La Reine Marie-Antoinette d'après les documents authentiques de Vienne

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La Reine Marie-Antoinette d'après les documents authentiques de Vienne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 63 (p. 642-686).
MARIE-ANTOINETTE
D'APRES LES DOCUMENS AUTHENTIQUES

Je n’étonnerai personne, pas même les écrivains distingués qui nous ont donné sur Marie-Antoinette des pages excellentes, en disant que ce n’est que d’hier qu’on peut espérer de retracer au vrai certaines parties de son histoire. Ce n’est que d’hier en effet que les archives de Vienne nous ont livré ce qu’elles contenaient de correspondances relatives à ce sujet, et les deux principaux recueils qui nous donnent ces précieux documens sont à peine entre les mains des lecteurs[1]. Le premier ouvrage publié par M. d’Arneth avait eu déjà, il est vrai, une édition promptement épuisée ; mais la seconde nous arrive, augmentée de lettres importantes et surtout des curieux papiers de l’abbé de Vermond. Le second ouvrage, qui a suivi de près, est un recueil de lettres échangées entre Marie-Antoinette et ses frères. L’intérêt de ce nouveau volume égale, s’il ne le dépasse, l’intérêt du précédent. La correspondance avec l’impératrice Marie-Thérèse nous avait montré dans Marie-Antoinette le vrai caractère de la femme, particulièrement dans les années de jeunesse et d’éclat ; la correspondance avec Joseph et Léopold nous montre la reine aux prises avec la politique et avec la révolution jusqu’au milieu de 1792. La double publication de M. d’Arneth est faite avec un grand soin et une grande loyauté littéraire ; le lecteur, pour peu qu’il apporte d’attention, sait immédiatement à quoi s’en tenir sur la provenance et la nature de chaque pièce. Que ces lettres publiées à Vienne soient parfaitement authentiques, nul ne s’est avisé d’en douter. Elles sont données soit d’après les originaux, soit d’après des minutes ou des copies officielles faisant partie de l’archive privée de l’empereur d’Autriche. Adressées primitivement et reçues à Vienne, au moins pour la plupart, ces lettres y sont restées dans les papiers du chef de la famille et voient le jour pour la première fois. Ce qui n’a pas été adressé tout d’abord à Vienne y est arrivé plus tard avec les papiers de Mercy ; il est donc impossible de souhaiter pour des documens historiques une origine mieux à l’abri de tout soupçon. Et sait-on pourquoi l’on a consenti à les tirer enfin d’une secrète archive ? C’est précisément, si j’en crois certaines confidences, parce qu’on n’a pas voulu qu’une mémoire respectée servît longtemps de jouet aux fabricateurs de lettres historiques.

Tel est en effet le double service que M. d’Arneth a rendu : en faisant connaître la vraie Marie-Antoinette, il a donné les moyens de confondre l’œuvre apocryphe qui nous a presque tous également trompés, éditeurs, critiques et lecteurs. Les documens qu’on nous offrait, habilement composés, flattaient avec adresse l’opinion publique dans son mouvement de réaction généreuse, et nous manquions de tout terme de comparaison. Nous ne connaissions pas le caractère de la femme, de sorte qu’on a pu, pour un instant, nous la présenter comme une caillette qui n’aurait été que sensibilité fausse et bel esprit. Nous ne connaissions pas non plus la reine et sa conduite politique, et il faut lire à ce sujet le nouveau volume de ses lettres à Joseph et à Léopold. Les documens publiés il y a trente ans environ sur ses relations avec la cour de Vienne ne nous avaient éclairés qu’à demi ; il y manquait la contre-partie, je veux dire les démentis aux lettres qu’avait dictées Barnave, donnés par la reine elle-même en des messages tout confidentiels que M. d’Arneth fait connaître pour la première fois.

La tâche serait double à profiter de la double occasion qui est offerte ; l’objet principal doit cependant être ici de restituer la vraie physionomie de la reine, et il suffit pour cela d’invoquer les seuls documens publiés d’après les archives de Vienne. Ce sera ici notre règle : on ne se servira que si cela devient nécessaire pour rendre à la vérité tout son relief du contraste que présentent les fausses couleurs des lettres apocryphes. Le lecteur demande-t-il dès maintenant avec inquiétude ce que devient la mémoire de la reine à la lumière des révélations posthumes, il faut, avant de répondre, savoir à qui l’on parle. Êtes-vous amoureux des fantômes légendaires et voulez-vous qu’on satisfasse à tout prix votre manie romanesque, la réalité, dans cette occasion ni dans aucune autre, ne répondra pas à votre factice idéal. — Êtes-vous au contraire épris de la vérité historique et morale, mais en même temps, dans ce cas particulier, prévenu à bon droit par un sentiment de pieuse équité ; refusez-vous, quoi qu’il en advienne, de préférer sciemment le mensonge ou l’erreur et de pratiquer enfin l’insulte de la flatterie posthume, vous aurez votre récompense. La légende allait achever son œuvre équivoque ; il n’y avait qu’à interdire les publications de M. d’Arneth, à fermer toute archive, à conserver soigneusement un demi-jour favorable, et puis à laisser circonvenir l’opinion par les pièges intéressés des faiseurs d’apocryphes, attentifs à la flatter et à l’encourager dans ses velléités instinctives. On aurait bientôt vu se dresser de toutes pièces une Marie-Antoinette modelée sur ce que souhaitait la réaction de notre temps : un type de reine toute douce et toute bonne, d’humeur modeste et bourgeoise, un modèle de résignation à tous les momens de sa vie, un mélange effacé de sensibilité romanesque et de bel esprit, de mélancolique tristesse et d’espièglerie naïve, quelques reliefs agréables sans aucune aspérité, en somme nul caractère et, quant à sa bonne renommée en présence d’un prochain avenir, nulle défense contre les efforts inévitables de la critique devenue d’autant plus soupçonneuse qu’elle aurait été mal éclairée. — Au lieu de cette maigre idole, inhabile à se protéger elle-même, voici que s’offre à nous maintenant une jeune princesse, une reine dont la hauteur d’âme était encore à peine connue. Ses erreurs comme femme seront de celles qui se peuvent montrer au grand jour, et l’histoire, avec l’autorité qui lui appartient, saura mieux que la légende confondre la calomnie. Ses erreurs comme reine s’expliqueront ; c’est à l’histoire encore de les juger sûrement, non sans tenir compte de la terrible gravité des temps, de la faiblesse, de la méchanceté et aussi de la solidarité humaine. Marie-Antoinette s’est trouvée engagée dans une double lutte : celle que lui créaient les circonstances difficiles où son mariage l’avait placée comme dauphine et comme reine, et celle qu’elle dut engager pendant la période révolutionnaire. La véritable histoire de sa vie est celle qui rend compte, par une interprétation désintéressée des plus sûrs témoignages, de cette lutte d’abord exclusivement morale, mais ensuite mêlée aux dernières âpretés de la politique. Il ne s’agit pas de ses années de martyre, qu’on peut croire désormais assez connues ; il suffit de les réserver, sans toutefois les mettre en oubli. Elles gardent à la critique, si, devenue sévère à l’excès, elle se croyait en droit d’accuser, le recours de la cruelle expiation noblement subie. Le souvenir en est présent, et ce n’est que justice s’il fait planer sur tous ces récits une pensée de pitié mêlée de repentir.

I

Jamais mariage princier ne fut plus entièrement dicté par la politique que celui qui destina Marie-Antoinette à devenir dauphine, puis reine de France. Choiseul avait depuis longtemps médité, préparé cette union, pour réparer les malheurs de la guerre de sept ans et pour tenir en échec la Russie et l’Angleterre ; la jeune archiduchesse entrant en France au commencement de mai 1770 semblait devoir être un gage de paix et de concorde européenne. A peine est-elle cependant mariée depuis six mois que les intrigues du duc d’Aiguillon, de l’abbé Terray et du chancelier Maupeou, secondées par la Dubarry, mettent fin au ministère et à la faveur de Choiseul. Que devient désormais au milieu de la cour de Versailles cette archiduchesse autrichienne, dauphine de France à quatorze ans et demi ?

Elle continue tout d’abord de chercher un appui dans l’affection de sa mère. Leur correspondance authentique, récemment publiée pour la première fois par M. d’Arneth, a été une lumière imprévue. C’était en premier lieu un jour nouveau sur cette grande figure de Marie-Thérèse, impératrice pendant quarante années, qu’elle passa dans une lutte opiniâtre pour soutenir contre d’ambitieux voisins ou contre de redoutables amis intérieurs le faisceau mal uni des immenses possessions de la maison d’Autriche. Mère de seize enfans, parmi lesquels il y eut deux empereurs et deux reines, elle étonna le XVIIIe siècle à la fois comme femme et comme souveraine ; peut-être égale par ses talens à Frédéric II et à Catherine la Grande, elle leur eût été supérieure, n’eût été le partage de la Pologne, par l’honnêteté de sa vie publique comme par celle de sa vie privée. En lisant la correspondance authentique d’une telle mère avec Marie-Antoinette, on a été très frappé des reproches interminables et des obsessions de chaque jour jusque sur les plus intimes détails ; on a été tenté de prendre le parti de la jeune dauphine contre une sollicitude maternelle qui paraissait excessive. Il faut bien se rappeler cependant qui était Marie-Thérèse et combien sa fille était jeune et abandonnée. Qu’on se reporte par la pensée au milieu de ces grandes familles souveraines de la fin du XVIIIe siècle : elles étaient peu nombreuses, celles qui savaient entrevoir que leur empire allait cesser et qui disaient comme le roi Louis XV : « Après moi, la fin du monde ! » La plupart, trop fières pour mal augurer de leur lendemain, avaient encore de leur souveraineté l’idée la plus haute. Marie-Thérèse en revendiquait tous les droits, mais en acceptait pour les siens comme pour elle-même toute la responsabilité. De là ses premières craintes au sujet de sa fille, qui devait accepter tant de nouveaux devoirs ; mais combien d’ailleurs son affection est profonde et tendre, et par quels témoignages elle tempère ses rigueurs ! Peut-être Marie-Antoinette, à ses heures les plus brillantes, n’a-t-elle jamais recueilli de plus précieux hommages que ces aveux d’une mère à la fois sévère et charmée : « Vous avez quelque chose de si touchant dans toute votre personne qu’on a peine à vous refuser ; c’est un don de Dieu dont il faut le remercier et s’en servir pour sa gloire ou pour le bien d’autrui. » Et encore : « Je suis toujours sûre du succès si vous entreprenez une chose, le bon Dieu vous ayant douée d’une figure et de tant d’agrémens, jointe avec cela votre bonté, que les cœurs sont à vous si vous entreprenez et agissez. »

Marie-Thérèse se montra fort troublée de la disgrâce de Choiseul, échec pour sa propre politique et pour le crédit personnel de la dauphine, et c’est à partir de ce moment surtout que sa correspondance devient inquiète et grondeuse. Qui donnera dans ce Versailles des conseils expérimentés à sa fille ? Ce ne peut être le dauphin, qui a seize ans ; ce sera, dans sa pensée, Mercy, et puis, en sous-ordre, Vermond. Mercy, depuis plusieurs années déjà ambassadeur d’Autriche auprès du cabinet de Versailles, et qui devait conserver ce poste difficile jusque dans les temps où il deviendrait des plus périlleux, allait être en effet l’unique confident que Marie-Antoinette eût près d’elle ; c’est lui désormais qui rend et commente toutes les pensées de l’impératrice-mère, et c’est par lui que passent toutes les lettres pour Vienne. Ce que doit être cette correspondance entre Marie-Thérèse et sa fille, il semble, maintenant qu’on a les pièces authentiques, si conformes aux deux caractères, qu’on eût dû le deviner. Marie-Antoinette, cédant tout d’abord aux entraînemens de son entourage, commet des imprudences de nature à porter atteinte à sa bonne renommée et à son crédit ; les circonstances mêmes de sa vie tout intérieure sont faites pour attrister sa mère. On conçoit donc que les lettres de l’impératrice, portant l’empreinte de son anxiété, mais aussi de son caractère impérieux et de son esprit méthodique, soient une série d’interrogatoires sévères auxquels il faut qu’on réponde rigoureusement. C’est ce que montre tout le volume publié par M. d’Arneth. Marie-Antoinette y écrit par courts paragraphes, dont chacun répond presque exactement, — sa mère l’exige, l’y rappelant au besoin, — à chacun des points précédemment touchés par elle-même. Point de développemens en général, point de récits, très peu d’anecdotes, peu de plaisanteries, surtout point de bel esprit. Ce ne sont pas des billets élégans et bien tournés qu’on demande : il s’agit de lettres d’affaires et d’affaires les plus graves ; les grâces du style ne seraient qu’une preuve de plus d’un penchant vers cette coquetterie française dont il faut qu’on se garde à tout prix. On aura donc dans le volume de M. d’Arneth précisément le contraire de ce que présente la correspondance apocryphe qu’ont admise les deux recueils, français. Là, Marie-Antoinette écrivant à sa mère a pour chaque lettre un sujet particulier qui l’entraîne à un récit, à un tableau, à une mise en scène, à des portraits. Elle a toute une lettre sur la mort de Louis XV, une lettre sur la vie à Compiègne, une lettre sur une prise de voile à Saint-Cyr, une lettre sur Mme Elisabeth, tout cela avec un luxe d’anecdotes, de saillies, d’allusions, de réticences, destiné à faire de chacun de ces morceaux un petit drame capable d’égayer quiconque ne se préoccupe pas de la vérité morale.

Entre autres bonnes raisons pour que la jeune Marie-Antoinette n’eût pas l’esprit et la main si prestes à une correspondance d’allure anecdotique et littéraire, il faut bien citer son imparfaite éducation, sur certains articles principaux si étrangement négligée. C’est un point dont nous étions fort mal instruits, et sur lequel nous sommes aujourd’hui parfaitement édifiés. La jeune archiduchesse avait pu avoir des maîtres de danse et de déclamation, de langue italienne et de diction française, de dessin et de musique, un Métastase, un Noverre, un Sainville ; elle-même n’en accusait pas moins plus tard, Mme Campan l’atteste, ce qu’elle appelait « la charlatanerie de son éducation. » Les dessins qu’on montrait d’elle à Vienne étaient entièrement (c’est elle qui l’a dit) d’une autre main, et elle a raconté qu’une de ses institutrices lui traçait à l’avance ses lettres au crayon. Pour tout dire, lorsqu’elle arrive en France en mai 1770, la dauphine est peu familière avec l’art vulgaire de l’écriture. Ce n’est pas qu’habituée à la langue allemande elle ait à surmonter l’obstacle d’une langue étrangère ; il ne s’agit pas non plus de nuances sur lesquelles on doive appeler des experts : c’est en réalité une enfant de quatorze ans et demi qui ne sait pas tenir et diriger sa plume, qui trace des lettres informes, salit le papier et n’est qu’à peine lisible. Si l’on n’en veut pas croire l’unique témoignage des fac-simile donnés par M. d’Arneth d’après la double série des lettres à Marie-Thérèse et des billets à Mercy, on peut y ajouter celui de nos propres archives et celui des registres de l’ancienne paroisse du château de Versailles : ici et là on rencontrera les preuves d’une parfaite analogie, d’une incontestable identité avec les documens de Vienne. Tout le monde comprend que ce ne sont pas ici d’insignifians détails. Cette information nouvelle sert à deux choses : d’abord elle nous fournit une des preuves extérieures et, comme on dit, matérielles pour confondre l’œuvre apocryphe. Quelle était, en l’absence de toute bonne indication de provenance, l’unique raison sur laquelle on appuyait la prétendue authenticité des lettres à Marie-Thérèse que les deux recueils français avaient admises[2] ? C’était l’existence d’originaux et de minutes autographes. Or il se trouve que les fabricateurs ont ignoré, comme tout le monde, cette première et informe écriture, successivement transformée, de Marie-Antoinette, et leurs documens, portant avec eux-mêmes leur condamnation, offrent pour toutes les premières années le caractère d’écriture qui n’a été celui de la reine qu’après 1780. Un seul regard sur ces documens comparés suffirait à une foule réunie pour la convaincre. En second lieu, cette information est de nature à nous faire mieux comprendre la correspondance authentique entre Marie-Thérèse et sa fille. L’impératrice, qui avait eu le grand tort de ne pas veiller d’assez près à cette éducation, est humiliée, — c’est sa propre expression, — quand elle reçoit les premières lettres de la dauphine, et au nombre de ses pressans conseils, que l’on entend mieux désormais, elle place en première ligne le conseil tout pratique de prendre des leçons d’écriture. De plus, l’inexpérience de Marie-Antoinette dut évidemment, pendant quelques années au moins, restreindre et le nombre et l’essor, représenté à tort comme si brillant, de ses correspondances ; peut-être y gagnons-nous en revanche ce caractère de sérieuse intimité qui nous permet de saisir déjà quelques traits principaux de la vraie physionomie de la reine.

