La Religion en Russie/04

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LA
RELIGION EN RUSSIE

IV.[1]
L’ÉVOLUTION DU RASKOL ET DES SECTES.

Le raskol, avec ses mille sectes, est peut-être le trait le plus original de la Russie contemporaine. Nous en avons jadis indiqué l’origine et les principales phases[2] ; nous voudrions en suivre aujourd’hui la dernière évolution. Les sectes sont la manifestation populaire par excellence ; plus les classes cultivées se rapprochent du peuple et plus elles montrent de curiosité pour ce raskol où se révèlent les aspirations morales et sociales du peuple. Aussi plus d’un investigateur a-t-il récemment exploré les obscures galeries de ces catacombes de l’ignorance et de la superstition. On a découvert de nouvelles sectes; on s’est aperçu qu’un esprit nouveau pénétrait dans les anciennes. C’est ce qui nous décide à réclamer encore l’attention pour de bizarres et rustiques hérésies. Mieux que toutes les descriptions de mœurs ou de coutumes, elles nous montrent combien l’homme russe diffère encore du Français ou de l’Allemand, du Latin ou du Germain. Ce n’est guère que par ses conceptions religieuses qu’on peut atteindre l’âme du moujik. Comme les rivières, selon le sol qu’elles traversent, les religions, en passant par des populations différentes, prennent aisément des teintes diverses. Le raskol est le christianisme au sortir des couches inférieures de la nation russe.


I.

Les sectes innombrables, qui, depuis deux siècles, s’agitent au fond du peuple russe, ont eu pour point de départ la correction des livres liturgiques. Toutes ces branches sont sorties d’un même tronc ; quelques hérésies seulement, non les moins curieuses, il est vrai, sont antérieures ou étrangères à la réforme de la liturgie, par le patriarche Nikone, au milieu du XVIIe siècle. Pour ce peuple, demeuré à demi païen sous l’enveloppe chrétienne, les invocations religieuses étaient comme des formules magiques dont la moindre altération eût détruit la vertu. Il semble que, pour lui, le prêtre fût resté une sorte de chaman, les cérémonies sacrées des enchantemens, et toute la religion une divine sorcellerie. De là sa révolte contre le patriarche assez téméraire pour porter une main sacrilège sur les missels des ancêtres. La liturgie, qu’il entourait d’une superstitieuse vénération, le Moscovite avait peine à comprendre que l’ignorance de ses copistes en avait corrompu le texte. Après plus de deux siècles, un grand nombre de fidèles persistent toujours à garder les anciens livres et les anciens rites. Ils s’obstinent à faire le signe de la croix, à écrire le nom de Jésus, à chanter l’Alléluia à la manière de leurs ancêtres, sans admettre aucune des innovations du patriarche Nikone. En attachant une telle valeur au rituel, les raskolniks moscovites ne faisaient guère que suivre l’exemple de leurs maîtres grecs. En ce sens, le raskol russe n’est qu’une conséquence ou, si l’on préfère, une exagération du formalisme byzantin.

Pour les Moscovites en révolte contre les réformes de Nikone, les cérémonies semblent être tout le christianisme et la liturgie toute l’orthodoxie. Non contens de l’appellation de vieux-ritualistes (staroobriadtsy), ils prennent le titre de vieux-croyans (starovery), c’est-à-dire de vrais croyans; car, à l’inverse des sciences humaines, dans les choses religieuses, c’est toujours l’antiquité qui fait loi. Cela est particulièrement vrai de l’église grecque, qui a mis sa gloire dans l’immobilité. Ici encore, lorsqu’ils se refusaient à toute apparence d’innovation, les vieux-croyans ne faisaient qu’outrer le principe de leur église. Peu importe que la prétention des starovères fût mal justifiée, que le parti qui se réclamait le plus de l’antiquité eût le moins de titres à l’antiquité, les vieux-ritualistes, en se laissant martyriser pour les anciens livres, n’étaient que les aveugles victimes de l’immobilité systématique du byzantinisme.

La réforme de Nikone était une révolution dans les pratiques élémentaires de la dévotion ; le fils était obligé de désapprendre le signe de croix enseigné par sa mère. En tout pays, un tel changement eût jeté un grand trouble; en aucun, la perturbation ne pouvait être plus grave qu’en Russie, où la prière, accompagnée d’inclinations du corps et désignes de croix répétés, a une sorte de rite matériel. Le peuple se souciait peu que les rites établis par Nikone fussent plus antiques que les siens. Pour l’ignorant Moscovite, il n’y avait d’autre antiquité que celle de ses pères et grands-pères; et ses pères lui avaient enseigné de minutieuses observances pour toutes les heures et tous les actes de la vie. Le Moscovite était emmailloté d’un réseau de rites comparable au cérémonial chinois. Un livre du XVIe siècle, le Domostroi, le Ménagier russe, montre jusqu’où était poussé le formalisme de l’ancienne Moscou. La religion que recommande le prêtre Sylvestre, précepteur d’Ivan IV et rédacteur du Domostroi. consiste avant tout dans le respect scrupuleux des rites extérieurs. Pour ce code de la piété et du savoir-vivre moscovites, le bon chrétien est celui qui se tient raide pendant les offices; qui baise la croix, les images, les reliques, en retenant son souffle, sans ouvrir les lèvres; qui consomme l’hostie sans la faire craquer avec les dents : qui, le matin et le soir, s’incline trois fois devant les icônes domestiques, en frappant la terre du front ou en se courbant au moins jusqu’à la ceinture. Tous ces usages des ancêtres, le raskolnik mit son honneur à leur demeurer fidèle, et cela non-seulement en religion, mais en toute chose. Dans certaines régions, il a conservé, avec presque autant de soin, les coutumes domestiques, les rites des fêtes civiles, les légendes du passé, y compris les traditions et les chants d’origine païenne, que la liturgie antérieure à Nikone. C’est ainsi, parmi les raskolniks de l’Onéga, que Hilferding a recueilli les principales de ses bylinas ou romances épiques. C’est ainsi que, dans la fête à demi païenne du printemps, A. Petchersky avait cru retrouver, à dix siècles de distance, un écho de la lointaine poésie slave, antérieure à la prédication du christianisme. Dans l’izba des vieux-croyans, les vieilles coutumes se sont conservées intactes, comme enfouies sous la superstition.

L’un des caractères de l’orthodoxie grecque, c’est sa propension à prendre une forme nationale, à se constituer en églises locales, ayant chacune leur langue liturgique. Nulle part cette tendance n’a été plus marquée que chez le Slave russe. A certains égards, le raskol n’a été que la conséquence ou le dernier terme de ce nationalisme. Il est sorti de la liturgie nationale ; il est né des missels slavons. La liturgie slave, héritée de Cyrille et de Méthode, le Russe s’y était attaché avec une ignorante révérence, sans tenir compte des originaux. Le slavon était devenu pour lui la véritable langue sacrée. Identifiant l’orthodoxie avec ses livres et ses apocryphes, le Moscovite n’a pas voulu en croire les Grecs et les textes grecs, appelés en témoins par ses patriarches. Il s’en est tenu obstinément à ses missels slavons, égalés par lui aux Écritures. Chez lui, le côté local, national de l’église a prévalu sur le côté œcuménique, catholique. Il n’a plus connu que son église, que sa liturgie, que ses traditions, et il s’y est aveuglément cantonné, comme si la révélation avait été faite en paléoslave, ou comme si la Russie était tout le bercail du Christ. Aussi a-t-on pu dire que le raskol n’a pas été seulement la vieille foi, mais la foi russe[3].

Pour l’historien, le raskol, nous l’avons dit, est la résistance du peuple aux nouveautés importées de l’Occident. Ce caractère du schisme, tel est le sens du mot raskol, Pierre le Grand le mit dans tout son jour. Le schisme devint une protestation nationale contre l’imitation de l’étranger, une protestation populaire contre la constitution de la Russie en état moderne. Au bouleversement des mœurs publiques et privées sous Pierre le Grand, à tout ce qu’ils regardaient comme le triomphe de l’impiété, les raskolniks ne virent qu’une explication : l’approche de la fin du monde, la venue de l’antéchrist. La personne même du réformateur prêtait, par certains côtés, à cette satanique apothéose. Devant un souverain tel que Pierre Ier, entouré d’hérétiques, vivant avec une concubine étrangère, ayant sur ses mains le sang de son fils, le trouble, la stupéfaction des vieux Russes étaient d’autant plus grands que plus profond était leur respect pour leurs princes. Un tel « vase d’iniquité, » un tel » loup féroce » pouvait-il être le vrai tsar, l’oint du Seigneur ? N’avait-il pas rejeté le titre slavon, national et biblique de tsar, pour le nom étranger et païen d’empereur ? Dans ce nom d’empereur, les raskolniks découvraient le chiffre de la bête. Pour eux, le signe de l’enfer ne fut pas seulement dans le titre de leurs souverains, il fut dans toutes leurs innovations, dans toutes les importations du dehors: dans le tabac, dans le sucre, dans le café, dans le rasoir. Et l’obstination du vieux-croyant a vaincu le réformateur. Les tsars ont dû laisser tomber en désuétude les lois de leur Sobranié Zakonof contre la barbe et les barbus.

L’avènement de l’antéchrist devint le dogme fondamental du raskol et surtout des bezpopovtsy, des sans-prêtres, qui, depuis « l’apostasie » de l’église officielle, repoussent tout sacerdoce. La croyance au règne de l’antéchrist devait mener aux aberrations les plus singulières. Le monde étant soumis à Satan, tout contact avec lui était une souillure, toute soumission à ses lois une apostasie. Pour échapper à la contagion diabolique, le meilleur moyen était l’isolement, la claustration, la fuite en des lieux déserts. Dans leur épouvante, certains sectaires ne virent de refuge que dans la mort. Pour sortir de ce monde damné, on recourut au meurtre, au suicide. Ces forcenés russes ne se doutaient pas que, à une quinzaine de siècles de distance, ils reproduisaient des fureurs africaines. Pareils aux circoncellions de l’Afrique, qui se brûlaient vifs ou se jetaient dans la mer du haut des rochers pour imiter la mort des martyrs, des sectaires, tels que les philippovtsy, prêchaient la rédemption par le suicide. Les uns recouraient au fer, les autres à la faim, le plus grand nombre aux flammes. La mort en commun, « l’accord pour le salut, » était regardée comme l’acte le plus méritoire. Des familles, parfois des villages entiers, se réunissaient pour offrir à Dieu le vivant holocauste. Souvent le prophète, l’apôtre qui avait recruté ces martyrs volontaires, veillait à ce que, parmi eux, il n’y eût pas de défaillance, écartant les profanes et barrant la fuite aux lâches tentés de rentrer dans ce monde de péché. On cite, sous le règne d’Alexandre II, un paysan du nom de Khodkine qui avait décidé une vingtaine de personnes à se retirer avec lui dans les forêts de Perm pour y mourir de faim. Il leur avait fait construire une grotte, où il les avait enfermées, après leur avoir fait revêtir des chemises blanches pour paraître dans le royaume des cieux avec la robe nuptiale. Les faibles, les enfans qui n’avaient pas l’énergie de résister au supplice de la faim, Khodkine les maintenait de force dans la grotte. Deux femmes étant parvenues à s’enfuir; les fanatiques, craignant d’être dénoncés et ramenés sous le règne de Satan, se massacrèrent les uns les autres, le fils tuant sa mère, et le père ses enfans.

La mort par inanition étant lente et exposant à des défaillances, les philippovtsy lui préféraient d’ordinaire le « baptême du feu. » A leurs yeux, la flamme seule était capable de purifier des souillures de ce monde tombé sous la domination du Malin. Un chef de famille s’enfermait avec sa femme, ses enfans, ses amis, dans sa cabane de bois, après l’avoir entourée de paille et de branches sèches. Un prêcheur y mettait le feu, encourageant de la voix les patiens, et au besoin les ramenant dans la fournaise. Au temps des grandes persécutions contre le raskol, au XVIIIe siècle, ces sacrifices humains s’accomplissaient en masses. Les sectaires cherchaient dans les flammes un refuge contre la poursuite des soldats et les tentations du jugement ou de la question. Il y a eu maintes fois de ces autodafé, « vrais actes de foi, » de cent et deux cents personnes. On calcule qu’en Sibérie et sur les confins de l’Oural, il est mort ainsi des milliers de chrétiens. « Les brûleurs d’eux-mêmes » (samosojigatêli) s’entassaient sur de vastes bûchers entourés de fossés ou de palissades pour qu’il n’y eût pas de désertion. De semblables fureurs n’ont pas été inconnues du XIXe siècle. On en cite çà et là des exemples jusque sous Alexandre III; en 1883., un paysan du nom de Joukof se brûlait en chantant des cantiques. Le baptême du sang, « la mort rouge, » considéré comme aussi efficace que le baptême du feu, est peut-être demeuré moins rare. Il se rencontre surtout parmi les parens désireux d’arracher leurs enfans aux séductions du prince des ténèbres. En 1847, un moujik du gouvernement de Perm avait ainsi résolu d’ouvrir d’un coup le ciel à toute sa famille; la hache lui étant tombée des mains avant l’achèvement de sa triste besogne, il était venu lui-même se livrer à la justice. Un autre paysan, du gouvernement de Vladimir, traduit devant les tribunaux pour avoir immolé ses deux fils, répondait qu’il avait voulu les sauver du péché; et, pour les rejoindre, il se laissait mourir de faim dans sa prison.

