La Route du bonheur/03/10

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 371-379).


IX

La Vertu d’un Peuple


Ma chère cousine, ne vous effrayez point de ce titre austère : il s’agit simplement de… chansons ! et je voudrais pouvoir vous démontrer qu’il n’en faut quelquefois pas davantage pour maintenir la vertu au fond des cœurs naïfs et purs.

Ici, ma cousine, dans ce beau pays de Suisse si doux, si reposant, tout commence et finit par des chansons, ou, plutôt, par des hymnes à Dieu, à la nature, aux lacs, à la terre, au travail, à tout ce qui vaut la peine d’être pieusement célébré.

La fillette s’en allant à l’école, son panier sous le bras, témoigne sa joie de vivre par un refrain que ses camarades, dans le lointain, reprennent en cadence.

La bergère, du haut de ses pâturages, gras et verdoyants, mêle sa voix claire à la sonnaille des troupeaux, et l’on aperçoit, très étonnée, cette petite fleur vivante qui épanche son âme tout imprégnée d’harmonie et chante la beauté des montagnes.

Liauba ! Liauba ! dit-elle au ciel, ainsi qu’aux clochers, toits et jardinets, joujoux perdus dans les ravins !

Et, tandis que les vaches, lourdes et dodues, paissent béatement au bord des précipices, l’écho répète mille fois son cri d’allégresse :

Liauba ! Liauba !

Et les oiseaux, l’air léger, les herbes odorantes, toute la nature frémit, palpite et chante avec elle.

Si vous côtoyez le lac profond où les montagnes profilent leur ombre, et qui réfléchit, dans ses eaux limpides, l’azur d’un ciel presque toujours clément, vous entendez bientôt s’élever un chœur invisible… Ce ne sont pas des sirènes, cousine, mais des jeunes filles, des enfants, des garçons, des montagnards ou des paysannes qui, serrés à l’avant d’un bateau, agitent frénétiquement leurs mouchoirs pour saluer l’inconnu qui passe, et laissent exhaler en mélodies le plaisir d’un beau jour et l’agrément d’être réunis :

Voici la mi-été,
Bergers de nos montagnes.
Compagnons et compagnes
Que ce jour soit fêté !
Voici la mi-été !…

Le navire fuit, emportant ces chansons innocentes ; mais l’atmosphère en reste comme baignée de joie, et c’est votre cœur qui fait écho, répétant tout doucement :

Que ce jour soit fêté !
Voici la mi-été.

Toute la Suisse chante, et ses accents, d’une gravité saine et apaisante, expriment la poésie même du pays. C’est une des raisons, sans doute, pour lesquelles on s’attache à ce beau lac Léman, tout imbu de traditions, de souvenirs et de chansons. Et c’est peut-être dans les refrains naïfs qui célèbrent ses beautés depuis plusieurs générations, et montent en hymne de gratitude vers le Créateur, que Jean-Jacques Rousseau puisa son ardent amour de la Nature.

— Le chant ! me disait, l’autre jour, une maîtresse d’école, c’est la sauvegarde de nos enfants et de notre pays : nous y tenons beaucoup. Tout jeunes, nos écoliers se réunissent, le dimanche, pour apprendre des chœurs à plusieurs parties qu’ils vont, ensuite, répéter dans la montagne. Plus tard, jeunes gens et jeunes filles s’assemblent en société et chantent très sérieusement sous la direction d’un chef qu’ils ont choisi. Les hommes ne pensent point à boire, les filles ne songent pas à courir ; ils chantent et sont heureux. D’ailleurs, vous les entendrez à la Fête des Vignerons, et vous verrez à quels ensembles étonnants ces rustauds des montagnes, ces ouvriers des usines, sont arrivés.

Ah ! cette Fête des Vignerons. Elle tourne, en ce moment, toutes les têtes et, depuis Genève jusqu’à Villeneuve, on n’entend que ces mots :

— Serez-vous à la Fête ? Êtes-vous de la Fête ?

Les menuisiers, les charpentiers, font rage tout le jour, clouant, tapant les gradins d’un théâtre de forme antique, ne contenant pas moins de douze mille cinq cents places numérotées ; et le soir, tandis que la nuit descend et que des étoiles s’allument au ciel, on aperçoit des ombres qui rasent les murs et se rejoignent, avec un mot de passe, sous le portique grec.

Ce sont de jeunes divinités qui viennent répéter, et de très sages Bacchantes qui se tiennent par la main. Mlle Palès, la fille du boucher, une jolie brune, au teint mat, — beauté assez rare en Suisse, — serre la main de Mlle Cérès, une blonde opulente ; et toutes deux échangent, à voix basse, quelques confidences mystérieuses, tandis que les coryphées les contemplent avec respect.

— Est-ce que je ne pourrais pas assister à une répétition ? glissai-je furtivement à Mlle Palès.