Son éducation a pu être sur quelques points, même importans, superficielle et inachevée ; elle n’en a pas moins reçu un fort enseignement moral, puisé soit dans les exemples respectés de l’impératrice sa mère, soit dans l’esprit de race et dans le sentiment de sa haute naissance. Cette dauphine de quatorze ans et demi peut bien ne pas savoir très familièrement écrire ; elle n’en est pas moins la personne de sang impérial singulièrement supérieure à la femmelette qu’on nous a offerte. Elle n’exprime pas, quand elle écrit, de sinistres pressentimens que sans doute elle n’a pas conçus : la pensée qu’un futur désastre pût monter assez haut pour l’atteindre n’est pas entrée dans son esprit. Sa vraie correspondance ne la montre à l’avance ni étonnée ni dégoûtée des grandeurs. Ce n’est pas elle qui a écrit à ses premières heures de royauté : « Quelque chose me serre à la gorge comme un étau ; j’ai des momens de frisson ; j’ai comme peur, et le roi me disait tout à l’heure qu’il était comme un homme tombé d’un clocher. » Bien plutôt elle écrit dans la lettre authentique du 14 mai 1774 : « Quoique Dieu m’a fait naître dans le rang que j’occupe aujourd’hui, je ne puis m’empêcher d’admirer l’arrangement de la Providence, qui m’a choisie, moi la dernière de vos enfans, pour le plus beau royaume de l’Europe. Je sens plus que jamais ce que je dois à la tendresse de mon auguste mère, qui s’est donné tant de soins et de travail pour me procurer ce bel établissement… » C’est ici son vrai langage ; quelle que soit sa jeunesse et quelle que soit son inexpérience, elle est née sur les marches d’un grand trône, elle est fille de Marie-Thérèse.

La hauteur d’âme, peut-être inspirée par l’esprit de race, voilà un premier trait personnel à Marie-Antoinette, et il n’est pas besoin d’attendre son temps de malheur pour voir ce trait s’accuser avec un remarquable relief. — La sincérité l’accompagne et se montre surtout en une vive lumière dans la correspondance authentique des premières années. Ses impressions sont vives ; sa parole et sa plume ne le sont pas moins à rendre par des expressions fortes ce qu’elle a profondément senti. De là ses invincibles mépris pour quelques-unes des personnes de son intime entourage, par exemple pour Monsieur, comte de Provence. Où rencontrer des paroles plus dédaigneuses que celles dont elle le flétrit dans une lettre à sa mère ? « A un caractère très faible il joint une marche souterraine et quelquefois très basse ; il emploie, pour faire ses affaires et avoir de l’argent, de petites intrigues dont un particulier honnête rougirait. » Et sur le comte d’Artois : « Je sais l’arrêter dès qu’il commence des polissonneries. » Sur ses belles-sœurs enfin : « La comtesse d’Artois a un grand avantage, celui d’avoir des enfans ; mais c’est peut-être la seule chose qui fasse penser à elle. Pour Madame, elle a plus d’esprit, mais je ne voudrais pas changer de réputation avec elle. »

La hauteur et la sincérité d’âme de Marie-Antoinette paraissent dans leur plus beau jour à propos d’un intéressant épisode où intervient la Dubarry. Il vaut la peine d’y insister avec la correspondance authentique parce que la vérité morale y éclate et étonne. La disgrâce de Choiseul avait inspiré, on l’a vu, de sérieuses craintes à Marie-Thérèse comme impératrice et comme mère. De là ses instances auprès de sa fille pour que, s’éloignant de Mesdames tantes et du parti contraire à la favorite, elle se fasse bien venir de celle-ci en n’affectant envers elle nulle attitude blessante et nulle raideur. La dauphine cependant, étrangère à ces calculs, n’écoute que sa fierté d’archiduchesse et sa naïve pudeur de quinze, ans. A peine est-elle arrivée depuis deux mois à la cour de France, elle écrit déjà à sa mère : « Le roi a mille bontés pour moi, mais c’est à faire pitié la faiblesse qu’il a pour Mme Dubarry, qui est la plus sotte et impertinente créature qui soit imaginable. » Un tel langage sur le compte de la maîtresse royale devenait dangereux au lendemain de son nouveau triomphe ; aussi voit-on l’impératrice Marie-Thérèse insister, presser, exiger, si bien que le 13 septembre 1771 la pauvre dauphine n’y tient plus. Malgré son respect profond pour sa mère, elle lui répond avec une sorte d’impatience qui a bien sa dignité : « J’ai des raisons de croire que le roi ne désire pas de lui-même que je parle à la Barry ; cette femme et sa clique ne seraient pas contentes d’une parole, et ce serait toujours à recommencer. Vous pouvez être assurée que je n’ai pas besoin d’être conduite par personne pour tout ce qui est de l’honnêteté. » Elle revient encore à ce sujet à la fin de la même lettre : « Pour vous faire voir l’injustice des amis de la Barry, je dois vous dire que je lui ai parlé à Marly ; je ne dis pas que je ne lui parlerai jamais, mais je ne puis convenir de lui parler à jour et à heure marqués pour qu’elle le dise d’avance et en fasse triomphe. Je vous demande pardon de ce que je vous ai mandé si vivement sur ce chapitre ; si vous aviez pu voir la peine que m’a faite votre chère lettre, vous excuseriez bien le trouble de mes termes. » Une autre que Marie-Thérèse aurait craint d’aller plus avant ; mais elle, avec une infatigable ardeur qui ne connaît ni attendrissement ni faiblesse, répète incessamment ce qu’elle a tant de fois recommandé. Même, prenant le ton d’accusatrice, elle reproche à sa fille d’oser manquer au roi dans ce qu’il souhaite : « Vous ne devez connaître ni voir la Barry, dit-elle, d’un autre œil que d’une dame admise à la cour et à la société du roi. Vous êtes la première sujette de lui, vous lui devez obéissance et soumission… Si on exigeait des bassesses, des familiarités, ni moi ni personne ne pourrait vous les conseiller, mais une parole indifférente, de certains regards, non pour la dame, mais pour votre grand’père, votre maître, votre bienfaiteur… » La dauphine paraît se résigner devant cette insistance : « Les amies et amis de cette créature, écrit-elle, n’ont pas à se plaindre que je la traite mal. » Qui ne comprend qu’en écrivant ces lignes elle a les yeux voilés de secrètes larmes ? Le dépit l’étouffe ; elle lutte péniblement entre une irritation lentement accrue et sa respectueuse affection pour sa mère, et puis elle se relève, elle s’écrie : « Je sacrifierai mes préjugés et répugnances tant qu’on ne me proposera rien d’affiché et contre l’honneur ! » — Croira-t-on que cette même dauphine éloquente et fière, cette même impératrice si inquiète, aient l’une écrit et l’autre accepté de sang-froid, précisément au moment de cette lutte, le portrait de genre que voici : « Reste Mme Dubarry, dont je ne vous ai jamais parlé. Je me suis tenue devant la faiblesse avec toute la réserve que vous m’aviez recommandée… Elle a une cour assidue, les ambassadeurs y vont… J’ai, sans faire semblant d’écouter, entendu dire sur cette cour des choses curieuses : on fait foule chez elle comme chez une princesse ; elle fait cercle, on se précipite, et elle dit un petit mot à chacun. Elle règne. Il pleut dans le moment où je vous écris, c’est probablement qu’elle l’aura permis. Au fond, ce n’est point une méchante femme, c’est plutôt une bonne personne… » Ainsi parle la dauphine suivant la correspondance apocryphe ; vit-on jamais contradiction morale plus flagrante et conciliation plus impossible ? Qui préférera-t-on après cela, puisqu’il faut absolument choisir ? La Marie-Antoinette bel esprit, celle qui ne veut pas renoncer au plaisir de tracer un portrait agréable, et qui, pour ne causer de peine à personne, pas même aux lecteurs et lectrices de notre temps, se montre indulgente et toute bonne, ou bien cette fière petite dauphine de quinze ans, qui ne veut pas s’incliner devant le scandale de la maîtresse en titre, et tient tête sur cet article, trois années durant, à une mère telle que Marie-Thérèse !

Ce n’est pas à dire que la reine ait manqué de qualités affectueuses ; elle avait au contraire un continuel désir d’intimité et de familiarité. Aussi lui cherche-t-on d’autres amitiés que celle de sa mère, avec qui les relations de correspondance ne pouvaient s’établir sur un pied assez égal. N’avait-elle pas apporté de Vienne le secours de quelque étroite amitié d’enfance qui lui ouvrît un cœur, un cœur de femme et de sœur, par exemple, auquel elle pût demander au besoin la consolation et l’appui des plus intimes confidences ? La tentation était forte pour les fabricateurs de lettres : ils y ont cédé[3] ; mais le choix qu’ils ont fait d’une des sœurs de Marie-Antoinette s’est trouvé des plus malheureux, car cette « chérissime sœur, » cette « sœur adorée, » comme ils disent, âgée de treize ans de plus que la reine, lui inspirait en réalité fort peu de confiance ou même lui était presque antipathique : Marie-Antoinette la tenait pour jalouse et médisante à son endroit, et lui attribuait volontiers quelques-uns des mauvais propos qui couraient sur son compte à Vienne. Elles s’étaient très rarement écrit avant le voyage que cette Marie-Christine, devenue gouvernante des Pays-Bas, fit en France pendant l’année 1786. Les papiers de Vermond, récemment publiés par M. d’Arneth, nous ont apporté sur ce sujet de nouvelles et curieuses preuves à ajouter à celles qu’on avait déjà. La reine avait-elle d’ailleurs ces deux tendances, ces deux notes que lui prête à chaque instant la correspondance supposée : la mélancolie romanesque et l’esprit littéraire ? On peut affirmer le contraire. Elle n’a pas écrit, en arrivant comme dauphine en France : « Que dirait notre bonne mère, si elle me savait plutôt disposée à rebrousser chemin qu’à courir à l’exil ? Oui, l’exil : destinée cruelle que celle des filles du trône ! .. » Pour ce qui est de l’expression spirituelle, il ne faudrait pas dire qu’il n’y en ait aucune trace dans la correspondance authentique. On trouve dans la seconde édition du livre de M. d’Arneth une lettre à Rosenberg où, parlant des ouvrages mécaniques auxquels se livre le roi, Marie-Antoinette ajoute : « Mes goûts ne sont pas les mêmes que les siens. Vous conviendrez que j’aurais assez mauvaise grâce auprès d’une forge ; je n’y serais pas Vulcain, et le rôle de Vénus pourrait lui déplaire beaucoup plus que mes goûts, qu’il ne désapprouve pas. » Voilà du trait ; mais combien de tels exemples sont rares ! On en trouverait à peine un second. La vraie Marie-Antoinette peut bien rencontrer des façons de parler heureuses et justes, car son intelligence est naturellement droite et nette : elle a des mots qu’elle assène fortement quand elle est dominée par un sentiment grave, elle n’est donc pas dépourvue de ce qu’on appelle de l’esprit ; mais la note précise et savante de l’expression littéraire, il est permis d’affirmer qu’elle ne l’a pas. Elle n’est ni assez instruite ni assez douée pour cela ; ne cherchons pas ici une sémillante duchesse de Bourgogne.

On a beaucoup de preuves que Marie-Antoinette entretenait avec sa sœur de Naples une correspondance assez active, et ces lettres-là n’ont pas été publiées ; rien cependant n’autorise à croire qu’elles aient dû offrir ce caractère d’intimité que nous cherchons : elles passaient d’ailleurs généralement par Vienne, où sans doute elles étaient lues. Ainsi donc, sauf sa mère, qui est loin et dont l’humeur est impérieuse, elle ne rencontre dans sa famille aucune confidente amie. A Versailles, il ne faut pas parler de Mesdames tantes, que leur âge et leur caractère éloignaient d’elle. Si elle entretient de bons rapports avec ses deux belles-sœurs, c’est tout juste, on l’a vu, dans la limite des souhaitables convenances. On conçoit au milieu de cet abandon l’entière influence de ses amitiés privées, avec Mme de Lamballe d’abord, puis avec Mme de Polignac ; ces amitiés avaient seulement le tort de favoriser sa nonchalance et quelquefois son goût du plaisir. Sans doute Marie-Antoinette allait devoir à sa fierté native la meilleure protection contre toute chute ; cependant, pour qu’elle échappât aussi, dans un âge si peu avancé, dans une position si fort en vue et si périlleuse, à toute inconséquence, à toute légèreté, il lui eût fallu autour d’elle, plus près que n’était désormais sa mère, une direction respectée s’imposant de haut à sa conscience, à sa raison, à son cœur. Elle n’avait malheureusement rien trouvé de pareil dans son mariage.