Une légende symbolique, mise en vers par un poète raskolnik, la légende « de la femme Alléluia, » justifie ces féroces marques d’affection paternelle. La femme Alléluia tenait, un jour d’hiver, son fils dans ses bras, devant son poêle allumé. Tout à coup entre dans l’izba Jésus enfant, qui demande un asile pour échapper à la poursuite de ses ennemis. La femme cherche en vain une cachette, « Jette ton fils dans le poêle, dit Jésus, et prends-moi dans tes bras à sa place. » Elle obéit, et quand arrivent les ennemis du Christ, elle leur montre le poêle où brûle son fils ; mais à peine sont-ils partis qu’elle pleure son enfant, « Regarde dans le poêle, » lui ordonne Jésus pour la consoler. Elle regarde, et, dans l’intérieur du poêle (un grand poêle de paysans semblable à une sorte de four), elle découvre un frais jardin où son fils se promène en chantant avec des anges. Jésus la quitte en lui recommandant d’enseigner aux fidèles à vouer aux flammes la chair innocente de leurs jeunes enfans. Ce barbare conseil, digne des adorateurs de Moloch, il se trouve des parens pour le suivre. Une paysanne, qui avait ainsi offert à Dieu une petite fille, disait : « j’ai suivi l’exemple de la femme Alléluia; réjouissons-nous, l’enfant est montée au royaume des cieux. » En 1870, un moujik imitait le sacrifice d’Abraham; il liait son fils, de sept ans, sur un banc et lui ouvrait le ventre, puis se mettait en prière devant les saintes images. « Me pardonnes-tu? demandait-il à l’enfant expirant. — Je te pardonne, et Dieu aussi, » répondait la victime dressée au sacrifice[4].

II.

Les statistiques officielles persistent à évaluer le nombre des raskolniks à moins de 1,500,000 âmes. C’est là un chiffre manifestement dérisoire. En dépit de toutes les études consacrées depuis une vingtaine d’années au raskol, on ignore encore le nombre réel de ses adhérens. Au lieu de tendre à diminuer, comme le donneraient à croire les rapports du procureur du saint-synode, le nombre des raskolniks et hérétiques de tout genre semble en progression constante. On ne saurait guère l’estimer à moins de 12 ou 15 millions. Sous Alexandre III, pas plus que sous Nicolas, le nombre des raskolniks ne peut, du reste, donner une juste idée de l’importance du raskol. L’influence n’en saurait être mesurée à un chiffre. La force du raskol est peut-être moins dans les adeptes qui le professent ouvertement que dans les masses qui sympathisent sourdement avec lui. Cette sympathie s’explique quand on songe que le vieux-ritualisme est sorti spontanément du fond du peuple, qu’il est le produit, aussi bien que la glorification, des mœurs et des notions populaires.

Des deux branches du schisme, l’une, la plus radicale, la bezpopovstchine, l’emporte dans le nord; l’autre, la popovstchine, qui a conservé un clergé, l’emporte dans le centre. Le sol et le climat, l’histoire et les mœurs expliquent cette répartition géographique. Si les bezpopovtsy, les sans-prêtres, sont plus nombreux dans les régions boréales, c’est que, dans ces énormes gouvernemens septentrionaux, aussi vastes que des royaumes de l’Occident, le nombre des paroisses et le nombre des prêtres a toujours été très restreint. Avec une population disséminée sur de vastes espaces, avec des chemins impraticables durant des mois, l’église était hors de la portée d’un grand nombre de fidèles. Au fond de ces solitudes du nord, les hommes réunis en petits groupes étaient contraints de pourvoir à leurs besoins spirituels, comme à leurs besoins matériels. Dès avant l’explosion du schisme, les paysans se construisaient des oratoires où ils lisaient et chantaient des prières ensemble, les plus instruits enseignant les autres. La bezpopovstchine était ainsi sortie des mœurs avant d’être érigée en doctrine[5]. Pour nombreux qu’ils soient, les raskolniks ont une importance supérieure à leur force numérique. Ils possèdent deux élémens de supériorité qui, à l’encontre de certains préjugés, vont souvent ensemble : la moralité et la richesse. Paysans, ouvriers ou marchands, les vieux-croyans sont les plus sobres, les plus économes, les plus probes des Russes du peuple ; par suite, ils sont les plus aisés et les plus prospères. A la foire de Nijni-Novgorod, qui, pour nombre de marchands russes, n’est qu’un rendez-vous de plaisir, les vieux-ritualistes se distinguent par leur dignité et leur respect des bienséances. Ils laissent, d’habitude, aux adhérens de l’église officielle les brutales orgies dont le champ de foire donne chaque nuit le cynique spectacle. Ces qualités d’ordre et d’économie, ils les montrent vis-à-vis de l’état qui les a persécutés. « Les starovères, me disait un gouverneur de province, sont nos meilleurs contribuables. »

La fortune ou l’aisance ont été pour le schisme un moyen d’émancipation. Les vieux-croyans ne pouvaient être libres qu’à condition de payer leur liberté à la police et au clergé. Comme longtemps ailleurs aux Juifs, il leur fallait la clé d’or qui, en Russie, ouvre toutes les portes. Aussi la force principale du schisme est peut-être, depuis plus d’un siècle, dans la bourse. L’argent, avons-nous dit, est devenu le nerf du raskol; le rouble a été la grande arme des raskolniks, pour leur défense, non moins que pour leur propagande.

Il y a des régions entièrement assujetties à la domination économique des vieux-ritualistes. Tel, par exemple, le district de Sémënof, dans le gouvernement de Nijni. Ils monopolisent certaines branches d’industrie à tel point qu’on voit des ouvriers ou des paysans passer au schisme pour obtenir du travail. C’est ainsi que la fabrication de ces cuillères de bois, qui pénètrent dans toute l’Europe, est presque entièrement aux mains des raskolniks[6]. Leur esprit de solidarité a été entretenu par de longues persécutions, et l’assistance mutuelle qu’ils se prêtent les uns aux autres leur donne une grande force vis-à-vis de leurs concurrens. Comme, en d’autres contrées, on en a souvent fait le reproche aux Juifs, ils forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie. Cette solidarité s’étend parfois jusqu’aux membres de sectes différentes. En dépit de leurs querelles intestines, sorte de guerre civile du schisme, ils se coalisent à l’occasion contre l’ennemi commun. Ils ont entre eux des signes de reconnaissance, tels que des anneaux ou des chapelets, ou encore des cuillères de bois, peintes spécialement pour eux, avec des emblèmes particuliers. Leurs chapelets sont d’un ancien type commun aux popovtsy et aux sans-prêtres : il y en a de tout prix et de toute matière, de bois et de pierres précieuses. Sémënof, où est le centre de cette pieuse industrie, expédie de ces chapelets dans tout le monde du raskol, jusqu’au-delà des lointaines frontières de l’empire; ils voyagent d’autant plus facilement qu’il est malaisé de les prohiber.

Grâce aux liens que noue entre les dissidens la communauté de croyance, le schisme a parfois pu être considéré comme le chemin de la fortune. Pour certains hommes d’affaires, pour certains riches marchands, le raskol a été un moyen d’influence, pour quelques-uns un moyen d’exploitation. La superstition des masses dissidentes n’a parfois servi qu’à alimenter la cupidité et les coffres des chefs. L’argent joue un grand rôle dans toutes les affaires du schisme, chez les popovtsy comme chez les sans-prêtres. Un écrivain qui a dépeint les mœurs des raskolniks du Volga en de longs récits, A. Petchersky[7], a montré l’importance des préoccupations matérielles chez les chefs comme parmi la foule des starovères. L’âge héroïque de la vieille foi est passé ; le mercantilisme lui a succédé. S’ils sont fidèles aux vieux rites, c’est, pour nombre de raskolniks, moins en vue de la béatitude éternelle que des avantages temporels. « Pourquoi gardent-ils la vieille foi? s’écrie, dans un des récits de Petchersky, la mère Manéfa, abbesse d’un de leurs skytes; est-ce pour leur salut? non, c’est pour leur profit. » Il en est en effet, parmi les meneurs, qui se font payer leurs dettes ou leurs impôts par de crédules coreligionnaires. Les dons mêmes qu’ils offrent à leurs oratoires ou à leurs skytes leur sont souvent suggérés par l’esprit de lucre, par calcul, pour capter la faveur du ciel. « Grâce à vos saintes prières, écrit un marchand à la mère Manéfa, j’ai, sur mon poisson, prélevé un bénéfice de moitié. » Et, en reconnaissance de cette bénédiction, il envoie à l’abbesse 100 roubles pour les distribuer aux âmes qui « ont bien prié, » en recommandant de n’en rien donner à un tel et un tel qui prient pour ses concurrens ; « mais leurs prières, ajoute-t-il, sont moins avantageuses que les vôtres ; aussi nous vous demandons de ne pas cesser de bien prier, pour que le Seigneur nous accorde plus de profit dans notre commerce. » Si c’est là vraiment la dévotion des vieux-croyans, il faut dire qu’elle ne diffère pas beaucoup de celle de nombre de marchands orthodoxes. Chez les deux branches du schisme, les premiers centres religieux furent des skytes ou ermitages (skity), sorte de couvens qui groupaient autour d’eux un certain nombre d’adhérens et communiquaient avec les sociétés affiliées des différentes provinces. Ces communautés se cachaient d’ordinaire dans l’épaisseur des forêts ou s’abritaient sous la domination étrangère, au-delà des frontières de l’empire. Dans tous les centres du raskol, des villages de sectaires s’élevaient autour des ermitages de leurs moines. Les communautés de popovtsy ou de sans-prêtres servaient de noyau à de laborieuses colonies. Le XIXe siècle leur a été plus dur que le XVIIIe. Les skytes les plus renommés ont été fermés ou détruits sous le règne de Nicolas. Leurs murs en ruines sont restés, pour les raskolniks, une sorte de lieux saints que visitent les pèlerins du schisme. Ainsi, dans le gouvernement de Saratof, les fameux monastères de l’Irghiz; ainsi, dans les forêts du gouvernement de Nijni-Novgorod, les curieux skytes de la rivière de Kerjenets, un des plus anciens refuges des vieux-croyans, qui, par le Volga, communiquaient facilement avec Nijni, Moscou et tout l’empire. Ces communautés de popovtsy fondées dès le XVIIe siècle, se composaient de plusieurs couvens échelonnés dans la vallée. Quelques-uns de ces monastères, Komarof, par exemple, étaient de véritables villes formées de vastes chaumières ou izbas, reliées entre elles par des passages couverts ; Komarof abritait, dit-on, 2,000 habitans des deux sexes.

Ces skytes du Kerjenets, l’empereur Nicolas, non content de les fermer, les fit jeter à terre vers 1850. Contre ces humbles asiles des vieux-ritualistes, il déploya presque autant d’acharnement que Louis XIV contre Port-Royal. Les recluses du schisme, chassées de leurs cloîtres rustiques, ne montrèrent pas moins d’énergie que les victimes du grand roi. Telle de leurs obscures abbesses eût pu se comparer à la mère Angélique Arnauld. Entre les jansénistes français et les starovères russes, malgré tout l’intervalle mis entre eux par l’ignorance des uns et l’érudition des autres, il serait facile de découvrir de nombreux points de ressemblance. De même qu’à Port-Royal-des-Champs, la vénération des persécutés s’attacha aux murs des couvens abattus par l’orthodoxie officielle. Des religieuses expulsées des monastères du Kerjenets en sont revenues garder les tombes délabrées, qui attirent des vieux-croyans de toutes les parties de l’empire.

Les skytes détruits se sont, du reste, reformés à peu de distance des ruines d’Olénief et de Komarof. Les nonnes chassées par Nicolas avaient, sur leurs coreligionnaires, le fascinant prestige du martyre. Plusieurs étendaient jusqu’aux orthodoxes leur mystérieux ascendant. Ainsi, notamment, la mère Esther, l’ancienne supérieure d’Olénief. M. Bezobrazof l’a vue, à la fin du règne d’Alexandre II, tenant de sa main octogénaire la crosse d’abbesse[8]. Autour de la mère Esther et de ses anciennes religieuses s’étaient groupées des femmes et des jeunes filles qui, sous leur direction, vivaient en communauté. La petite ville de Sémënof et ses environs comptent plusieurs de ces maisons de vieux-croyans de diverses dénominations. On y enseigne aux enfans à lire et à travailler, en même temps qu’à prier selon les anciens rites. Les religieuses starovères ne restent pas cloîtrées derrière des grilles. Elles voyagent pour les affaires de leurs communautés ; elles vont donner leurs soins aux malades, et surtout réciter des prières pour les morts, dans les maisons de leurs riches coreligionnaires ; c’est là pour elles une source d’abondans revenus.

