de sortie pour se réfugier en Corse en cas de malheur.

Toute cette conversation la persuada qu’en dépit du mot « d’avant-garde » appliqué aux forces de Sercognani, nous sommes ici sur les derrières de l’armée constitutionnelle et dans la partie intérieure du dispositif. Des lettres de ses enfans lui arrivent, apportées par une bande de volontaires de Rimini Pleins de courage et d’espérance, ils croient encore que les Autrichiens n’entreront pas, ou bien qu’on les repoussera, blâment leur mère d’avoir quitté Florence et l’engagent à y retourner. Elle se confirme, au contraire, dans son plan et le leur écrit.

Rosselli les a rejoints à Forli ; le 15 il rapporte une lettre de Louis qui dit Napoléon au lit depuis le 10 avec un gros rhume. Ils ont quitté Bologne le 6 mars avec les généraux Armandi et Grabinski ; MM. Cataneo et Roccaserra les accompagnent. Ils étaient le 7 à Imola, le 8 à Faenza ; l’armée se renforçait d’un bataillon d’étudians dit : légion de Pallas. Grabinski, qui commande à Forli, a défendu à Louis de se porter à Lugo sur la première ligne.

Cette journée du 15 est aigre et froide. Nous faisons à pied le tour des remparts, d’où le vent nous chasse à la fin dans l’intérieur de la ville. La pauvre mère songe à son fils ainé malade ; aucune place ne lui est bonne. Toute la soirée et toute la nuit, des convois militaires traversent la ville ; les conducteurs s’arrêtent à notre auberge ; on entend des « Qui vive ? », des cris, des appels. Il arrive des courriers, mais aucun d’eux n’apporte ce que la Reine attend : des nouvelles de ses enfans. Vers minuit, j’entends quelqu’un qui vocifère : il s’agit d’un paquet très secret, qui ne doit être remis qu’à la Reine Hortense. Je descends en hâte et m’informe. C’est le commandant de place en personne. Ce qu’il apporte, c’est la collection complète des proclamations du général Armandi !

Un comte Campello, chez qui les Princes ont logé, vient raconter le 16 à la Reine l’expédition de Napoléon dans la montagne de la Sabine, contre les brigands armés par le Pape ; il dépeint l’admiration des habitans de Terni pour leur jeune et beau défenseur. « N’est-ce pas, me dit-elle ensuite, toute radieuse, n’est-ce pas qu’il a figure de général ? — Oui, Madame, et de souverain ! »


Pesaro, 20 mars.

Le prince Napoléon est mort le jeudi 17 mars à trois heures de l’après-midi...

La plume devrait me tomber des doigts au moment où j’écris ceci. Il était l’amour, la joie, la gloire et le bonheur des siens ; il en était l’espoir et l’orgueil ; et cependant, devant un deuil si grand, mes yeux sont secs, mon cœur est calme. C’est que je l’ai trop pleuré déjà ; c’est que, pendant les vingt-quatre heures de cet affreux voyage, j’ai trop lutté et j’ai trop souffert ; je retombe dans cette insensibilité, dans cette sécurité où nous nous laissions vivre ailleurs, tandis qu’il agonisait ici...

Le 18 au soir seulement, l’absence prolongée de nouvelles, le récit d’un voyageur disant que la rougeole sévit parmi les troupes inquiètent tout à coup la Reine et la décident à se rapprocher de ses enfans. Le 19, à six heures du matin, nous quittons Foligno pour Ancône. A la première poste, alle case nuove, nous voyons revenir Rosselli, qui nous précédait pour commander les chevaux. Il annonce un M. Baratti, qui apporte des nouvelles, et cet inconnu s’approche en effet de la portière de la Reine, disant que Napoléon a la rougeole, que Louis réclame sa mère au chevet de son frère. « La rougeole, j’en était sûre ! s’écrie-t-elle avec effroi. A-t-il bien transpiré au moins ? » Puis, sans attendre les réponses, elle commande à Rosselli de courir en arrière ; elle va rebrousser chemin jusqu’à Foligno, elle veut qu’on lui prépare des chevaux le long de la route du Furlo jusqu’à Forli.

