La Revanche du passé/Partie 1/Chapitre I

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F. Payot, libraire-éditeur (p. 1-31).

La Revanche du Passé


CHAPITRE I


Il faisait encore grand jour, et Élisabeth, restée seule un moment dans la chambre démeublée, s’approcha de la fenêtre.

Ce côté de la maison donnait sur des jardinets carrés, étroits, séparés les uns des autres par des haies vives, crevées de larges trous béants.

Quelques pommiers maladifs, des buissons de groseilles épineuses et des massifs de dahlias aux couleurs éteintes peuplaient cet enclos, où s’alanguissait une pâle verdure potagère.

En été, sur ce maigre terrain presque abandonné, poussait un désordre de végétation, un pêle-mêle de petite salade, d’herbes folles, de touffes d’oseille, et, le long d’alignements de choux mal venus, creux, presque sans feuilles, par-ci par-là, l’œil bleu de la bourrache sauvage regardait le ciel.

C’était sur ce coin de jardin emprisonné de bâtisses, en face de ce lopin de terre morcelé où des chats erraient, le ventre vide, qu’Élisabeth avait grandi.

Pendant les longues absences de sa mère, elle avait passé, sur ce carré de sol aride, d’interminables heures à regarder butiner les abeilles sur les dahlias, ou s’ébattre les grosses mouches bourdonnantes autour des balayures, ou bien, lorsque la pluie tombait à torrents, à voir l’eau se frayer, sur l’argile durci du chemin, mille petites rigoles capricieuses qui allaient se verser les unes dans les autres.

Le temps s’écoulait, ainsi lentement, sans créer dans l’esprit de la petite fille aucune étape bien définie où elle pût retrouver des souvenirs distincts de l’ensemble monotone de ses journées.

Chaque fenêtre des hautes maisons entourant l’enclos avait pris pour elle une physionomie propre, absolument différente des autres. Elle leur avait inventé à toutes une histoire, à celles du premier avec leurs rideaux de tulle grossier, et à celles de tout en haut, où séchaient au soleil, sur des bouts de ficelle tendue, des nippes multicolores.

Sur quelque indice aperçu du dehors, son imagination bâtissait des intérieurs, et elle les peuplait, selon sa fantaisie, des êtres qu’elle voyait entrer et sortir ; elle se plaisait aussi à surprendre tous les jours le retour des enfants, l’école finie, et à entendre leur tapage et leurs rires.

Un automne précoce avait déjà effeuillé les arbres rabougris, aux branches noueuses et tordues, et, sous le ciel plombé, l’enclos avait, ce jour-là, l’aspect terne des jours d’hiver.

L’œil rêveur, la grande jeune fille anguleuse, amaigrie par une croissance rapide et tardive, contemplait cette scène rétrécie de la vie où son enfance s’était écoulée tout entière. Elle ne réfléchissait pas, elle songeait vaguement, suivant sans résistance, la pente molle où la conduisait sa mémoire. Une tristesse pesait sur elle.

Il lui semblait entendre toutes les heures qu’elle avait vécues là carillonner à la fois à son oreille et lui apporter chacune sa part de souvenirs fades et vides. De tout ce passé encore si proche, une senteur si insipide s’exhalait ! Elle n’y trouvait rien qui fit naître sur ses lèvres arquées, au dessin ferme, l’ombre d’un sourire, pas une seule de ces joies pleines dont le passage laisse au cœur des enfants une trace lumineuse que les années n’effacent pas.

Les retours de sa mère, le soir, après sa journée passée tout entière dehors, lui apportaient seuls quelques heures de contentement parfait, mais trop court pour neutraliser l’effet du lourd isolement de son âme. Même la présence de sa mère n’avait jamais suscité en elle un éclat de véritable gaîté.

Elle se souvenait très nettement, tandis qu’elle considérait le stérile coin de terre fermé de clôtures, des quelques émotions fugitives qu’elle avait eues là pendant cette période de vie de dix-sept années. Lorsque le brûlant soleil d’été forçait les fenêtres sales à s’ouvrir là-haut, un échange de paroles aiguës et brutales étaient, deux ou trois fois, parvenu jusqu’à elle. Effrayée, elle était rentrée en courant se réfugier à la cuisine, où Gertrude polissait et repolissait sans cesse la maigre batterie de cuisine de Mme Georges.