Il reste en Russie, spécialement dans le nord et dans l’est, un grand nombre de ces skytes ou de ces obitèli (couvens), sans existence légale. Il s’en fonde encore aujourd’hui, surtout pour les femmes. Ces maisons sont une des forces du schisme. Elles ont pour l’homme russe un double attrait ; en même temps que son idéal religieux, elles réalisent en quelque sorte son idéal terrestre. Jusque dans les cellules de leurs obitèli se retrouvent les préoccupations pratiques des vieux-croyans. Rien de plus conforme au goût national que le travail en commun sous l’autorité d’un supérieur élu. L’on tient beaucoup, dans ces skytes, à la bonne économie domestique, « au ménage, » (khoziaïstvo), comme disent les Russes ; les supérieurs se font autant d’honneur de ces soins matériels que de l’intelligence des choses sacrées. Un des héros de Petchersky, Potap Maksimytch, ne veut pas croire aux accusations contre le P. Mikhaïl, parce que tout est en ordre dans sa communauté. Les riches marchands moscovites qui dotent ces skytes « pour le salut de leur âme » et se font un devoir d’y faire élever leurs filles se complaisent à y trouver tout en règle, à y voir partout régner la propreté et l’abondance. Ils y recherchent la satisfaction de leur goût, on pourrait dire de leur sentiment esthétique, aussi bien que de leur sentiment moral. Ils jouissent en amateurs des vieilles icônes et des vieux manuscrits prénikoniens; ils savourent les vieilles hymnes chantées par de fraîches voix de femmes ; ils admirent les broderies à la russe et les savans ouvrages à l’aiguille des nonnes et des bélitses[9]. Un des attraits de ces couvens, c’est, paraît-il, ces jeunes bélitses (novices). Le mariage ne leur est pas interdit, mais elles ne peuvent, dit-on, se marier « qu’à la dérobée. » Aussi, derrière les murs des skytes se noue-t-il parfois des romans. A en croire les profanes, ils abritent des intrigues peu édifiantes. Les obitèli du raskol cherchent avant tout à éviter le scandale. Les jeunes brebis égarées y trouvent un asile discret, et les enfans du péché y sont élevés comme orphelins.

La métropole religieuse des raskolniks, popovtsy ou sans-prêtres, est aujourd’hui Moscou. Les skytes, relégués aux extrémités de l’empire ou dispersés dans les provinces, ne pouvaient toujours suffire à la direction des affaires du raskol. Il se produisait souvent parmi eux des divisions, des rivalités qui séparaient les vieux-croyans de rite voisin en groupes divers. Aussi les deux branches du schisme cherchèrent-elles à se créer un centre, au cœur même de l’empire, à Moscou. Nous avons raconté ici même comment elles y parvinrent toutes deux en même temps, et cela, chose inespérée, avec l’aveu du pouvoir. Lors de la grande peste de Moscou, sous Catherine II, les raskolniks, qui de tout temps se sont distingués par leur esprit d’initiative, offrirent d’établir à leurs frais un cimetière et un hôpital pour leurs coreligionnaires. Le gouvernement de Catherine II était trop « éclairé » pour leur en refuser l’autorisation; elle leur fut accordée en 1771, et, presque la même année, les bezpopovtsy, à Préobrajenski, les popovtsy, à Rogojski, fondèrent les deux élablissemens qui, depuis, sont restés les foyers religieux du raskol. Sous le voile de la charité, la création des deux cimetières fut, pour le schisme, un nouveau mode de constitution. C’est ainsi que, durant l’ère des persécutions, les chrétiens du me siècle avaient obtenu de Rome encore païenne une sorte de reconnaissance officielle, à titre de « collèges funéraires[10]. »

Sous l’empereur Nicolas, à l’époque même où le raskol était de nouveau en butte aux rigueurs du gouvernement impérial, l’aile droite du schisme, les popovtsy sont, grâce à la connivence de l’étranger, parvenus à constituer une hiérarchie indépendante, dont le centre a été placé en Autriche, à Belokrinitsa, dans la Bukovine. Mettre à l’étranger la tête de leur église, c’était la rendre invulnérable. Ces popovtsy qui, pour célébrer les vieux rites, étaient jadis obligés de recourir à des prêtres transfuges de l’église d’état, ont aujourd’hui leurs évêques et leurs popes. Tous, il est vrai, n’ont pas voulu reconnaître la nouvelle hiérarchie, et ses partisans mêmes ont été divisés en deux camps, presque en deux sectes, par la publication d’une encyclique ou épître-circulaire (okronjnoé poslanié) que les fanatiques du raskol ont trouvée trop libérale ou trop tolérante pour l’église officielle.

Les poportsy, les vieux-croyans proprement dits, restent scindés en trois groupes inégaux : 1° ceux, en petit nombre, qui repoussent toute la hiérarchie autrichienne, se contentant, comme par le passé, de prêtres dérobés à l’église officielle; 2° ceux qui reconnaissent la hiérarchie issue de Bélokrinitsa et adhèrent à la circulaire de 1862 ; 3° ceux qui, tout en reconnaissant le nouvel épiscopat, rejettent l’encyclique comme entachée d’hérésie. Entre ces trois partis, entre les deux derniers surtout, de beaucoup les plus considérables, la lutte est très vive. Tous deux ont chacun leurs évêques, qui parfois s’excommunient et se déposent les uns les autres. On a vu en différentes villes, à Moscou notamment, libéraux et intransigeans élever autel contre autel, chaire contre chaire.

La reconstitution d’un épiscopat vieux-ritualiste n’a pu ainsi mettre fin aux divisions des partisans des vieux rites. L’esprit de secte, inhérent au raskol, a survécu. La tolérance relative montrée au schisme, sous Alexandre III, semble avoir encore attisé ses querelles intestines. Depuis qu’ils sont maîtres de vaquer à leurs fonctions, les évêques vieux-croyans ont pu donner cours à leurs rivalités. Longtemps, sous Nicolas, sous Alexandre II même, ils avaient été obligés de se cacher et de se déguiser pour visiter leur troupeau. Vers la fin du règne d’Alexandre II, tout l’épiscopat starovère était en exil ou en prison. L’état avait traité ces pseudo-évêques comme des usurpateurs qui s’appropriaient indûment des dignités auxquelles ils n’avaient aucun droit. Ceux d’entre eux qui étaient tombés entre ses mains, le gouvernement impérial les avait enfermés, comme des popes rebelles, dans le monastère-forteresse de Souzdal, qui sert au clergé de prison ecclésiastique. Ils n’en sont sortis qu’en 1881, sous le ministère de Loris Mélikof. Des trois évêques du schisme, alors mis en liberté, l’un, Konon, était octogénaire et avait été vingt-trois ans incarcéré dans la geôle orthodoxe. La captivité de ses deux collègues, également deux vieillards, avait duré une vingtaine d’années. Lorsqu’ils furent élargis sur les réclamations de la presse, ces confesseurs de la vieille foi semblaient, comme le disait le Golos,, avoir été oubliés.

Depuis qu’ils sont libres de « dresser la vraie croix » sur la terre russe, les hiérarques vieux-orthodoxes se réunissent fréquemment en concile ou synode pour les affaires de leur église. Ils sont aujourd’hui une quinzaine d’évêques résidant dans l’empire. Sur ce nombre, quatre ou cinq appartiennent à la fraction des fanatiques qui rejettent la circulaire. Ces prélats starovères des deux partis ont pris le nom des grands sièges épiscopaux. A Moscou et à Kazan, ils se sont affublés du titre d’archevêques. L’archevêque de Moscou, feu Antoine, aurait voulu, m’a-t-on affirmé, s’émanciper entièrement de la métropole autrichienne et se faire reconnaître métropolite, sinon patriarche de toutes les Russies. La plupart de ces porte-mitres du schisme ont peu d’instruction. Plusieurs, tels que Savvatii, « l’archevêque » actuel de Moscou, sont d’anciens marchands sans connaissances théologiques. Les moins lettrés ont près d’eux des secrétaires qui souvent dirigent en réalité les affaires du diocèse. De même que leurs collègues orthodoxes, les évêques du schisme aiment à habiter des couvens ou skytes. Ils mènent une existence confortable, parfois luxueuse. Les vieux ritualistes de Moscou ont ainsi construit pour leur archevêque un véritable palais.

Les riches marchands starovères sont généreux pour leurs prélats ; en revanche, ils se montrent souvent impérieux et exigeans. Ils les tiennent par l’argent. Ils leur témoignent quelquefois si peu de respect que, pour s’affranchir de cette sorte de servitude dorée, un ou deux de ces évêques de la hiérarchie autrichienne ont quitté leur chaire et le schisme. Ces postes d’évêques n’en sont pas moins recherchés, car ils sont lucratifs. Les pasteurs sont choisis par leur troupeau, et le plus souvent les marchands, qui ont la haute main dans les affaires du schisme, portent leur choix sur des hommes qu’ils puissent tenir sous leur dépendance. Les querelles théologiques se compliquent des rivalités des nababs du raskol et des conflits d’intérêts ou d’amour-propre des coteries locales. Si les évêques ont parfois à se plaindre de leurs ouailles, celles-ci n’ont pas toujours à se louer de leurs pasteurs. Il en est qui se sont rendus suspects de simonie. « l’archevêque » de Moscou, Savvatii, a été ainsi accusé de ravaler le sacerdoce en conférant l’ordination à des hommes sans instruction ni moralité, qui ne voient dans le titre de prêtre qu’un moyen d’exploiter la foi de leurs coreligionnaires. En rompant avec l’église, les vieux-croyans n’ont pu entièrement échapper aux maux qu’ils reprochent au clergé officiel. Entre leurs popes et les popes de l’état, la différence n’est pas toujours au profit du schisme. Heureusement qu’à côté de ses prêtres et de ses évêques, la popovstchine a ses conseils spirituels, sorte de consistoires laïques composés d’anciens et de lettrés, de natchetchiki, qui tiennent le clergé en tutelle.

L’église, ou si l’on aime mieux l’état, devait profiter des discordes des vieux-ritualistes pour chercher à dissoudre le schisme et à ramener au giron de l’orthodoxie la fraction modérée des popovtsy. Alors que ses antiques adversaires se plaisaient à répudier un fanatisme suranné, on pouvait croire au saint-synode que, pour rallier la portion la plus éclairée de la popovstchine, il suffirait de quelques concessions de formes. En dépit des manifestations libérales des chefs du schisme, en dépit de la bonne volonté du saint-synode, les clauses d’un traité de paix restent difficiles à stipuler. Chaque parti garde ses prétentions. La hiérarchie officielle ne veut pas s’infliger un démenti, et les vieux-croyans ne veulent rentrer dans l’église que par le grand portail, au carillon des cloches et bannières déployées. La tolérance des anciens rites ne leur suffit point : ils réclament leur réhabilitation par l’église, avec le concours des patriarches orientaux, disant qu’ayant été condamnés par un concile, les vieux rites et les vieux livres doivent être reconnus par un concile.

L’église russe persiste à considérer son différend avec ses fils rebelles comme une affaire de famille. Elle leur a toutefois concédé une satisfaction qui, à certains prélats du XVIIIe siècle, aurait pu paraître un désaveu du passé. Le saint-synode, « le concile permanent » de l’église nationale, a levé l’anathème lancé au concile de 1667 contre les partisans des vieux rites. Bien plus, le saint-synode a déclaré officiellement, en 1886, que l’église orthodoxe n’avait jamais condamné les anciens rites et les anciens textes, qu’autant qu’ils servaient de symbole à des interprétations hérétiques. D’après la vénérable assemblée, ce que l’église a combattu durant plus de deux siècles, c’est uniquement la rébellion des raskolniks, leur désobéissance à la hiérarchie établie par le Christ. Et, de fait, en résistant aux injonctions de l’épiscopat et en le taxant d’hérésie, les vieux-croyans niaient, sans s’en rendre compte, l’autorité de l’église, ou ils faisaient résider l’église, en dehors de la hiérarchie et des autorités ecclésiastiques, en eux-mêmes, dans le peuple chrétien, dépositaire de la tradition. S’ils ne le comprenaient point, les évêques le sentaient, et c’est ce qui faisait pour eux la gravité et la malignité de la a vieille foi. « — « Si nous vous brûlons, si nous vous mettons à la torture, répondait déjà aux premiers raskolniks le patriarche Joachim, ce n’est pas pour votre signe de croix, c’est pour votre révolte contre la sainte église. Quant au signe de croix, faites-le comme il vous plaira[11]. »

Il semblait que la permission de conserver les anciens livres et les anciennes cérémonies dût suffire à ramener des hommes qui ne s’étaient révoltés que pour ne point changer les formes du culte. Il n’en a rien été. En vain le saint-synode a, sous l’inspiration du métropolite Platon, consenti, dès le commencement du siècle, à l’ordination de prêtres destinés à officier selon les anciens rites, les adhérons de cette nouvelle église, ou mieux de cette ancienne liturgie, désignés sous le nom d’édinovertsy, c’est-à-dire d’uni-croyans, sont demeurés peu nombreux. Les raskolniks ont craint que, sous le couvert d’une pacification, on ne leur offrît qu’une soumission. Ils se plaignent que les anciens rites restent dans une position inférieure vis-à-vis des cérémonies en usage depuis Nikone. Les évêques orthodoxes ont beau consentir à bénir les partisans des vieux livres selon l’ancien rituel, cela ne leur suffit point. La plupart refusent de rentrer au bercail officiel.