J’étais descendue de voiture, pour répondre à un signe que m’avait fait Rosselli. Nous nous écartons un peu et il me remet une lettre que je lis à la hâte, en me retirant au fond d’une écurie. C’est M. Roccaserra qui écrit : Napoléon est très malade, il désire sa mère, elle doit venir.

Comme la Reine part dans l’instant et qu’elle fera toute diligence, je décide d’attendre quelque peu avant de lui parler de cette lettre et d’augmenter ainsi ses inquiétudes déjà si vives. A course de chevaux, nous revenons à Foligno ; M. Baratti nous suit dans la calèche des princes. Les angoisses de la Reine sont inexprimables. Je lui propose d’envoyer un deuxième courrier, qui devancera Rosselli, qui gagnera sur lui quelques heures et qui reviendra au-devant de nous avec des nouvelles. Elle accepte, et ce moyen, peut-être illusoire, lui procure du moins un instant de calme. Mais à la première poste, à Ponte Centesimo, M. Baratti vient me demander de payer pour lui ses chevaux et m’avoue qu’il n’a plus d’argent. Ce n’est là peut-être qu’une manière de nouer la conversation, ou de m’écarter un instant de la voiture de la Reine, pour causer avec moi en particulier ; mais je ne le comprends pas d’abord et réponds qu’il n’ait à s’occuper de rien, que Rosselli fera tout. Il demande alors si j’ai rendu compte à la Reine de la lettre qu’il a apportée. La Reine, en l’entendant, tressaille et dit : « N’est-ce pas, mademoiselle Masuyer, Napoléon n’est pas mort ? S’il était mort, nous le saurions ! — Oui, madame, lui dis-je aussitôt, nous le saurions ! » Je sens que cette réponse est absurde ; mais c’est très sincèrement que je proteste contre un malheur dont l’idée n’a pas pu entrer encore dans mon esprit. Je vois alors M. Baratti se reculer précipitamment, pour se cacher derrière la voiture ; il sanglote, la tête dans ses mains et s’éloigne en trépignant de douleur. Je comprends tout alors, mais je ne faiblis pas : mon affection pour la Reine ne me permet pas de faiblir ; je lui dis qu’on ne l’aurait pas mandée si la situation de son fils avait été désespérée, que c’eût été de leur part à tous un acte d’inhumanité ; je lui montre cette lettre, où le mot de mort n’est pas prononcé, mais où elle le devine ; elle sent que Roccaserra n’a pas dit toute la vérité. Enfin, à Santa Ara, il faut que je me sépare d’elle un instant ; on m’appelle pour payer quelque chose, et, n’ayant plus d’argent moi-même, je descends pour en prendre dans la caisse de la seconde voiture. M. Baratti me remplace alors et révèle à la pauvre mère l’arrêt fatal du destin.

« Lui aussi..., dit-elle. Mes deux enfans... » Elle retombe dans le même accablement où l’avait plongée autrefois la mort de Napoléon-Charles, et ne voit pas les peuples ignorans qui se pressent partout sur son passage. Comme autour de Madame Mère à Rome, on dit d’elle ici : La madre di Napoleone ! Et plus loin : Evviva Napoleone ! Evviva la liberta ! Ils chantent : « Mieux vaut mourir à la fleur de l’âge que de vivre sous les tyrans ! » et tout à coup se taisent, comme effrayés de ce qu’ils ont dit. C’est qu’ils viennent d’apprendre, ces paysans, que l’objet de leur amour, que le défenseur de leur liberté n’est plus ; un silence morne, des larmes, des sanglots succèdent alors à leurs chants joyeux.

