La Route du bonheur/01/04

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Librairie des annales (p. 25-32).


IV

« Je n’ai pas le temps ! »


Je ne vous étonnerai pas, cousine, en vous disant que souvent les jeunes filles et jeunes femmes règlent leur vie en dépit du sens commun ou, plutôt, ne la règlent pas du tout. Elles vont au petit bonheur, à travers les événements et les jours, sans ordre ni méthode, comme ces écureuils qui tournent en cage et reviennent très essoufflés à leur point de départ.

Elles s’agitent dans le vide, se démènent dans le vague, usent leurs nerfs en inutilités fébriles…, et, outre qu’avec ce système le meilleur de leur temps se trouve gâché, je ne serais pas surprise que cette absence d’organisation et de but à atteindre ne fût la raison secrète de tant de déséquilibres moraux.

— Ce sont toujours les mêmes qui, à la guerre, se font tuer ! s’écriait, en manière de boutade, je ne sais plus quel général.

On pourrait affirmer également que ce sont toujours les mêmes jeunes filles qui n’ont le temps de rien. Elles poussent des soupirs à fendre l’âme, assurant qu’il ne leur reste pas une minute pour respirer ; et, cependant, les heures s’envolent sans laisser la moindre trace dans leur cœur ni dans leur cervelle.

— Je n’ai pas le temps ! répètent-elles à tout propos, d’un air las ou énervé comme si elles pliaient sous le faix de trop nombreuses occupations.

Et le mécontentement obscur dans lequel elles sont d’elles-mêmes, la fatigue d’efforts vains, le poids de journées mal remplies qui les accable, les prédisposent à la neurasthénie.

Si j’étais médecin et que l’une de ces pauvres malades vînt me consulter, j’ausculterais probablement ses poumons, je compterais les battements de son cœur et vérifierais les ballonnements de son estomac, parce que ces gestes fatidiques symbolisent le métier, mais je crois surtout que je lui poserais cette question indiscrète :

— Mademoiselle, veuillez me dire l’emploi d’une ou de plusieurs de vos journées.

Et si la fillette me regardait avec des yeux stupéfaits, sans comprendre le sens de mon interrogation, je poursuivrais :

— Vous levez-vous à des heures régulières ? Prenez-vous grand soin de Madame votre mère ?… de la tenue de la maison ?…

» Réservez-vous une part raisonnable aux plaisirs du monde, sans cependant qu’ils vous accaparent, gardez-vous au travail une part supérieure ?…

» Usez-vous du sport comme délassement, et non d’une façon exclusive et burlesque comme ces toquées qui ne savent point quitter leur automobile, leurs patins ou leur bicyclette ?…

» Mettez-vous un frein à la « folle du logis » et la maintenez dans les voies permises ? Dressez-vous votre imagination à considérer les choses et les gens sous leur aspect favorable, et tendez-vous votre volonté à mesurer les obligations qui vous sont échues de bas en haut et non de haut en bas ?…

» Consacrez-vous, chaque jour, un long moment à la lecture, et, parfois, vous inquiétez-vous de la santé de votre cœur, en pénétrant sagement dans votre « réfléchissoir » ?…

» Distribuez-vous, en toute justice, la somme d’amour et de tendresse qui revient à chacun : aux humbles et aux forts, aux petits et aux grands : et n’oubliez-vous point de cultiver la fleur précieuse de l’amitié, qui guérit de l’égoïsme et de tous les maux ?…

» Pour tout dire, maintenez-vous dans un accord harmonieux le Devoir et le Plaisir, les traitant avec une aménité souriante qui les confonde dans votre esprit ? Et surtout, mademoiselle, êtes-vous gaie et optimiste ? Je ne parle pas de cet optimisme puéril qui n’admet pas le malheur et s’y cogne malgré tout ; mais de cet autre optimisme courageux et fort, teinté d’espérance, qui s’arrête avec bonheur aux carrefours ensoleillés, y puisant la chaleur nécessaire à braver la tourmente. »

Ayant écouté attentivement les réponses de ma malade, je découvrirais, à ce qu’il me semble, la fissure par laquelle pénétra l’ennemie.

Les femmes ou les jeunes filles qui souffrent des nerfs sont celles pour lesquelles n’existe plus cet équilibre parfait, dont la nature, dans son rythme et ses harmonies, nous offre le divin exemple.

De même que l’ombre succède à la lumière et la fraîcheur nocturne aux chaleurs du jour, il faut, dans une vie bien réglée, du travail et du repos, des amusements et de la peine et un peu de cet ordre éternel qui règne sur cette bonne terre et la rend généreusement féconde. La régularité des saisons, les manifestations immuables qui les accompagnent, sont pour nous un avertissement précieux ; chaque chose a son temps et son heure, chaque vie doit semer le grain et récolter la moisson, ou, alors, la machine se détraque, et c’est pourquoi tant de femmes nerveuses souffrent et font souffrir les autres.