Ainsi s’explique comment le raskol a été à peine entamé par un compromis qui semblait devoir clore le schisme. Quoiqu’ils fassent chaque année des recrues mentionnées avec soin par les rapports du haut-procureur du synode, les vieux-croyans unis ne dépassent guère 1 million; et, parmi eux, beaucoup ne semblent s’être ralliés que pour la forme ou par amour de la tranquillité. En 1885, ils n’avaient, dans tout l’empire, que 244 églises, et ces églises restaient souvent vides. Parmi ces édinovertsy, il y a des indifférens, des « mondains » qui fréquentent peu la maison du Seigneur. D’autres, après avoir extérieurement adhéré à l’union, continuent à se rendre en secret aux oratoires des dissidens. Quelques-uns retournent ostensiblement au schisme et vont, chez leurs anciens coreligionnaires, faire pénitence de leur faiblesse. Il se trouve de ces relaps jusque parmi le clergé. Ainsi, en 1885, le père Verkhovsky, curé d’une église uni-croyante de Pétersbourg, abandonnait sa paroisse pour se réfugier à la métropole de Bélokrinitsa. Les édinovertsy qui persistent dans l’union manifestent, d’habitude, plus de sympathie pour les vieux-croyans schismatiques que pour les orthodoxes de l’autre rite. Ils ne forment guère, en réalité, qu’un parti de plus parmi les popovtsy. La plupart conservent leur fanatique attachement pour l’ancien rituel. La tolérance que témoigne pour leurs usages l’église dominante, ils sont loin de la montrer pour les siens. Il ne fait pas bon, dans leurs églises, de prier à la façon « nikonienne. » j’ai entendu raconter qu’un orthodoxe qui, par mégarde, avait, durant un de leurs offices, fait le signe de la croix avec trois doigts, avait été brutalement jeté à la porte. Ces orthodoxes du vieux rite mettent non moins de scrupule que les dissidens à ne se servir que des anciens livres et de l’ancienne notation musicale à neumes ou crochets (kriouki). Ils ont, pour l’impression de leurs missels, une typographie à Moscou. Outre leurs églises, consacrées spécialement pour eux, ils possèdent des couvens auxquels l’union vaut l’avantage d’être officiellement reconnus. Tel le skyte de Pokrovsky, près de Sémënof.

Le principal obstacle à la pacification du schisme, c’est peut-être les habitudes de liberté des vieux-croyans. Accoutumés à élire leurs prêtres, ils repoussent le pope nommé comme un fonctionnaire et traité en tchinovnik. Pour attirer les édinovertsy, il a fallu leur reconnaître le droit de choisir ou de présenter leurs prêtres. Par une de ces transformations fréquentes dans l’histoire des révolutions et des hérésies, le formalisme ritualiste du XVIIe siècle, qui a été le point de départ du raskol, n’est plus la principale cause de la persistance du schisme. Ce que revendiquent inconsciemment peut-être les vieux-croyans modernes, c’est la séparation du spirituel et du temporel, la liberté de conscience et la liberté de l’église.

L’orthodoxie russe, disait une supplique qui circulait en manuscrit parmi les vieux-croyans, n’est pas une orthodoxie catholique ; c’est une église russe, moscovite, synodale, officielle, qui fait nommer les évêques par le pouvoir civil, et a pour chef l’empereur et non le Christ; c’est une institution d’état, qui consiste dans le signe de croix à trois doigts et autres pratiques analogues ; c’est un ritualisme grec (greko-obriadstvo), ou une foi ritualiste (obriadovérié) qui croit à l’importance dogmatique de certains détails du rituel et les érige en articles de foi[12]. Il est curieux devoir les vieux-croyans renverser ainsi les rôles séculaires, et rejeter à l’église d’état le reproche de réduire la religion au rite, l’accusant à la fois de formalisme et de servilisme.


III.

L’évolution de l’aile gauche du schisme, des bezpopovtsy ou sans-prêtres, est plus singulière encore. De l’extrême formalisme la bezpopovstchine est en train d’aboutir au plus complet rationalisme. N’ayant plus de clergé, n’étant retenue dans l’enceinte de la tradition orthodoxe par aucune barrière hiérarchique, elle a été emportée, par la négation de l’autorité, vers les solutions les plus radicales. C’est là un phénomène récent.

Longtemps les bezpoportsy ont rivalisé avec leurs frères ennemis, les popovtsy, de fidélité à la tradition et aux rites, s’ingéniant à n’en rien omettre, en dépit de leur manque de clergé. Dans l’histoire de leurs variations, les querelles sur le rituel ont tenu une large place. Un exemple des questions qui les ont longtemps passionnés, c’est « le titre de la croix,» les lettres inscrites sur la tête du divin crucifié. L’une de leurs sectes en reçut le nom de titlovtsy. Un parti repoussait les quatre lettres slaves correspondant à l’INRI de nos crucifix latins. Ce titre de « Jésus de Nazareth, roi des Juifs,» donné au Christ par les soldats romains, lui paraissait une dérision sacrilège à laquelle il refusait de s’associer même en apparence, remplaçant l’inscription évangélique par les sigles grecs du nom de Jésus-Christ : ICXC. Après cela, comment s’étonner que l’unique sacrement conservé par eux, le baptême, ait été, chez les sans-prêtres, l’origine de longues querelles et de nombreuses divisions? Les uns l’administraient selon le rite orthodoxe, moins l’onction du saint chrême, qu’ils ne pouvaient plus consacrer; d’autres rebaptisaient les adultes la nuit dans les rivières ; quelques-uns, à la recherche du pur baptême, se baptisaient de leurs propres mains. Quant aux autres sacremens, ils les ont abandonnés faute de sacerdoce, ou ils n’en ont gardé qu’un simulacre. C’est ainsi que certains philippovtsy se confessaient à une image, en présence de leur ancien (starik), qui leur disait, au lieu d’absolution : « Puissent tes péchés t’être pardonnés ! » Chez d’autres sans-prêtres, le confesseur, un homme ou une femme, n’est plus qu’un conseiller.

Ce n’est pas seulement par son attachement aux dehors du culte que la gauche du raskol a été longtemps non moins rétrograde et antilibérale que le parti opposé, c’est, plus encore, par sa manière d’entendre le règne de Satan, par ses vues sur l’état, sur la société, sur la vie en général. C’est parmi ces bezpopovtsy que le fanatisme s’est montré le plus intransigeant. Sans aller jusqu’aux forcenés qui se brûlaient eux-mêmes pour échapper à la domination de l’antéchrist, les principales sectes de la bezpopovstchine ont longtemps professé une crainte de se contaminer tout orientale. Ils considéraient tout contact avec les étrangers à leur doctrine, avec les « nikoniens, » comme une souillure. Les « théodosiens » s’interdisaient de boire ou de manger avec les profanes. Un des reproches qu’ils adressaient à une secte voisine, les pomortsy, c’était d’aller aux mêmes bains et de boire dans le même verre que les autres hommes. Les quarante-cinq règles posées par leurs docteurs au u concile » de Vetka, en 1751, ce que l’on pourrait appeler leurs commandemens de l’église, n’ont, pour la plupart, d’autre objet que de prohiber tout contact impur. Une des règles du code théodosien enjoint de ne consommer les denrées achetées au marché qu’après les avoir purifiées au moyen de certaines formules. Une autre interdit l’entrée des oratoires aux hommes vêtus d’une chemise rouge. Voilà ce qu’étaient, à une époque encore peu éloignée, ces radicaux du schisme parmi lesquels s’infiltre aujourd’hui le rationalisme.

À l’ère des fanatiques a succédé l’ère des politiques. La trompette de l’archange tardant à sonner, le juge suprême ne se pressant pas de descendre sur les nuées, il a bien fallu s’accommoder de ce monde de perdition. Comme en Occident, après l’an 1000, on s’est remis à vivre en cherchant un nouveau sens à l’Apocalypse et aux docteurs. Petit aujourd’hui est le nombre des raskolniks qui regardent le souverain comme l’incarnation ou le vicaire de Satan. Les uns expliquent le règne de l’antéchrist d’une façon spirituelle, les autres attendent qu’il se manifeste d’une manière sensible. Ces hommes qui disent la terre tombée sous l’empire de l’enfer sont souvent d’aussi bons sujets que leurs compatriotes qui croient respirer sous le sceptre paternel de Dieu.

Entre les sans-prêtres et l’état, ou mieux, entre les sans-prêtres et la société, reste la question du mariage, de la famille. Pour la bezpopovstchine, qui proclame la perte du sacerdoce, le mariage sacramentel n’existe plus. La disparition du sacrement entraîne-t-elle la suppression absolue du mariage, ou la miséricorde divine et l’intérêt de la société autorisent-ils à suppléer au sacrement perdu ? À ce problème capital on a donné les solutions les plus diverses.

Les uns ont conservé ou restauré l’union conjugale. Le mariage, disent-ils, n’est pas seulement un sacrement, c’est aussi une union civile, nécessaire à la société pour la propagation de l’espèce, et indispensable à la faiblesse de la chair pour éviter la débauche[13]. Ne pouvant faire consacrer leurs noces par un prêtre, ils se contentent de la bénédiction des parens ou du baisement de la croix et de l’évangile en présence de la famille. Selon d’autres, comme certains pomortsy, le sacrement étant abrogé, toute l’essence du mariage est dans le consentement mutuel des deux époux. L’amour, disent quelques-uns, est de nature divine ; c’est à l’union des cœurs de décider de l’union des existences. On est surpris de retrouver, chez de rustiques sectaires, les théories les plus raffinées de tel de nos romanciers sur le droit divin de l’amour et l’assujettissement du mariage au sentiment. Nombre de ces moujiks ont mis en pratique, dans leurs humbles izbas, la troublante utopie du Jacques de George Sand. Maintes babas villageoises ont, comme l’Héloïse d’Abélard, écarté le titre d’épouse, trouvant plus de douceur à ne rien devoir qu’à l’amour.

Ce que repoussent, sous le nom d’union conjugale, la plupart des bezhratchniki (sans-mariage), c’est l’union indissoluble. Sous de spécieux prétextes théologiques, beaucoup aiment à secouer le joug de ce qui ne leur paraît qu’une convention sociale. De même que plus d’un soi-disant philosophe, ces marchands ou ces paysans semblent considérer l’antique mariage chrétien comme une institution surannée. À ce contrat tyrannique, dont ni l’homme ni la femme ne peuvent se dégager à volonté, ils s’ingénient à substituer un mode d’union plus conforme aux exigences de la nature humaine. Aussi ces ignorans « sans-mariage, » qui semblent dupes de l’esprit de superstition, il se trouve de leurs compatriotes, affranchis de toute foi traditionnelle, pour les prôner comme des précurseurs de l’avenir et des pionniers du progrès social. Parmi les femmes du monde, j’en ai rencontré qui avaient l’air d’envier à leurs sœurs du peuple l’honneur de cette noble initiative. Avec l’engoûment de ses pareils pour les « idées avancées, » plus d’un Russe cultivé est porté à louer ces intransigeans du schisme de ne point vouloir aliéner leur liberté, de remplacer les lourdes chaînes de l’union conjugale par des liens moins pesans à l’humaine faiblesse. On leur est reconnaissant de mettre en pratique l’égalité des sexes et l’émancipation de la femme, ainsi soustraite au servage domestique; on les admire, pour un peu l’on en serait fier. « Ce ne seraient pas vos paysans normands ou bourguignons qui oseraient pareille hardiesse, » me disait un étudiant de Moscou. Le fait est qu’aux deux extrémités de la pensée russe, le vieux-croyant bezhratchnik et le novateur révolutionnaire professent sur le mariage des principes analogues; et le plus radical en pratique n’est pas toujours le plus négatif en théorie. Tels de ces sans-prêtres, instruits dans les vieux livres, ont réalisé d’avance l’idéal présenté à la jeunesse par les « hommes de l’avenir » dans Que faire? de Tchernychevsky. Plusieurs de ces partisans de l’ancien signe de croix poussent l’esprit de progrès jusqu’à attribuer les enfans à la communauté, et à les faire élever à ses frais dans des asiles spéciaux.