Je rappelle M. Baratti, je lui demande des détails. Il dit que, pendant cinq jours, Louis n’a pas quitté son frère, qu’il l’a soigné de ses propres mains. Ces paroles tirent la mère de son évanouissement. Elle demande si Louis n’a pas pris la rougeole à son tour. Pourquoi n’est-ce pas lui qui est venu au-devant d’elle ? Elle veut le revoir, elle presse les chevaux.

Cependant la distance qu’il lui reste à parcourir est immense, la hâte fiévreuse qui l’anime peut ne pas se soutenir jusqu’au bout. Pour ménager ses forces et la décider à prendre un peu de repos, je parle des brigands qui infestent, dit-on, cette route du Furlo : le passage de Rosselli a pu leur donner l’éveil, ils ont pu tendre des embuscades ; il importe de leur échapper, car, si nous sommes prises, comment sauverons-nous Louis ? Elle consent à faire halte à Scheggia, clans la pensée qu’ensuite, l’obscurité venue, nous voyagerons avec plus de sécurité.

Nous gravissons l’Apennin en pleine nuit et sommes le matin à la première heure au col du Furlo. La Reine me demande alors si ce jour qui commence n’est pas le 20 mars. « 1815 ! murmure-t-elle, le retour de l’Empereur ! » Elle se tait ensuite, comme endormie, ou du moins paralysée par la fatigue et par le froid.

Nous traversons Fossombrone, Fono, et sommes à six heures à Pesaro. Un officier, qui a passé la nuit à nous attendre, se présente à la porte. Il va tout de suite avertir le prince Louis, arrivé la veille, avec son cousin Rasponi et couché dans un hôtel voisin. Un appartement est préparé pour la Reine dans le palais de son neveu, le duc de Leuchtenberg. Nous la descendons de voiture, M. Cailleau et moi, et nous la portons sur son lit.

Pour moi, l’idée de me coucher ne m’est pas même venue. J’ai compris que je devais défendre la porte de la Reine et veiller sur son repos. La bonne santé que Dieu m’a donnée, à défaut des talens que je n’ai pas, m’a permis de monter cette garde auprès d’elle jusqu’au soir.

Elle a voulu voir tout le monde. Chaque visite annoncée était un coup nouveau à recevoir ; mais, après être retombée dans les larmes, elle se consolait par les larmes des autres et renaissait à l’amour maternel, en voyant les regrets unanimes laissés par Napoléon.

C’est le 11 qu’il est tombé malade à Forli, immédiatement après avoir essuyé le refus d’Armandi au sujet de cette place qu’il avait demandée aux avant-postes. Il s’affligea vivement de voir le colonel Cataneo partir sans lui pour Lugo, ce matin-là, et resta tout fiévreux dans sa chambre à l’hôtel del Capello. Une inflammation des poumons se déclara bientôt et, le 12, l’obligea à garder le lit. La nuit suivante ayant été très mauvaise, le médecin vint le 13 au matin pour la première fois. C’était le docteur Versari, très réputé dans la ville, mais qui n’a rien fait dans la circonstance pour justifier sa réputation. Une saignée qu’il ordonna produisit quelque soulagement ; le soir, les douleurs à la poitrine, à la tête et aux yeux reprirent si violemment que le prince en eut un évanouissement. Une toux forte et continue le secoua toute la nuit. Versari, le trouvant très oppressé et très accablé, le lendemain 14, lui mit les sangsues, mais se refusa encore à reconnaître la rougeole, bien que l’éruption eût déjà commencé. Le 14 au soir, étouffement, nouvelle saignée ; le seul soulagement du malade était la présence constante de son frère, qui lui lisait les journaux pour l’amener au sommeil ou pour le détourner au moins de l’idée de son mal. Cette dernière consolation lui manqua le lendemain 15 ; Versari avait cette fois reconnu la rougeole, trop tard pour la soigner et surtout pour la guérir ; le malade lui-même, par crainte de la contagion, n’admettait plus que son frère s’approchât de son lit. Le 17 au matin, déjà, la vie l’abandonnait ; il ne voyait plus la fenêtre ; trois jours de jeûne, de souffrance et d’insomnie l’avaient mis au dernier degré de l’épuisement, sans qu’il cessât de suivre au plus près les progrès de son mal. Il demanda à Versari la vérité sur son état, et Versari ne put la lui dire, parce qu’il ne la démêlait pas. Roccaserra, gagné à demi par l’assurance du docteur, vaquait seul alors aux soins du malade. Vers midi, épouvanté du changement qui s’était fait depuis le matin, il courut encore chercher Versari, ne put le convaincre, revint seul, et trouva au retour le valet de chambre aux abois qui appelait à l’aide de tous les côtés. L’agonie commençait. Roccaserra ne voulut pas que Louis en fût témoin, le renvoya chez M. Baratti, fit appeler un prêtre, et, le moribond ayant été administré, resta seul au chevet pour recueillir le dernier soupir.

