La Revue de la garde nationale (août 1830)

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LA REVUE DE LA GARDE NATIONALE.
(Champ-de-Mars, 29 août 1830)
Ô patria !…

Je l’ai vue cette fête de famille… J’ai vu des milliers de fronts rayonnans d’une joie pure s’incliner et saluer une belle journée, un nouveau roi, les drapeaux d’Austerlitz et les airs de la liberté.

Tout y était à cette fête : l’enfant qui essayait ses premiers pas ; la jeune fille qui, sur la pointe du pied, l’œil attentif et curieux, dévorait cette enceinte ; la mère, qui dans ses bras tenait élevé son dernier enfant afin qu’il vît cet autel aérien dressé pour les sermens. Les hommes, que dis-je ? les guerriers (car l’Empereur de glorieuse mémoire les eût pris pour ses vieux soldats), les guerriers donc étaient là rangés comme au jour des batailles, le corps immobile, le regard brillant et l’ame en feu.

Au milieu du Champ-de-Mars, sous un beau ciel, et par un soleil d’août, s’étendaient de longues lignes aux armes éblouissantes, aux couleurs variées ; des tourbillons de poussière dorée s’interposaient entre ces milliers de spectateurs. Tantôt il leur semblait apercevoir les soldats alignés, les cavaliers rapides comme une vision d’Ossian ; tantôt ces femmes jolies, ces toilettes éclatantes apparaissaient au milieu du nuage diaphane comme un harem des houris du prophète. Le monument de l’École-Militaire était seul grave comme le temps : il était là, comme le dieu Terme, pour séparer les héritages et assister aux débats des dynasties et des peuples.

Vous tous qui avez vu ces panaches, ces aigrettes, ces plumes flottantes, ces pennons surmontés du coq gaulois, et laissant déployer au vent les couleurs de l’indépendance, ces milliers de baïonnettes étincelantes, aiguisées seulement pour l’ennemi ; vous qui avez senti votre cœur battre et vos paupières se mouiller à la vue de ce glorieux peloton de jeunes vétérans blessés, de ces candides filles qui venaient offrir des fleurs à la reine, comme ce peuple venait lui offrir son bras ; dites, quelles étaient vos émotions ?….. Avez-vous remarqué cette heureuse reine, cette heureuse mère qui, dans le trouble où la jetait tant de bonheur, ne savait ce qu’elle devait préférer, ou de ce qui assurait un trône à ses enfans, ou de ce qui accroissait le nombre de ceux qu’elle devait aimer ?…

Quel changement !… Il y a quarante années, une autre reine portait ici fièrement sa couronne. Après un long drame, la fille d’un Français se montra, encore à moitié parée du manteau consulaire. Elle était pleine de grâces et de bonté. La fille des Césars lui succéda, ne recevant d’éclat que du puissant génie qui commandait aux Rois. On dit qu’elle oublia bientôt qu’elle était la femme de Napoléon… Enfin cette couronne advint à une princesse née avec l’aurore de notre liberté. Vous la voyez simple et modeste comme au milieu de ses enfans.

Que de changemens aussi en trois soleils !… L’ordre social détruit et renouvelé sur d’autres bases, une royauté antique, liée au monde entier par des traités, à l’Europe par la politique, à presque tous les souverains par la parenté, devenue fugitive, passant de l’incroyable sécurité de Saint-Cloud à l’indécision de Rambouillet, et terminant par l’abdication une vie politique qui aurait pu faire le bonheur du plus bel empire du monde, tandis que…, mais respectons de grandes infortunes. D’ailleurs, que pourrions-nous dire d’un prince à cheveux blancs qui n’a plus de patrie pour séjour, plus de palais pour demeure, plus de tombeau à Saint-Denis, et plus de rois pour enfans ?… Ah ! si sa chute peut encore permettre à son ame d’être accessible aux impressions causées par le récit de nos grands événemens, qu’elle doit être douloureuse pour lui la funeste page qui contient l’histoire de ces trois journées ! Comme il doit la suivre des yeux en frémissant !… Malheureuse famille, qui ne s’apercevait pas que le siècle s’avançait comme le dictateur romain précédé de ses faisceaux de commandement !!!

Mais voyez encore cette milice citoyenne qui a sauvé la capitale, et dont l’unique ambition est d’assurer le repos de la patrie. Admirez ces soldats surgis de leur demeure paisible, et se plaçant aussitôt avec joie sous les ordres de ce vieux général qui se retrouve aujourd’hui pour terminer avec eux un mouvement qu’il avait commencé il y a quarante années.

Entendez-vous le canon ? il vous rappelle celui qui retentissait si péniblement il y a un mois, et qui se mêlait à l’effrayant beffroi de Notre-Dame. Hé bien ! il salue maintenant un monarque nouveau, et son bruit n’est plus qu’un signal d’union et de joie.

Un mois ! oui, le mois dernier. Le temps comme aujourd’hui était resplendissant de lumière… c’eût été un beau jour de fête ; mais les balles, mais la mitraille… ; aussi tout est dit maintenant, et le dernier boulet qui vint frapper les barricades, du même coup renversa une dynastie et fit jaillir un trône… Entendez-vous ces acclamations ?

Et ces étrangers, que veulent-ils, en agitant leurs chapeaux parés de nos couleurs. Écoutez… « Allons, s’écrient-ils, que les timides prennent courage ; c’est l’époque où il fait bon de mettre son étendard au vent : la liberté marche : elle a touché le Nord, et se dirige vers ces beaux lieux où le soleil est chaud, le ciel pur, et les nuits favorables aux travaux des braves. Elle va dresser ses tentes au milieu des empires, et les rois sages la salueront…. »

Quelle sympathie ! quel besoin universel ! comme elles arrivent au cœur ces palpitantes émotions ! comme elles me rappellent ma jeunesse ! Né à l’époque où tout commençait à se mouvoir, je me suis cru bercé dans le casque d’un soldat. J’aimais aussi alors, comme aujourd’hui, à voir les armes reluire au soleil, à entendre les chevaux hennir et frapper du pied, à voir flotter la bannière sous laquelle plus tard je reçus mes premières blessures, ma première épaulette et ma première croix… Mon imagination s’est toujours émue au bruit du tambour des camps, du clairon des batailles, et des clameurs enivrantes des soldats.

Jours poétiques de ma jeunesse, pourquoi, semblables à ces beaux momens du soir, qui rendent mal les heures du frais matin, venez-vous, trompeurs, apparaître à mes heures de retraite ?

Belle revue ! je te salue : beau soleil ! n’annonce point d’orages ; disparais tranquille dans ces nuages de pourpre et d’or. Puisse ma chère patrie ne connaître jamais d’autre tumulte que ces joyeuses acclamations, d’autre appareil militaire que ces fêtes de famille !!!…

(Extrait d’un ouvrage inédit, intitulé : Esquisses, Souvenirs et Traditions, par le baron de Mortemart-Boisse.)