L’union libre, tel est le terme auquel aboutissent la plupart des « sans-mariage. » Sous le couvert de préventions religieuses, il se fait, au fond de ce peuple, une singulière expérience. Dans les villages, où la coutume régit les partages de succession, où le mir distribue à son gré la terre entre ses membres, les « sans-mariage » peuvent éluder une des difficultés inhérentes à ce mode d’union, celle qui tient à l’illégitimité des enfans. Chez le moujik, où l’homme ne peut vivre sans la femme, où tous deux se complètent pour former une unité économique, le rejet du mariage ne détruit point nécessairement la famille. Elle peut subsister encore, bien que d’une manière précaire. Ces unions révocables, qui ne reposent que sur la libre volonté des conjoints, les « sans-mariage» les entourent parfois de formes qui en rehaussent la dignité et leur donnent une certaine garantie; ainsi du consentement des parens et de la publicité. Il est des régions où, pour faire part de leur entrée en ménage, les couples qui ont résolu d’associer leur vie se promènent ensemble dans les foires et les marchés, en se tenant par la main ou par un mouchoir, comme pour dire à chacun : « Vous voyez, nous sommes unis. » Parfois il est aussi des formes d’usage pour la rupture ou le divorce. On se sépare, en présence des parens et des amis, en se faisant force révérences à la russe.

Quelques-uns de ces proscripteurs du mariage lui préfèrent franchement le libertinage, appelant la libre union de l’homme et de la femme l’amour fraternel, le saint amour, l’amour chrétien. Cela est surtout vrai des villes où l’ouvrier ne voit dans la famille qu’une charge. Dans les campagnes même, il s’est rencontré des pères, affirme-t-on, pour encourager leurs filles au dévergondage, les félicitant de leur apporter de futurs travailleurs ou travailleuses, leur permettant tout, sauf le mariage. Comme ailleurs des moralistes profanes, quelques-uns de ces adhérens de la vieille foi semblent en être arrivés à rejeter hors de la morale tout ce qui touche les rapports des sexes.

L’union libre est peut-être, pour la société, un moindre embarras que les maximes des sectes plus rigides qui poussent jusqu’à leurs dernières conséquences les principes du schisme. Aux yeux de plusieurs communautés de sans-prêtres, tout commerce de l’homme et de la femme est illicite, rien ne pouvant suppléer au sacrement perdu. Les tenans de ces maximes qui n’ont pas la force d’y demeurer fidèles sont tentés de faire disparaître les preuves de leur faiblesse. Aussi l’infanticide est-il un des crimes longtemps reprochés aux moines laïques de la bezpoporstchine. Certains fanatiques expiaient, dit-on, leur faute en enterrant vivant le fruit de leur péché. Pour affranchir leurs coreligionnaires de semblables tentations, les théodosiens (fédoséiertsy) avaient fondé, à Moscou et à Riga, de vastes orphelinats. Chez quelques-uns de ces sectaires, me disait Ivan Tourguénef, l’idée ascétique semble renforcer le préjugé théologique. Le rapprochement des sexes leur paraît une impureté ; le mariage, qui le consacre légalement, une abomination. S’ils pardonnent plus facilement le libertinage que le mariage, c’est que le repentir peut arracher à l’un et que l’autre enchaîne au péché.

Jusque chez l’inflexible théodosien, il s’est fait une évolution contre l’ascétisme en faveur de la nature et de la famille. Comme la plupart des « sans-mariage, » ce qu’il exige sous le nom de célibat, ce n’est qu’un célibat civil qui n’exclut nullement la cohabitation avec une femme. Parmi ces hommes, qui semblent condamner la Russie à n’être plus qu’un immense monastère, la réaction est telle que les théodosiens de Moscou en sont venus, récemment, à rejeter le monachisme aussi bien que le sacerdoce[14], disant que, sans prêtres, il ne peut plus y avoir ni moines ni consécration monastique. En vertu de ce nouveau principe, tel ou tel de leurs moines les plus en vue, le père Joasaph et le père Joanniky, ont jeté le froc pour prendre une ménagère, ou, comme ils disent dans le jargon de la secte, une cuisinière, striapoukha, car, c’est sous ce vocable tout pratique qu’un théodosien désigne la compagne qui lui tient lieu d’épouse. A en juger par ce nom, il semblerait que la femme a peu gagné aux doctrines des « sans-mariage. » On en pourrait dire autant des enfans, la grande difficulté de tout système de ce genre. Pour eux, les bezbratchniki n’ont rien trouvé de mieux que des maisons d’orphelins, auxquelles les parens sont libres de confier leur progéniture. Aussi ne nous paraît-il point qu’ils aient vraiment résolu le problème de l’union libre. En fait, ils vivent dans le concubinat, tout comme nombre d’ouvriers de nos villes d’Occident. Toute la différence, c’est qu’à travers les aberrations de l’esprit de secte, la plupart de ces « sans-mariage » ayant gardé une foi religieuse et une morale positive, ces unions révocables ont, chez eux, sinon plus de garanties, du moins plus de décence, plus de chances de paix et de durée. Si l’utopie de la famille libre, sans lien légal, pouvait impunément entrer dans les mœurs, ce serait encore à couvert de la religion. Au foyer d’un croyant, il reste Dieu, le témoin invisible, pour protéger la femme et l’enfant.

Si le sauvage génie de l’ancienne bezpopovstchine n’est pas entièrement mort, il ne vit plus que dans quelques sectes extrêmes, dans une secte bizarre en particulier, que nous avons jadis signalée à cette place : les errans ou stranniki. Ces fanatiques, appelés aussi les fuyans (bégouny), se donnent le nom de pèlerins. La croyance au règne actuel de Satan est la pierre angulaire de l’enseignement des errans. Repoussant comme une apostasie toutes les concessions ou les inconséquences des sans-prêtres modernes, l’errant cesse tout commerce avec les représentans de Satan, c’est-à-dire avec l’état et les autorités constituées. A l’instar des anciens prophètes, il se retire dans la solitude, il s’enfonce dans les forêts, où n’ont point encore pénétré les serviteurs de l’antéchrist. Il fuit particulièrement les villes, ces maudites Babylones oh résident les ministres du prince des ténèbres.

Il faut dire que cette singulière secte paraît moins étrange en Russie qu’ailleurs. Elle est à coup sûr bien russe, elle semble née de la nature du pays et des penchans du peuple. On sait le goût du moujik pour la vie itinérante et ce que l’on a souvent appelé ses instincts nomades : l’infini de la terre russe, les larges et bas horizons de ses plaines natales semblent le provoquer à des courses sans fin. De la profondeur de ses forêts lui viennent de lointains et mystérieux appels. La forêt, comme la mer, semble avoir ses sirènes. En peu de contrées, l’homme est plus fortement tenté de quitter la demeure fixe, l’étroite prison de la vie civilisée, pour la vie libre et sauvage de l’état de nature. Comment s’étonner qu’en un pareil pays il se soit trouvé de rustiques docteurs pour condamner la vie sédentaire et ériger le vagabondage en idéal de sainteté? Où l’homme se sent-il plus près de Dieu que dans la solitude des bois et sous le tabernacle du ciel? On a remarqué que l’errantisme avait la plupart de ses adeptes dans la région des forêts et les gouvernemens du nord, là où les métiers errans ont de tout temps été en honneur, où beaucoup de paysans passent une moitié de l’année hors de leur village, abandonnant leur izba, leur femme et leurs enfans, pour chercher du travail en des contrées plus fertiles. Les habitudes locales prédisposaient à la prédication du strannik. Le centre de l’errantisme est ainsi dans le gouvernement de Iaroslavl et les régions voisines[15].

Il y a des errans de l’un et de l’autre sexe. Ils pratiquent une sorte de communisme, nient toutes les distinctions sociales et regardent tous les hommes comme égaux. Avec les plus rigides bezpopovtsy, ils proscrivent le mariage, qui, suivant eux, ne sert qu’à couvrir le péché. A la vie conjugale, ils préfèrent les relations illicites, sous prétexte que l’homme marié se voue éternellement au mal. Il en est qui s’adonnent en fait à la polygamie, ayant des maîtresses en divers villages, ou traînant avec eux des femmes qui partagent leur vie nomade. Les pèlerins ou coureurs ont, pour leur donner asile, des affiliés, appelés du nom d’hébergeurs ou hospitaliers, qui se font un pieux devoir de les recueillir et de les cacher. Grâce à cette complicité, les apôtres de la fuite peuvent parcourir d’immenses espaces, prêchant sur leur chemin l’abandon du monde, trouvant partout des asiles sûrs, menant même parfois, à l’abri de leur fanatisme, une vie plantureuse. La dévotion de leurs receleurs les entretient si généreusement que, pour profiter de cette hospitalité, des charlatans et des repris de justice se vouent à la vie de prophètes ambulans. Aujourd’hui même, l’errantisme n’est pas mort. On entend parfois encore signaler le passage de ses prophètes. Vers la fin du règne d’Alexandre II, un certain Nikonof, ancien déserteur comme le fondateur de la secte, prêchait ainsi le vagabondage aux paysans d’OIonets. La police l’arrêtait en 1878; elle avait déjà mis deux fois la main sur ce missionnaire de la fuite; mais, la première fois, il s’était échappé ; la seconde, il avait été délivré par les moujiks du voisinage. Pour s’en emparer, dans son asile, il fallut profiter d’un moment où les paysans étaient occupés à leurs travaux. On en vient rarement aujourd’hui à de pareilles extrémités. S’il donne toujours des signes de vie, l’errantisme semble, lui aussi, en train de se transformer. Le farouche pèlerin qui personnifiait toutes les aberrations des énergumènes de la bezpopovstchine tend, à son tour, à s’humaniser. Les vues de ces intransigeans du schisme se sont curieusement modifiées. Certains de leurs apôtres inclinent, assure-t-on, à une sorte de mysticisme empreint de rationalisme. Ils réduisent le dogme et l’écriture en allégories, rejetant les fêtes, les jeûnes et tout le culte extérieur. Ce n’est pas là un phénomène unique dans l’histoire du raskol. Cette sorte de volte-face de l’extrême gauche des vieux-croyans est plus marquée encore chez une ou deux autres sectes. Cela vaut la peine qu’on s’y arrête.

Entre les hérésies issues du schisme du XVIIe siècle, nous mentionnerons encore les muets, les nieurs les non-prians. Les muets ou silencieux, moltchalniki, ont été signalés, à une époque récente, en Bessarabie, sur le bas Volga, en Sibérie. De cette secte, l’on sait peu de choses, et cela se comprend. Pour elle, la première condition du salut est le silence. Les moltchalniki renoncent à la parole, prenant peut-être, eux aussi, à la lettre certains conseils des Écritures. Haxthausen[16] raconte que, sous Catherine II, un gouverneur de la Sibérie, du nom de Pestel, s’était en vain amusé à les mettre à la torture pour leur ouvrir la bouche. Il avait eu beau leur faire bâtonner la plante des pieds et verser sur le corps de la cire brûlante, il n’avait pu leur arracher une parole. Les tribunaux modernes n’ont guère été plus heureux. Sous Alexandre II, en 1873, des silencieux des deux sexes se laissaient condamner à la déportation, par le tribunal de Saratof, sans répondre un seul mot à aucune question, assistant à toute la procédure en spectateurs indifférens. Peut-être ces muets ne sont-ils qu’une variété d’errans. Se taire est encore une manière de se retrancher du monde et de rompre avec le siècle. Parmi les sectaires du bas Volga, désignés par le clergé sous le nom de montanistes, il s’en trouvait, vers 1855, qui avaient fait vœu de silence, errant dans la campagne en contrefaisant les muets ou les idiots[17].

Les nieurs sont un peu mieux connus. Ils soutiennent que, depuis Nikone et le rejet du sacerdoce, il n’y a sur terre plus rien de sacré : tout, disent-ils, a été emporté au ciel. Ils arrivent ainsi à la négation de tout culte extérieur, repoussant les cérémonies, les sacremens, les images, n’admettant que le recours direct au Sauveur, d’où ils sont aussi nommés Confrérie du Sauveur.

Les instincts négatifs en germe dans la bezpopovstchine se déploient librement chez les non-prians, nêmoliaki. Ici on voit le raskol, parvenu au dernier terme de son évolution, aboutir aux antipodes de son point de départ. Le fondateur des non-prians est, croit-on, un Cosaque du Don, nommé Zimine, passé des popovtsy aux sans-prêtres. C’était un brave soldat, décoré de la croix de Saint-George; son enseignement lui valut d’être expédié au Caucase, en 1837. On ne sait ce qu’il y devint. Sa doctrine repose sur une conception originale, celle des quatre âges ou saisons du monde. Ces quatre âges sont : le printemps ou l’âge « antépaternel, » de la création à Moïse; l’été ou l’âge du Père, de Moïse au Christ; l’automne ou l’âge du Fils, du Christ à l’an 1666; l’hiver ou l’âge de l’Esprit, qui a commencé avec l’hérésie nikonienne pour continuer jusqu’à la fin des temps. Ce calendrier théologique dérive manifestement de l’idée de maints raskolniks que le règne de l’antéchrist forme une des grandes époques de l’histoire humaine; ce qu’il a de particulier, c’est que, pour les non-prians, l’ère de l’antéchrist devient l’âge de l’Esprit.