Des bruits sinistres circulant dans la soirée à l’endroit de cette mort, et l’ignorance dont Versari avait fait preuve ne permettant pas de les réfuter de façon certaine, il fut décidé qu’une autopsie était nécessaire. Elle eut lieu le 18 mars, en présence d’un magistrat de la ville, du chimiste Montera, ami du prince, de deux médecins, de deux chirurgiens. Le corps repose depuis dans une caisse de zinc doublée d’une bière en noyer massif.

Dans les conjonctures où nous sommes et l’entrée des Autrichiens dans Forli étant attendue d’un instant à l’autre, la cérémonie funèbre ne peut plus se faire ailleurs qu’en cette ville ; la mère ni le frère ne pourront s’y rendre, et c’est là sans doute un chagrin de plus. Mais, au moins, rien ici ne les menace ; le souci de leur sécurité personnelle n’empoisonne pas leur douleur et ne vient pas se mêler à leurs regrets. Je le dis à la Reine : elle aurait pu être plus malheureuse encore ; elle aurait pu se voir séparée de Napoléon par la guerre, avant de l’avoir été par la mort. Louis aurait pu se trouver dans l’alternative de déserter le lit de son frère agonisant ou de tomber aux mains de l’ennemi, tandis qu’il l’a assisté jusqu’à la fin, et que leur affection réciproque s’est satisfaite du voisinage où ils se trouvaient.

Napoléon avait de Louis l’opinion la plus haute : « C’est un profond penseur, disait-il à Roccaserra. Il m’est supérieur en intelligence. Il deviendra un grand homme d’Etat... » Puis, passant aux autres personnes de la famille, il le chargeait pour elles des adieux les plus touchans.

La douleur de Tadeo donne la mesure de celle que l’événement va causer à Florence. Nous y renvoyons ce soir ce vieux serviteur ; demain Rosselli y retournera à son tour, avec la voiture du Roi. Enfin, le valet Cateno a été congédié aujourd’hui même. Il emporte la bourse du Prince, qu’il prétend lui avoir été donnée par son maître, avec les 49 napoléons qu’elle renfermait. Force est de le croire sur sa parole, bien qu’il n’en ait pas.

Une chose que Roccaserra n’a pas dite à la Reine, que j’espère qu’il ne lui dira pas, c’est que Napoléon avait désiré la revoir et qu’il l’attendait avec impatience. Jusqu’à présent, elle ne s’accuse de rien. Elle rejette sur la fatalité les cinq jours d’incertitude et d’attente perdus par elle à Foligno, alors que sa place était si bien marquée ici. Serait-ce que chez elle l’instinct maternel, si vigilant pour Louis, était moins organisé et moins avisé quand il s’agissait de Napoléon ?

