La Route du bonheur/02/20

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 291-297).


XX

Les Trois Vœux


Ma chère cousine, l’autre soir, en écoutant le chef-d’œuvre de poésie et de grâce de Jean Richepin et Henri Gain, — la Belle au Bois dormant, — je me disais :

— Si les fées existaient ailleurs que dans les contes de Perrault et dans l’imagination béni des poètes, et qu’il me fût donné de formuler trois vœux (sûrement exaucés), que demanderais-je à Mmes les fées pour assurer le bonheur des enfants que j’aime ?

La question vous semble puérile, cousine, parce que vous ne croyez ni à la puissance des bonnes fées, ni aux maléfices des méchantes Carabosses ; mais supposez un instant que ces princesses de la Fantaisie soient en nous, glissant dans nos veines un peu de leur pouvoir surnaturel, et que la seule force de nos désirs opère les miracles ; en un mot, que nous soyons nous-mêmes les bons ou les mauvais génies de notre propre destinée, considérez, je vous prie, combien nos vœux deviendraient chose grave.

Or, nous sommes à l’heure propice des souhaits.

Minuit. L’année expire et puis l’année est close.
Une reine nouvelle entre dans l’univers.

Faisons tout bas les trois vœux fatidiques : demandons aux belles fées, qui se cachent en des forêts mystérieuses connues des poètes, de dispenser le bonheur aux êtres pour lesquels nous donnerions notre vie, et distinguons précieusement les trois faveurs que nous attendons de leur bon plaisir…

Ah ! que le choix en est délicat et embarrassant, cousine. Il faut aux jeunes femmes tant de bienfaits pour ne point se déclarer des victimes !

J’en connais, avant reçu du ciel tous les dons de la beauté, de la fortune, de l’intelligence, de l’amour, de l’amitié, et qui s’ennuient à mourir. Elles traînent leurs richesses et leurs relations comme une chaîne pesante : dans le flot des indifférents qui les entourent, elles reconnaissent à peine leurs vrais amis ; cent occupations oiseuses les excèdent, leurs nerfs sont tendus jusqu’à crier et leur joli visage n’exprime que spleen.

Elles sont très malheureuses, et surtout très mécontentes d’elles-mêmes.

J’en observe d’autres, moins favorisées de la nature, et tout aussi déplaisantes d’humeur. Elles enragent de leur médiocrité, de la situation de leur mari, de leur maison, de leurs enfants, des domestiques qu’elles ont, et de celles qu’elles n’ont pas, et leur visage s’enlaidit de tous les bas sentiments d’envie qu’il exprime. Elles ne savent mesurer que leurs peines, jamais celles des autres, et repoussent avec mépris les joies que, d’ailleurs, elles déclarent nulles. Elles manient la comparaison avec une partialité déconcertante : d’un côté, tous les gens heureux, c’est-à-dire l’univers entier ; de l’autre, leur personne, c’est-à-dire leur pauvre âme d’écorchée vive, toujours déçue, éternellement aigrie, attirant et retenant le malheur à force de le redouter.

Elles sont très malheureuses, et surtout très mécontentes d’elles-mêmes.

Il en est d’autres qui flottent, telles des épaves ; elles vont là où le vent les pousse, tantôt ici, tantôt là : elles ne font pas le mal, elles ne font pas davantage le bien. Distinguer la bonne route serait une peine, la suivre un effort ; et puis, à quoi bon ? Les heures coulent, les jours passent, les années fuient ; rien ne change : après le soleil vient la pluie ; après la pluie, vient le soleil ; un jour, on naquit ; un jour, on mourra. Tout cela est fatigant et à peu près inexplicable. Autant se laisser porter par les flots sans chercher à comprendre.

Et ces femmes-là encore ne sont pas heureuses, cousine, étant mécontentes d’elles-mêmes.

Faut-il souhaiter à nos filles de devenir des intellectuelles pour qu’elles goûtent enfin le bonheur ?

