La Rivière-à-Mars/04

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Les Éditions du Totem (p. 47-59).


IV


Le printemps jaillit tout d’un coup de la baie qui devint bleue et des forêts qui reverdirent.

Avec cette hâte fébrile qui caractérise la nature dans les pays froids, la neige se mit à fondre, et à couler le long des pentes, pour former partout, jusque dans les moindres creux, des mares d’eau claire. Des ruisselets couraient à droite et à gauche, se cachaient soudain sous la terre qui dégelait, reparaissaient en bouillonnant, dégringolaient dans la baie. Et, tout le jour, des buées douces et lumineuses s’évaporaient, montaient vers le ciel et bleuissaient les lointains. Les oiseaux blancs s’abattaient par grandes troupes dans la clairière. Les canards sauvages, arrivant du Nord, se jetaient dans les mares fraîches, aux bords de la baie. Croassantes et braillardes, les corneilles, par bandes compactes, voyageaient d’un bosquet à l’autre, se posaient de cran en cran. Bientôt, la neige et la glace disparues, la forêt changea de teintes. Elle devint grise, puis, tout de suite, d’un vert très tendre. De minuscules bourgeons jaunes, gros comme des têtes d’épingle, apparurent par grappes à l’extrémité de tous les branchillons. Enfin, aux premiers jours de mai, la féerie coutumière des fécondes floraisons et de la rénovation printanière commença pour de bon. Déjà, la mousse colorait le sol en vert foncé. Les aiguillettes des pins, de violettes qu’elles étaient, prirent leur belle couleur vert sombre. Tous les arbres dressaient vers le ciel des touffes de gros bourgeons lustrés, lourds de sève gommeuse. À travers les panaches de la forêt se déployant chaque jour plus larges, le jeune soleil, plus brillant et plus fort, lançait des poignées de diamants. Tout cet immense peuple d’arbres groupés autour de la baie, et que si longtemps on eût pu croire morts, revivaient, se décoraient, s’étalaient.

La Rivière-à-Mars galopait depuis longtemps sur ses cailloux. Même les sinistres crans et les caps du sud de la baie, si triples durant leur anéantissement sous l’hiver, semblaient rire et prendre leur part de cette renaissance universelle du sol, de la forêt et de l’eau. Des bouffées chaudes de sève planaient partout comme des germes aériens, traversaient la baie d’un bord à l’autre, faisaient voler de tous côtés les couches de pollen, éternelle fécondation.

Et la baie ? Après avoir, pendant plus de cinq mois, charrié à grand bruit sourd ses massives banquises, elle étincelait maintenant de parures multicolores. La nature entière se réfléchissait en elle. À cette époque de l’année, on ne peut la dépeindre. Il la faut sentir, même de nos jours, malgré les bruyantes manifestations de la haute industrie sur ses bords. Car la nature, ici, est restée maîtresse.

Il arrive parfois, heureux hasard, que l’homme touche un paysage sans le gâter. N’en doutons pas : il en a des regrets ! Car la nature se plie moins au génie de l’homme qu’elle ne le domine et le modèle. On endigue, on détourne le cours de certaines rivières, on modifie l’apparence d’une région. Simple travail d’enfant, illusoire trompe-l’œil. La nature prend sa revanche durable en imposant des produits, des industries, des travaux qui à la longue façonnent les mœurs de l’homme et font de lui un esclave inconscient. Qu’il s’attaque à tels paysages, qu’il tourmente un peu plus les nuages, qu’il essaie de meurtrir des crépuscules, d’étonnantes clartés lunaires, d’émouvants levers de soleil, et il réussit à fournir la nature d’une psyché plus lisse et plus belle.

Car l’azur du beau temps pleut à verse sur la baie, en même temps qu’il inonde les arbres des bords et les fait ruisseler de lumière. Ajoutons qu’au centre de ces montagnes immobiles dans leur majesté, au milieu de cette couronne d’arbres touchés de toutes les couleurs, ce grand face-à-main reflète une magnificence si animée, un déploiement de tant de grâces et de beautés, que l’âme la plus froide exulte.

À part les maringouins de la belle saison qui faisaient aux colons une guerre sans répit, et à part aussi les misères de l’hiver qui tenait les gens comme sous un linceul, la vie devenait vite bonne et belle. D’autant plus qu’on eut la consolation, au printemps, de recevoir la première visite d’un missionnaire : le curé de la Malbaie vint visiter ses anciens paroissiens. Dorénavant, le prêtre viendra de temps à autre.

Puis, au commencement de juin, parmi quelques nouvelles familles de Charlevoix qu’une autre goélette amenait à la baie, arriva une maîtresse d’école. Elle venait apprendre à lire et à écrire à la quelque douzaine d’enfants que comptait déjà la colonie. Le premier souci des parents fut de faire venir cette institutrice avant même c’est-à-dire avant qu’on eût un curé résident.