Sur le caractère personnel de Louis XVI, les dernières publications ne font guère que confirmer ce que l’on connaissait déjà. Le recueil de M. Feuillet de Conches nous montre en action, par une abondante série de petits billets ou de simples ordres adressés à ses ministres, les louables commencemens d’un roi si profondément touché du bien public. Ces billets ne nous apprennent rien de bien nouveau, car on savait l’abandon par le nouveau souverain des droits de joyeux avènement, l’inoculation, les changemens de ministères, etc. Il y a pourtant un certain intérêt à suivre Louis XVI décidant lui-même l’accomplissement de chacune de ces mesures ; d’ailleurs ces billets ne sont pas toujours secs et brefs : par instans il semble qu’on entende les entretiens du roi avec les hommes vertueux dont il se barricadait : « Je vous renvoie signé votre projet de déclaration, mon cher Malesherbes… Grâce à vos lumières, j’espère réaliser d’importantes améliorations durant mon règne ; vous êtes de ces hommes à qui on n’a pas besoin de dire de redoubler de zèle. » — Ou encore : « J’ai lu avec soin, mon cher Turgot, tous les mémoires que vous m’avez remis au conseil, et les six projets d’édits ; j’étais bien aise d’en apprécier les détails seul et dans mon cabinet… Plus j’y pense, mon cher Turgot, et plus je me répète qu’il n’y a que vous et moi qui aimions réellement le peuple. » Ce langage, en même temps élevé et familier, ne manque pas de produire son effet… excepté sur quiconque a lu dans ce même premier volume de M. Feuillet de Conches, à la page XIIe de l’introduction, l’utile avis donné par l’éditeur lui-même qu’il y a de par le monde des lettres fausses de Louis XVI, et qu’un des meilleurs signes du caractère apocryphe de ces lettres est l’expression « mon cher » attribuée au roi écrivant à ses ministres, « familiarité en dehors de toutes ses habitudes. » — Chacune des deux pièces que nous venons de citer étant malgré cela publiée ici, nous assure-t-on, d’après l’autographe, le lecteur oublie naturellement la remarque de l’introduction pour ne s’en rapporter qu’aux textes ; il s’en applaudit en remarquant que les malencontreuses lignes ont disparu de l’introduction d’un second tirage du même volume ; mais par malheur voilà que les mêmes textes dont on semble avoir voulu revendiquer par cette suppression l’intégrité sont, dans ce second tirage, réimprimés avec des changemens ! « J’ai lu avec soin, monsieur Turgot, tous les mémoires que vous m’avez remis… » et « je vous renvoie signé votre projet de déclaration, monsieur… » Ne sachant plus que croire, le lecteur entre nécessairement en défiance contre les documens qu’on lui offre et se prépare à ne les admettre qu’après examen. Bien lui a pris, s’il a dû tomber après cela sur une lettre voisine, dans le même volume de M. Feuillet de Conches, où l’on fait dire à Louis XVI un samedi qu’il ira le lendemain à la procession de la Fête-Dieu, comme si tout le monde ne savait pas que cette fête, avant le concordat, n’avait lieu que le jeudi, — ou bien encore s’il rencontre une prétendue lettre du roi, datée du 14 janvier 1775, disant qu’il a été entendre à Paris l’opéra d’Iphigénie en Aulide de Gluck, et qu’il en a été charmé. Ne sait-on pas que Louis XVI, depuis son avènement, ne venait point de Versailles aux spectacles de Paris ? il n’y assista que lorsqu’il fut prisonnier dans la capitale. Ce pouvait être par un effort de réaction morale contre le règne de Louis XV ; c’était aussi qu’il avait peu de goût soit pour la musique, soit pour ce que la scène française pouvait offrir de plaisirs élevés. Marie-Antoinette, qui voulait lui procurer quelque distraction, avait imaginé de lui donner des spectacles « dans l’intérieur, » comme on disait, c’est-à-dire à Trianon, à Choisy. Des parodies, des parades d’un goût équivoque l’amusèrent : « On peut juger par là, disent les Mémoires secrets, combien sa majesté a encore l’ingénuité du bel âge et aime à rire. On était assez embarrassé jusqu’à présent de lui connaître aucun goût en fait de théâtre, et le voilà découvert… » Le chroniqueur ajoute : « On ne croit pas que la reine se plaise infiniment d’elle-même à ce genre de spectacle, mais son dessein d’amuser le roi l’a engagée à s’y prêter et à affecter de le goûter. » Tout cela rend déjà peu vraisemblable la lettre qu’on prête à Louis XVI. Pour arriver à la certitude sur le caractère apocryphe de cette pièce, il n’y a plus qu’à ouvrir l’Almanach des spectacles, ou les Mémoires secrets, ou dix autres ouvrages ; partout on a le récit de cette représentation du 13 janvier 1775. La cour avait tout récemment quitté le deuil de Louis XV, et Marie-Antoinette venait pour la première fois comme reine au théâtre ; elle eut une ovation aux premiers mots de ce chœur : Chantons, célébrons notre reine,… hommage éphémère qui devait se renouveler pour elle, à propos du même opéra et des mêmes paroles, mais au milieu de bien autres circonstances, dix-sept ans après, le 28 décembre 1791. La soirée du 13 janvier 1775 n’avait pas dû passer inaperçue, et en effet les écrits du temps la décrivent en détail : la reine y était accompagnée de Madame et de Monsieur, du comte et de la comtesse d’Artois, mais du roi il n’est jamais question. Il n’y était pas et n’a donc pas pu écrire la lettre supposée.

Que ne recueillait-on, au lieu d’accepter des pièces qu’un examen attentif aurait si aisément démontrées fausses et dont la provenance devait être équivoque, toutes les lettres fort authentiques de Louis XVI que renferme notre riche dépôt des Archives générales ? On aurait pu donner de la sorte, au prix de courtes et faciles recherches, un grand nombre de documens précieux pour l’histoire générale sans attendre que ce service nous fût rendu par M. d’Arneth. Si les archives de Vienne possèdent par exemple les originaux des lettres de Louis XVI à Joseph II, nous en avons les minutes : c’est le cas du moins pour plusieurs pièces du récent volume publié à Vienne. La correspondance particulière du roi avec Vergennes, conservée aussi dans nos Archives générales, aurait fourni d’excellentes pièces, parfaitement inédites et authentiques, et donnant sur une foule d’affaires importantes la pensée intime et les réflexions de Louis XVI. Rien de plus intéressant que de suivre dans ces documens manuscrits le travail patient, scrupuleux, exact, de ce chef d’état qui veut accomplir dignement sa tâche. Vergennes, ministre des affaires étrangères, envoie avant chacune de ses conférences avec le roi des notes, des résumés, des questions, des comptes-rendus, et souvent Louis XVI, pour mieux préparer ou pour abréger le travail de la prochaine conférence, donne par écrit au ministre, sous forme de lettres autographes et signées, ses avis, ses résolutions, ses ordres ; ainsi s’engage une correspondance qui n’est destinée à nulle autre personne, et dans laquelle prennent place les communications secrètes et les confidences. Louis XVI n’y épargne pas sa peine : il va jusqu’à copier de sa main, pour les faire connaître au ministre sans se dessaisir des originaux, les lettres qu’il reçoit directement des autres souverains, par exemple du roi d’Espagne. On reconnaît, pour tout dire, ce souverain bien intentionné, à l’âme honnête, à l’esprit droit et exact, qui, dans un temps moins agité, sur une scène moins vaste, eût été un excellent roi. Le contraste est singulièrement frappant entre ces lettres d’affaires des premières années du règne, qui sont intelligentes, nettes, très dignes, et les lettres personnelles émanées de la même plume pendant les années de lutte. Nous ne parlerons pas, encore une fois, de la dernière période, celle du martyre ; tout en pensant qu’il faut désormais ne plus admettre aucune pièce attribuée à Louis XVI et à Marie-Antoinette sans une recherche préalable d’authenticité, nous n’en savons pas moins de science certaine combien l’excès du malheur a élevé l’âme du roi et l’âme de la reine : ils ont combattu l’un et l’autre un dernier et rare combat d’où ils ont conquis une suprême gloire ; mais les cruels débats qui ont précédé ont montré Louis XVI accablé par les difficultés et s’affaissant sous leur poids. Ses lettres deviennent alors indécises, confuses, presque illisibles : je n’en veux pour preuve que sa longue lettre d’affaires à M. de Breteuil, du 3 décembre 1791, document si curieux pour son histoire et que nous avons fait connaître ici pour la première fois. Si nous avions donné cette pièce tout entière, comme il faudrait le faire dans un recueil de documens, on y aurait trouvé des passages absolument incompréhensibles, tant l’expression en est imparfaite : on n’imagine pas une telle confusion d’idées et de mots ; cet esprit qui paraissait se mouvoir à l’aise dans la sphère relativement paisible de la première moitié du règne, une fois en présence de la lutte, devenue terrible il est vrai, se trouble et balbutie. C’est le contraire, nous le verrons, qui est arrivé pour Marie-Antoinette. — Pourquoi n’avoir pas donné, quand cela était si facile, les sincères documens qui eussent mis en relief ces intéressantes variétés d’esprit et de caractère et en même temps servi la cause de l’histoire ?

Si les récentes publications françaises ne nous apprennent rien de nouveau sur Louis XVI et tendent plutôt au contraire à nous donner le change sur quelques traits de sa physionomie, les deux volumes de M. d’Arneth nous édifient complètement sur les dangers que le timide caractère du roi devait créer à Marie-Antoinette comme femme et comme reine. À cette dauphine de quatorze ans et demi on avait donné un mari qui n’avait pas seize ans. C’était une suite des habitudes royales et princières du précédent siècle. Le sentiment monarchique ou aristocratique suppléait-il chez ces privilégiés à ce qui leur manquait d’autorité par l’infériorité de l’âge ? En tout cas, le jeune dauphin n’avait plus même cette complète défense : ses propres qualités, en lui inspirant certains dégoûts du passé, le désarmaient ; l’initiative de l’homme ne venait pas combler le vide que laissaient la désillusion et le renoncement chez le dernier héritier de tant de grandeur et de tant de fautes. Marie-Antoinette au contraire, indépendamment de sa nature plus vive et plus haute, avait encore ce fier sentiment de la race qui suffisait à l’animer et à la soutenir. Son mariage a été tout politique : elle le sait et apprécie à sa juste valeur l’avantage d’avoir été choisie, comme elle dit, pour le plus beau royaume de l’Europe ; mais d’autres sortes d’illusions, elle n’en a guère : on la voit, dans les lettres authentiques à Marie-Thérèse, qui se préoccupe de « former, » comme elle dit, en même temps que d’amuser son époux. Tantôt elle lui apprête des spectacles dans son intérieur, tantôt elle l’engage à donner à souper une fois la semaine. « C’est le meilleur moyen, dit-elle, d’empêcher qu’on ne l’entraîne à de mauvaise compagnie comme son grand-père ; cela est encore bon pour diminuer la familiarité qu’il aurait pu avoir avec ses valets. » Elle sourit d’abord à sa gaucherie naturelle. Par exemple, écrivant pour la première fois à sa mère après son avènement à la royauté, elle vient d’obtenir que son mari ajoute au moins quelques lignes de compliment au bas de la lettre qu’elle envoie. Louis XVI, précisément gêné sans doute par la nécessité de trouver quelque chose d’aimable et par cette continuelle défiance de lui-même qui le privait de ses propres ressources, écrit six ou sept lignes qu’il termine ainsi : « Je serais enchanté, ma chère maman, de vous contenter et de vous marquer par là tout mon attachement et la reconnaissance que j’ai que vous avez bien voulu m’accorder votre fille, dont je suis on ne saurait plus content. » Là-dessus Marie-Antoinette reprend la plume et dit à sa mère : « Vous voyez, par la fin de son compliment, que quoiqu’il ait beaucoup de tendresse pour moi il ne me gâte pas par ses fadeurs ! »

Cependant voilà déjà quatre ans de mariage, et il n’y a encore d’héritier qu’un fils de la comtesse d’Artois. Chacune des sœurs et belles-sœurs est devenue mère : la reine seule n’a pas répondu à l’attente de tout un peuple et aux vœux incessans de l’impératrice. Il faut lire dans la correspondance authentique combien elle souffre de ces retards : ces joies qui l’entourent la suffoquent par le retour sur elle-même. « La nonchalance n’est pas de mon côté, » s’écrie-t-elle, et puis, tâchant de se résigner, elle résume dans un mot d’une incroyable amertume son étonnement, sa déception, son humiliation. Après ce qu’elle a dit mainte fois de ses beaux-frères, elle ajoute : « Si j’avais à choisir un mari entre les trois, je préférerais encore celui que le ciel m’a donné ! » C’est le moment de son plus profond découragement, et c’est le moment aussi de ses dissipations extrêmes. Marie-Thérèse n’obtient plus, dans cette même année 1776, ni lecture ni étude de musique ; un achat de bracelets de 250,000 livres dont Marie-Thérèse fut particulièrement affligée est du mois d’août. L’impératrice écrit enfin désespérée, à la date du 1er octobre, ce billet pour l’abbé de Vermond, qui marque bien le point culminant de cette biographie morale :


« Je suis bien touchée de vos services et attachement, qui n’ont pas d’exemple ; mais je le suis aussi de l’état de ma fille, qui court à grands pas à sa perte, étant entourée de bas flatteurs qui la poussent pour leurs propres intérêts. Dans ces circonstances, ma fille a besoin de vos secours. Mercy et moi espérons que vous ne vous refuserez à nos souhaits et tâcherez de traîner votre retraite jusqu’après l’hiver ; si alors les choses ne changent, je ne saurais exiger de vous de nouveaux sacrifices, sans en pouvoir espérer du changement, et j’aurai en toute occasion et à tout événement pour vous toute estime et reconnaissance.

« Post-Scriptum. — Étant logée à Schönbrunn dans les chambres où ma fille a été, je me trouve à la même place où vous avez eu vos conversations ; jugez combien j’en suis affectée. »


Mme Campan, jalouse, peut avoir médit de l’abbé de Vermond. Cet éloquent billet, écrit par une mère, et les lettres de l’abbé à Mercy que M. d’Arneth vient de publier l’absolvent au point de vue de l’honnêteté et de la conscience. Vermond, nous le savons aujourd’hui, était fidèle et zélé, mais ses papiers montrent bien qu’il manquait de crédit personnel auprès de la reine et déplaisait à Louis XVI ; ce n’était donc pas lui qui pouvait mettre un terme à la situation dont on gémissait. Un si grand service vint seulement de Joseph II, frère de Marie-Antoinette. Son voyage à Paris en 1777 lui donna occasion de faire accepter et de la reine et du roi d’intimes avis qui amenèrent une heureuse transformation. Marie-Antoinette, privée jusqu’alors de ce qui pouvait affermir son crédit et assurer sa dignité d’épouse et de reine, s’était laissé entraîner sur une pente dangereuse. Mère d’un dauphin, elle se retrouvera elle-même, et le bonheur paraîtra lui sourire pendant quelques années.

C’est une intéressante figure que celle de ce Joseph II et une des moins connues encore dans l’histoire si mêlée du XVIIIe siècle. Il y a quelque chose de fiévreux dans la fougue avec laquelle, adoptant une partie des idées de son temps, il entreprit de les appliquer à la reconstruction de la monarchie autrichienne, et le même caractère d’aspiration non satisfaite, de désirs avortés, semble marquer aussi sa vie privée d’une sympathique et triste empreinte. Il était d’un cœur chaleureux et aimant, bien que son humeur, au moins dans la seconde moitié de sa vie, fût devenue fantasque. Après avoir aimé éperdument sa première femme, la tendre et modeste Isabelle de Parme, morte à vingt et un ans, remarié longtemps après, il était promptement redevenu veuf et ne conservait que pour peu d’années une fille de sa première femme. Ces malheurs domestiques l’avaient pour toujours ébranlé. Il n’en jouissait pas moins d’une grande autorité morale auprès de sa mère et de ses sœurs. L’empereur François Ier étant mort en 1765, Marie-Thérèse avait immédiatement associé Joseph à l’empire. Marie-Antoinette en particulier, plus jeune que lui de quatorze ans, l’écoutait et le respectait comme un père. Dès 1775, au moment du sacre, elle lui avait écrit combien elle serait heureuse qu’il vînt, comme on l’annonçait alors, faire une visite à Versailles. Joseph ne fit ce voyage qu’en 1777, mais il profita de la première et plus tard de la seconde occasion pour donner à sa sœur des conseils dont la franchise étonne. On a trouvé dures quelquefois les expressions dont l’impératrice faisait usage en écrivant à sa fille ; que dira-t-on de celles-ci ? Elles se rencontrent dans les deux pièces qui ouvrent le second volume de M. d’Arneth ; l’une de ces pièces est une simple lettre ; l’autre, qui a pour titre Réflexions données à la reine de France, a été écrite en France même, vers la fin du voyage de Joseph II :


« Autant que j’en sais, dit-il, vous vous mêlez d’une infinité de choses qui ne vous regardent pas, que vous ne connaissez pas, et auxquelles des cabales et des alentours qui vous flattent vous font faire une démarche après l’autre… De quoi vous mêlez-vous, ma chère sœur ? De déplacer des ministres, d’en faire envoyer un autre sur ses terres, de faire donner tel département à celui-ci ou à celui-là, enfin de parler d’affaires, de vous servir même de termes très peu convenables à votre situation ! Vous êtes-vous demandé une fois par quel droit vous vous mêlez des affaires du gouvernement de la monarchie française ? Quelles études avez-vous faites ? quelles connaissances avez-vous acquises ? vous, aimable jeune personne, qui ne pensez qu’à la frivolité, qu’à votre toilette, qu’à vos amusemens toute la journée, et qui ne lisez pas ni entendez parler raison un quart d’heure par mois, et ne réfléchissez ni ne méditez, j’en suis sûr, jamais, ni combinez les conséquences des choses que vous faites ou que vous dites !

