La Route du bonheur/02/06

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Librairie des annales (p. 178-186).


VI

Le Droit au Bonheur


Aimez-vous le talent de Marcelle Tinayre ?… Il n’en est point que je tienne en plus haute estime. Cette jeune femme écrit une langue d’une, pureté admirable, elle ne recourt point aux épithètes exaspérées d’une Mme de Noailles et, cependant, sa prose chaude, vibrante, émeut par je ne sais quel feu intérieur qui embrase les mots au passage, et leur communique, sous leur apparence discrète, le frémissement par où se révèle un cœur de femme.

Marcelle Tinayre donne, dans ses œuvres, cette impression curieuse, de la force mâle mise au service d’une tendre cause. Ses livres pourraient être signés d’un homme ; la délicatesse des nuances, l’analyse ardente et chaste de certains tableaux, révéleraient encore le tact féminin dans sa grâce. Pour tout dire, Marcelle Tinayre se meut virilement dans le domaine des idées et reste femme dans l’expression des sentiments.

Si je vous parle de son livre, La Rebelle c’est un peu, cousine, pour vous dire le plaisir que me fait éprouver un talent dont la gloire rejaillit victorieusement sur notre sexe, mais aussi, et surtout, parce que les théories exprimées par la Rebelle, avec une tranquille assurance, marquent une révolution dans le féminisme, ou, si vous préférez, dans la mentalité féminine.

Josanne la « Rebelle », l’héroïne du livre, est un être de séduction et de charme. L’auteur l’a voulue jeune, intelligente, courageuse, jolie, avec des nerfs de sensitive et un cerveau robuste d’intellectuelle. Elle aime en amoureuse, reste faible devant l’homme que son cœur a choisi, sait pleurer et prier à ses côtés, parfois à ses pieds. Mais elle n’accepte le servage qu’en amour, et hormis cette faiblesse consentie, demeure forte de ses droits, consciente de sa valeur, orgueilleuse de son indépendance, fière de son travail.

— Je veux n’appartenir qu’à moi-même pour mieux me donner, avoue-t-elle dans un moment d’abandon.

Les vertus passives, les vaines frivolités, lui font instinctivement horreur, elle estime qu’il ne suffit pas à une femme d’être chaste pour se dire honnête et revendique le droit de penser, de parler, d’agir, et d’aimer à sa guise ; elle est rebelle à ces préjugés surannés qui régissaient hier encore l’opinion d’un monde vermoulu. Elle se déclare maîtresse de son cœur comme de sa personne et, acceptant la responsabilité entière de ses actions, rejette du pied les hypocrisies auxquelles les femmes parfois s’abaissent, par un atavisme de mensonge.

Josanne ne saurait connaître le remords pour cette raison qu’elle ne donne point à ses faiblesses volontaires le nom de péché ; elle les transfigure avec une ardeur païenne, elle les glorifie dans une apothéose de liberté : liberté de l’âme, de l’esprit, du corps ; et sa morale, qui vient se confondre avec celle de l’homme, fléchit seulement devant ce que les rebelles appellent : « le droit au bonheur ».

— Je ne peux pas vivre sans bonheur, murmure Josanne. Je ne peux pas…

Et, comme elle ne trouve point auprès d’un mari malade cette félicité à laquelle toute créature aspire, elle satisfait sa conscience en soignant sagement son podagre et comble le vide de son cœur en cherchant ailleurs les consolations que vous devinez…

Si elle ne déserte pas le foyer, c’est par pure pitié et parce qu’elle considère que le dévouement à un malheureux tel que son époux est un devoir : mais comme la recherche du bonheur, dans sa pensée, est aussi un droit, elle accommode ensemble de son mieux ce double idéal contradictoire.

Je n’ai pas à m’étendre ici sur la trame d’un roman, — dont la lecture, d’ailleurs, ne convient qu’aux femmes et pas du tout aux jeunes filles : — je voudrais, cependant, arrêter un instant votre réflexion sur la singulière moralité que nous préparent les « rebelles » de demain.

Marcelle Tinayre a modelé sa Josanne avec amour, elle s’est appliquée à nous la rendre sympathique et attachante ; elle n’en a point fait une neurasthénique sentimentale, ni une déséquilibrée hystérique, ni une inconsciente envoûtée, mais une créature saine allant d’un pas délibéré vers une destinée que son intelligence a prévue, que son cœur a acceptée. Cette « rebelle » est une femme forte et même ses abandons gardent un pli orgueilleux ; elle pense, songeant à son victorieux ami, à son Noël :

« Que je sois votre égale respectée devant le monde, devant votre raison et votre amitié, c’est notre désir à tous deux. Mais la rebelle s’est rebellée contre la société injuste, et non pas contre la nature ; elle n’est pas rebellée contre la loi éternelle de l’amour… Elle ne repousse point la tendre, joyeuse et noble servitude volontaire qui n’humilie point, puisqu’elle est consentie. Vraiment, il me plaît de vous appeler « mon maître », parce que vous êtes fort et clairvoyant et bon ; parce que, si je peux vivre seule, sans votre secours, il m’est beaucoup plus agréable de vivre près de vous, avec votre aide… Et même — je ne l’avouerai jamais ! — il me plaît d’avoir peur de vous, — un peu, très peu ! — et de vous tenir quelquefois sous mon pied, si faible, comme une belle bête fauve que j’ai domptée, mais qui saurait rugir et qui me dévorerait, si j’étais méchante… »