Mais elle ne trouvait auprès de cette femme aucun encouragement à s’épancher ; de tout temps l’âme de Gertrude était restée obstinément fermée à ses confidences.

Entre la petite fille et la servante d’âge mûr il y avait toujours eu une étrange absence de sympathie, et, bien que l’enfant, depuis que ses yeux s’étaient ouverts à la lumière, eût toujours vu rôder cette femme dans la maison, elle avait gardé vis-à-vis d’elle une attitude timide, presque craintive.

Une fois de plus, avant de quitter pour toujours le morne abri où s’était traînée son enfance, Élisabeth songeait. Elle songeait à cette zizanie installée à front découvert au foyer de sa mère, sans que celle-ci s’en aperçût ; elle songeait aussi à beaucoup d’autres choses confuses et flottantes, qui toutes avaient laissé, de leur insaisissable passage, de la tristesse autour d’elle.

Elle était si absorbée dans sa rêverie qu’elle tressaillit en sentant tout à coup une main se poser, légère, sur son épaule.

Elle se retourna vivement, montrant à sa mère un visage pâle et souffreteux, et très vite, devançant une interrogation qu’elle sentait venir, elle dit :

— Je regardais encore une fois le jardin !

Mme Georges promena des yeux étonnés sur le misérable enclos, où les dahlias flétris achevaient de s’effeuiller, et qui semblait plus désolé que d’ordinaire sous le lourd ciel gris, et elle dit :

— Est-ce que tu regretterais quelque chose ici, Élisabeth ?

En même temps, elle prit entre ses mains la tête brune au front lisse, et elle interrogea de tout près le visage expressif ; mais il ne trahissait rien que la fatigue d’une trop rapide croissance, une excessive langueur, qui allait pourtant s’améliorant.

Elle tint ce visage tourné vers elle jusqu’à ce qu’elle eût rencontré le regard qui, souvent, semblait fuir le sien.

— Oh ! non ! dit Élisabeth avec conviction. Moi ! regretter quelque chose ici ? Quoi donc ? Oh ! non !

— Tu y étais donc malheureuse sans me le dire, interrogea la mère anxieuse, pressante.

Ne recevant pas de réponse, elle ajouta un peu sourdement :

— Est-ce que tu me cacherais quelque chose, Élisabeth ?

Élisabeth hésita un instant très court, l’espace d’une seconde à peine. Mais, quand elle l’aurait pu, elle n’aurait pas voulu expliquer à sa mère l’incompréhensible malaise qui avait fait de ce premier bout d’existence une période inquiète et anormale.

Cela n’avait pas plus de consistance dans son esprit que l’ombre qui l’enveloppait quand elle était toute petite, et que sa mère, après l’avoir bordée dans son lit, s’en allait sur la pointe des pieds, fermait la porte doucement derrière elle, et la laissait seule.

D’ailleurs, toutes les surprises et toutes les émotions de sa petite enfance solitaire, restées sans explication et sans sympathie, en face du silence morose de Gertrude, avaient créé dans son âme un coin secret, caché même à l’œil de sa mère.

Elle lutta un moment avec elle-même, cherchant à étouffer l’étrange résistance instinctive que, si souvent, elle opposait à une tendresse exclusive et passionnée, puis elle enveloppa sa mère de ses longs bras maigres, et elle la serra contre sa poitrine sèche de très jeune fille !

— Pourquoi est-ce que je te cacherais quelque chose, moi, murmura-t-elle, pourquoi ?

Une heure plus tard, la mère et la fille avaient rejoint Gertrude dans le nouveau domicile, ensoleillé et spacieux, que l’institutrice d’Élisabeth avait découvert dans le voisinage de sa propre demeure.

Une voiture de déménagement venue de la gare, de grand matin, stationnait encore devant la maison, se vidant lentement de son contenu.

On avait attendu, pour sortir de leur abri les meubles supplémentaires arrivés du dehors, que le mobilier ordinaire du petit ménage fût installé. À présent le déballage s’opérait, et du ventre du lourd wagon s’échappaient, un à un, des vestiges d’une vie vécue ailleurs, vieux débris, pour la plupart fatigués d’usage, mais dont l’aspect encore cossu donnait à l’excessive simplicité du reste un air chétif et misérable.