« Par quel droit vous respecte-t-on et vous honore-t-on en France que comme la compagne de leur roi ? Vous seriez bafouée, aussi jolie que vous êtes ; la chute, et en soi et par comparaison, serait affreuse pour vous. Étudiez-vous tous ses désirs pour vous y conformer ? Modérez-vous votre gloriole de briller à ses dépens ? Êtes-vous d’une discrétion impénétrable sur ses défauts et faiblesses, les excusez-vous, faites-vous taire tous ceux qui en osent lâcher quelque chose ? Est-ce que vous ne vous rebutez pas des difficultés, des refus ? Retournez-vous adroitement à la charge, sans importuner, sans témoigner une volonté, car enfin vis-à-vis de lui vous ne pouvez avoir que des désirs, et lui, tant sur votre personne que sur les affaires de son pays, peut seul avoir des volontés ? Il n’y a pas de galanterie qui tienne ; un particulier peut craindre le ridicule que son impolitesse lui donnerait, mais un roi s’en moque, et d’un mot peut disposer de votre sort. N’oubliez pas cela.

« Mettez-vous, ma sœur, du liant, du tendre, quand vous êtes avec lui ? Recherchez-vous des occasions, correspondez-vous aux sentimens qu’il vous fait apercevoir ? N’êtes-vous pas froide, distraite quand il vous caresse, vous parle ? Ne paraissez-vous pas ennuyée, dégoûtée même ? Comment, si cela était, voudriez-vous qu’un homme froid s’approche et enfin vous aime ? Ne vous rebutez jamais…

« Avez-vous pesé les conséquences affreuses des jeux de hasard, la compagnie qu’ils rassemblent, le ton qu’ils y mettent, le dérangement enfin qu’en tous genres ils entraînent après soi tant dans les fortunes que les mœurs de toute une nation ? Pourriez-vous vous dissimuler que toute la partie, sensée de l’Europe vous rendrait responsable des ruines des jeunes gens, des vilenies qui s’y commettent et des abominations qui en sont les suites, si vous protégez et étendez ces jeux, ou que bien plus vous les recherchiez et couriez après ? Rappelez-vous les faits qui se sont passés sous vos yeux, et puis pensez que le roi ne joue pas…

« De même daignez penser un moment aux inconvéniens que vous avez déjà rencontrés aux bals de l’Opéra et aux aventures que vous m’en avez racontées vous-même. C’est de tous les plaisirs indubitablement le plus inconvenable de toute façon, surtout de la façon que vous y allez, car Monsieur, qui vous accompagne, n’est rien. Le lieu par lui-même est en très mauvaise réputation ; qu’y cherchez-vous ? Une conversation honnête ? vous ne pouvez l’avoir avec vos amies, le masque l’empêche. Danser non plus ; pourquoi donc des aventures, des polissonneries, vous mêler parmi le tas de libertins, de filles, d’étrangers, entendre ces propos, en tenir peut-être qui leur ressemblent ? Quelle indécence ! Je dois vous avouer que c’est le point sur lequel j’ai vu le plus se scandaliser tous ceux qui vous aiment et qui pensent honnêtement. Le roi abandonné toute une nuit à Versailles, et vous mêlée en société et confondue avec toute la canaille de Paris !… »


Ces reproches étaient durs et durement exprimés ; cependant Marie-Antoinette répondait avec douceur, se retranchant sur l’exagération des gazettes, n’ayant pas de peine d’ailleurs à faire comprendre qu’elle n’était pas seule coupable, dans l’abandon où on la laissait et avec cette étrange apathie du roi par où l’état auquel elle avait droit lui était refusé. C’est ce que Joseph II était homme à entendre ; on sait quelle fut son intervention auprès de Louis XVI : elle réussit. Dès la fin de l’année suivante, Marie-Antoinette mettait au monde Madame, future duchesse d’Angoulême ; le premier dauphin naissait trois ans après, et enfin en mars 1785 le duc de Normandie, le malheureux enfant qui devait être Louis XVII. Ce grand service rendu par Joseph II à son beau-frère et à sa sœur explique les expressions de profonde gratitude que le roi et la reine emploient à son égard dans leur correspondance, et lui-même, écrivant à l’impératrice, a raconté avec une douce et franche émotion quel charme il avait trouvé dans la société de Marie-Antoinette.


« J’ai quitté Versailles avec peine, dit-il, et attaché vraiment à ma sœur. J’ai trouvé une espèce de douceur de vie à laquelle j’avais renoncé, mais dont je vois que le goût ne m’avait pas quitté. Elle est aimable et charmante ; j’ai passé des heures et des heures avec elle, sans m’apercevoir comment elles s’écoulaient. Sa sensibilité au départ était grande, sa contenance bonne ; il m’a fallu toute ma force pour trouver des jambes pour m’en aller. »


Voilà le moment précis où va s’ouvrir pour Marie-Antoinette une nouvelle période. C’est alors qu’il conviendrait de rechercher sa vraie physionomie, parce que son développement moral n’a jamais été plus libre de contrainte extérieure. Dans la période qui précède, ce développement n’est encore aidé ni par le progrès de l’âge, ni par quelque expérience de la vie, ni par la satisfaction d’une partie au moins des aspirations les plus légitimes. Et quant à la période qui suit, c’est pour la reine, en face de la révolution, un temps de compression morale, d’effort et de lutte. L’époque intermédiaire a été décisive : c’est alors que son vrai caractère s’est déployé. Avons-nous, pour ce dernier intervalle de royauté encore paisible et relativement heureuse, d’exactes représentations figurées qui nous la rendent en ce beau moment de sa vie ? Autre sujet de difficile recherche, si l’on prenait à tâche de distinguer, dans la longue série des portraits de Marie-Antoinette, les dates certaines et les pièces authentiques. Là, aussi il y a des apocryphes, c’est-à-dire des portraits qui altèrent la ressemblance de propos délibéré, sous l’influence d’idées ou de dispositions préconçues. Si la révolution, dans ses plus mauvais jours, a traduit de la sorte l’insulte grossière, d’autres temps ont vu le même procédé employé par la flatterie posthume.

Parmi les portraits contemporains et de la période qui précède immédiatement la révolution, il est à craindre que ceux de Mme Lebrun n’aient servi de point de départ, adoucissant eux-mêmes certains traits caractéristiques et inclinant vers le placide et le bourgeois, à la physionomie de convention que l’opinion publique a depuis adoptée. On n’y retrouve pas assez ce profil si nettement accusé par l’ensemble des monumens : le front bombé, les yeux saillans, le nez presque recourbé et non pas simplement aquilin, la lèvre supérieure très fine, mais l’inférieure plus épaisse et avançante, avec tout le bas de la figure un peu fort et tombant. Ces traits, qui ne répondent pas au type vulgairement admis, sont pourtant ceux que trahissent les témoignages les plus authentiques. On est en présence du pur type de l’ancienne maison impériale d’Autriche : il n’y a pas à s’y tromper. Peut-être, il est vrai, l’accent de cette physionomie est-il modéré et contenu dans le moment de plénitude où, se trouvant en possession de ce qu’elle eut jamais de plus entier bonheur, Marie-Antoinette fut à distance égale entre les influences dues à son éducation première et la sensible réaction contre la lutte opiniâtre. Ses traits permanens y sont en tous cas faciles à déterminer. En aucun temps une certaine majesté n’y manque ; c’est ce qui frappe tout d’abord. La grâce est toute voisine : il y faut pourtant un sourire, une parole aimable pour déchirer le voile, car, au simple repos, l’expression altière, et peut-être, comme sur le portrait de Roslin, quelque sécheresse ou même quelque dureté apparaîtrait facilement. Une telle physionomie a pu se concilier avec un grand charme de sensibilité affectueuse, de bonté nonchalante et par là familière ; mais elle est aussi très-capable de dédain, d’impatient dépit, d’obstination visible sous l’empire de sentimens qui dominent. Ce qui surnage après tout de dignité explique à l’avance la résignation finale.

Ces diverses impressions, les textes les confirment, les textes authentiques s’entend, car les apocryphes donnent, comme il est juste, des couleurs absolument contraires. On en peut juger, pour la période qui précède immédiatement la révolution, par deux exemples sur lesquels il importe de rétablir la vérité historique et morale. Je prendrai pour premier exemple le procès du collier. C’est là pour nous un grave épisode, sinistre avant-coureur des plus mauvais jours de la révolution ; mais on se tromperait singulièrement, si l’on croyait que la reine y eût attribué une si grande importance et en eût été émue jusqu’à l’excès. Sa correspondance authentique nous offre quatre ou cinq lettres où elle parle de cette affaire. C’est à Joseph II qu’elle s’adresse d’abord, le 22 août 1785, pour lui mander par le courrier de M. de Vergennes « un petit abrégé de la catastrophe du cardinal de Rohan. » En achevant ce bref résumé d’une vingtaine de lignes, elle dit de la façon la plus froide du monde et aussi la plus dédaigneuse : « C’est un étrange roman aux yeux de tout ce pays-ci que de vouloir supposer que j’ai pu vouloir donner une commission secrète au cardinal… J’espère que cette affaire sera bientôt terminée. Dans tous les cas, je désire que cette horreur et tous ces détails soient bien éclaircis aux yeux de tout le monde. » Un mois après, écrivant par le courrier de Mercy et au milieu d’autres objets dont elle vient d’informer son frère : « Le cardinal a pris mon nom, ajoute-t-elle, comme un vil et maladroit faux monnayeur… Il a choisi d’être jugé par le parlement. Je suis charmée que nous n’ayons plus à entendre parler de cette horreur, qui ne peut être jugée avant le mois de décembre. » Il n’y a plus d’autre mention importante que pendant ce mois de décembre. « Dès le moment où le cardinal a été arrêté, dit-elle, j’ai bien compté qu’il ne pourrait plus reparaître à la cour ; mais la procédure pourrait avoir d’autres suites : elle a commencé par un décret de prise de corps qui le suspend de tous droits, fonctions et faculté de faire aucun acte civil jusqu’à son jugement. Cagliostro, charlatan, La Mothe, sa femme et une nommée Oliva, barboteuse des rues, sont décrétés avec lui ; il faudra qu’il leur soit confronté et réponde à leurs reproches. Quelle association pour un grand-aumônier et un Rohan cardinal ! » Voilà tout ce que donnent les archives de Vienne, et l’examen de la série publiée par M. d’Arneth pour les cinq derniers mois de 1785 paraît complète. Il serait téméraire sans doute d’affirmer que la reine n’ait écrit sur le procès du collier à aucune autre personne ; mais en tout cas elle ne peut point avoir écrit des pages précisément contraires à celles que nous venons de citer par l’accent moral. Tel est cependant le caractère d’une série de lettres qui se trouvent dans un des recueils français[4]. On y rencontre d’abord la paraphrase d’une page de Mme Campan : en 1782, pendant le voyage du comte du Nord à Paris, la reine ayant donné au grand-duc une fête de nuit à Trianon, le cardinal de Rohan avait pénétré sans permission dans les jardins illuminés et s’y était fait voir. Ce récit bien connu, qui annonce mystérieusement, trois ans à l’avance, le procès du collier, ne manque pas de produire de reflet. Nous aimons cependant mieux, s’il faut absolument des présages, les paroles authentiques de Marie-Thérèse à sa fille dès 1777 : « La place que Rohan doit occuper m’afflige ; c’est un cruel ennemi tant pour vous que pour ses principes, qui sont les plus pervers. Sous un dehors affable, facile, prévenant, il a fait beaucoup de mal à Vienne, et je dois le voir à côté du roi et de vous ! Il ne fera guère d’honneur non plus à sa place comme évêque. » Les lettres qui suivent dans la série apocryphe ne tarissent pas de détails sur « l’abominable affaire, » et voici comment elles font parler la reine : « L’audace avec laquelle le cardinal soutient son dire a mis le roi hors de lui et m’aurait rendue malade de dégoût, si je n’avais besoin de lutter et de garder toutes mes forces pour soutenir de si cruels assauts… J’ai désiré dès le principe que le roi punît lui-même l’indécente conduite de ce cardinal par la démission forcée de sa charge et par l’exil ; M. de Breteuil ne m’a point secondée à cet égard, et le roi, toujours esclave des formes, a voulu renvoyer cette intrigue à son parlement… » Ce ton d’accusation et de colère continue jusqu’à l’explosion finale, réservée pour une lettre que Marie-Antoinette aurait adressée, comme les précédentes, à sa sœur Marie-Christine, en date du 1er septembre 1786, et qui figure dans les deux recueils français : « Je n’ai pas besoin de vous dire, ma chère sœur, quelle est toute mon indignation du jugement que vient de prononcer le parlement… Je suis noyée dans des larmes de désespoir… C’est odieux et révoltant ; je ne méritais pas cette injure ; moi, Française jusqu’au fond du cœur, être sacrifiée à un prêtre parjure, à un intrigant impudique ! Quelle douleur !… »

Tout cela est trop dramatique : la vraie Marie-Antoinette a eu l’émotion plus sobre et plus contenue. Elle ne s’est pas, comme on l’a vu, préoccupée avant tout de sa propre vengeance, mais bien plutôt, — c’est un trait à noter, — des conséquences, plus graves pour le cardinal qu’elle ne le croyait d’abord, que pourrait entraîner la poursuite. Elle n’a pas demandé, comme on le lui fait dire, la destitution et l’exil. Enfin elle n’a pas écrit de pareilles choses à cette sœur Marie-Christine qu’elle connaissait à peine, et surtout elle n’a pu dire le 1er septembre que l’arrêt du parlement qui acquittait le cardinal de Rohan était récent alors, puisque l’arrêt est du 31 mai ! Si c’était une simple erreur de plume qu’elle eût commise, cette erreur, qui se montre sur la prétendue pièce originale, possédée par l’un des deux collectionneurs, ne se retrouverait sans doute pas sur la minute non moins autographe dont l’autre est l’heureux possesseur, et elle ne reparaîtrait certainement pas dans une lettre de Louis XVI insérée sous la même date, et qui traite aussi du jugement que vient de rendre le parlement[5].

Le second exemple par où se vérifie le portrait que nous avons tracé est le témoignage constant des textes authentiques pendant tout le règne sur l’attitude de Marie-Antoinette comme femme et comme souveraine envers les choses de la politique. On lui fait sans cesse répéter dans les lettres apocryphes des expressions comme celles-ci : « Je suis Française jusqu’au fond du cœur, Française jusqu’au bout des ongles… » Il ne faut pas craindre d’affirmer que c’est là une des couleurs les plus fausses. Marie-Antoinette a pu parler ainsi en quelques circonstances et lorsqu’elle se le commandait. Elle a fait plus encore : il n’est pas rare qu’elle parle à sa mère ou à Joseph II, surtout dans les commencemens, de la « tendresse du pauvre peuple » et des « acclamations touchantes. » Plus tard, après de premiers déboires, elle dira encore : « Le caractère de la nation est bien inconséquent, mais il n’est pas mauvais ; les plumes et les langues disent bien des choses qui ne sont point dans le cœur. » Elle n’en a pas moins dit dès 1774 : « Je suis inquiète de cet enthousiasme français pour la suite. » La vérité est qu’aussitôt après son arrivée en France comme dauphine, sa mère, en cela bien imprudente, lui a conseillé de rester bonne Allemande et de se moquer des qu’en-dira-t-on. Marie-Thérèse ne craint pas de la faire servir dès lors aux intérêts de sa politique, et la jeune reine s’est habituée à ne voir de salut pour la France que dans une intime union avec l’Autriche. Dès cette époque, et il en sera de même pendant toute sa vie, quand elle dit « ma patrie, » entendez toujours l’Autriche. Si elle parle de la France, elle dit « ce pays-ci. » Il est bien vrai qu’elle s’exprime de la sorte en des correspondances adressées aux personnes de sa famille, qui sont en Autriche, et avec lesquelles elle continue seulement, dira-t-on, les habitudes de langage de sa jeunesse. Ces habitudes persistantes n’en ont pas moins le tort d’être en désaccord réel avec ses nouveaux devoirs.