On avait bâti l’école, une cabane en bois rond, tout au bord de l’eau, et l’unique fenêtre de la façade donnait sur la baie. Par ce châssis et par la porte, quand elle était ouverte, les enfants pouvaient voir, durant les heures de classe, toute une série de crans qui se dressaient, fiers et têtus, jusqu’au Cap-à-l’Est. Les plus poètes de ces enfants d’école, quand le temps était calme, suivaient le vol incessant des corneilles d’un pic à l’autre, et les écoutaient crier comme des nouveaux-nés qui ont la colique.

Une après-midi, pendant que la maîtresse d’école faisait faire à ses élèves d’innocents problèmes d’addition et de multiplication sur des ardoises, les petits virent venir une goélette flambant neuve que la brise soufflant par le Bras-du-Saguenay amena mouiller juste vis-à-vis de l’école.

C’était un événement considérable que l’arrivée d’une goélette dans la baie. Toute la classe fut sur pied. L’institutrice chercha vainement, à coups de règle de bois sur son pupitre, à imposer silence et soucis studieux. Il n’existait plus dans le monde pour ces enfants que la belle goélette. Les règles de soustraction et de multiplication, la lecture qu’on allait faire dans le Devoir du Chrétien et la leçon d’histoire sainte qui viendrait après, n’intéressaient plus personne. La maîtresse ne perdit pas son temps à continuer la classe et elle donna congé aux petits pour le reste de la journée. Comme une troupe de moineaux, garçons et fillettes volèrent sur la grève où se trouvaient déjà presque tous leurs parents.

Le capitaine vint à terre en canot d’écorce et demanda à voir Alexis Picoté.

Ce dernier, dès la descente des glaces, était allé à Chicoutimi avec Thomas Simard pour vendre à William Price, qui y exploitait une grande scierie, toutes les grumes de beau pin que les colons avaient coupées durant l’hiver sur les bords de la Rivière-à-Mars, avec la permission, bien entendu, de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui possédait tout le territoire du Saguenay et qui avait passé à cette fin un contrat avec Alexis Maltais et les autres. Le capitaine venait chercher ce bois et en charger sa goélette qui appartenait à William Price. Il remit à Alexis Picoté deux cents dollars pour deux gros « rollways » de billots de pin qui s’élevaient sur la grève.

Deux cents piastres, c’était beaucoup ; mais cette somme-là n’eût pas valu grand’chose ailleurs qu’à la Baie et à Chicoutimi. Car elle consistait en une série de petits papiers qui n’avaient de valeur que dans le magasin de Price à Chicoutimi. On appelait ces papiers des « pitons », et on les échangeait pour des provisions et autres marchandises. N’importe, cela représentait une fortune pour les pauvres gens de la Baie qui étaient privés de tout ce qui est nécessaire à la vie normale d’êtres humains.

Le lendemain, tous les hommes de la colonie aidèrent le capitaine et ses deux matelots à charger la goélette de billots de pin. Il en resta encore sur les « rollways » pour plusieurs cargaisons. On remit au capitaine, avant son départ, une liste de tous les effets dont on avait besoin, dont le prix s’élevait à cent cinquante pitons, soit au jour d’aujourd’hui, cent cinquante dollars.

Trois semaines après, la goélette revint, lestée de lard salé, de farine, de patates, de mélasse, de tabac, de flanelle, d’indienne, de coton et d’une quantité de menus objets.

On pense bien que ce jour-là fut un autre jour de fête sur les bords de la Baie des Ha ! Ha ! Le soir, il y eut grande veillée chez Alexis Picoté, où, avec de la mélasse des Barbades, on fit une grande chaudronnée de tire. C’était la première sucrerie dont on se régalât depuis l’arrivée à la baie. Les enfants furent dans une jubilation extrême. Jamais ils n’avaient assisté à pareille fête. Ils se couchèrent parfaitement heureux, la figure barbouillée de sirop cuit, ce qui ne devait pas, on le pense bien, éloigner les maringouins.

La goélette de William Price fit plusieurs autres voyages durant l’été. Les relations commerciales étaient désormais établies entre la Grand’Baie et Chicoutimi où l’on faisait depuis plusieurs années le commerce du bois.

Les jours que la goélette passait dans la baie pour faire son chargement de billots étaient généralement des jours de fête. Tous les soirs on se réunissait, des fois chez Alexis Picoté, d’autres fois chez Thomas Simard, ou ailleurs, et le capitaine de la goélette, un gros garçon autrefois de Québec, venait veiller. On lui faisait raconter ce qui se passait à Chicoutimi. Il disait, par exemple, les exploits de Peter McLeod qui était alors l’empereur, pourrait-on dire, de tout le « Royaume de Saguenay », en même temps que le gérant des moulins de William Price.