La figure un peu pâle, Mme Georges dirigeait le travail des ouvriers. Elle donnait des ordres d’un ton bref, presque cassant :

— Ici, là. Non pas ainsi. Oui, c’est bien.

Et à mesure que le travail avançait, sa belle figure régulière prenait une expression amère, presque irritée.

Debout au milieu de la chambre, très droite dans sa robe de deuil, elle sentait sur elle les yeux et l’attention de ces hommes de la rue, et cela l’écœurait tellement, cette stupide et vulgaire admiration, que ses gestes en devenaient nerveux, sa voix dure et autoritaire.

Bien qu’elle approchât de la quarantaine et qu’elle mît tous ses soins à accentuer son âge, qu’elle portât toujours des couleurs sombres et des vêtements dépourvus de tout ornement, partout la même attention gênante la poursuivait, et elle en éprouvait toujours le même ennui, la même impatience.

Dans ce moment, à côté d’Élisabeth, qui se tenait près d’elle sans rien dire, cette impatience devenait presque de la colère, et elle hâtait fièvreusement le travail, se multipliant.

Avec précaution les ouvriers venaient d’apporter le dernier colis de la grosse voiture, et, tout emmitouflé d’enveloppes et de couvertures, ils le tinrent un moment en équilibre au milieu de la chambre.

— Si toutefois, dit enfin l’un d’eux, Madame voulait indiquer où il faut mettre la glace, pendant que nous y sommes nous la fixerions, et ce serait ça défait.

Mme Georges secoua sa distraction :

— Ici.

En un tour de main démaillotée de ses langes, la glace se dressa contre la muraille, la couvrit du haut en bas. Aussitôt toute la lumière des hautes fenêtres sans rideaux s’y mira. L’appartement parut grandir. Il prit un air gai, élégant, presque luxueux, et la silhouette des deux femmes en deuil s’y reproduisit nettement. La mère avec son buste plein, majestueux et souple, la fille longue et maigre sous les lourdes étoffes noires qui tombaient en plis droits autour d’elle.

C’était une longue glace étroite, au cadre antique, coupée au milieu par une juxtaposition du verre.

Un instant la figure des quatre ouvriers se refléta aussi, de tout près, brutalement, sur la surface polie, puis voyant leur tâche finie, ils réunirent leurs outils, ramassèrent les couvertures qui traînaient sur le plancher, et l’un d’eux s’informa :

— Si toutefois Madame a encore besoin de nos services ?…

Mme Georges jeta un regard rapide autour d’elle :

— Non, merci.

Les quatre hommes s’en allèrent :

— Cette femme, hein, ça vous accroche l’œil…

Mme Georges courut à la porte et la ferma d’un geste brusque, tandis que sa figure de rousse dorée encore très fraîche s’embrasait. En même temps, elle jeta un regard inquiet du côté d’Élisabeth, mais l’attitude indifférente de la jeune fille la rassura tout de suite. Elle avait le dos tourné et semblait inattentive à ce qui se passait autour d’elle. Elle regardait deux vieux fauteuils aux bras engageants, meubles fanés, d’une moquette de couleur éteinte, et elle finit par s’asseoir dans l’un d’eux en disant presque gaîment.

— On dirait qu’ils sont vivants ces vieux, vieux fauteuils.

La mère sourit du bout des lèvres, très légèrement, et, sans répondre, elle continua à aller et venir dans le désordre de la chambre, rangeant d’une main vive, un peu nerveuse, des objets quelconques.

Il n’arrivait jamais qu’une remarque faite par Élisabeth tombât ainsi dans le silence. La jeune fille trouvait pour chacune de ses paroles, pour chacun de ses rares sourires, un écho toujours prêt.

Du fond du fauteuil où elle s’était nichée, Élisabeth, étonnée du silence de sa mère, la regarda, et tout à coup elle comprit. Elle se leva d’un bond, courut à elle et l’entoura de ses longs bras osseux. Comment, comment n’avait-elle pas deviné tout de suite ? Tous ces vieux meubles sortis de la grosse voiture venue du fond d’une province, tous ces souvenirs jetés inopinément dans leur vie, avaient pour sa mère une douloureuse signification. Ils agitaient mille réminiscences, peut-être pénibles. Ils rendaient à un passé, à elle inconnu, une physionomie familière, ils parlaient de beaucoup de choses qui avaient vécu et qui étaient mortes loin d’elle, Élisabeth. Elle pensa à cette grand’mère qu’elle n’avait jamais connue, et elle murmura un peu contrainte :

— Puisque tu l’aimais tant, pourquoi ne m’en parlais-tu jamais ?