Toute Josanne est résumée dans ces paroles ; ses renoncements n’ont point, la surprise de la spontanéité, ni la faiblesse de l’irréflexion, son impérieuse volonté les a décidés ; elle sait que ce moi qu’elle étudie complaisamment, et qu’au fond elle adore, ce moi a droit au bonheur, et elle court à sa conquête sans un regard en arrière, sans un remords, avec toute l’ardeur de sa jeunesse, de sa beauté et de ses dons magnifiques…

Or, ma cousine, j’en veux presque à cette Josanne d’être si charmante, car, au fond, si nous observons de sang-froid cette « rebelle », nous remarquons qu’elle puise dans un égoïsme révoltant la force de sa conduite et le plus clair de ses théories. Et, vraiment, c’est faire un étalage bien vain de vertus supérieures, si tout cet orgueil, toute cette fierté, et cette possession parfaite de soi ne poursuivent que le but misérable — peu digne d’un cœur haut placé — du bonheur personnel.

— Je ne peux pas vivre sans bonheur.

Voilà qui est bientôt dit, et plus vite pensé encore. Et ce bout de phrase peut mener loin. Car, enfin, il y a des maladroits en bonheur, et des ignorants, et des aveugles, et même des imbéciles ; ils ont le bonheur qui leur crève les yeux et ne le voient pas, ils le gâchent ou le piétinent ou le jettent par-dessus bord, tout en criant :

— À moi le bonheur ! Où est mon bonheur ? Je ne peux pas vivre sans bonheur ! J’ai droit au bonheur !

Et ils cherchent là où il n’est pas, et trouveront facilement du « plaisir » qu’ils prendront pour du bonheur.

Si bien qu’une femme (l’auteur nous la dit supérieure par l’âme, par l’intelligence), à qui le destin eut le mauvais goût d’infliger un mari qui tomba malade après quelques mois de mariage, pourra, le sourire aux lèvres, administrer à son pauvre infirme des potions calmantes, lui donner des frictions, des bains de pieds à la moutarde, avec le réconfort de quelques bonnes paroles, et ces soins terminés dire gracieusement sans rougir : « Au revoir, mon ami ; à bientôt, mon chéri… », et partir… là où le bonheur — auquel elle a droit — l’appelle.

Cette rebelle a pris le soin de nous déclarer « qu’elle se rebellait contre la société injuste » et que la haine des sentiments conventionnels faux l’avait conduite à cet idéal orgueilleux où tout est justice et liberté.

Liberté…, passe encore !… mais justice ! Hum !… Voyons, cousine, trouvez-vous que cela soit le fait d’une conscience très droite, très juste, de trahir un pauvre homme simplement parce que son pouls bat la fièvre et que Madame estime n’avoir pas son compte de bonheur ?

Personne ne la força de choisir un compagnon de route dont la santé fut si délicate, et ce n’est vraiment pas la peine de faire tant d’embarras, ni de parler si fort de la responsabilité de ses actes, pour décliner à la première occasion celles infiniment graves, infiniment nobles qui sont l’honneur de toute une vie : le mariage.

Je sais bien qu’il y a le fameux droit au bonheur, cousine ; mais je vous répondrai à cela que ce sont des mots, encore des mots et rien que des mots… Des mots commodes à prononcer, il est vrai, et qui suffisent, pour peu qu’on ait de l’intelligence, de l’esprit et une bonne dose d’orgueil, à masquer l’affreux égoïsme qui les dicte.

Chacun peut espérer son lot de bonheur sur la terre, cousine, et même travailler de toutes les forces vives de sa nature à en augmenter la part ; mais, hors des limites sacrées du Devoir, le bonheur n’est plus qu’un larcin assez banal ne méritant pas qu’on le glorifie ni qu’on le pontifie.

Hier encore, cela s’appelait « pécher » ; aujourd’hui, les rebelles assurent que cela est le droit au bonheur. Elles relèvent fièrement la tête, font sonner haut leurs sentiments courageux et leurs droits, et, pour conclure, elles accomplissent dans toute leur faiblesse de femme les actes éternels qui s’accommodent d’un peu plus d’humilité.

Lorsque ces sentiments sont exprimés par une Josanne, ils ont un certain air de vérité et de grandeur, parce que Marcelle Tinayre les anime de son souffle et leur prête les clartés de son intelligence ; mais, quand ils entreront dans le domaine public, quand toutes les jeunes filles indisciplinées ou oisives, toutes les femmes frivoles ou sottes, happeront au passage ce fameux droit au bonheur, si commode, qui les délivrera du remords, songez-vous à la belle génération qui va surgir ?

Cette jeunesse, qui n’aura point, hélas ! le talent de Marcelle Tinayre, pérorera sur son cas particulier et s’en glorifiera. L’une aura une mère ennuyeuse, l’autre un père « barbant », celle-ci trouvera le nez de son mari mal fait, et celle-là déplorera son caractère, et les rebelles croîtront et multiplieront comme mauvaise herbe de chemin creux.

Elles confondront leur appétit de plaisir, le culte qu’elles ont de leurs personnes, avec le « droit au bonheur » ; ce seront, je le crains, cousine, de bien ennuyeuses pécores.

Josanne méritait le bonheur qui lui advint — quoiqu’elle fut rebelle, — et non pas à cause de sa rébellion, et pour des admirables qualités de travail et de courage dont la nature l’avait douée. Elle n’en reste pas moins un exemple dangereux à imiter.

Ne faisons pas de nos filles des « rebelles ».