Observez les neurasthéniques qui vous entourent, cousine, et vous constaterez que, toujours, par quelque endroit, l’équilibre se trouve rompu.

Cette jeune femme, qui fait cinq cent vingt-cinq visites dans son hiver, et ne peut rester chez elle un soir, — dont les enfants sont tarabustés par les domestiques, tandis que la cuisinière fait danser l’anse du panier, — peut-elle, au bout de quelques années de ce régime, n’avoir point ses nerfs à vif et la conscience en déroute ?…

Et cette autre qui, le matin, lit des romans au lit, se lève quand elle y pense, flânoche le temps de sa toilette, donne ses ordres — et quels ordres ! — cinq minutes avant les repas (lorsque, d’aventure, elle se décide à ne pas les oublier) et laisse aller sa maison à vau-l’eau, n’est-elle point, forcément, d’humeur détestable et prête à toutes les nervosités d’un cœur malcontent de soi ?…

Et combien de jeunes filles ressemblent à ces femmes ! — à moins qu’elles ne pèchent par excès contraire, en dépassant la mesure du travail, comme d’autres outrent la part du plaisir.

Je connais une ravissante écolière de dix-huit ans, dont l’aspect, cependant, est triste et fiévreux — chose invraisemblable à un âge où la grâce rend belles toutes les créatures. Cette jeune personne prépare des examens, et est proprement insupportable. Elle pleure lorsqu’il s’agit de passer un moment chez ses amies, refuse de parti pris toutes les distractions qui épanouissent une âme d’adolescente ; on croirait que les destinées futures de la France sont au fond de ses bouquins, et c’est d’un air tragique qu’elle s’écrie :

— Je n’ai pas le temps.

Elle n’a, d’ailleurs, le temps de rien : ni d’écrire à ses meilleures amies, ni d’aider sa mère dans ces petits soins délicats du ménage qui semblent l’apanage des jeunes filles, ni de détendre ses nerfs par la lecture d’un livre agréable, ou de les apaiser par une heure de musique, ni de rire, ni de danser, ni d’aimer !… Hors de son programme du B. A. P., il n’est point de salut. Et la conclusion de tant d’efforts fut qu’elle échoua à ses examens. Elle y arriva la mine sombre, la tête meurtrie, l’humeur endolorie, souffrant déjà mille maux, qui se traduiront, n’en doutez pas, dans quelques mois, par une neurasthénie aiguë.

Le travail ou le plaisir, pris en excès, mènent aux mêmes fins. Tous deux ont ce privilège charmant de se servir l’un l’autre de régulateur, et de n’atteindre tout leur prix qu’en s’appuyant réciproquement.

Pour le repos de notre conscience, il me semblerait utile que nous tracions de la vie que nous devons mener une sorte de programme rationnel, casant en bon ordre nos obligations, nos devoirs, nos délassements ; sans qu’aucune attribution empiétât sur le domaine de la voisine, nous classerions avec soin les cases de notre esprit et les trésors dont notre volonté dispose et, du coup, nous supprimerions de notre répertoire cette phrase creuse et inexpressive, qui est l’excuse obligée de la paresse et du désordre :

— Je n’ai pas le temps !

Il y a temps pour tout dans une vie bien organisée. On ne saurait croire le nombre de choses, d’occupations et de plaisirs qu’on peut faire tenir dans une existence réglée avec intelligence, esprit de suite, pondération et bonne humeur.

Un jour, cousine, je pris une excellente leçon auprès d’une de mes amies, — mère de famille très occupée, — professeur sans fortune et d’une égalité d’humeur stupéfiante. J’admirais ses ongles merveilleusement polis.

— Comment avez-vous le temps, surmenée comme vous l’êtes, de soigner ainsi vos mains ? lui demandai-je.

— C’est bien simple, répondit-elle en riant, je ne sais réfléchir que lorsque mes « pattes » machinalement travaillent ; et, comme j’ai besoin d’au moins cinq minutes de méditation, chaque soir, pour tasser ma journée du lendemain, et repenser à celle qui finit, je saisis ma lime et mon polissoir, et me voilà partie… Je combine, je rumine, je me gronde, je repasse mes bévues, je case mes visites, mes leçons ; je prépare mes menus, je dresse le programme de la bonne et des enfants, et, quand mes ongles sont à point, je vois clair dans ma journée du lendemain. Et le contentement que j’en éprouve fait mon réveil gai.

Les petites causes ont, quelquefois, de grands effets, cousine !