— Ah ! balbutia Mme Georges sourdement, en serrant contre elle le buste maigre et sec, si je ne t’avais pas, Élisabeth !

Et pour la première fois depuis que la lettre au bord noir lui était parvenue, formelle, comme si elle s’adressait à une simple étrangère, elle pleura.

Élisabeth resta silencieuse. Ce chagrin, qui lui était étranger, ne lui suggérait aucune parole consolante. Elle n’avait connu ni l’un ni l’autre de ses grands-parents, et la disparition de sa grand’mère, dernière survivante du vieux couple, ne la touchait pas. Elle rêva un moment, regardant dans la grande glace fixée au trumeau se refléter à côté de son propre visage pâle, la figure fraîche de sa mère. Rien entre les deux images n’accusait une parenté de types quelconque, ni les traits, ni le teint, ni l’ovale du menton, ni les cheveux. Dans cette grande glace limpide, le disparate absolu la frappait pour la première fois d’une façon saisissante. Elle appuya sa joue pâlotte à l’épaule de Mme Georges et lui souffla à l’oreille :

— C’est vrai que tu es bien jolie, tu es très belle. À côté de moi, regarde, regarde.

Mme Georges détourna vivement la tête. Avec un sourire tendu et un léger tremblement dans la voix, elle dit :

— Ne me dis pas de ces choses-là, toi !

Et, quittant Élisabeth, elle alla s’asseoir sur le canapé de moquette que le gros wagon avait, ce matin-là, apporté dans ses flancs avec le reste de l’ameublement, fané mais solide, qui introduisait dans son intérieur une apparence d’aisance, un confort oublié.

La vision de la pâleur anémique d’Élisabeth à côté de sa propre fraîcheur de rousse dorée venait de réveiller d’une façon intense un souvenir détesté. Avant de rencontrer de nouveau le grand œil attentif de sa fille, elle cherchait à étouffer au fond de son cœur cette brusque réminiscence. Il ne fallait pas que l’enfant devinât rien de cette passagère émotion où elle trouverait peut-être un inutile sujet de préoccupation, de rêverie.

Les traits héréditaires d’Élisabeth, qu’à côté de sa propre figure régulière elle venait de saisir si nettement dans cette grande glace, legs de ses parents, en lui rappelant le fait brutal qui avait broyé sa jeunesse, n’éveillaient pas de vaines et molles souvenances, oh ! non ; le passé avec sa faute, sa tache ineffaçable, était bien mort ; il restait enterré dans des profondeurs obscures où jamais, jamais sa pensée ne descendait ; ce qui venait de la secouer en face de cette glace où elle avait rencontré l’œil questionneur d’Élisabeth, c’était la crainte brusque de l’avenir. Depuis quelque temps, quelque chose de nouveau dans la manière d’être d’Élisabeth, un imperceptible changement d’attitude qu’elle ne pouvait pas localiser dans des faits, ni même préciser dans des mots, avait fait surgir cette inquiétude nouvelle, au moment précis où le souci rongeant de trouver du pain pour son enfant, de la garantir de la faim, de la soif et du froid, s’envolant pour toujours, lui permettait d’entrevoir une ère de repos.

D’où venait cette insaisissable dissidence qui semblait tomber de l’air comme l’impalpable poussière de l’espace, s’introduire dans le mécanisme de leur vie quotidienne, et en détraquer le mouvement ?

Une fois de plus la mère se questionnait, anxieuse, et comme Élisabeth était venue s’asseoir à côté d’elle, elle fut sur le point de céder à la tentation de la confesser. Mais après une seconde de réflexion, elle refoula son impulsion, et elle se mit à songer aux choses du passé avec une acuité douloureuse, qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps. Tout un regain de souffrance, de vieille souffrance presque oubliée dans la tourmente d’une vie difficile, montait de ce lointain passé.