A peine est-elle devenue reine, Marie-Thérèse lui a écrit : « Regardez Mercy autant comme un ministre de vous que le mien. L’intérêt de nos deux états et de notre sainte religion exige que nous nous tenions aussi étroitement liés d’intérêt comme de famille. » En 1778 éclate cette guerre de la succession de Bavière qui découvrit l’ambition de la maison d’Autriche, mit en danger l’indépendance de l’Allemagne, et fournit au roi de Prusse l’occasion d’un rôle glorieux comme défenseur des libertés germaniques. Marie-Thérèse tremble tout d’abord de voir s’accomplir une alliance entre la Russie, la Prusse et la France ; elle voudrait obtenir, sinon un secours direct, au moins une diversion de notre côté, ou quelque démonstration diplomatique, et c’est par Marie-Antoinette qu’elle espère obtenir ces bons offices du cabinet de Versailles. « C’est en ce moment-ci que j’ai besoin de tous vos sentimens pour moi, votre maison et patrie… Le roi de Prusse fait toutes les cajoleries et avances possibles, on connaît cela, quand il veut venir à son but ; mais, y étant, il oublie tout et fait même tout le contraire, ne tenant jamais sa parole. Il voudrait faire une alliance entre la France, la Russie et lui ; voilà les deux puissances qu’on veut substituer à nous, bons et honnêtes Allemands… Notre sainte religion recevrait le dernier coup, et les mœurs et la bonne foi devraient alors se chercher parmi les barbares… J’espère, si le roi est au fait, qu’il ne se laissera pas entraîner par des méchans, comptant sur sa justice et sa tendresse pour sa chère petite femme… L’empereur et votre frère (Maximilien) seraient ici les premiers acteurs : l’idée seule me fait presque succomber, mais je ne saurais l’empêcher, et si je n’y succombe, mes jours seraient pires que la mort… La tête me tourne, sauvez une mère qui n’en peut plus, vos deux frères et votre patrie. » Marie-Antoinette n’avait pas besoin d’être si vivement pressée : on la voit tout d’abord intervenir avec une sorte de passion fiévreuse dans ce qu’elle appelle « la circonstance la plus importante de sa vie. » Elle envoie à sa mère toutes les informations qui l’intéressent, lui dit chaque courrier qui vient du roi de Prusse, s’irrite si le ministère ou le roi lui cache une dépêche, à elle ou bien à Mercy ; elle agit enfin directement auprès du roi et des ministres, et cette ardeur va durer tout le temps de la guerre. C’est le moment de sa première grossesse : les nouveaux droits qu’elle acquiert par là, elle prétend les faire servir aux intérêts de la cour de Vienne.

Admirons ici combien la vérité historique est souvent difficile à conquérir et de quel prix sont les sincères documens qui nous en assurent la conquête. Nul plus que nous ne professe une haute estime pour l’excellente publication de M. de Bacourt qui nous a fait connaître la correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck. On sait l’autorité de ce recueil et tout le crédit que méritent particulièrement les commentaires écrits par l’honnête confident de Mirabeau. La Marck est assurément un témoin en général bien instruit. Veut-on voir pourtant ce que deviennent ses affirmations en présence des documens authentiques ? Dans un fragment que M. de Bacourt donne au commencement de son introduction, La Marck affirme que ce fut une accusation bien injuste que celle qui attribuait à la reine une sorte de partialité pour les intérêts de l’Autriche. — Par exemple, dit-il, quand elle fut priée, lors de l’affaire de Bavière, d’intervenir en faveur de la cour de Vienne, avant d’en parler au roi, elle fit venir chez elle le comte de Maurepas ; mais ce ministre, après avoir exposé les raisons qui s’opposaient à ce que la France prît part à cette guerre, ajouta que les intérêts français devaient être, s’il était possible, plus chers que jamais à la reine dans la circonstance heureuse qui lui promettait de donner un héritier au trône. « La reine répondit aussitôt, continue La Marck, qu’elle ne se mêlerait plus de cette affaire et qu’elle n’en parlerait même pas au roi. » La Marck souligne ensuite ces trois mots : « Elle tint parole. » Quelques lignes plus bas, il insiste encore en disant : « Je n’avance que des faits certains, positifs, avérés, et qui, pour l’histoire, doivent rester incontestables. »

Il n’est pas possible, « comme on voit, d’affirmer plus expressément, La Marck est, nous le répétons, un témoin honnête et d’ordinaire bien instruit. Voici toutefois comment les documens irrécusables de M. d’Arneth lui répondent. En vue de cette intervention souhaitée au profit de l’Autriche, Marie-Antoinette a parlé au roi dès le milieu de mars 1778 ; elle a eu avec Maurepas et Vergennes tout au moins les neuf ou dix entrevues attestées par une série de lettres du 25 mars au 17 octobre. Elle se plaint hautement de ce qu’on ne lui a pas communiqué ou bien à Mercy une grave dépêche adressée au roi de Prusse. Elle ne se contente pas d’avoir à plusieurs reprises des scènes de larmes et d’attendrissement avec le roi ; elle va le trouver quand il est avec ses ministres, et on lit les dépêches devant elle. Cela dure, quoi qu’en dise La Marck, pendant tout le temps de la guerre, sans aucune autre interruption que le moment de ses premières couches, à la fin de 1778.

Malgré ces efforts de la reine, Louis XVI sut résister à tout entraînement. On lui doit cette justice, que dans toute cette période il paraît ne s’être pas laissé asservir, du moins comme souverain, par ses liens personnels avec l’Autriche. Parmi ses lettres autographes à M. de Vergennes conservées dans nos archives et encore inédites, j’en rencontre plusieurs qui trahissent un langage fort indépendant à l’endroit de la politique autrichienne, de Marie-Thérèse et de Joseph II. En voici une écrite le 15 avril 1775, et qui exprime dès le commencement du règne sa vraie pensée à ce sujet ; on remarquera en même temps le ton de fermeté de ces dépêches, ce bon style d’affaires et ces qualités de roi qui devaient s’amoindrir un jour.


« Je vous renvoie, monsieur, la dépêche de M. de Saint-Priest. Je ne crois pas que la maison d’Autriche entende son intérêt en ne voulant pas demander la liberté du commerce de la Mer-Noire. Toutes les démarches que ce cabinet fait depuis quelque temps sont bien obscures et bien fausses. Je crois qu’il est embarrassé de ses nouvelles usurpations en Moldavie, et qu’il ne sait comment se les faire adjuger. La cour de Russie les désapprouve, et la Porte ne consentira jamais à les céder à l’empereur. Je ne crois nullement à ce nouvel accord entre les cours copartageantes ; je les crois plutôt en observation vis-à-vis les unes des autres et se défiant d’elles mutuellement. Pour ce qui est de l’invasion que les troupes de l’empereur ont faite dans l’état de Venise, je n’y vois nulle raison ; mais la loi du plus fort est toujours la meilleure. Elle dénote bien le caractère ambitieux et despote de l’empereur, dont il ne s’est pas caché au baron de Breteuil. Il faut croire qu’il a su fasciner absolument les yeux de sa mère, car toutes ses usurpations n’étaient pas dans son goût, et elle l’avait bien déclaré au commencement. La dépêche qu’a reçue M. Thugut prouve bien que M. de Kaunitz désapprouve tout ce qui se passe et a eu la main forcée ; c’est sûrement du Lascy. Nous n’avons rien à faire dans ce moment-ci que de tout voir et nous tenir fort sur nos gardes sur ce qui nous viendra de Vienne. Honnêteté et retenue doit être notre marche ; mais M. de Saint-Priest peut toujours tâter le terrain à Constantinople sur la navigation de la Mer-Noire. Je me trompe fort si les trois cours ne prendront pas querelle à la fin, et gare l’incendie !… »


Trois ans après la date de cette lettre, on était en présence de la guerre de Bavière, et Louis XVI écrivait encore à son ministre des billets où la politique autrichienne était librement appréciée. Cette nouvelle pièce inédite que nous puisons à la même source nous fait voir aussi à quelle extrémité Marie-Thérèse s’était réduite.


« Versailles, le 22 juillet 1778. — Je vous renvoie, monsieur (c’est toujours à Vergennes que le roi s’adresse), les projets de lettres pour M. de Breteuil que vous m’avez envoyés. Je les ai trouvés bien, et vous pouvez les envoyer. La reine m’a montré la lettre de l’impératrice ; elle est assez courte et dit seulement qu’elle a envoyé des propositions plus détaillées au roi de Prusse ; mais du reste, par ce que la reine m’a dit, il paraît que M. de Mercy lui a montré cette démarche comme une dernière ressource à laquelle son désir de la paix la forçait, puisqu’elle était abandonnée de ses alliés et restait seule, qu’il était bien dur de faire une bassesse, après avoir eu de la gloire toute sa vie, — ceci pour vous seul… »


Ce désir de la paix attribué à Marie-Thérèse était réel et sincère. C’était l’empereur Joseph II, son fils, plutôt qu’elle-même qui avait engagé l’affaire de la succession de Bavière. Joseph avait pris la conduite de l’armée sans réussir dans la campagne : les armes autrichiennes avaient été humiliées. L’impératrice, ayant échoué elle-même dans ses négociations diplomatiques, se résolut à faire la paix en dépit de l’empereur, et la cour de Vienne se vit réduite, non sans regret, à invoquer l’intervention amicale de la France en vue de cette paix de Teschen qui, en mai 1779, plaça définitivement la Prusse à la tête de l’Allemagne. Ce rôle final d’officielle médiation qui échut à la France disculpa Marie-Antoinette, qui n’avait cessé de considérer comme liés ensemble les intérêts de ses deux patries. « J’ai tous les motifs réunis d’agir, disait-elle en octobre 1778, car je suis bien persuadée qu’il y va de la gloire du roi et du bien de la France, sans compter le bien-être de ma chère patrie. » Elle était certainement sincère, mais la pente où elle s’engageait n’en pouvait pas moins paraître dès lors glissante et périlleuse. — Une pareille épreuve allait se présenter encore une fois pour elle avant l’époque de la révolution.

En 1784, l’entreprenant Joseph II s’avisa de réclamer, en dépit des traités conclus avec la Hollande, l’ouverture de l’Escaut et la possession de Maestricht. Un de ses vaisseaux auquel il avait ordonné de forcer le passage du fleuve fut canonné par les Hollandais. Aussitôt il réunit des troupes afin d’appuyer ses prétentions par les armes, et en même temps il se préoccupa des dispositions de la France. Ce fut encore Marie-Antoinette qui fut chargée de prendre en main sa cause. Marie-Antoinette, suivant La Marck, « refusa de se mêler de cette affaire, et se borna à demander qu’on aidât son frère à se tirer le plus honorablement possible de l’embarras dans lequel il s’était si étourdiment engagé. L’événement a prouvé que la reine avait résisté à tous les efforts de son frère. » Les documens authentiques parlent autrement. Dans le livre de M. d’Arneth, Marie-Antoinette ne se montre pas moins ardente pour cette affaire que pour celle de 1778. Après avoir plus d’une fois déjà pressé le roi, elle écrit à son frère le 22 septembre 1784 :


« Je ne vous contredirai pas sur le défaut de vue de notre ministère. J’en ai parlé plus d’une fois au roi, mais il faudrait le connaître pour juger du peu de ressources et de moyens que me fournissent son caractère et ses préjugés. Il est de son naturel très peu parlant. Quand je lui reproche de ne m’avoir pas parlé de certaines affaires, il ne se fâche pas, il a l’air un peu embarrassé, et quelquefois il me répond naturellement qu’il n’y a pas pensé. M. de La Vauguyon l’avait effrayé sur l’empire que sa femme voudrait prendre sur lui, et son âme noire s’était plu à l’effrayer par tous les fantômes inventés contre la maison d’Autriche. M. de Maurepas a cru utile pour son crédit d’entretenir le roi dans les mêmes idées. M. de Vergennes suit le même plan, et peut-être se sert-il de sa correspondance des affaires étrangères pour employer la fausseté et le mensonge. J’en ai parlé clairement au roi et plus d’une fois. Il m’a quelquefois répondu avec humeur, et, comme il est incapable de discussion, je n’ai pu lui persuader que son ministre s’était trompé ou le trompait. »


D’accord avec Mercy, elle assiège Louis XVI, trompe les ministres, s’efforce de leur arracher des promesses et des engagemens en présence du roi, qu’elle a gagné d’abord, retarde les courriers en informant son frère des résolutions qu’ils lui porteront et auxquelles il aura eu ainsi le temps de parer. Et, quand Joseph II accepte notre médiation, c’est elle qui renchérit, avec un style d’affaires bref, rapide, marquant en quelque mesure l’obstination d’un esprit suffisamment retors, sur les conditions à poser en face de la France. Ce manège dure sans relâche pendant dix-huit mois, et ce n’est certes pas là ce qu’on peut appeler un refus d’intervention dans la politique, une attitude d’impartialité en présence des intérêts de la cour autrichienne.

Marie-Antoinette, pendant cette période encore paisible du règne, gagnait-elle beaucoup par un si grand zèle auprès du roi et de ses ministres ? Non assurément. Je rencontre dans ce même dossier de nos archives générales une lettre inédite de Vergennes, précisément de cette année 1784, dans laquelle, revenant sur l’ancienne affaire de Bavière, il montre combien la politique du cabinet de Versailles est restée finalement indépendante.


« 29 mars 1784. — …. Votre majesté n’a pas encore accompli la dixième année de son règne, et déjà quatre fois l’Europe a dû à sa prévoyance ou à ses efforts le rétablissement ou la conservation de la paix. Votre majesté, provoquée par les injustices et les violences des Anglais, s’occupait des moyens d’en imposer à l’ambition et à l’orgueil de cette nation entreprenante, lorsque la mort prématurée de l’électeur de Bavière, le dernier mâle de sa branche, fit éclore une circonstance qui pouvait par ses conséquences embraser l’Allemagne et déconcerter les projets et les vues de votre majesté. La maison d’Autriche, toujours active à profiter des moindres occasions pour s’agrandir, crut cet événement favorable à son ambition. Je ne retracerai pas ici en détail la futilité des motifs sur lesquels elle fonda l’invasion de la plus grande partie de la Bavière, après avoir arraché à la faiblesse de l’électeur palatin une reconnaissance de prétentions qui ne pouvaient pas même soutenir l’examen, l’opposition armée du roi de Prusse, la guerre qui s’ensuivit, et enfin la paix rétablie à Teschen par la médiation de votre majesté. Si l’impératrice de Russie y intervint dans la même qualité, ce fut bien plus pour applaudir à la direction de votre majesté que pour en partager le travail. L’Autriche dut à votre majesté une acquisition de convenance qui sauvait sa dignité… — C’est la crainte du roi de Prusse qui a donné à la France la cour de Vienne pour alliée ; laissons disparaître cette crainte, et bientôt cette cour reviendra à l’ancien système, qu’elle n’a abandonné que par la conviction d’une plus grande utilité, Le roi de Prusse, au mépris de ses engagemens avec la France, en ayant contracté de défensifs avec la pour de Londres, celle de Vienne saisit très habilement le moment du ressentiment pour se lier avec nous ; de là l’alliance de 1756. C’est à la crainte inspirée par le roi de Prusse que la France a dû son alliance avec la cour de Vienne ; ce n’est donc qu’en conservant, la puissance qui est l’objet de crainte que la France peut espérer de perpétuer cette même alliance. On ne craindra pas de le dire : s’il fallait opter entre la conservation des branches de la maison de Bourbon en Italie et celle de la puissance prussienne en Allemagne, il n’y aurait pas à hésiter entre l’abandon des premières et le maintien de l’autre. »


Qu’eût dit Marie-Antoinette, si elle eût eu connaissance de pareilles notes, et quel commentaire de son très légitime soupçon alors qu’elle écrit à son frère que M. de Vergennes pourrait bien se servir de sa correspondance avec le roi pour employer ce qu’elle appelle la fausseté et le mensonge !