Ce n’était pas un homme ordinaire, à ce que racontait le capitaine de la goélette. C’est lui, Peter McLeod, qui avait institué ce système de « pitons » qui finit par enrichir la compagnie Price. On payait tous les hommes des moulins et des chantiers avec ces « pitons » dont des millions n’auraient pas pu acheter une allumette à Québec ou à Montréal. Ils valaient la monnaie allemande, peu de temps après la grande guerre.

Mais pour revenir à Peter McLeod, c’était un homme qui avait de tous les sangs dans les veines, mais surtout du sang d’Écossais et du sang de Montagnais. Il savait tout faire et avait à lui seul tous les défauts et toutes les qualités d’un homme. Il passait pour sorcier. Certains jours, il n’aurait pas été capable de tuer une mouche ou un maringouin qui l’eût piqué et, d’autre fois, il pouvait assassiner un homme dont le sourire ne lui revenait pas. Un jour, c’était l’agneau et, le lendemain, c’était la bête sauvage, l’ours, le loup. Il éclatait souvent au moment où l’on s’y attendait le moins, et alors c’était terrible. Sous un futile prétexte, certains soirs, il refusait à des hommes leurs gages et, le lendemain, s’il rencontrait l’un d’eux, il lui vidait ses poches sans lui dire pourquoi. Il ne craignait rien, ni Dieu, ni diable. Il tenait tête au missionnaire et pleurait devant une vieille femme qui lui demandait la charité pour l’amour du bon Dieu. Il aurait pu brûler à petit feu un homme qui l’aurait chicané ou qu’il eût vu maltraiter un faible. C’était, comme on peut le voir, un curieux phénomène.

Le capitaine conta qu’un jour cependant Peter McLeod se fit donner par un de ses hommes, un Canadien-Français, qu’il avait lâchement insulté et qui n’avait pas froid aux yeux, une raclée des mieux conditionnées. Le lendemain, il fit venir « son maître » au bureau et il lui dit :

— Tiens, voici deux cents piastres. Prends-les, mais va-t’en ! Tu ne peux pas rester plus longtemps avec moi. Faut pas que personne puisse battre Peter McLeod !

— Je ne m’en irai pas, répondit le Canadien. Je ne quitterai jamais Peter McLeod.

Peter garda l’homme et l’homme garda les deux cents piastres.

Et que d’autres choses encore contait le capitaine de la goélette sur Peter McLeod. Ainsi, jamais un homme ne fut et ne sera plus adroit et plus souple que cette espèce de sauvage. On le croira ou on ne le croira pas : il sautait du haut d’un arbre dans un canot d’écorce sans le faire balancer le moindrement. Quand il était de bonne humeur, il aimait ces sortes d’exploits.

Peter McLeod, pour en parler encore, buvait comme le tonneau des Danaïdes. Il s’agissait, eût-on dit, de savoir qui l’emporterait : son estomac ou l’alcool. Il prenait assez d’alcool pour embaumer un bœuf. Et le capitaine fit rire ses auditeurs en leur racontant qu’un des amis de McLeod, contremaître au moulin de Chicoutimi, voulut lui faire la leçon, un jour qu’il était ivre comme un baquet rempli :

— Tu ignores donc, lui disait-il, les ravages terribles de l’alcool dans le corps même d’un animal ? Tiens, un jour, on a fait boire du whisky à un cochon. Il est mort brûlé.

— C’est ce qui prouve, répondit McLeod en hoquetant, que le whisky, c’est pas fait pour les cochons.

Peter McLeod devait mourir comme le cochon du contremaître. Quelques années après les histoires du capitaine, on apprit à la Baie qu’il n’était plus, tout son corps ayant été consumé par la terrible eau de feu. Il criait comme un possédé que le feu lui dévorait les entrailles. Quand il vit que la fin approchait, il fit ouvrir la fenêtre de sa chambre et regarda longuement la ligne des montagnes qui moutonnaient de l’autre côté du Saguenay et qui étaient couvertes de ce bois si riche dont il trafiquait depuis tant d’années. Tout à coup, il poussa un cri horrible et son corps se tordit comme une anguille prise dans le coffre d’une pêche à éperlans. Il cria :

— Fermez, je ne veux pas mourir devant les montagnes de mon pays !

Puis il tomba mort sur son lit qui était une table.

On pense bien que ces histoires intéressaient nos braves gens, curieux de cet étrange Chicoutimi qui était seulement à trois lieues de la Baie et qui leur semblait au bout du monde. Le capitaine avait fait dans sa jeunesse du cabotage dans le golfe Saint-Laurent, tout près de l’océan, et il racontait aussi toutes sortes d’aventures qui lui étaient arrivées dans ces lieux, comme à l’île d’Anticosti et aux Îles Mingan.

La goélette de William Price fit son dernier voyage à la fin de septembre, et, à la Baie, on s’ennuya beaucoup, ensuite, du capitaine Lalonde.