La Route du bonheur/01/14

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Librairie des annales (p. 96-103).


XIV

Les Méfaits de l’Éducation moderne


Ma chère cousine. Le hasard d’un dîner me fit, l’autre jour, la voisine de table d’un éminent spécialiste qui s’est acquis une juste célébrité dans la guérison des maladies nerveuses, et surtout des neurasthénies. La neurasthénie est son rayon, son royaume devrais-je dire, car ce jeune souverain compte de nombreux sujets, tous soumis à sa loi. Il leur redonne — c’est là son meilleur secret — le goût de la volonté ; et dans cette suggestion hardie et simple tient son pouvoir. Les malades, annihilés, tristes, abattus, qui défilent devant son tribunal, rapportent des prescriptions d’énergie cent fois plus efficaces que des ordonnances vulgaires. Et c’est parce que je savais mon voisin médecin de l’âme autant que de notre pauvre guenille, que je m’aventurai indiscrètement à l’interroger.

— Monsieur, hasardai-je avec timidité, et seulement pour amorcer la conversation, croyez-vous que la neurasthénie soit une véritable maladie ?

Il me regarda, surpris, et répondît, un peu narquois :

— Qu’entendez-vous par « véritable maladie » ?

Rien n’est plus difficile que de formuler devant un prince de la science les traits caractéristiques d’une maladie qu’on n’a pas éprouvée et dont on constate, autour de soi, des symptômes si multiples et divers. Je pataugeai dans ma réponse et ce fut lui qui, avec bonhomie, vint à mon secours.

— Vous voudriez savoir si les malades ressentent réellement les souffrances qu’ils décrivent, ou si leur mal est seulement dans leur imagination ? si la dépression morale qu’ils subissent est due à une cause déterminée ou simplement à du vague à l’âme ?

— C’est cela. Et surtout, je voudrais savoir si un être sain d’esprit, pondéré de jugement, maître de ses nerfs, de sa volonté, peut devenir un jour, sans qu’il puisse s’en défendre, la proie de la neurasthénie, comme il l’est de la scarlatine ou de la rougeole.

Mon voisin réfléchit une seconde.

— Les neurasthéniques ne sont plus maîtres ni de leurs nerfs ni de leur volonté, et c’est là, justement, leur caractéristique et la raison pour laquelle ils souffrent.

— Alors, demain, je peux me réveiller neurasthénique ? demandai-je, un peu déçue.

— J’en doute, répondit-il en riant ; vous n’avez ni le regard, ni la voix, ni l’aspect du neurasthénique, et, cependant, cela pourrait vous arriver tout comme à un autre. Il suffirait, pour cela, que l’équilibre qui laisse à vos facultés leur libre jeu, leur santé, leur harmonie, soit rompu, et que, sous l’empire de quelque passion, de quelque excès ou de quelque douleur, vos nerfs prennent le pas sur votre volonté et la dominent, ou, plutôt, l’annihilent.

Et, voyant que son explication, pour entrer dans mon esprit, demandait quelque éclaircissement, il reprit :

— Supposez un homme (ou une femme, si vous préférez) mettant, dans la balance de sa vie, d’un côté un travail intensif, rien, aucun contrepoids : ni joies, ni bonheur intime, ni délassements. L’accord n’existera plus, les nerfs se déclancheront, la neurasthénie guettera sa victime… Imaginez, maintenant, le contraire : sur un plateau de la balance, un monceau de distractions : plaisirs factices, fantaisies folles ; sur l’autre : toujours rien : ni devoirs, ni travail, ni bonté, c’est-à-dire le vide, c’est-à-dire le précipice au fond duquel la neurasthénie veille et saisit facilement sa proie… Supposez encore un artiste entassant, sur un de nos deux versants, des ambitions démesurées, soucis d’honneurs, de gloire et de fortune, et n’ayant à mettre sur l’autre, qu’une très petite mesure de talent… Fatalement, chez ce candidat-là, la neurasthénie, un jour ou l’autre, fera des siennes… Supposez encore une « Incomprise » — il y en a beaucoup, par le temps qui court ! — mettant, à droite, ses rêves lourds et l’amas d’hommages qu’elle supposait que le Destin devait à sa beauté ou à son génie ; et, à gauche, les réalités prosaïques que la vie lui apporte quotidiennement. Le poids n’est plus égal ; à la première secousse un peu violente, la neurasthénie surgira.

Je pourrais multiplier les exemples jusqu’à demain ; j’aime mieux vous dire tout de suite que, dès que la volonté ne commande plus, dès qu’il y a un désordre dans l’ordonnance d’une existence, dès que les nerfs, devenus maîtres. sont privés du balancier de la raison, le champ est laissé libre à cette maladie vraiment cruelle, vraiment douloureuse, et qu’on pourrait appeler la maladie du siècle.

— Mais, demandai-je à mon voisin, si, très jeune, on faisait l’éducation de cette « volonté », dont la perte cause tant de maux, si l’on apprenait à dompter ses nerfs ne croyez-vous pas que, du coup, on enrayerait toutes les neurasthénies futures ?