La mort même de sa mère, dont l’avis imprimé, reçu sans préparation, avait été si humiliant pour elle que ses larmes avaient presque honte de couler, cette mort même n’avait pas mis aussi à vif son inguérissable blessure.

À mesure que les années s’étaient ajoutées aux années, sans que les grands-parents, obstinés dans leur ressentiment, eussent consenti à voir Élisabeth, Mme Georges s’était habituée à penser à eux avec une singulière impénitence au fond du cœur. L’injuste châtiment jeté sur l’enfant avait enlevé à ses regrets leur aiguillon. Elle n’avait plus songé à autre chose qu’à dédommager Élisabeth de ce refus sans entrailles, à combler le vide, laissé dans la vie de la petite fille, par les affections qui se dérobaient.

Jamais, depuis son lamentable exode de la maison paternelle, elle n’avait éprouvé le douloureux trouble de conscience qui l’agitait dans ce moment où ses remords, réveillés trop tard, se sentaient impuissants à rien réparer.

En même temps que la lettre au large bord noir où la mort de sa mère lui était froidement communiquée, Mme Georges avait reçu un autre avis. C’était un acte notarié en bonne forme, lui annonçant que toute la petite fortune de ses parents lui revenait nominalement.

Le nom d’Élisabeth ne figurait pas, à la vérité, dans le testament de l’aïeule. Il n’y était fait aucune allusion au passé, mais l’enfant n’avait pas pu être oubliée, elle était forcément comprise dans la volonté miséricordieuse qui avait dicté ce document.

La longue insensibilité de Mme Georges, toute son amertume, sa rancune obstinée et muette s’était brusquement transformée en un élan de gratitude. Mais cette gratitude tardive, impuissante, aux dessous très poignants, ne lui apportait qu’un surcroît de chagrin, et elle se débattait contre des souvenirs, redevenus très vivants, et dont le langage avait pris tout à coup un autre sens.

Et comme pour souligner ce retour amer vers un irréparable passé, elle venait, dans cette grande glace limpide, de surprendre sur le visage maladif d’Élisabeth un air décidément soupçonneux et froid.

Elle fut reprise du désir de la questionner, de découvrir coûte que coûte la cause secrète qui désorganisait ainsi lentement leur intimité, de forcer Élisabeth à parler sans détour, pendant cette journée où elles semblaient plus près l’une de l’autre ; mais en jetant les yeux sur sa fille, elle changea d’avis. Élisabeth avait repris un air naturel, et la mère remit son interrogatoire à plus tard. Elle glissa un bras autour de la taille maigrelette, réfléchit quelques secondes, et dit :

— N’est-ce pas que nous serons bien ici, quand le soleil entrera par les deux fenêtres ? Nous aurons de l’air et de la lumière. Tu verras comme ce sera gai.

Élisabeth acquiesça de la tête avec un sourire, puis elle demanda :

— Est-ce que tu seras toujours, toujours dehors comme autrefois ?

Mme Georges se leva vivement. Elle sentait une émotion la prendre à la gorge :

— Non, dit-elle enfin, d’une voix mal affermie, non. Nous ne sommes plus si pauvres qu’autrefois.

Et elle ajouta après un court silence :

— Il vaut mieux que tu le saches tout de suite, Élisabeth. En mourant ta grand’mère nous a laissé l’aisance. Il faut chérir sa mémoire, mon enfant.

Et elle s’éloigna sans oser regarder Élisabeth. Jamais encore elle n’avait prononcé devant elle des paroles où le passé prît une consistance si nette, si proche, et il lui semblait que la clairvoyance inquiète de la jeune fille allait percer sans peine le voile des jours morts et découvrir, là-bas, la noire désolation de l’aïeule, morte isolée dans sa petite ville de province. Elle s’attendait à une pluie de questions directes et difficiles à éluder. Mais Élisabeth ne manifesta aucune surprise et n’eut pas même une exclamation.

Elle rejoignit sa mère près de la fenêtre, et elle rêva un moment en face de la nouveauté des lieux.

Un jardin étranglé entre deux rangées de maisons ouvrait devant elle un espace vide, un couloir où l’air circulait librement, et par cette échancrure elle voyait au-dessus de sa tête une échappée de ciel gris. Les arbres de ce jardin, aux feuillages variés, déjà roussis par l’automne, avaient, sur ce fond grisaille, des tons pourpres et jaunes éclatants. Un tapis de feuilles mortes couvrait les allées et, sous le vent qui commençait à souffler, celles qui tenaient encore aux branches se détachaient par essaims. Au-dessus du mur un seringa, encore garni de tout son feuillage robuste, dressait une tête droite, au vert cru.