Deux journées passées à Pesaro ont contribué à la remettre. Le danger même de sa situation lui était salutaire en ce qu’il la ramenait au sentiment des choses présentes et la tirait de son désespoir. Le prince Louis, qu’elle voulait dérober aux Autrichiens, avait les mêmes soins pour elle, et cette obligation de s’occuper l’un de l’autre était leur salut à tous deux.

J’ai fait part pour elle de son deuil à sa belle-sœur, la duchesse de Leuchtenberg, et prié Mme de Walsch de l’annoncer à la grande-duchesse de Bade. Le lundi 21, son neveu Rasponi, mari de la fille cadette de Murât, et le comte Pepoli, notre connaissance de Foligno, devenu depuis peu de jours préfet de Pesaro, lui ont fait d’assez longues visites. Hier 22, elle a voulu écrire dans son lit une notice sur son malheureux enfant. J’ai profité de ces instans pour causer avec le prince Louis. Il m’a parlé de sa douleur avec confiance, et même avec abandon ; je l’ai plaint d’autant plus qu’il ne croit pas à l’immortalité de l’âme et n’a pas la pensée consolante de retrouver un jour son frère dans un monde meilleur.

Nous raisonnions encore, quand un sauf-conduit nous a été apporté par M. Pepoli en personne, avec l’avis que la flotte autrichienne faisait voile vers Ancône. Le vent contraire l’avait seule retardée jusque-là ; elle menaçait de jeter des troupes a Sinigaglia et de couper d’Ancône tout ce qui se trouvait encore à Pesaro. Sur cette menace, on fit les paquets à la hâte, et nous partîmes à la nuit dans notre ordre habituel, c’est-à-dire la Reine et son fils dans la première voiture, Mme Cailleau et moi dans la seconde. Chemin faisant, on s’aperçut que les voiles annoncées n’étaient pas en vue et que le débarquement dont on nous avait épouvantées ne paraissait pas dans le plan des Autrichiens ; ils ne pouvaient pas non plus courir la poste et nous poursuivre aussi vite que nous les fuyions. Ces considérations jointes à l’impossibilité où la Reine aurait été de supporter un plus long voyage nous firent nous arrêter à Fano. La maîtresse de l’auberge, jolie comme un ange, était mariée depuis trois mois et fort en peine de son jeune mari, qui l’avait quittée pour aller combattre dans l’armée de Sercognani. La Reine lui disant qu’on était tranquille de ce côté-là, elle répondit, ses beaux yeux pleins de larmes : « Il est peut-être tranquille, mais nous ne le sommes pas. » La Reine lui trouvait de la ressemblance avec Mme de Brack, et le prince avec Mme Récamier.

Charles, qui nous rejoignait avant-hier matin au moment où nous quittions Fano, arrivait dans la nuit de Forli, où il avait présidé aux obsèques du prince Napoléon. Une messe a été dite en grande pompe à la cathédrale. Le général Grabinski, le colonel Cataneo conduisaient le deuil, ayant derrière eux la garde nationale tout entière, le crêpe au bras, les prêtres et les confréries, enfin les habitans de la ville et de la campagne. Le cercueil a été déposé dans une chapelle, d’où le roi Louis le fera transporter à Florence. A peine cependant la cérémonie était-elle achevée que tous les figurans du cortège rentraient chez eux pour se cacher ou se déguisaient pour prendre la fuite. Les Autrichiens marchaient sur Forli où leur entrée était prévue pour le 24 au matin.

Ces détails pénibles ajoutaient à la tristesse du prince Louis. Nous côtoyions de très près la mer ; les vagues agitées nous jetaient leur odeur et nous berçaient de leur bruit mélancolique. Sinigaglia, jolie ville commerçante, une fois laissée derrière nous, nous découvrîmes bientôt Ancône qui, vue de ce côté, parait bien située et bien bâtie. Ici encore, la Reine devait loger au palais Leuchtenberg ; M. Bendoni, qui gère ce palais, et le général Armandi l’attendaient à l’arrivée. Elle a reçu aussi son neveu Camerata ; cette visite était un nouvel et cruel assaut qui la rappelait au sentiment de ses douleurs. Peu après, le comte a fait conduire au palais par une gouvernante, son fils, bambin de cinq ans, joli à ravir dans son petit habit de garde national. Comme les autres petits-neveux de l’empereur, cet enfant a le type des Bonaparte au plus haut degré.