Oh ! non, cousine, toute intelligence qui ne possède point pour régulateur le cœur, et que l’on développe au delà des proportions normales, devient une monstruosité de la nature. L’orgueil la déforme, la vanité la gonfle, l’égoïsme la dessèche, car les vertus de l’esprit ont cette marque particulière chez la femme qu’elles n’acquièrent leur plénitude et leur rayonnement que doublées de tendresse et d’amour.

Les richesses de la fortune, de la beauté, de l’intelligence, pas plus que la médiocrité tant chantée par les sages, n’assurent le bonheur… Comment, alors, cousine, prierons-nous Mmes les Fées ? Quels vœux oserons-nous formuler au seuil de l’an neuf, puisque ces biens — si enviés, pourtant — deviennent joies ou désenchantements, selon les mains qui les recueillent ?

À la plus puissante de ces marraines, je demanderais pour nos filles :

La faculté d’aimer.

D’aimer largement, généreusement, un peu passionnément, même : d’aimer tout ce qui est digne d’être aimé : les êtres vivants, la mémoire de ceux qui ne sont plus, la musique, les fleurs, le travail, les chefs-d’œuvre de la nature et des hommes…, d’aimer et de souffrir avec ceux qui souffrent, ce qui est la meilleure manière de les consoler : d’aimer et d’être heureux du bonheur de ses semblables : de vivre cent fois sa vie, en créant autour de soi la vie et la joie ; d’aimer, enfin, jusqu’à la peine, jusqu’à la douleur, car c’est encore sentir son cœur battre et le répandre ; c’est être riche de toute la tendresse qu’on donne et que parfois, en retour, on reçoit.

Les êtres qui savent aimer, pauvres ou fortunés, ne sont jamais complètement malheureux ; ils possèdent le rayon divin, ils illuminent ce qu’ils touchent.

À la deuxième fée, je demanderais — comment appellerais-je cela ? — l’ordre…, l’ordre moral.

Vous ne trouvez pas mon vœu très clair. Je vais tenter de me faire comprendre.

L’ordre, dans ma pensée, consiste à prendre sa vie comme elle vient, — non comme on s’est imaginé qu’elle s’arrangerait, non comme on l’a rêvée, mais telle qu’elle se présente, et, ayant bien considéré en face les déceptions qu’elle apporte, sans perdre de temps en comparaisons stériles, en regrets superflus, tâcher d’en tirer le meilleur parti possible.

Il faut, pour ranger, ou plutôt arranger son bonheur, de la volonté, de l’intelligence, de la méthode, souvent beaucoup de courage, une patience à toute épreuve et un grand oubli de soi-même. Quand lentement, jour par jour, heure par heure, minute par minute, de toutes pièces on refait sa vie, cousant ci, raccommodant là, taillant par ailleurs, les badauds s’écrient :

— Celle-là est une chançarde !

Et vous, cousine, tout bas, vous répliquez :

— Peut-être, car elle a le don de sa bonne marraine-fée, elle a l’ordre moral, et c’est cet ordre-là qui fait naître, parfois sur des cendres, le bonheur.

Le troisième vœu (ah ! j’ose à peine vous le confier), c’est le soleil charmant de toutes les vertus françaises, c’est la gaieté. Sans la gaieté, il n’est point de joies, point de clartés, point de lumières. La gaieté fait pardonner le génie, le talent, la fortune, et même la misère ; la gaieté, c’est la raison et l’excuse de vivre : c’est une grâce de Dieu.

Je vous envoie donc les trois vœux que je forme pour votre bonheur, cousine. Les fées de M. Jean Richepin ne les exauceront point, car elles ne vivent qu’au bord des clairières d’or décrites par les poètes. Mais vous serez fée en laissant votre cœur aimer, en vivant avec ardeur votre vie, en l’éclairant de votre gaieté.

Et, par surcroît, vous serez heureuse, rendant heureux ceux qui vous aiment.