— Si je n’avais pas été là, moi, dit-elle enfin, il y a longtemps que tu aurais été à ton aise.

— Élisabeth, s’écria Mme Georges saisie, qu’est-ce que tu veux dire ?

Et elle resta un moment silencieuse, cherchant rapidement à trouver le sens vrai des paroles d’Élisabeth. Cette remarque qui n’était peut-être qu’une observation naturelle et banale, sans portée définie, pouvait aussi cacher autre chose.

Elle posa ses mains longues et fines sur les épaules osseuses, et elle demanda inquiète :

— Tu as si souvent l’air de penser à des choses que tu ne dis pas, Élisabeth ; est-ce cette étrange idée qui te préoccupe ?

En même temps elle chercha, mais en vain, à rencontrer le regard de sa fille.

Comme si l’anxiété visible de sa mère l’eût glacée, Élisabeth était redevenue fuyante et froide. Elle était pour le moment inaccessible à toute franche expansion.

Elle détourna la tête et répondit sourdement :

— J’ai toujours été pour toi un fardeau et un obstacle, toujours. Il y a longtemps que je le sais.

Et quittant sa mère pour retourner s’asseoir, elle ajouta du même ton bas :

— Gertrude a pris soin de me le faire comprendre, c’est moi qui t’ai fait la vie si difficile, oui, c’est moi.

En même temps un soupçon qu’elle nourrissait depuis longtemps au fond de son cœur, soupçon voilé, que mille petits faits insignifiants, recueillis journellement et commentés tout bas, entretenaient sans réussir à l’élucider, reprenait possession de sa pensée.

Elle en avait la certitude, entre sa mère et Gertrude, il existait un lien secret, une entente silencieuse où elle n’entrait pas. Quelque chose d’ignoré se passait sous ses yeux, à côté d’elle, sans qu’elle pùt jamais s’en assurer. Elle n’avait aucune preuve de la réalité de cette connivence, mais la conviction, née de rêvasseries enfantines malsaines et mal dirigées, se fortifiait tous les jours.

Un moment, elle pensa aux incessantes meurtrissures reçues au contact de la servante, à ses rebuffades sans motif, à son attitude toujours grincheuse, aux paroles cruelles où elle avait compris qu’elle était pour sa mère un sujet de souci, une entrave, puis, comme si ce souvenir en éveillait un autre, la seconde plaie secrète de son enfance saigna.

À côté de l’inexplicable hostilité de Gertrude, elle avait eu à subir, au sujet de sa mère, les assauts d’une curiosité aiguë et infatigable.

Les efforts incessants faits pour dérouter cette inquisition tenace, sans trahir sa propre ignorance du passé, avaient donné à ses longues songeries une tournure d’occulte défiance, et le silence absolu gardé par sa mère sur sa vie, silence que, sans provocation du dehors, elle eût à peine remarqué, était devenu pour elle une source de préoccupation constante où s’empoisonnait sa tendresse. Elle avait subi, sans en avoir conscience, une lente infiltration de méfiance, et elle en était devenue pénétrée au point de ne plus même chercher à écarter cet alliage désormais mêlé à toutes ses pensées.

Elle vit se dessiner devant elle le visage fané de son institutrice, de cette seconde initiatrice méchante dont le contact journalier l’avait poussée à examiner sournoisement tout ce qui se passait autour d’elle, et à scruter tous les jours avec plus d’attention les attitudes de sa mère. Elle vit nettement l’éclair des petits yeux curieux sous les paupières lourdes et flasques, les lèvres minces, que le passage des mots entr’ouvrait à peine, toute la personnalité fatiguée et vulgaire de Mme Musseau. Aussitôt un flot trouble courut le long de ses veines anémiques, et, voyant sa mère quitter la fenêtre et s’approcher d’elle, elle s’arma de résistance. Dans ce moment, il lui était impossible de masquer sa vague, mais rongeante inquiétude, par une attitude indifférente ou des paroles menteuses. Ses traits maladifs se crispèrent dans une rigidité singulière, et tout de suite la mère vit sur le visage blanc l’expression dure et fixe qu’elle redoutait tant. Elle s’écria douloureusement :

— Élisabeth ! Qu’est-ce que tu as ? Je t’en prie, dis-moi ce que tu as ? Quelque chose t’agite, te tourmente. Qu’est-ce que c’est ?