La hiérarchie ayant laissé s’éteindre le flambeau de la foi, le culte ancien est abrogé. Le salut ne peut plus être obtenu à l’aide de rites matériels. Toutes les cérémonies extérieures ayant perdu leur vertu. Dieu ne doit plus être adoré qu’en esprit, il n’accepte qu’un culte spirituel. Les prières de nos lèvres ont cessé de lui plaire ; Dieu n’a que faire des oraisons lues dans les livres ou apprises de mémoire. La seule prière qui lui agrée est celle qui sort du cœur et est prononcée en esprit. Et encore, à quoi sert-il de rien demander à Dieu? Notre Père céleste ne sait-il pas, sans que nous le lui demandions, tout ce dont nous avons besoin ? Poussant leur principe jusqu’à ses dernières conséquences, les non-prians repoussent les fêtes, les jeûnes, les reliques, les images, et jusqu’à la croix, devenue inutile sous le règne de l’Esprit. Ils ont renoncé au baptême, aussi bien qu’aux autres sacremens. Ils se marient sans prières ni cérémonies, disant qu’il suffit du consentement des époux et des parens. Ils condamnent les rites des funérailles comme une sorte d’impiété, soutenant que le corps, qui appartient à la terre, doit simplement être rendu à la terre.

Le principe du culte de l’Esprit, ils l’appliquent aux Écritures, affirmant qu’elles doivent être entendues dans un sens spirituel. Partant de cette maxime, ils ne voient que des allégories dans les dogmes du christianisme ou les faits évangéliques. La naissance, la passion, la mort, la résurrection du Christ ne sont pour eux que des symboles. Ainsi la Vierge Marie est la vertu dont naît le Verbe divin. Ils interprètent de même le second avènement du Sauveur, le jugement dernier, la résurrection des morts, qui s’accomplit chaque jour par la conversion des pécheurs. Selon certains investigateurs, ils en seraient venus à nier l’immortalité future, disant qu’après la mort il n’y a rien[18].

Tel est le dernier terme du raskol. Après avoir, durant plus de deux siècles, poussé des branches en tous sens, cet arbre touffu, qui a ses racines dans la superstition, a pour dernier fruit le rationalisme ; sur cette tige, arrosée du sang des martyrs, la fleur suprême est le déisme. Si peu de sans-prêtres vont aussi loin que les non-prians, beaucoup, dans leurs conceptions religieuses comme dans leurs aspirations sociales, inclinent également à une sorte de radicalisme. L’absence de toute hiérarchie, les controverses des sectes, la libre interprétation de l’écriture, demeurée la seule autorité debout parmi les bezpopovtsy, les acheminent sur les routes du rationalisme. Des vieux livres qu’ils s’obstinent à garder, ils tirent peu à peu des idées nouvelles, qui eussent singulièrement scandalisé leurs premiers pères. Ces héritiers des défenseurs de la lettre protestent de plus en plus contre le littéralisme. Le plus choquant de leurs dogmes, le règne actuel de l’antéchrist, est devenu, pour beaucoup, le principe d’un renouvellement spirituel. L’entendant d’une manière allégorique, ils ont étendu la même méthode à d’autres croyances. Dans leurs polémiques avec les orthodoxes, il n’est pas rare d’entendre des Cosaques raskolniks dire que « nous vivons sous de nouveaux cieux, » idée qui ouvre un large champ aux nouveautés et aux hardiesses de toute sorte. Au rebours de leurs ancêtres, qui regardaient la religion comme un tout immuable, auquel nul ne pouvait changer un iota, ils en viennent à lui appliquer l’idée moderne la plus opposée à la « vieille foi, » l’idée d’évolution. Plusieurs soutiennent que ce qui était bon à un autre âge, pour les chrétiens enfans, ne convient plus au nôtre, pour les chrétiens adultes.

Les noms de vieux-croyans et de vieux-ritualistes, dont ils aimaient à se parer autrefois, beaucoup les rejettent pour s’intituler simplement chrétiens, disant que les vieux-croyans sont les gens de l’église, ou encore ceux de l’ancienne loi, les juifs. Le reproche de faire consister la religion dans les cérémonies, nombre de sans-prêtres, et même de popovtsy, le renvoient avec dédain à la hiérarchie officielle. Les non-prians ne sont pas seuls à transformer les dogmes et les sacremens en symboles. Il s’en trouve d’autres pour dire que la vraie communion, c’est de se nourrir de la parole du Christ et de vivre selon sa loi. Quelques-uns vont, dans leurs controverses avec les orthodoxes, jusqu’à infirmer l’autorité de l’écriture, prétendant qu’il faut croire, avant tout, à l’évangile écrit dans le cœur. L’extrême gauche du schisme aboutit aux mêmes conclusions que des sectes radicales parties du pôle opposé.

Si tout mysticisme n’a pas disparu de la bezpopovtchine, il s’y allie souvent avec un rationalisme ingénu. Cette combinaison de rationalisme et de mysticisme semble même un des traits du caractère religieux de la Russie moderne. La masse des raskolniks est assurément loin d’avoir dépouillé toutes les traditions et les préventions de l’ancienne foi ; mais, presque partout, s’insinuent chez eux des idées étrangères à leurs pères. Dans les vieilles outres fermente un vin nouveau qui risque de les faire éclater.


IV.

Le schisme provoqué par la réforme liturgique de Nikone n’est que l’étage supérieur du dissent russe. Au-dessous des vieux-croyans, hiérarchiques ou « sans-prêtres, » viennent des sectes étrangères à la rébellion du XVIIe siècle, sectes d’une autre origine, d’un autre esprit, parfois plus gnostiques que chrétiennes, qui montrent le caractère populaire sous une face nouvelle[19]. De ces hérésies, les unes sont rationalistes, les autres mystiques. La plus curieuse de ces dernières est la secte des khlysty ou flagellans. Leur doctrine est secrète, et ils ne veulent d’autre livre que le livre de vie écrit au fond des âmes. Ils se donnent à eux-mêmes le nom de christs ou d’hommes de Dieu, lioudi Bojii, et croient à d’incessantes incarnations. Ils ont besoin de personnifier la divinité dans un homme; chacune de leurs communautés a son christ en chair et en os.

Cette grossière hérésie semble parfois aboutir aux mêmes conclusions que les raffinemens symboliques de tel philosophe. Il semble que, d’après l’enseignement de certains kidysty, il dépende de l’homme de s’unir à la divinité et de l’incarner dans ses membres. Chez eux, cette incarnation spirituelle est en quelque sorte facultative; tout croyant peut y être appelé. L’Esprit saint, qui souffle où il veut, peut descendre sur tous et en faire des christs. Aussi est-il des communautés où les sectaires s’adorent les uns les autres, se rendant une sorte de culte mutuel. Comme Jésus devint Dieu par sa sainteté, ils aspirent à devenir des hommes-dieux. Cette divinisation de l’être humain est accessible à la femme aussi bien qu’à l’homme. Tandis que le premier reçoit le titre de christ, la seconde prend celui de sainte vierge ou de mère de Dieu, bogoroditsa. Il y a ainsi des multitudes de christs et de saintes vierges, sans compter les prophètes et les prophétesses. A quelques femmes les khlysty ont même décerné le titre de déesse (boghinia). Cette sorte de mystique apothéose est sans doute un des attraits de la secte. À cette séduction le secret en ajoute une autre. On sait les voluptés de l’initiation et le charme des dévotions clandestines qui donnent à la religion la troublante douceur des émotions prohibées.

Dans les assemblées des hommes de Dieu, les sens ont un rôle, mais ce n’est, le plus souvent, qu’un rôle auxiliaire. Il n’y a là qu’un procédé mystique. C’est au corps d’agir sur l’esprit, c’est aux sens de préparer à l’extase. Non contentes de s’élever à Dieu, sur les ailes de la prière ou de la contemplation, par les voies spirituelles qu’indique l’église, certaines âmes, impatientes des lenteurs d’une telle méthode, cherchent à s’unir au Seigneur par des routes plus courtes appelant à leur aide des moyens artificiels et des excitans physiques. L’extase trop longue à venir, on s’ingénie à se la procurer par le vertige des sens. On invente, pour cela, des procédés mécaniques, on emploie des recettes matérielles. Il y en a de plusieurs sortes, en usage chez les visionnaires de tous les temps et de toutes les religions. Sous prétexte d’atteindre Dieu par l’esprit, c’est au corps que l’on a recours. En prétendant se détacher de la terre et des sens, en aspirant à se transfigurer, pour une heure, en de purs esprits, les mystiques peuvent ainsi tomber dans une sorte de matérialisme. Tel est le cas des khlysty. Comme plusieurs cultes de l’antiquité, comme quelques sectes anglo-saxonnes de nos jours, ils ont, dans le service divin, donné une place au mouvement corporel. La danse est, non moins que le chant, un des élémens de leur office.

Nous avons décrit ces rondes vertigineuses, qui, pour les khlysty comme pour certains derviches de l’Orient, sont le prélude de l’extase. Ces valses inspiratrices portent, chez les hommes de Dieu, le nom expressif de radénié, c’est-à-dire de ferveur. Elles sont peureux, une jouissance divine, en même temps qu’une pieuse cérémonie. Ils aiment, ces mystiques tourneurs, à sentir leurs yeux se voiler, leur tête se troubler, leur poitrine s’oppresser. Ce tournoiement prolongé provoque chez eux une sorte d’ivresse. Il en est, dit-on, qui se frappent de verges dans leurs danses, ou qui se brûlent à la flamme des cierges. C’est à la suite du radénié que vient l’heure des prophéties. Des phrases entrecoupées, souvent insaisissables, des mots incohérens et incompréhensibles, sont accueillis comme des révélations en langues inconnues. Non contens de se procurer des extases, certains khlysty ont des recettes pour se procurer des visions. C’est ainsi que, dans leurs radéniia, ils dansent parfois toute une nuit autour d’une cuve pleine d’eau. Lorsque la salle se remplit de vapeurs et que l’eau de la cuve vient à se troubler, les tourneurs en délire tombent à genoux, s’imaginant voir un nuage sur la cuve et dans ce nuage le Christ, sous la forme d’un jeune homme brillant de lumière. Dans toutes les folies de ce genre, il faut faire la part de l’exaltation réciproque des fanatiques, de la contagion magnétique qui accroît le délire des uns de la démence des autres. Ces assemblées d’hommes et de femmes à la recherche de l’extase suscitent des accidens nerveux, des convulsions, des crises de catalepsie et tous ces phénomènes d’hypnotisme que les âmes simples prennent pour des marques d’inspiration ou de ravissement céleste.

Les hommes de Dieu se divisent en groupes désignés du nom de korabl, c’est-à-dire de navire ou de nef. Cette organisation, analogue à celle des loges maçonniques, est peut-être la raison qui a valu aux khlysty le sobriquet de francs-maçons. Chaque korabl, chaque « nef » comprend les flagellans d’une ville, d’un village, d’une région. Chacune a ses prophètes et ses prophétesses dont les inspirations lui servent de règle. Chacune a d’ordinaire aussi son christ et sa mère de Dieu. Le premier christ des khlysty, Ivan Souslof, avait ainsi sa vierge immaculée. Ces mères de Dieu ou ces prophétesses, les dernières surtout, n’ont pas toujours le charme de la jeunesse ou de la beauté; toutes n’ont pas non plus gardé le célibat. Il y en a de veuves ou de séparées de leurs maris. Pour saintes vierges, certains khlysty aiment à choisir de belles et robustes jeunes filles, qu’ils adorent comme une incarnation de la divinité. Au culte qui leur est rendu, on a parfois voulu reconnaître dans ces bogoroditsy une personnification de la nature et de la force génératrice. On a même voulu les identifier avec la « Terre mère » dont le nom reviendrait dans les hymnes chantées en leur honneur. Il semble que la plupart des « nefs » découvrent leurs saintes vierges plutôt qu’elles ne les choisissent; on les acclame par inspiration. Pour ce rôle, les illuminés prennent de préférence des femmes hystériques prédisposées aux transports de l’extase : une jeune fille sur laquelle agit fortement la danse de leurs radéniia, ou

[20] encore une klionsha, une « possédée » qui pousse des cris inconsciens. Des névropathes ne sont-elles pas les saintes ou les prophétesses qui conviennent à de pareilles assemblées?