Nous savons maintenant en quelles dispositions la période révolutionnaire a dès son commencement trouvé la reine. Le procès du collier et ce que nous avons dit de ses irrésistibles tendances en politique nous l’ont suffisamment appris. Dans cette explosion de calomnies dont le scandale de 1785 avait été l’occasion, il fallait voir la conséquence des fautes légères où de malheureuses circonstances l’avaient entraînée pendant la première partie du règne ; elle s’était vue engagée vers l’impopularité. D’autre part, sa préoccupation constante des intérêts d’une famille et d’un pays objets de toutes ses affections avait été de nature à lui aliéner toujours davantage l’esprit public en France. Vienne la terrible période de la lutte révolutionnaire, et la voie imprudente qu’elle n’a pas su éviter lui deviendra, hélas ! un abîme.


II

Les archives de Vienne offrent pour l’année 1789 un petit nombre de lettres de la reine à son frère Joseph II, mais une série assez complète de billets à Mercy[6]. Les rapports directs avec la cour de Vienne étaient devenus difficiles, précisément à cause des soupçons que la conduite politique de Marie-Antoinette pendant la période précédente n’avait pas manqué de faire naître. Dès les premiers mois de la révolution, on voit la reine se plaindre des terribles défiances que l’esprit public lui témoigne et des calomnies suivant lesquelles elle aurait fait envoyer des millions à son frère Joseph II pour l’assister dans les embarras où il était depuis 1784. La situation devient naturellement pire encore au lendemain des journées du 5 et du 6 octobre ; le roi et la reine sont désormais prisonniers dans Paris, et, bien loin que Marie-Antoinette ait la liberté d’écrire à son frère, on voit Mercy craindre même de lui faire parvenir des environs de la capitale une lettre de Joseph II. L’empereur d’Autriche a d’ailleurs fort à faire dans ses propres états. Il est mal avec la Prusse et avec l’Angleterre, qu’il soupçonne d’exciter sous main la révolte de ses provinces de Belgique ; en guerre avec les Turcs, il est en ce moment même occupé du siège de Belgrade ; enfin, jusque dans l’intérieur de la monarchie autrichienne, il voit se soulever la Bohême et la Hongrie, qu’il a irritées, aussi bien que les pays belges, en les privant de leurs anciens privilèges : les mêmes troubles que l’esprit de nouveauté suscite ailleurs, l’esprit de tradition les soulève contre lui. Entraîné à l’excès par son goût de réformes, étonné par les résistances, obligé de combattre vers toutes les extrémités de son vaste empire, aigri par la lutte politique comme il l’était depuis longtemps par ses malheurs privés, Joseph II avait accueilli par des marques d’impatience et de mauvaise humeur la nouvelle des mouvemens précurseurs de la révolution française. Oubliant ses propres fautes, il accusait les fautes contraires de ceux qui n’avaient pas su prévenir par des concessions modérées ou, bien étouffer tout d’abord tant d’occasions de malheur. Quand le baron d’Escars, fidèle serviteur de Louis XVI, voulut, par le récit des journées d’octobre, faire appel à son active sympathie envers le roi et la reine : « Pourquoi se sont-ils laissé insulter impunément ? s’écria-t-il ; pourquoi, depuis l’ouverture de l’assemblée, laissent-ils usurper tous les pouvoirs ? » Et il écrivait à sa sœur Marie-Christine, gouvernante des Pays-Bas : « Si je pouvais seulement savoir la reine hors de leurs griffes, je me soucierais bien de ce que feraient ces Français pour se donner une bonne constitution en se détruisant ! »

Évidemment Marie-Antoinette n’aurait pas obtenu de ce frère, bien que dévoué, un secours effectif contre ses propres dangers, tant il était lui-même assailli. Elle ne mit pas du reste son amitié à une si rude épreuve ; la révolution ne commença pour elle qu’avec les terribles journées d’octobre, et son frère allait mourir au commencement de 1790. La reine, pendant ce court intervalle, n’eut qu’à peine le temps de mesurer le péril. Son premier regard fut intrépide. « Je sais qu’on vient de Paris pour demander ma tête, disait-elle en voyant entrer le peuple dans Versailles ; mais j’ai appris de ma mère à ne pas craindre la mort, et je l’attendrai avec fermeté. » Une fois arrivés à Paris, à l’Hôtel-de-Ville : « Le peuple nous demandait de rester ; je leur ai répondu, écrit-elle à Mercy, de la part du roi, qui était à côté de moi… » Quand le prince de Lambesc, après la journée du 12 juillet, avait été mis en accusation, elle avait montré par son attitude qu’elle eût offert à la résistance un point d’appui, si elle eût été seule souveraine. « M. de Montmorin voulait m’engager à montrer à M. de La Fayette ma sensibilité sur l’affaire de M. de Lambesc, qui va mal ; je m’y suis refusée : j’aurais eu l’air de le croire coupable en parlant pour lui. L’Europe entière l’a déjà jugé ; la France elle-même, quand elle sera désaveuglée, aura honte d’avoir puni un sujet du roi parce qu’il l’a servi fidèlement et qu’il obéit aux ordres qu’on lui avait donnés… Si vous croyez, ajoute-t-elle à Mercy, qu’à cause du nom qu’il porte il faut éviter, non pas la honte, mais la vilenie de le faire pendre en effigie, voyez, comme ambassadeur de l’empereur, chef du nom de Lorraine, que nous portons avec lui, si vous avez quelque chose à dire, — pourvu que cela n’ait pas l’air d’une grâce, — car je n’en serai pas moins contente de l’avoir pour cousin après sa pendaison qu’avant. » Voilà un fier langage, mais qui ne pouvait se faire écouter.

S’il était permis de songer uniquement d’abord à la résistance, la reine a-t-elle admis bientôt après, en face d’une situation devenue en peu de temps si grave, la pensée d’un autre plan de conduite ? On vient de voir en quelles dispositions la révolution l’a surprise : les soupçons inquiets de l’opinion publique ont renouvelé son ancienne impopularité ; elle y a répondu par l’impatient dédain que lui inspirait l’émeute. Va-t-elle changer d’attitude morale en présence de la révolution déclarée ? C’est un point sur lequel jusqu’à présent ses historiens n’ont pas été d’accord. Suivant les uns, elle s’est montrée prête à conseiller de sérieuses concessions et à s’engager avec le roi dans la voie nouvelle qui, à plusieurs reprises, parut offerte. Suivant d’autres, elle a hésité sans cesse, elle a écouté et favorisé successivement les divers systèmes, de manière à les tous compromettre. Le nouveau volume de M. d’Arneth ne permet plus d’incertitude ni d’erreur sur cet important sujet. Marie-Antoinette n’a pas admis un seul jour que l’œuvre tumultueuse qu’elle voyait s’agiter devant elle fût une transformation sociale rendant nécessaire une transformation politique : elle n’a pas accepté la pensée d’un changement quelconque dans l’antique programme de la royauté française. Y a-t-il là sous ses yeux une nation renouvelée qui a brisé sa vieille constitution, et à laquelle convienne désormais un autre organisme ? Le tiers-état doit-il absorber et a-t-il déjà confondu dans son sein le clergé et la noblesse ? La nuit du 4 août n’a-t-elle pas vraiment aboli les privilèges ? En vérité, Marie-Antoinette ne sait rien de tout cela. Elle veut bien patienter et souffrir avec fierté et courage, mais elle attend avec l’espoir longtemps soutenu de voir se préparer la résistance, avec le propos délibéré d’y contribuer elle-même de toutes ses forces, et de rétablir enfin les droits, imprescriptibles à ses yeux, du pouvoir. Ce qui le prouve, c’est l’unique peur qui constamment la préoccupe d’avoir pour associé dans une lutte passagèrement nécessaire l’ordre de la noblesse, dont elle redoute l’ambition jalouse, et qui pourrait être tenté, après un triomphe remporté en commun, de réclamer une trop forte récompense ou d’empiéter indiscrètement sur l’autorité souveraine. Voilà, pour elle, où est le danger. Comment, selon ses vues particulières et en se gardant de la noblesse, deviendra-t-on vainqueur ? C’est ce que l’examen des lettres publiées par M. d’Arneth démontre encore fort clairement.

Il y a, dans cette histoire de Marie-Antoinette pendant la période révolutionnaire, un premier et principal épisode qui montre bien quelle sera l’attitude constante de la reine et quelle sorte de plans elle acceptera de former : je veux parler des relations avec Mirabeau, qui s’ouvrirent au mois de mars 1790. C’était le génie même de la révolution naissante, ce tribun encore royaliste, dont l’éloquence était faite d’indignation contre les abus du passé et de sûre intelligence du présent et de l’avenir. Qui eût su distinguer de ses fougueux emportemens son bon sens infaillible eût aperçu nettement par lui où était le vrai péril et comment on pouvait tenter de le combattre. Il est vrai qu’à le voir seulement, comme faisait la cour, à travers la distance que mettait entre elle et lui son étrange renommée, le discernement n’était pas aussi facile que nous sommes tentés de le croire. « Ah ! que l’immoralité de ma jeunesse fait de tort à la chose publique ! » disait Mirabeau lui-même. Comment d’ailleurs la cour aurait-elle pris en lui prompte confiance quand elle le voyait tout à coup, si quelque incident l’irritait, lui échapper ? Et cependant ses célèbres notes étaient si éloquentes, elles exprimaient si fortement le pur langage du droit sens et de la vérité qu’il semble encore qu’elles auraient dû vaincre tous les scrupules.

Quelle fut la conduite de la reine dans cette négociation ? Faut-il accepter d’abord, telle que nous l’offrent certaines correspondances, l’expression fréquente et toute dramatique de ses hésitations et de son trouble lors de son entrevue avec Mirabeau ? A-t-elle mandé à son frère Léopold, en deux lettres qu’admettent les deux recueils français, mais qui ne nous inspirent aucune confiance[7], ses « frissons d’horreur » et son « émotion à en être malade ? » — Les lettres authentiques publiées par M. d’Arneth ne nous présentent aucun témoignage de ce genre, pour plusieurs motifs qu’il n’est pas difficile de deviner. Son livre nous donne, pendant toute cette période, une double série de lettres à Léopold et de billets à Mercy. La série des lettres à l’empereur, si l’on examine les dates et les points de repère, peut passer pour complète. Il n’y a pas lieu de s’étonner que Marie-Antoinette n’y parle pas de Mirabeau : Léopold n’a succédé à son frère Joseph qu’au mois de février 1790 ; au mois de mai, Marie-Antoinette lui a écrit peut-être pour la première fois. En tout cas, elle était bien loin d’avoir avec lui les liens d’intimité et de confiance qui l’unissaient à Joseph. On ne voit pas à quoi il eût servi qu’elle le tînt dès lors au courant de la négociation, mais on voit très bien au contraire que la moindre indiscrétion eût été singulièrement périlleuse : elle eût envoyé à la mort un homme qui se dévouait ; elle eût ruiné l’instrument auquel on avait résolu de recourir. La négociation est tenue si profondément secrète que Mme Elisabeth elle-même, à la fin de cette année 1790, n’en sait pas un mot. Quant à Mercy au contraire, c’est lui, avec le comte de La Marck, qui avait noué ces relations de Mirabeau avec la cour ; il était d’ailleurs le confident habituel de la reine : on conçoit donc que la reine lui rende compte, à lui le premier, à lui tout seul peut-être, des incidens de la négociation. Elle le fait par de courts messages, des billets plutôt que des lettres, avec un style tout d’affaires, et, bien entendu, sans se donner le vain plaisir de raconter ses terreurs. « Nous comptons voir M… vendredi soir, écrit-elle quelques jours avant la fameuse entrevue du 3 juillet ; j’ai trouvé un endroit non pas commode, mais suffisant, pour le voir et pallier tous les inconvéniens des jardins et du château. Il me semble que vous devez le voir bientôt. Je ne serais pas fâchée que ce fût samedi, pour savoir l’effet qu’aura produit sur lui la visite de la veille. » Ce n’est pas de sa propre émotion, comme on voit, qu’elle se préoccupe ici, mais plutôt de celle de Mirabeau et de l’effet qu’elle-même aura produit ; il faut renoncer aux effets dramatiques[8]. Quelles qu’aient été les émotions de la femme, comment la reine a-t-elle accueilli le secours politique qui lui était offert ? A-t-elle rendu témoignage à la généreuse ardeur de Mirabeau, et son suprême bon sens l’a-t-il subjuguée ? A-t-elle subi en quelque mesure cet ascendant, ce charme dominateur que l’éloquent tribun exerça sur tant de fermes esprits ? Lui accorda-t-elle passagèrement du moins sa confiance ? Si la sincérité de Mirabeau fut incontestable dans une négociation qui devait rapprocher des éléments si divers, la révolution et la cour, un orateur populaire et une reine, quelle part de sincérité y apporta-t-elle ? Ces notes émouvantes, où nous admirons encore aujourd’hui un noble dévouement et une singulière clairvoyance, ont-elles été par ceux auquels elles s’adressaient méditées et comprises ?

Les premiers engagemens que Mirabeau accepte sont des derniers jours d’avril 1790. Dès le 9 mai, la reine écrit à Mercy : « La négociation va son train ; mais autant le premier jour elle m’a plu, autant en avançant j’y vois des inconvéniens majeurs ; » le 12 juin : « La négociation avec M… se suit toujours, et, s’il est sincère, j’ai tout lieu d’en être contente. » Elle est en garde, elle se défie, et cependant elle a pu lire déjà ces lignes écrites par Mirabeau avec un accent qui devait convaincre : « Je promets au roi loyauté, zèle, activité, énergie, et un courage dont peut-être on est loin d’avoir une idée. Je lui promets tout enfin, hors le succès, qui ne dépend jamais d’un seul, et qu’une présomption très téméraire et très coupable pourrait seule garantir dans la terrible maladie qui mine l’état et menace son chef. Ce serait un homme bien étrange que celui qui serait indifférent ou infidèle à la gloire de sauver l’un et l’autre, et je ne suis pas cet homme-là. »

Mirabeau gagna-t-il quelque chose par la célèbre entrevue du 3 juillet d’où il était lui-même sorti exalté ? S’il produisit quelque impression sur la reine, on va voir que cette impression fut bien fugitive. — Exaspéré de cette inertie de la cour qui faisait échouer tous ses projets, il lance une de ces notes foudroyantes, terribles peintures du danger présent et révélations effrayantes de l’avenir. — « Quatre ennemis arrivent au pas redoublé : l’impôt, la banqueroute, l’armée, l’hiver. Il faut prendre un parti : je veux dire qu’il faut se préparer aux événemens en les attendant, ou provoquer les événemens en les dirigeant. En deux mots, la guerre civile est certaine et peut-être nécessaire. Veut-on la recevoir ou la faire, ou peut-on et veut-on l’empêcher ? » Il demande une mesure énergique. Que le roi, se servant d’un récent décret de l’assemblée nationale sur l’organisation des régimens suisses, se forme dans l’ombre une armée à lui, dont il prépare secrètement les cadres et désigne à l’avance les officiers, et qu’il en destine le commandement au fidèle comte de La Marck. « C’est la conception d’un grand plan qu’il faut arrêter. Hors de là, il n’y a pas de salut, et la société arrive, s’écrie-t-il, au terrible sauve qui peut ! » — Cette note est du 13 août ; elle dut être reçue le 14 ; le 15, Marie-Antoinette écrit à Mercy :


« Le papier que je vous envoie me paraît d’un genre et d’un style si extraordinaires, que j’ai cru essentiel que vous le connussiez avant qu’on vous en parle. A vous parler franchement, il me paraît fou d’un bout à l’autre, et il n’y a que les intérêts de M. de La Marck qui y soient bien ménagés. Comment M… ou tout autre être pensant peut-il croire que jamais, mais surtout dans cet instant, le moment soit venu pour que nous, nous provoquions la guerre civile ?… Je vois bien à présent la cause de l’indifférence et de la générosité avec laquelle M. de La Marck abandonnait les régimens allemands. Le projet de composer en idée plusieurs corps de troupes est absurde si on en nomme d’avance les chefs, et si on ne les nomme pas, ils ne peuvent rien faire. Voilà mes premiers aperçus sur un papier dont la fin me paraît des plus déplacées. »