Le Prince fut tout de suite voir l’état des défenses de la place. Une quantité de canons traînaient sans affût ; on s’occupait à peine de les monter, chose que les longues tergiversations des Autrichiens auraient cependant permis de faire plus tôt.

Le général Zucchi venait de faire connaître que, la position de Cattolica ne pouvant être défendue, il se retirait dans la direction de Pesaro. Quelques heures plus tard, arrivait la nouvelle d’un combat qui venait de se livrer à Rimini et qui ne pouvait plus être qu’une échauffourée sans conséquence, puisqu’enfin Cattolica était évacuée. Au contraire, un courrier de Sercognani apportait un message plein d’espérances.

Des voiles tricolores avaient été vues dans la Méditerranée ! Deux frégates étaient arrivées à Civita-Vecchia ! On ne savait pas au juste de combien d’hommes elles étaient chargées ni ce qu’elles venaient faire, mais sûrement c’était un secours que la France envoyait !

Malheureusement, les journaux de Paris reçus à Ancône le jour même démentaient ces espoirs chimériques. Ils confirmaient le fait de l’intervention autrichienne annoncée dès le 7 mars aux sujets du Pape par le cardinal Bernetti.

Ils publiaient le traité conclu le 3 mars entre la cour de Rome et celle de Vienne. 20 000 Autrichiens allaient occuper les Légations et la Marche d’Ancône ; ce nombre pourrait même être augmenté si les circonstances l’exigeaient. Le texte de cette convention étant reproduit sans commentaires, il devenait évident que le gouvernement de Paris en avait eu pleine connaissance et que rien ne pourrait désormais le tirer de son silence et de son immobilité.

Ces nouvelles désastreuses furent immédiatement transmises à la Reine. Le gouvernement bolonais tient ses séances au deuxième étage du palais Leuchtenberg, juste au-dessus de notre appartement. Elle savait que ces bonnes gens, sans aucune expérience des affaires, avaient la tête perdue de tout ce qu’il leur arrivait ; que les bourgeois d’Ancône demandaient une capitulation ; qu’Armandi, n’apercevant aucune issue, était disposé à traiter avec le Saint-Siège. Il avait heureusement, sous la main, pour pouvoir le faire, le cardinal Benvenuti, légat a latere qui, par décret spécial de la Providence, se trouvait être son prisonnier depuis quelques jours.

Les Autrichiens s’efforçaient de leur côté d’amener un dénouement pacifique en répandant une proclamation aux termes de laquelle une amnistie entière était promise aux insurgés, en échange du dépôt de leurs armes. Etaient seuls exceptés de cette mesure bénévole le général Zucchi et le prince Louis, qui devaient être fusillés aussitôt que pris.

Comme si ce n’était pas assez de cette menace, il a fallu que le prince fût attaqué hier soir d’un violent mal de tête ; la Reine a fait dresser pour lui un lit dans son boudoir. Un jeune docteur, découvert par Charles, n’a su qu’ordonner un bain de pieds et réserver son diagnostic. Mais, ce matin, M. Bendoni nous amène son médecin qui reconnaît la rougeole au premier coup d’œil. Toute sortie est interdite, il faut couvrir le malade et le faire transpirer. On devine l’émoi de la Reine. Les Autrichiens aux portes ! son fils paralysé par le mal ! Comment le guérir ? Comment le cacher ? Comment le tirer de là ?


VALERIE MASUYER.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 août.