Tandis que les vieux-croyans sont, depuis Pierre le Grand, confinés dans le peuple, les sectes mystiques, comme les khlysty, ont parfois pénétré dans les hautes classes. D’après les actes officiels, la khlystovstchine aurait, au XVIIIe siècle, compté des adeptes jusque parmi le clergé. Les murs silencieux des couvens orthodoxes semblent avoir entendu secrètement prêcher le baptême de l’Esprit après le baptême de l’eau. Des moines, des nonnes surtout, paraissent avoir ouvert leurs cellules aux fascinantes délices des tournoyans radéniia. Un peu plus tard, sous l’empereur Alexandre Ier, une société de mystiques de ce genre fut découverte, dans une propriété impériale, à Saint-Pétersbourg. Les réunions avaient lieu au palais Michel, sous la direction d’une dame Tatarinof, demeurée célèbre dans les annales du mysticisme russe. Les auteurs favoris de ces khlysty civilisés étaient, dit-on, Mme Guyon et lung Stilling. L’évocation de l’Esprit, la recherche de l’extase, étaient l’objet des conciliabules de la Tatarinof. Les adeptes revendiquaient, eux aussi, le don de prophétie. Pour le provoquer, ils recouraient également à des procédés artificiels, entre autres au mouvement circulaire. Le ministre des cultes d’Alexandre Ier, le prince Galitzyne, a été soupçonné d’avoir honoré de sa présence ces danses extatiques. Pour lui, et pour d’autres peut-être des spectateurs ou des acteurs de ces saintes représentations, ce n’était là sans doute qu’une fantaisie de haut dilettantisme religieux. Comme les flagellans du peuple, ces illuminés de l’aristocratie se donnaient les noms de frères et de sœurs; et ces familières appellations, et la liberté de ces pieuses réunions, et le suave précepte d’amour mutuel, et la douce complicité d’un secret en commun, peuvent avoir été, pour les deux sexes, l’un des attraits de ces mystiques séances.

Au-dessous des zélateurs de l’ascétisme surgirent des communautés aux doctrines impures, au culte sensuel, aux rites obscènes. Les exaltés, qui prétendaient s’élever au-dessus de la nature humaine, ne purent toujours se tenir sur les escarpemens des cimes mystiques ; de l’abrupt sommet de l’illuminisme ils tombèrent en d’étranges chutes. L’inspiration passant par-dessus la morale comme par-dessus le dogme, aux égaremens de l’imagination succédèrent les égaremens de la chair. L’extase fut demandée à la jouissance, et la mysticité alliée à la volupté. Comme certaines nations primitives et certaines religions antiques, des sectaires du XVIIIe et du XIXe siècle semblent avoir attribué, dans leur culte, une place à l’union des sexes. Peut-être faut-il moins voir là une impudeur calculée qu’une admiration ingénue devant le plus mystérieux des mystères de la nature. L’acte qui perpétue l’espèce humaine et associe la créature au Créateur peut prendre, pour des âmes naïves, quelque chose de surnaturel, jusqu’à leur sembler l’hommage le plus agréable au Père de la vie.

Rien néanmoins ne prouve que tous les khlysty aient divinisé la génération et sanctifié la volupté. Loin de là, on ne saurait croire que toutes leurs communautés s’abandonnent « au péché en tas » [svalnyi grekh). Pour la plupart, ce qui a donné lieu à cette accusation, c’est, semble-t-il, qu’après leur radénié, qui dure parfois des nuits, frères et sœurs, épuisés par leurs danses ou leurs flagellations, se couchent et dorment ensemble. Cette habitude a dû être mal interprétée; elle prêtait du reste à des abus qui ont pu dénaturer le caractère de ces nocturnes assemblées, d’autant que la fustigation avec « de saintes orties, » comme disent les khlysty, n’a pas été seulement employée pour dompter la chair et provoquer l’extase. De ce que les accusations adressées aux flagellans paraissent le plus souvent peu méritées, il ne suit point qu’elles ne l’aient jamais été. La dévotion, on pourrait dire l’adoration d’un khlyst pour ses christs et ses prophètes est telle, qu’il se croit obligé d’obéir à toutes leurs paroles, comme à des inspirations de l’Esprit, alors même que leurs commandemens sembleraient contraires à la morale vulgaire. Chez quelques communautés de khlysty de même que chez les errans, l’ascétisme théorique a pu faire place à une sorte de religieuse luxure. Dans leur dédain du corps, qu’avec leurs notions manichéennes ils regardent souvent comme une création de Satan, certains de ces grossiers mystiques ont pu se persuader que l’âme, faite par Dieu et à son image, ne saurait être souillée par les souillures du corps. Pour d’autres, le péché de la chair a pu être un moyen de dompter l’orgueil de l’esprit, car il est plusieurs sentiers pour mener du mysticisme à des maximes ou à des rites impurs. Aussi ne saurait-on s’étonner si, dans les secrètes assemblées des khlysty du peuple ou du monde, les chastes noms de charité et de dilection chrétiennes ont parfois couvert d’indécentes pratiques.

Les « embrassemens fraternels et les baisers angéliques » ont pu çà et là prendre place dans le rituel. La communion des sexes a pu compléter la communion des âmes, et l’holocauste de la chair achever le sacrifice spirituel. Selon les dépositions recueillies par le saint-synode au XVIIIe siècle, certaines communautés de khlysty avaient pour coutume de clore les rondes sacrées par un souper en commun ; et ces agapes terminées, les frères et les sœurs s’abandonnaient librement aux délices de « l’amour en Christ. » De semblables pratiques ont été imputées aux khlysty civilisés du palais Michel et aux staritses ou bélitses (religieuses ou novices) des couvens Ivanovsky et Dévitchy, aussi bien qu’aux rustiques adorateurs d’Ivan Souslof, le premier christ des khlysty. L’homme, et encore plus la femme, est un être d’une complexité étrange et, comme dit Pascal, qui fait l’ange fait la bête. Aux natures primitives, aux sens novices, les mystères inconnus de la volupté peuvent inspirer une sorte de terreur religieuse et comme un fascinant vertige. Il est des vierges qui s’y livrent avec d’autant plus de frénésie qu’elles les redoutaient davantage. L’attrait du sexe exerce sur certains tempéramens une obsession dont ils ne se délivrent qu’en y cédant; tandis que, par une sorte de perversion intellectuelle, des natures raffinées ou blasées prennent plaisir à mêler l’érotisme au mysticisme, se délectant à aiguiser et à rehausser l’un par l’autre le délire des sens et l’ivresse du surnaturel. Chez quelques illuminés, la débauche en commun a même pu être employée comme un procédé ascétique, un moyen d’abattre le corps en le rassasiant ; la volupté a pu servir au même but que la mortification, et, elle aussi, devenir le prélude de l’inspiration ou de l’extase.

Ces oppositions ou ces combinaisons d’ascétisme et de naturalisme ne sont pas les seules que nous offrent de pareilles sectes. Aux rites licencieux quelques visionnaires ont joint ou substitué des cérémonies sanglantes. Comme la volupté et la génération, la souffrance et la mort ont pu prendre une place dans le culte. La génération et la mort, les deux extrémités des choses humaines, l’alpha et l’oméga de tout être vivant, sont les deux choses qui frappent le plus violemment l’imagination; toutes deux prennent presque également, chez les peuples enfans, un aspect religieux. De tout temps, des forcenés se sont plu à les associer à l’ombre des temples. Il en était ainsi, dans l’antiquité, de plusieurs des cultes de l’Orient, de la Syrie notamment. Pourquoi la superstition ne les aurait-elle pas accouplées çà et là dans les izbas russes? Pour les intelligences primitives, le sang a été partout le grand purificateur. A une époque même de haute culture, sous la Rome impériale, la sanglante aspersion du taurobole et du criobole était la dernière ressource du paganisme expirant. Le sacrifice, l’holocauste vivant, a été, chez tous les peuples, l’acte religieux par excellence. La grande originalité du christianisme a été de le supprimer pour le remplacer par le mystique sacrifice de l’agneau. Comment s’étonner que, par une sorte de rétrogression ou d’atavisme, il ait pu se trouver, au fond d’un peuple encore à demi païen, parmi les descendans de tribus barbares superficiellement converties, des natures assez grossières pour ne point se contenter du symbolique holocauste de la cène chrétienne, et revenir clandestinement au sacrifice de chair et de sang? C’est ce qu’on a souvent imputé à certains sectaires russes, aux khlysty spécialement. Ils ont été maintes lois soupçonnés de remplacer le vin eucharistique par le sang d’un enfant. On sait que cette sorte de cannibalisme sacré est un des reproches que les différens cultes se sont le plus fréquemment jetés à la face. Les chrétiens en ont été accusés par les païens ; les juifs par les chrétiens. Le plus grand nombre des khlysty ne mérite probablement pas plus cette sauvage imputation que celle d’immoralité. Certains traits nous inclinent cependant à croire que toutes les histoires de ce genre ne sont pas de pure invention. Elles s’accordent trop avec d’autres pratiques trop bien constatées chez ces singuliers mystiques.

Voici comment semblaient procéder à la communion les khlysty accusés d’unir les rites sanglans aux rites voluptueux. Au lieu de se servir uniquement, pour leur cène, de pain noir et d’eau, selon la coutume de la plupart des flagellans, ils se servaient de la chair ou du sang d’un enfant nouveau-né, non pas du premier enfant venu, mais du premier fils d’une jeune fille non mariée, érigée en sainte vierge ou mère de Dieu, bogoroditsa, et saluée comme telle dans les radéniia de la secte. « Tu es bénie entre toutes les femmes, lui disaient les prophétesses en se prosternant devant elle ; tu donneras naissance à un Sauveur dans les langes, et tous les rois viendront adorer le tsar céleste. » Durant cette parodie de la salutation angélique, les vieilles prophétesses dépouillaient la nouvelle sainte vierge de ses vêtemens; on la plaçait nue sur un autel, au-dessous des images, et les fidèles venaient, à tour de rôle, lui rendre une sorte de culte obscène, lui baisant les pieds, les mains, les seins, en se courbant devant elle avec force signes de croix. Ils l’appelaient souveraine reine du ciel, et la priaient de les juger dignes de communier de son corps très pur, lorsque, par le Saint-Esprit, naîtrait d’elle un petit christ (khristosik). Quand, à la suite des radéniia qu’elle était la première à danser, la bogoroditsa devenait enceinte, son enfant, si c’était une fille, devenait plus tard à son tour une sainte vierge. Si c’était un fils, un khristosik, il était immolé le huitième jour après sa naissance. A en croire certains récits, on lui perçait le cœur avec une lance analogue à la lance liturgique en usage dans l’église orientale pour couper le pain consacré. Le sang et le cœur de ce petit christ, mêlés à du miel et à de la farine, servaient à la confection des gâteaux eucharistiques. C’était ce qui s’appelait communier du sang de l’agneau ; car cette cène hideuse s’inspirait d’un sombre réalisme. À ces prétendus mystiques, il fallait pour la communion un vrai corps, un vrai sang. Quelques-uns communiaient, assure-t-on, avec le sang chaud de leur petit Jésus, et faisaient dessécher la chair pour la réduire en poudre et en préparer leurs kalatchi ou gâteaux de communion. D’autres fois, c’était une jeune fille, une « sainte vierge, » vivante et volontaire victime, dont le sein gauche, enlevé au milieu des danses et des chants, servait de nourriture eucharistique[21].

Ont-ils jamais été autre chose que des monstruosités isolées, de pareils rites ne pouvaient se célébrer que de loin en loin, en des contrées écartées, ils ont toujours dû être plus rares dans la Russie moderne que, en Amérique, le sanglant caudoux africain, le sacrifice du « bouc sans cornes, » encore en usage chez les noirs de Haïti. En Russie, on est d’autant plus porté à se défier des récits de ce genre que le paysan est généralement plus doux. Il est des aberrations du fanatisme qu’on ne saurait cependant révoquer en doute et qui rendent moins sceptique pour les horreurs de cette sorte. Comment oublier qu’il s’est trouvé des énergumènes pour prêcher le suicide par le fer ou par le feu, tandis que d’autres recommandaient l’holocauste des enfans? La communion n’est peut-être pas le seul sacrement que la superstition se soit ingéniée à perfectionner à l’aide de rites sanglans. J’ai entendu raconter que, en je ne sais quel district, des forcenés, flétris du surnom de sangsues, enseignaient de baptiser les nouveau-nés avec le sang de leur mère. Si de pareils récits sont suspects, une secte contemporaine pratique, au su de tous, le baptême du sang ou du feu, en l’entendant d’une façon plus odieuse encore. Nous voulons parler d’une secte voisine des khlysty, par son origine comme ses dogmes, la secte des skoptsy ou mutilés.

Nous aurions peu de choses à ajouter à ce que nous avons dit de ces fanatiques, qui, pour devenir semblables aux anges, abdiquent tout sexe, se donnant à eux-mêmes le nom symbolique de blanches colombes, et se vantant dans leurs cantiques d’être plus blancs que la neige. Des étrangers ont été tentés de voir, dans la doctrine de ces ennemis de la génération, le terme logique du pessimisme. Rien de plus juste en apparence : la vie étant mauvaise, il faut en tarir la source ; la génération étant la grande coupable, il faut en retrancher les organes. Tel ne semble pas cependant le point de vue des skoptsy russes. S’ils suppriment en eux la faculté reproductrice, ce n’est pas que leur main ait soulevé le voile trompeur de la Maya, ce n’est pas que leur volonté se soit détachée de la vie et qu’ils se refusent à être complices des pièges de la nature. Leur frigide chasteté d’eunuques n’est point le premier pas dans « la voie de la négation à l’existence. » Ils n’ont rien de Schopenhauer ou du Bouddha; ils sont moins pessimistes que mystiques. Ils n’ont pas en vue la fin de l’espèce, mais la perfection de l’individu et la glorification de Dieu. Ils ne professent point que la vie est mauvaise et ne cherchent pas à s’affranchir du mal de l’être. Leurs visées sont moins philosophiques que théologiques ; elles ne sortent pas du cercle d’idées communes aux sectes russes.