— Mon Dieu ! peut-être, me répondit-il ; mais l’éducation telle qu’on la comprend de nos jours est la véritable plaie. Elle dresse prématurément les enfants à la vanité, elle leur donne une satisfaction intense de leur personne et l’idée que leur moi est le nombril du monde. Elle les guide à travers des agitations sans nom, vers des buts puérils ; elle fausse leur jugement, elle détraque leurs nerfs, elle est orgueilleuse, elle est mensongère, elle est à grincer des dents…, pour tout dire, elle est la véritable école de la neurasthénie. Voyez-vous, fit-il en manière de conclusion, l’éducation qui ne s’appuie que sur des mots et non sur des exemples est haïssable. C’est à elle que nous devons toutes ces âmes désemparées, desséchées et désenchantées, toutes ces malades de vingt ans que leurs mères viennent, ensuite, supplier qu’on guérisse… Les pauvres petites souffrent du déséquilibre moral qui bouleverse leur maison et n’ont point d’autres maux. Du matin au soir, elles entendent des conseils merveilleusement réconfortants : « Travaille, aime la simplicité, sois bonne, rends-toi utile, fais ton devoir. » Etc… Et, du matin au soir, elles voient ces bonnes prêcheuses passer leur temps à de viles flâneries, se complaire à de basses médisances et commettre des actions répréhensibles. Il s’ensuit une révolte de la raison, une excitation des nerfs, une atrophie de la volonté, qui blessent cruellement des cœurs sensibles. Là encore, il y a désaccord intime ; l’une des balances est trop chargée et l’autre déplorablement vide… Les neurasthéniques du Sentiment ? sont les plus difficiles à guérir, et l’éducation moderne en jette des légions dans la circulation. C’est un véritable crime.

Vous savez, cousine, que l’éducation est mon dada favori : j’ai foi dans ses miracles, et je sursautai d’indignation qu’un homme éminent généralisât à ce point ses sévérités.

— Vous faites là le procès de la mauvaise éducation ; mais il y a celle qui prend sa source dans le cœur, dans l’amour, dans la raison, et que vous ne pouvez pas méconnaître parce qu’elle existe et qu’elle est bonne.

— Oui, reprit-il en souriant ; mais celle-là n’a pas besoin de paroles : elle agit et cela suffit. Cette éducation, la seule vraie, est faite d’ambiance, d’heureux fluides, de paix intérieure, de silence aussi : elle baigne de ses effluves bienfaisants vos enfants ; elle les imprègne d’honnêteté, de sagesse et de gaieté ; elle va au fond de leur conscience, elle ranime leur vouloir, elle discipline leurs nerfs ; elle développe lentement la perfection dont ils sont susceptibles, ainsi que leur santé morale et physique. Quand, par hasard, vous dites à ce garçon ou à cette fille qui a devant les yeux l’exemple de votre labeur cette simple phrase : « Il faut travailler », elle prend instantanément pour lui un sens, et le plus haut, et le plus noble, et n’éveille point cette fâcheuse idée de contradiction qui est la honte de l’autre manière : celle qui asservit de pauvres enfants sans défense, sous prétexte de les élever… Comment voulez-vous, par exemple, qu’un malheureux petit, ballotté entre un père libertin et une mère acariâtre, et vivant dans une atmosphère de scènes, dans un air de mensonges, prête une signification aux préceptes de morale qu’on lui formule ?… Pour lui, l’éducation deviendra l’art suprême de dissimuler sa pensée, de masquer ses sentiments. S’il a une âme fortement trempée, le malheur la rendra peut-être belle et combative ; si elle est naturellement faible, elle chavirera, les nerfs prendront le dessus, et le monde comptera un détraqué de plus, ou, du moins, un candidat à la neurasthénie. C’est le manque d’ordre moral qui perd notre génération : il faudrait qu’elle apprenne à emplir avec équité les deux plateaux de la balance. Considérez, au contraire, comme elle s’abandonne passionnément à tous les excès. Elle fait tout au train de cent à l’heure ; elle aime avec frénésie et pas longtemps ; elle s’engoue des gens et des choses, puis les rejette et les désiste sans qu’on sache pourquoi ; elle vit dans un frémissement, dans un affolement, dans une trépidation tout à fait funestes à sa santé ; elle ne connaît point cette belle harmonie qui règle le monde, et protège de la neurasthénie les êtres qui vivent sous ses douces et puissantes lois. Oui, dit-il avec force, la neurasthénie est une véritable maladie. L’éducation actuelle en donne les germes ; la surexcitation de la vie moderne hâte leur développement et, un beau jour, la maladie éclate. C’est seulement en cherchant ses causes profondes qu’on arrive à la guérir… Si vous saviez, ajouta-t-il, les drames intimes, les tragédies poignantes, et quelquefois risibles, les douleurs réelles ou imaginaires que cache une neurasthénie, vous plaindriez ceux qui en sont victimes… Et vous tordriez aussi le cou aux parents qui, sous prétexte d’éducation, portent les premiers atteinte à l’équilibre de leurs enfants.

Depuis cette conversation, je songe souvent à cette éducation quasi muette, — la meilleure, assure ce psychologue, — et je ne suis pas éloigné de croire que le docteur a raison.