Les derniers mots sont la réponse au « terrible sauve qui peut. » Il est bien osé en effet, ce Mirabeau, de se permettre de pareilles familiarités de pensée et de langage ! — Il s’en permit bien d’autres quand il commença de répéter ce que La Marck appelle son épouvantable refrain : « A quoi donc pensent ces gens-là ? Ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas ? — Le roi et la reine y périront, et, vous le verrez, la populace battra leurs cadavres. — Oui, oui, on battra leurs cadavres. — Ils battront le pavé de leurs cadavres ! »

Rien n’ouvrait les yeux à cette cour, à cette reine, — car c’est à elle seule, Mirabeau le déclare, qu’il s’adressait. Il eût fallu, pour comprendre le terrible langage dont il se servait, une imagination ardente, une âme facilement ouverte à l’enthousiasme. Il eût fallu pour se servir d’un Mirabeau, avec cette fierté d’âme et cette grâce que possédait Marie-Antoinette, un grand sens capable d’assigner à un tel homme un grand rôle auprès du trône, mais en même temps de le dominer. Il avait été, quant à lui, ébloui au premier moment : il avait conçu l’espoir que la reine sauverait le trône, et il avait trouvé pour le lui dire des expressions qui avaient dû aller au cœur de la fille de Marie-Thérèse : « J’aime à croire que la reine ne voudrait pas de la vie sans sa couronne ; mais ce dont je suis bien sûr, c’est qu’elle ne conservera pas sa vie si elle ne conserve pas sa couronne. Le moment viendra, et bientôt, où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval : c’est pour elle une méthode de famille ! » Au lieu d’entendre à de telles paroles, on ne voulut de lui qu’un dévouement obscur, suffisamment payé, pensait-on, par de l’argent. C’était ne rien comprendre à cette forte nature, qui avait besoin de rayonnement autour d’elle. On ne fit que tronquer et dénaturer tous ses plans. Il voulait qu’on osât lutter contre le parti extrême de la révolution en appelant à soi la partie saine de la nation, dût-on risquer l’épreuve de la guerre civile. Pour cela, il fallait, dans sa pensée, que le roi s’entourât de troupes ménagées à l’avance et puis quittât Paris, afin d’échapper au despotisme de l’assemblée et de Gilles César, comme Mirabeau appelait La Fayette. Le roi devait sortir de la capitale, non pas en secret et fuyant comme un coupable, mais publiquement, au grand jour, en roi qui fait un solennel appel au gros de la nation. Il s’agissait donc d’aller à Fontainebleau, à Compiègne, en Normandie peut-être, mais non pas à la frontière ; les élémens de toute résistance étaient, suivant son dessein, dans la France même et non parmi l’étranger. — On sait ce que la cour adopta de ces énergiques propositions : on fit cet insensé voyage de Varennes ; les préparatifs en datent de février 1791, et Mirabeau, à la veille de sa mort imprévue, n’en eut pas même la confidence. On fit Varennes avec le concours de l’étranger : c’était dénaturer doublement les projets de Mirabeau. Dans une lettre du 12 juin, il est vrai, la reine lui attribue de pareilles pensées.


« Il me semble, écrit-elle à Mercy, qu’un point des plus raisonnables du plan de M… est d’engager la Prusse et l’Autriche, sous prétexte des dangers qu’elles peuvent courir elles-mêmes, à paraître non plus pour faire une contre-révolution ou entrer en armes ici, mais comme garans de tous les traités de l’Alsace et de la Lorraine, et comme trouvant fort mauvais la manière dont on traite un roi. Elles pourraient alors parler avec le ton qu’on a quand on se sent le plus fort, en bonne cause et en troupes… »


Nous ne trouvons absolument rien dans le riche recueil de M. de Bacourt qui réponde à de telles vues exprimées par Mirabeau. Il est vrai qu’il y a, précisément vers juin 1791, des mémoires perdus ; mais ne voit-on pas Mirabeau, dans ce que nous avons de ses papiers, s’élever constamment contre la guerre extérieure ? Il montre qu’à tous les partis la paix est indispensable : il la faut, dit-il, aux auteurs de la révolution, car rien ne s’achève pendant la guerre ; il la faut au roi, qui deviendrait, en cas de revers, « le plastron de toutes les haines, l’objet de toutes les méfiances, la victime de tous les partis. » En présence de ces fortes expressions, qui reviennent à chaque instant sous sa plume, il y a lieu de se demander si Marie-Antoinette prête avec une entière raison à Mirabeau ce projet d’une connivence étrangère. Il en savait, on le voit, tous les périls ; sans cesse il avertissait l’assemblée que ses imprudences à l’égard des cours pouvaient susciter de dangereuses complications extérieures. Une de ses conversations, peut-être même une ses notes sur le parti que d’aventure la cour pourrait tirer de pareilles circonstances, a-t-elle été en passant par quelque intermédiaire, comme l’archevêque de Toulouse par exemple, mal interprétée auprès de la reine ? Ou bien Marie-Antoinette elle-même n’aurait-elle pas, à son insu, fait incliner quelques indications peu précises vers l’idée d’un plan qui véritablement était le sien propre et devenait le principal objet de ses pensées ?

Mirabeau meurt le 2 avril ; on n’a aucune lettre de la reine qui témoigne de son sentiment sur cette mort ; mais on peut bien conjecturer que ce fut une délivrance pour la cour. Mirabeau ne jouissait plus auprès du roi ni de la reine d’aucune confiance ; le roi trouvait qu’il se faisait payer trop cher ; on le laissait combiner tout un vaste plan pour contre-miner dans les provinces les menées des anarchistes, mais on lui cachait soigneusement tout ce qu’on méditait d’accomplir ailleurs. Dans une telle situation, il est certain que Mirabeau devenait plus dangereux qu’utile. — Nous disions tout à l’heure, à propos de l’entrevue du 3 juillet, que l’œuvre apocryphe avait introduit les fausses couleurs d’une mise en scène dramatique ; on peut juger à présent que la simple réalité présentait cependant à elle seule une assez riche matière aux émotions graves. Vit-on jamais une plus saisissante apparition que celle de ce génie désordonné chargé de prédire à un roi et à une reine timides leur destinée épouvantable ? Ému de pitié et touché d’une grande ambition, il veut les sauver ; mais on le dédaigne, et il meurt tourmenté par l’amère conscience de son impuissance méritée.

La reine n’a jamais conçu de sérieux espoir que dans l’intervention étrangère. Elle s’en est exprimée nettement plus tôt qu’on ne le croyait : nous avons vu que dès le 12 juin 1790, presque au début de la révolution, qui n’a commencé pour elle qu’aux journées d’octobre 89, interprétant bien ou mal les projets de Mirabeau, elle s’est attachée à cette pensée. En quelques mois, elle a conçu tout un vaste plan de contre-révolution par l’invasion étrangère. On tremble quand on lit dans le volume de M. d’Arneth qu’une lettre comme la suivante, qu’elle se fait écrire de Bruxelles par Mercy au commencement de mars 1791, a été interceptée et transmise au comité des recherches à Paris :


« Il y a ici 49,600 hommes de troupes d’élite ; on parviendrait difficilement à les désorganiser ; les missionnaires envoyés à cet effet n’ont encore formé aucune tentative. Ils sont surveillés très soigneusement, et on n’épargnera pas ceux qui seront surpris dans les fonctions de leur dangereux Ministère… L’Alsace, avec la réunion de quelques princes d’Allemagne intéressés à revendiquer leurs fiefs dans cette province, devrait être regardée comme le point central des opérations qui seront tentées. En s’assurant de la ville et citadelle de Strasbourg, on se trouverait dans une position également sûre et formidable, à portée des secours que l’on peut se promettre, avec une retraite libre en cas de besoin. Si en même temps les royalistes prennent consistance dans quelques-unes des provinces méridionales ; et que la Bretagne s’y joigne ; l’intérieur du royaume menacé par les deux extrémités opposées, privé de toutes ressources de commerce et autres, ne pourrait se soutenir longtemps contre une attaque dont l’impulsion ; majeure pèserait immédiatement sur la capitale. — Il ne faut pas se dissimuler le principe reçu généralement que les grandes puissances ne font rien pour rien. Le roi de Sardaigne a toujours eu des vues sur Genève ; une extension de limites dans la partie française des Alpes et sur le Var lui serait très intéressante. Pareille facilité pourrait être négociée avec l’Espagne pour les limites de la Navarre. Les princes feudataires en Alsace seraient gagnés à peu de frais, et leur concours est d’une extrême importance. L’empereur est le seul duquel on pourrait se promettre des secours désintéressés. De ces remarques s’ensuit la nécessité de plusieurs négociations dirigées par des personnes ! Affidées et habiles… »


Imagine-t-on l’effet que de pareilles lettres interceptées devaient produire, et quelles défiances, quelles rigueurs dans les provinces, quelle irritation des esprits en devaient résulter ? Mercy n’écrivait de la sorte qu’après avoir reçu de Marie-Antoinette elle-même des lettres tout aussi graves, où elle discutait les moyens de constituer la ligue étrangère et le prix auquel la France devait acheter ce secours. Quelque étrange que cela nous paraisse, la reine croyait parler au nom de cette partie saine de la nation, comme elle disait, dont elle comptait pour rien le concours tant que le point d’appui d’une coalition extérieure ne viendrait pas l’encourager. Elle était fatalement entraînée vers l’unique ressource d’une alliance extérieure, puisque d’une part elle refusait absolument le concours des princes et de la noblesse, et que de l’autre elle ne voulait pas se fier au parti révolutionnaire modéré. Éclairée par son antipathie pour cette partie de noblesse légère et frondeuse d’où lui étaient venus les premiers déboires, elle démasquait les vaines et dangereuses bravades de l’émigration, et quant aux rapports qui s’engagèrent après le retour de Varennes entre elle et Barnave, nous savons maintenant, par le volume de M. d’Arneth, qu’elle ne fit de ce côté non plus aucune sorte de concession.

La simple lecture des précieux documens que nous livrent les archives autrichiennes devient ici singulièrement dramatique par les émouvantes vicissitudes qu’elle révèle. Le projet de fuite vient d’échouer. Marie-Antoinette, à peine de retour à Paris, rend un bel hommage au dévouement de Fersen en lui adressant à la hâte deux courts billets : « Rassurez-vous sur nous ; nous vivons… — J’existe et j’ai été bien inquiète de vous. Je vous plains de n’avoir aucune nouvelle de nous. Le ciel permettra que cette lettre vous parvienne. N’écrivez pas, ce serait nous compromettre, et surtout ne revenez pas ici sous aucun prétexte. On sait que c’est vous qui nous avez sortis d’ici, vous seriez perdu, si vous paraissiez… Adieu, je ne pourrai peut-être plus vous écrire. » Fersen méritait ce témoignage par sa généreuse conduite, par son respect ému, par son zèle, qui se préparait à de nouvelles épreuves. — A peine a-t-on lu ces tristes billets que voici trois cruelles lettres de Léopold, qui, trompé par de fausses nouvelles, croit le roi et la reine sauvés et réfugiés à Bruxelles, dans ses propres états. Il écrit à Louis XVI pour le féliciter d’un si heureux terme à de longues angoisses. Ses troupes, ses généraux, ses finances, il met tout cela aux ordres du roi de France pour qu’il rétablisse enfin sa légitime autorité. Il écrit surtout à la reine avec une joie véritable ; à elle seule revient tout le mérite. « Votre courage, fermeté et présence d’esprit vous a sauvée ainsi que le roi et votre famille, et sauvera également la monarchie, et on vous devra le repos de l’Europe entière. Tout ce qui est à moi est à vous : argent, troupes, enfin tout ! » Involontairement l’esprit s’arrête à ce que l’erreur qui abusa Léopold pendant quelques jours suggère de réflexions. Le roi et la reine à Bruxelles, la révolution prenait un autre cours, de sanglantes pages étaient du moins épargnées à notre histoire ! La déception se montre immédiatement par un écrit autographe de Louis XVI, appel direct du fond de sa nouvelle captivité à l’Europe en général, particulièrement à l’empereur son beau-frère, afin qu’il prenne toutes les mesures « pour venir au secours du roi et du royaume de France. » — Et la cruelle destinée, qui avait paru hésiter un instant, reprend son cours.

Cependant la reine avait accepté, disait-on, une entente avec les chefs du parti modéré, Barnave, Lameth et Duport. Adopter franchement la nouvelle constitution et détourner à tout prix les dispositions hostiles des puissances étrangères, qui ne faisaient qu’attiser les haines intérieures, voilà quel plan ces conseillers proposaient. Marie-Antoinette et Louis XVI parurent s’y prêter, et l’on a cru qu’ils furent en cela, du moins au commencement, suffisamment sincères. Voici en effet, dans le livre même de M. d’Arneth, des lettres de la reine qui représentent la situation comme non désespérée et même comme tout à fait tolérable : « Les derniers événemens m’ont donné de grandes lumières sur l’état des choses, écrit-elle à Mercy le 29 juillet, et sur le caractère des personnes. Je crains : de m’être bien trompée sur la route qu’il a fallu suivre ; tout me fait croire qu’il y a ici de la bonne foi et du sincère désir du bien. » On connaissait depuis longtemps d’autres lettres adressées vers la même époque à l’empereur, et dans lesquelles Marie-Antoinette s’exprime comme elle vient de le faire à l’égard de Mercy. Dans un message du 30 juillet, par exemple, elle assure qu’elle est maintenant mieux éclairée, et que les circonstances donnent beaucoup plus d’espoir ; les hommes influens de l’assemblée se prononcent pour le rétablissement de l’autorité royale ; tout paraît se réunir pour amener la fin des désordres. « Il ne faut donc pas ; ajoute-t-elle, que les mouvemens extérieurs viennent contrarier une tendance salutaire ; une tentative d’intervention armée serait particulièrement et à tous les points de vue redoutable. » Ces assurances, écrites de la main de la reine, sont des plus formelles ; on pouvait s’y tromper. L’erreur n’est plus possible, et l’on ne dira plus que la reine a voulu tenter un arrangement avec la révolution, qu’elle a fait des concessions pour un temps, ou bien qu’elle a hésité dans sa ligue de conduite. On vient de lire le billet du 29 à Mercy et le message du 30 à Léopold ; en voici les contre-parties. M. d’Arneth, en les faisant connaître pour la première fois, nous ouvre un nouveau jour à travers ce terrible drame.