En touchant au mariage et à la génération, l’esprit de secte a provoqué en Russie les égaremens les plus contraires. Il a suscité, d’un côté, l’impudent libertinage de certains sans-prêtres et l’impudique « amour en Christ » de quelques khlysty ; de l’autre, le célibat obligatoire de certains « sans-mariage » et la mutilation des blanches colombes. Dans leur aversion pour « l’œuvre de chair, » les skoptsy se rapprochent de plusieurs bezpopovtsy. Ce point de contact n’est pas le seul. Comme la plupart des sectes russes, les skoptsy sont millénaires. Ils attendent le Messie, qui doit assurer aux saints l’empire du monde, et, pour que le Messie apparaisse sur la terre, il faut, conformément à la vision de Pathmos, que les hommes « marqués du sceau de l’ange » soient au nombre de 144,000. Aussi tous les efforts des blanches colombes tendent-ils à atteindre le chiffre apocalyptique. Ils en sont encore loin. Voilà plus d’un siècle que la doctrine libératrice est prêchée à ce monde corrompu, et le nombre des hommes qui portent dans leur chair le « sceau de la pureté » n’est peut-être pas, dans tout l’empire, de deux ou trois mille. Les vierges qui doivent partout suivre l’agneau ne se découragent pas. Les colombes comptent dans leurs rangs de riches marchands qui emploient leur fortune à la propagande. Sans femme et sans famille, sans passions, et sans jeunesse, les skoptsy sont plus maîtres d’épargner, comme ils sont plus libres d’acquérir. Ils se passent la fortune de main en main, par adoption; le patron la laisse souvent à un commis[22]. Le prosélytisme semble le grand souci des riches eunuques.

Aux promesses de la béatitude éternelle, ils ne dédaignent point de joindre le grossier appât du bien-être terrestre. Ils ont, d’habitude, à leur service des indigens qu’ils tiennent sous leur dépendance et que l’intérêt convertit souvent à leurs farouches doctrines. Ils recherchent de préférence les enfans et les adolescens, s’efforçant de les pénétrer de la nécessité de « tuer la chair. » Ils y réussissent parfois si bien qu’on a vu des garçons d’une quinzaine d’années s’amputer eux-mêmes, pour se délivrer des troubles de la puberté. Parfois ces apôtres de la pureté ne se font pas scrupule de recourir à la force ou à l’artifice. Ils surprennent le consentement de leurs victimes par d’équivoques formules, et ne révèlent à leurs confians prosélytes le dernier mot de leur doctrine, que lorsqu’il est trop tard pour se dérober à leur couteau. Deux hommes, l’un encore jeune, au teint frais, l’autre âgé, au visage jaune et ridé, causaient un soir en prenant le thé dans une maison de Moscou. « Les vierges paraîtront seuls devant le trône du Très-Haut, disait le dernier. Qui regarde une femme en la désirant commet l’adultère dans son cœur, et les adultères n’entreront pas dans le royaume des cieux. — Que devons-nous donc faire, nous pécheurs ? demandait le jeune homme. — Ne sais-tu pas, reprit le plus âgé, la parole du Sauveur : Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le ? Ce qu’il faut faire, c’est de tuer la chair. Il faut devenir semblable aux anges incorporels, et cela ne se peut que par le blanchiment (bélénie). — Qu’est-ce que le blanchiment ? » interrogea le jeune homme. Au lieu de répondre, le vieillard invita son compagnon à le suivre ; il le fit descendre dans une cave brillante de lumières. Une quinzaine d’hommes et de femmes étaient là rassemblés, tous vêtus de blanc. Dans un coin, un poêle où le feu flambait. Après des prières et des danses à la manière des khlysty, l’initiateur dit à son prosélyte : « Voici l’heure d’apprendre ce qu’est le blanchiment. » Et, sans qu’il eût le temps de faire des questions, le catéchumène, saisi par les assistans, les yeux bandés, la bouche bâillonnée, fut étendu à terre, pendant que l’apôtre, armé d’un couteau rougi au feu, lui imprimait le sceau de la pureté[23]. Cette aventure, arrivée à un paysan du nom de Saltykof, a pu se reproduire plusieurs fois. Une fois opéré, il ne reste plus au nouvel élu qu’à mettre à profit la générosité de ses chastes parrains.

De même que les flagellans, les skoptsy sont répartis en loges secrètes, également appelées du nom mystique de nef (korabl). Les mutilés ont, eux aussi, leurs prophétesses et leurs saintes vierges. Les femmes et, en particulier, une prophétesse du nom d’Anna Romanovna, ont eu une grande part dans l’invention ou la diffusion de la doctrine. Souvent ce sont encore des femmes qui, de leurs mains, transforment les hommes en anges. Comme les khlysty, les blanches colombes semblent, sous Alexandre Ier, avoir recruté des prosélytes jusque dans les classes privilégiées, parmi les officiers et les fonctionnaires. C’est au moins ce qui résulte des notes de police mises à profit par Nadejdine[24].

L’on ne saurait s’étonner des rigueurs de la loi vis-à-vis d’une pareille secte. Le plus souvent, les skoptsy sont arrêtés et poursuivis en troupe, toute une nef ou korabl à la fois. En 1879, le tribunal d’Ekaterinebourg condamnait ainsi à la déportation quarante-deux blanches colombes, des deux sexes. En 1876, cent trente eunuques ou affiliés à la secte étaient traduits, d’un même coup, devant le tribunal de Symphéropol en Crimée. C’étaient des marchands, des petits bourgeois, des ouvriers. Les quarante-deux condamnés d’Ekaterinebourg étaient des paysans à la vie ascétique. Ils ne buvaient pas d’alcool, ne fumaient pas, ne mangeaient pas de viande. « La viande, disent les skoptsy, est maudite, comme le fruit de l’accouplement des sexes. » Tous, du reste, observaient les rites de l’église. Aucun ne voulut avoir d’avocat. Pour toute défense, ils se contentaient d’alléguer le verset de l’évangile qui leur semble justifier leur doctrine[25].

Les skoptsy semblent former une sorte de corporation dont tous les membres se tiennent, s’entr’aident mutuellement. Cette franc-maçonnerie d’eunuques a, prétend-on, à son service des émissaires secrets au moyen desquels les colombes correspondent d’un bout de l’empire à l’autre. Ces cruels partisans de l’émasculation sont, dans la vie ordinaire, les plus honnêtes et les plus doux des hommes. Ils se distinguent par leur frugalité, leur probité, la simplicité de leurs mœurs[26]. Tout leur crime est dans leur doctrine et leur prosélytisme. On affirme que jusque sur les adhérens de ces maximes contre nature souffle un esprit nouveau. Certains des disciples de Selivanof tendraient à prendre le précepte du Maître, comme le conseil évangélique, au sens spirituel. L’émasculation serait remplacée par la chasteté. Pour rester vierges, les colombes renonceraient à être eunuques, La police de l’empereur Nicolas avait déjà signalé des skoptsy spirituels ; leur chef, un ancien soldat du nom de Nikonof, avait personnellement connu Selivanof et se donnait pour son successeur. Bien que lui-même mutilé, ce réformateur niait la nécessité de la mutilation. Il serait curieux de voir la plus barbare des sectes russes se transformer en inoffensive communauté de moines laïques.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 15 avril, 15 août et 15 octobre 1887.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1874 et du 1er mai 1875.
  3. Vladimir Solovief, Religiosnyia Osnovy Jizni : Appendice.
  4. Voyez en particulier les études de M. Prougavine (Rousskaia Mysl, janvier-juillet 1885). Il vient parfois devant les tribunaux des affaires de ce genre. Ainsi le tribunal d’Odessa a jugé, en une seule année (1879), une affaire de flagellation de soi-même (samobitchevanié) et une de crucifiement (razpiatié), une affaire de suicide par le feu (samosoggénié) et une affaire de mutilation « par piété. »
  5. Aujourd’hui encore, il se rencontre parfois, en Sibérie surtout, des « sans-prètres » involontaires. Un prêtre orthodoxe, le père Gourief, a raconté, en 1881, dans le Rousskii Vestnik, que l’évêque de Tomsk l’avait un jour chargé d’interroger de dangereux sectaires, arrêtés par la police et expédiés à la ville épiscopale pour y être morigénés. Le père Gourief découvrit que ces braves gens, arrachés à leurs cabanes, étaient tout bonnement des orthodoxes perdus dans un hameau écarté, loin de toute église, qui avaient imaginé, pour ne pas se passer de tout service religieux, de faire célébrer les offices par quelques-uns d’entre eux. Et, ajoutait le père Gourief, on trouverait en Sibérie nombre de ces « sectaires malgré eux. »
  6. Vladimir Bezobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, 1886.
  7. De son nom, Melnikof. Longtemps employé au ministère de l’intérieur pour les affaires du schisme, Melnikof a décrit les raskolniks en trois grandes compositions à cadres romanesques : Dans les forêts. Dans les montagnes et Sur le Volga.
  8. Vladimir Bezobrazof : Études sur l’économie nationale de la Russie, 1886, t. II. Cf. les récits d’A. Potchersky.
  9. Il est à remarquer que ce sont des raskolniks qui ont rendu à la Russie l’intelligence du vieil art russe avec le goût des antiquités nationales. Dans leur amour du passé, les vieux-ritualistes se sont mis à collectionner non-seulement les vieux livres et les vieilles images mais les vieux meubles, les vieux bijoux, les vieux bibelots de toute sorte. Ces antiquaires, par superstition, ont été les précurseurs des archéologues.
  10. Voyez les travaux de M. de Rossi : Roma sotterranea, t. I.
  11. Voyez V. Soluvief: Istoriia i Boudouchnost Teocratii. (Agrara, 1887.) Préface, p. 5. D’après Mgr Macaire, le métropolite historien, tel aurait été le point de vue du patriarche Nikone. S’il fût demeuré sur le trône patriarcal, il eût accordé aux adversaires de la réforme liturgique, comme il l’a fait à l’archiprêtre Néronof, l’autorisation de se servir des anciens rites. Au lieu de provoquer le schisme, Nikone l’eût ainsi prévenu.
  12. Voyez Iouzof : Rousskié Dissidenty, Starovéry i Doukhovnyé Khristiane (1881), p. 51-55.
  13. K. Nadejdine : Spory bezpopovtsef… o braké. Vladimir, 1877. Cf. J. Nilski : Semeinaïa Jiza v rousskom raskolé.
  14. Iouzof, Rousskie Dissidenty, p. 100-101.
  15. Par une rencontre qui mérite d’être signalée, ce gouvernement est à la fois un de ceux où la population est le plus lettrée, où les sectaires, les sans-prêtres notamment, sont le plus nombreux, et où les mœurs sont le plus relâchées : sur quatre filles, il y a une fille-mère. (Voyez Vladimir Bezobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, t. II. 1886.)
  16. Studien, t. II, p. 346.
  17. Sbornik prav. Sved. o rask., t. II, Sved. o Montanskoï sekté.
  18. Iouzof : Rousskie Dissidenty, p. 88.
  19. Voyez la Revue du 1er juin 1875.
  20. Sbornik pravit. Svéd. o rask., t. n, p. 128. fléout.ky. (Lioudi Bojii i Skoptsy.)
  21. Mgr Philarète : Istoria Rousskov tserkvi, Ve période, t. III ; Haxthausen : Studien, t. I, ch. XIII, p. 345; Livanof : Raskolniki i Ostrojniki, t. II, p. 276. — Réoutsky : Lioudt Bojii ! Skoptsy, p. 35.
  22. Un skopets de Saint-Pétersbourg a, vers la fin du règne d’Alexandre II, consacré 5 millions de roubles à l’érection d’un asile pour les vieillards et les enfans. Ce banquier skopets, du nom de Timenkof, avait été converti à la Bourse par un marchand orthodoxe. Le riche eunuque avait hérité de son patron, lui-même un eunuque.
  23. Réoutsky : Lioudi Bojii i Skoptsy, p. 157-158.
  24. Sbornik pravit. Sved. o rask., t. III.
  25. Saint Mathieu, XIX, 12.-Il vient aussi parfois devant les tribunaux des cas de mutilation isolée. En 1875, par exemple, le tribunal d’Odessa jugeait trois affaires de mutilation par piété (is revnoski). Tout récemment, en 1887, un déporté du nom de Stchegol, se trouvant à l’étape de Kouskoupsk, dans le gouvernement d’Iéniséisk, profitait de la nuit pour se châtrer avec quatre enfans.
  26. On a prétendu qu’ils communiaient parfois avec le sang provenant de l’opération d’un néophyte; mais cette accusation ne parait pas fondée.