Mais avant qu’Élisabeth eût le temps de répondre, la porte s’ouvrit toute grande sous une poussée brusque, et une tête échauffée passa par l’ouverture.

Dehors la pluie s’était mise à tomber ; l’eau battue par le vent frappait les vitres d’incessants coups de fouet et ruisselait en torrents le long du verre. Il faisait presque nuit dans la chambre pleine de désordre.

Étonnée du silence qui l’accueillait, Gertrude cherchait à distinguer quelque chose dans l’obscurité. L’éclat de la grande glace fixée en face des fenêtres finit par frapper son œil.

Elle entra, circula au milieu des meubles, et s’approchant de Mme Georges, elle lui dit presque à l’oreille :

— Cette glace… tous ces meubles de là-bas, on dirait vraiment…

Mais elle s’arrêta brusquement, sans achever sa phrase ; sa personne courte et massive prit un air de gaucherie hésitante. Elle trouvait à sa maîtresse une attitude inusitée, comme si quelque chose de hautain et de dédaigneux se dégageait de son ordinaire bienveillance. Sa maladroite allusion au passé lui avait sans doute déplu.

Il y eut dans la chambre encombrée et obscure un silence de quelques secondes, puis Mme Georges s’adressant à Élisabeth, dit :

— Veux-tu ce secrétaire dans ta chambre, Élisabeth ?

En même temps, elle posa la main sur un petit meuble d’ébène aux pieds tordus et sculptés. Elisabeth se leva. Elle avait suivi avec une attention ardente la scène muette qui venait de se jouer devant elle. Elle avait très bien saisi la surprise pénible de Gertrude. Elle s’approcha :

— Moi, dit-elle, ce secrétaire… ? Je veux bien.

Mme Georges se tourna vers Gertrude et lui donna un ordre précis, où la servilité de son rôle dans la maison lui cinglait le visage. Jamais la servante n’avait subi, de la part de sa maîtresse, cette autorité sèche. Avant de sortir, elle jeta sur Elisabeth un regard malveillant. C’était d’elle, de cette enfant de péché, dont l’humeur capricieuse rappelait aussi clairement que l’irrégularité du visage, le souvenir ineffaçable et odieux du père, que lui venait cette humiliante aventure. Maintenant que l’enfant avait grandi, qu’à sa façon sournoise et muette elle raisonnait les choses, le malheur attaché à sa venue au monde devait être proche.

Ce soir-là, quand Mme Georges se trouva seule enfin dans sa chambre, contiguë à celle d’Élisabeth, elle s’assit au milieu du désordre encombrant qui l’entourait. La pluie tombait toujours en déluge, et un clapotis d’eau lui remplissait les oreilles. Au-dessus de sa tête, un va-et-vient de pas, des choses lourdes qu’on posait, un tap tap de petits pieds légers qui traversaient la chambre en courant, lui rendaient très sensible le changement extérieur survenu dans sa vie. Elle entendait aussi, à côté d’elle, Élisabeth aller et venir, et déjà la détente d’esprit qu’elle attendait de l’amélioration de ses affaires se compliquait d’éléments inquiétants.

Le rôle joué par Gertrude, dont elle venait pour la première fois de saisir la malveillance, la frappait de stupeur. Pourquoi cette attitude haineuse chez cette femme dévouée qui l’avait suivie pas à pas sur le chemin difficile ? Elle avait beau chercher une explication à ce fait troublant, elle n’en trouvait aucune.

Elle finit par se lever, et, anxieuse, elle alla appuyer son front à la vitre.

— Oh ! murmura-t-elle, si seulement je trouvais un moyen de la mettre à l’abri des meurtrissures du dehors ! Si je pouvais la préserver, elle, des chocs humiliants ! Mais comment, comment faire ?

Et elle resta les yeux attachés sur la voûte sombre et fermée, sur le ciel lourd et brumeux, tandis qu’un levain amer soulevait sa poitrine.