« A Mercy, ce 31 juillet. — Je vous ai écrit le 29 une lettre que vous jugerez aisément n’être pas dans mon style. J’ai cru devoir céder aux désirs des chefs de parti ici, qui m’ont donné eux-mêmes le projet de lettre. J’en ai écrit une autre à l’empereur hier 30 ; j’en serais humiliée, si je n’espérais pas que mon frère jugera que dans ma position je suis obligée de faire et d’écrire tout ce qu’on exige de moi. Il est bien essentiel que mon frère me réponde une lettre circonstanciée qui puisse être montrée, et qui en quelque sorte puisse servir de base de négociation ici. Envoyez sur-le-champ un courrier pour l’en prévenir… »


Le lendemain, elle écrit encore en chiffres à Mercy pour le prévenir sur le compte de l’agent par lequel passeront les massages dictés par Barnave :


« L’abbé Louis doit vous aller joindre bientôt ; il se dira accrédité par moi pour vous parler. Il est essentiel que vous ayez l’air de l’écouter et d’être prévenu, mais de ne pas vous laisser aller à ses idées. Je suis obligée de garder de grands ménagemens avec lui et ses amis : ils ni ont été utiles et me le sont encore dans ce moment ; mais, quelques bonnes intentions qu’ils montrent, leurs idées sont exagérées et ne peuvent jamais nous convenir… M. de Blumendorff vous dira notre position ici ; les scélérats sont dans les dernières convulsions de la rage ; ils cherchent à m’attaquer de toutes les manières, mais je ne crains rien ; et je supporte tout dans l’espoir que bientôt tout cela sera fini. » Sur quoi donc édifier cette espérance hardie d’une issue prochaine ? On le comprend bien : uniquement sur l’intervention étrangère. « Je persiste toujours à désirer que les puissances traitent avec une force en arrière d’elles, mais je crois qu’il serait extrêmement dangereux d’avoir l’air de vouloir entrer. » Oui, avant Varennes elle avait invoqué nettement l’entrée des armées étrangères, parce qu’on pouvait espérer que le roi, sortant de Paris, en prendrait le commandement et y réunirait les Français fidèles. Maintenant l’invasion ferait courir le plus grand danger au roi et à la reine, prisonniers dans Paris ; il fallait donc employer seulement la pression diplomatique et la menace armée sur la frontière, tandis que se poursuivrait la négociation avec le parti modéré de l’assemblée. Ces paroles qu’on vient de lire dans le billet du 31 à Mercy : « il est essentiel que mon frère me réponde une lettre pouvant servir de base de négociation, » sont à double entente. Il faut que la lettre ostensible de l’empereur soit pacifique, en ce sens qu’il doit entrer dans le nouveau jeu accepté par la reine et approuver ses relations nouvelles ; mais en même temps cette lettre doit être à demi menaçante, car après tout n’est-ce pas une double crainte qui a conduit ces libéraux aux pieds de la reine : crainte des excès de la révolution à l’intérieur et crainte du châtiment qui pourra venir un jour du dehors. Telle a été certainement la pensée de Marie-Antoinette, et la réponse de Léopold, en s’y conformant, le prouve. En tout cas, la continuation des rapports avec Barnave et l’acceptation de la constitution ont paru de bons moyens pour gagner du temps seulement il ne faut pas croire que la reine ait jamais pris au sérieux cette nouvelle conduite. « Vous aurez sûrement déjà la charte, écrit-elle à Mercy ; c’est un tissu d’absurdités impraticables. Du temps et, un peu de sagesse, et je crois encore qu’on pourra au mains préparer à nos enfans un avenir plus heureux. »

Depuis le retour de Varennes jusqu’au commencement de 1792, date de l’ouverture de la guerre, la reine ne fait plus qu’insister, mais avec une infatigable persistance, sur la formation d’un congrès armé dans quelque ville voisine de la frontière. C’est qu’elle voit les forces de la révolution grandir, la lutte déclarée s’annoncer chaque jour plus terrible, et les souverains qu’elle invoque hésiter à son appel. Nous avons exposé ici même dans un précédent travail[9] combien avait été difficile et pénible l’enfantement de la première coalition. Marie-Antoinette s’en indignait, accusant les cours, reprochant à son propre frère une indifférence dont celui-ci n’était pas coupable, et elle abaissait au niveau de leur froideur ou plutôt de leur impuissance les conditions de son suppliant appel. Quand la révolution elle-même eut engagé la guerre et coupé court aux hésitations de l’Europe, le péril intérieur lui paraissant aussi ne plus laisser place à nul ménagement ni à nul espoir, elle appela de nouveau l’invasion étrangère et s’offrit même, il faut le dire, à la diriger. Mercy lui avait écrit dès janvier 1792 :


« Si la guerre éclate, il sera bien important que l’on sache aux Tuileries les mouvemens de chaque jour et les intrigues de tous les partis. Il faudrait à cet effet des observateurs bien intelligens et actifs par qui on établirait un concert de notions et de mesures. Sans cet accord, bien des choses essentielles échapperont. On supplie de faire attention à cette remarque. »


La vraie réponse au billet de Mercy fut ce court et terrible billet chiffré de Marie-Antoinette ; le déchiffrement en est aux archives de Vienne, de la main même de Mercy.


« 26 mars 92. — M. Dumouriez, ne doutant plus de l’accord des puissances par la marche des troupes, a le projet de commencer ici le premier par une attaque de Savoie et une autre par le pays de Liège. C’est l’armée La Fayette qui doit servir à cette dernière attaque. Voilà le résultat du conseil d’hier ; il est bon de connaître ce projet pour se tenir sur ses gardes et prendre toutes les mesures convenables. Selon toutes les apparences, cela se fera promptement. »


Le volume de M. d’Arneth se termine par un billet de Mercy, en date du 9 juillet 92, qui supplie la reine de se jeter hors de Paris, s’il lui est possible, afin de « mettre un espace entre soi et les brigands. » Qu’on évite seulement d’être entraîné dans les provinces méridionales, et dans un mois on sera sauvé. — Voilà donc les proportions du tableau final, qu’on en est venu, à force d’aveuglement, jusqu’à ne plus se figurer que comme une horrible lutte entre des brigands ameutés et une malheureuse reine ! Sans doute la journée du 20 juin avait été un sinistre épisode qui faisait prévoir un 10 août ; sans doute l’excès d’audace des jacobins annonçait de cruelles extrémités. N’y avait-il plus cependant, quand sonnait le clair appel de la guerre étrangère, d’autre rôle pour la cour et pour la reine que de proclamer qu’on avait à fuir l’assassinat ? Par quelle fatalité arriva-t-il que l’honnête Louis XVI, presque seul d’entre ces Bourbons à l’humeur facilement belliqueuse, se trouvât incapable de monter à cheval et d’entraîner tout un peuple à sa suite ? Par quelle déplorable destinée Marie-Antoinette elle-même, fille de Marie-Thérèse et digne par plusieurs côtés d’une telle mère, courageuse, forte d’âme, résolue, en même temps que riche de grâce et de charme, se trouva-t-elle réduite à voir se tourner en instrumens d’infortune de grandes qualités qui eussent dû, par un autre emploi, lui gagner tous les cœurs ?

L’esprit de race a fait l’éclat et le malheur de Marie-Antoinette. Aujourd’hui que le mélange des classes a mis en commun toutes les données de l’intelligence et de la morale, il est malaisé peut-être d’imaginer combien ce qu’on appelait la naissance pouvait élever de distinctions et de barrières souvent infranchissables. L’éducation tout à part qui en résultait pouvait développer les heureuses énergies de certains caractères, mais précisément d’une manière exclusive et au détriment de quelques-unes des plus légitimes influences de leur temps. Marie-Antoinette avait reçu cette sorte d’éducation morale au sein des traditions de la puissante maison d’Autriche, docilement conservées et transmises par la sincérité germanique. Transportée de là en présence des mobiles transformations d’idées et de mœurs dont notre pays était le théâtre, on comprend qu’elle soit restée presque inaccessible à tel sentiment qui, en d’exceptionnelles circonstances, s’exaltait prodigieusement sous ses yeux. Il est clair que l’esprit de la race prima chez elle en tout temps l’idée nationale, et elle ne se familiarisa jamais avec la nécessité de dédoubler ses affections pour les partager au moins également entre l’Autriche et la France. On l’a vue n’admettre que l’indissoluble union des deux pays comme unique condition de leur fortune politique, et sa préoccupation exclusive, dans l’affaire de Bavière ainsi qu’en 1784, a été de sauvegarder les intérêts de l’Autriche. Elle a glissé sur cette pente dangereuse jusqu’à la fatale confusion qui lui a fait écrire l’avis à Mercy du 26 mars 1792. On ne doit pas du reste oublier dans quelles conditions elle a commis cette faute. Si elle admettait la nécessité de l’intervention étrangère, qui pouvait amener une guerre au dehors, c’était par une profonde horreur de la guerre civile et de l’effusion du sang dont il faut lui tenir un grand compte. Elle souhaita pendant longtemps que cette intervention ne fût que diplomatique et demanda ensuite un congrès armé, l’un ou l’autre moyen devant servir, selon sa pensée, d’appui matériel et moral au concours dévoué de la partie saine et modérément libérale de la nation : entre deux extrémités cruelles, l’horreur de l’une la rejetait vers l’autre avec un pareil effroi. Aussi ne dirons-nous pas qu’elle a été vraiment une politique, ni qu’elle a eu un véritable système politique ; certains sentimens l’ont seuls dirigée. Nous savons aujourd’hui ce qu’il y avait de pur patriotisme dans cette jeune armée de 1792 qui représentait la France nouvelle ; combien ne comptait-on pas dans ses rangs de nobles cœurs heureux d’échapper par la guerre étrangère à l’horrible nécessité de distinguer dans la mêlée intérieure où était le vrai devoir ! Cette armée, formée en dehors des anciens cadres, et dont les officiers n’étaient pas nobles, n’en était pas moins aux yeux de la reine la pure armée de l’émeute : c’étaient là, pensait-elle, les vainqueurs de la Bastille, « les plus grands drôles de Paris, » comme disait Mirabeau, cette même tourbe qu’elle avait vue venir à Versailles le 6 octobre, qui envahissait le château pendant la journée du 20 juin et qui s’était déjà souillée de sang. Elle croyait qu’ils seraient écrasés du premier coup sur la frontière, et que la France et Paris s’en verraient délivrés ; c’était là cependant le meilleur du sang de la France, et il ne devait couler que pour le triomphe définitif de la révolution. Marie-Antoinette commettait donc une double erreur, mais que des hommes honnêtes, et qui n’avaient pas les mêmes motifs d’entraînement que la reine, ont commise aussi. Je ne parle pas seulement des Français qui restèrent après le 20 avril dans les rangs de l’émigration, et qui ne croyaient pas apparemment trahir les vrais intérêts de leur pays ; mais voyez M. de Bouillé : il accepte un commandement jusque dans l’armée étrangère sous Gustave III. M. de Bouillé est pourtant un honnête homme qui aime ardemment la France et qui la connaît : il faut le voir, dans ses mémoires, hausser les épaules aux fanfaronnades des officiers prussiens et se réjouir secrètement de nos succès. Et M. de Montmorin ? Ministre des affaires étrangères jusqu’en novembre 91, n’envoie-t-il pas, lui aussi, en avril et mai 92, après la déclaration de guerre, les plans de campagne à La Marick et à Mercy, qui sont à Bruxelles ? M. de Montmorin, caractère faible, mais estimable, croit néanmoins servir la cause de la révolution modérée.

Marie-Antoinette a eu pour tout système politique d’abord le désir avoué de contribuer à maintenir l’alliance des deux cours de Vienne et de Versailles, c’est-à-dire de ses deux familles, — plus tard, le vœu ardent de sauver son mari et son fils par l’unique moyen que le cercle étroit de ses vues lui suggérait. L’isolement et l’abandon immérités qui attristèrent la première partie de son règne expliquent assez qu’elle soit restée tout d’abord étroitement attachée à ses souvenirs ou, si l’on veut, à ses préjugés de race : elle se créait l’illusion d’y rattacher les intérêts de la France. Si ses efforts au temps de la grande lutte n’ont pas dépassé le même horizon, il faut se rappeler que son action était limitée par l’indolence capricieuse du roi : elle respectait l’autorité du souverain ; elle avait appris, à mesure que la vie était devenue sérieuse autour d’elle, et notamment depuis l’affaire du collier, à estimer l’honnête et solide caractère de l’homme. Cette retenue, qu’elle voulut conserver, contribua beaucoup à limiter la sphère de ses efforts. Elle montra du moins une continuité d’intention et, pour tout dire, une force morale dont on ne la savait pas capable. C’est, je pense, le principal résultat du nouveau volume de M. d’Arneth d’avoir mis plus d’unité dans cette vie. Ne cherchez plus le vain mélodrame dans cette tragédie d’une grandeur antique. Non ; la reine n’a pas écrit en septembre 1791 ces lignes d’une rhétorique déclamatoire : « Ne me renvoyez pas mes diamans ; je ne me pare plus, ma vie est une existence toute nouvelle ; je souffre nuit et jour, je change à vue d’œil, mes beaux jours sont passés, et sans mes pauvres enfans je voudrais être en paix dans ma tombe. — Ils me tueront, ma chère Christine ! » Il fallait ces soubresauts de douleur, ces spasmes, ces cris de désespoir, pour terminer par un de ces poignans contrastes dont le gros des lecteurs est épris la riante galerie des prétendues lettres à Marie-Christine. Les documens authentiques nous ont désabusés ; le désespoir s’y montre sans doute, mais avec un accent énergique, soit de colère, soit de résignation amèrement subie.


« Il faut bien plus de courage à supporter mon état, dit ici la vraie reine, que si on se trouvait au milieu d’un combat. Je ne vois que malheur dans le peu d’énergie des uns et dans la mauvaise volonté des autres. Mon Dieu ! est-il possible que, née avec du caractère, et sentant si bien le sang qui coule dans mes veines, je sois destinée à passer mes jours dans un tel siècle et avec de tels hommes ! Mais ne croyez pas pour cela que mon courage m’abandonne ; non pour moi : pour mon enfant je me soutiendrai, et je remplirai jusqu’au bout ma longue et pénible carrière. Je ne vois plus ce que j’écris. Adieu. »


Le 10 août, en consommant le divorce devenu inévitable entre la révolution et l’ancienne royauté, ouvrit pour Marie-Antoinette et Louis XVI ce qu’on a appelé la période de l’expiation. Ce dernier temps est assez connu pour que le jugement de l’histoire et celui de la conscience nationale n’aient pas besoin d’y demander de nouvelles lumières. L’expiation a si fort dépassé les fautes personnelles qu’après les avoir effacées elle a montré ce roi et cette reine payant eux seuls pour beaucoup de fautes que d’autres avaient commises. Ils l’ont tous deux compris et accepté : cela s’appelle le martyre, c’est le sacrifice qui épure et rachète, et mérite par surcroît un perpétuel respect.


A. GEFFROY.

  1. Marie-Thérèse et Marie-Antoinette, 2e édition ; Paris, Jung-Treuttel, 1866. — Marie-Antoinette, Joseph II et Léopold ; Paris, même éditeur, 1866.
  2. Nous croyons qu’on ne peut admettre comme authentique, parmi les lettres à Marie-Thérèse contenues dans les deux ouvrages de MM. d’Hunolstein et Feuillet de Conches, que celle du 14 juin 1777, que donne ce dernier.
  3. Nous croyons qu’on ne peut admettre comme authentique, parmi les lettres à Marie-Christine publiées dans les deux ouvrages de MM. d’Hunolstein et Feuillet de Conches, que celle du 29 mai 1790, donnée par ce dernier.
  4. Celui de M. d’Hunolstein.
  5. Dans cette même lettre de Louis XVI à M. de Breteuil, si mal datée du 1er septembre 1786, le roi ordonne à M. de Breteuil d’aller reprendre au cardinal le cordon de chevalier de ses ordres. Louis XVI a-t-il pu s’exprimer de la sorte ? Un ecclésiastique ne pouvait être que du Saint-Esprit. De plus Rohan était commandeur en qualité de cardinal (article IX des statuts) et en qualité de grand-aumônier (article X). J’ai vainement cherché un texte autorisant ici l’expression de « chevalier de mes ordres. » Quant à la fausse date, les plagiaires l’ont sans doute empruntée à l’article Rohan de la Biographie Michaud, lequel a pu l’emprunter à la continuation de l’Abrégé du président Hénault par Michaud. Voilà cette bévue cinq fois répétée : lampada tradunt.
  6. M. d’Arneth ne les a pas fait entrer dans sa publication, parce que M. Feuillet de Conçues les avait déjà donnés d’après ces mêmes archives.
  7. Ce n’est ici ni le lieu ni l’occasion d’une exposition détaillée et complète de tous les doutes et de toutes les preuves, qui viendra en son temps.
  8. Croira-t-on facilement après cela, en l’absence de toute indication de sûre provenance, à l’authenticité de billets comme celui-ci, qui se trouve sous la même date dans le recueil de M. d’Hunolstein : « Tenez, monsieur le comte, plus je réfléchis à la démarche préparée, plus il s’élève de doutes dans mon esprit ; il faut absolument les dissiper ; j’en ai une sorte d’horreur malgré moi. » Est-ce la même personne qui écrit à peu d’intervalle de façon si différente ?
  9. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1865, le huitième article de la série intitulée Gustave III et la Cour de France ; qui traitait spécialement des plans de contre-révolution et de coalition européenne.