— Vous n’y songez point ! me répondit cette jeune déesse d’un air scandalisé ; nous avons juré de garder le secret de nos rôles, jusqu’au grand jour !

Il faut vous dire, cousine, que la Fête des Vignerons est une réjouissance nationale qui n’a lieu que tous les vingt ans et a le don de mettre le pays entier en rumeur.

On y pense dix ans à l’avance, on en reparle dix ans encore après ; et tous les organisateurs, aussi bien que les acteurs, donnent leur temps, leur peine, par pur plaisir, pour obéir à une tradition sacrée, et surtout pour avoir l’occasion de se réunir honnêtement en chantant et, parfois aussi, en dansant.

La Fête des Vignerons marque, pour chaque génération, l’apothéose du chant.

Les Bûcherons descendent de leurs forêts et lancent, à pleine voix, leur

Et han,
Frappe bien, ma hache,
Frappe bien profond.

Les Laboureurs glorifient la beauté de la moisson ; les petits Bergers célèbrent leurs musettes et leurs chalumeaux ; les Jardiniers vantent « le romarin, le lis, la rose et le jasmin » ; les Faucheurs et les Faneuses, leur faux qui siffle clair ; les Moissonneurs, et les Glaneuses, et les Batteurs de blé, chantent la bonne terre féconde, et les Armaillis dévalent de la montagne pour faire retentir tous les échos d’alentour du

Liauba ! Liauba ! por aria !


de leur célèbre ranz des vaches.

Et, ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ce ne sont point des vulgaires choristes qui interprètent ces chants de la nature, mais de véritables bûcherons, d’authentiques moissonneurs, d’indiscutables armaillis, et, par cela même, la fête est touchante et revêt un caractère émouvant de poésie. Ces humbles figurants sentent mieux la noblesse du travail après qu’ils l’ont chanté en strophes mélodieuses :

Travail fécond, ô travail de la Terre !
Nous célébrons ton salutaire effort.

Et le concours désintéressé qu’ils prêtent à la solennité leur en laisse un souvenir plus doux et plus fier, tout à la fois. Ils payent eux-mêmes leur costume du fruit de leurs économies, et le conservent précieusement parmi les reliques de famille.

Il semble que cette Fête des Vignerons soit liée dans leur esprit, au sol, à la patrie, à tout ce qu’ils révèrent et chérissent : et la tradition dans les familles en est si ancrée, qu’un pasteur contait, l’autre jour, devant moi, ce trait saisissant :

Un grand-père, sur le point de mourir et sentant sa mort prochaine, dit à son petit-fils, qui pleurait au pied de son lit :

— Et surtout, petit, après que Dieu m’aura rappelé à lui, ne manque point la fête. Mon père y chanta, j’y chantai, ton père de même ; il faut que tu chantes, petit. De là-haut, je t’entendrai.

Hier, grâce à l’obligeance des deux auteurs (MM. René Morax et Gustave Doret), j’eus la bonne fortune d’enfreindre les sévérités de la règle et d’assister à une répétition partielle.

Il s’agissait de mettre en scène le « clou » de la pièce : les Vendanges. De braves vignerons, au teint basané, aux mains calleuses, avaient fait deux heures de chemin pour n’y point manquer, et comptaient s’offrir pareille course pour retrouver leurs coteaux après le travail. Un air de joie était répandu sur leurs visages. Ils tenaient par le petit doigt — signe d’amitié — des Vaudoises accortes, la taille serrée dans leur corselet de velours noir, leur jupe courte laissant deviner un mollet rond bien moulé dans le bas blanc. Il y avait, parmi cette jeunesse, des frères et sœurs, et aussi des accordés, qui se regardaient d’un air chaste et tendre.

Le tableau était rustique et charmant. Organisateurs et auteurs, avec une extrême politesse, expliquaient aux interprètes les mouvements et les gestes qu’ils devaient esquisser, les accents qu’il convenait de donner, ainsi que les nuances réclamées par la mélodie.

Respectueux, les vendangeurs, les vendangeuses, entamaient la chanson suivie d’une scène mimée, la recommençaient autant de fois que cela était nécessaire. Aussi bien, les observations étaient faites et reçues dans le plus grand calme, sans cette nervosité cabotine qui caractérise la moindre répétition d’amateurs.

Je ne vous dirai point, cousine, que ces artistes champêtres possédassent la diction de M. Mounet-Sully. Il y eut certain refrain dont je ne perçus le sens qu’au quatrième couplet :

Cette vigne que voilà !
Vendange ! Vendange !
Cette vigne que voilà !
Vendangeons-la
Du haut en bas !

J’entendais bien : « Vendange ! Vendange ! » ; mais la diablesse de « Vigne que voilà », qui courait sur des doubles croches, devenait une bouillie dans la bouche de ces jeunes gens ; et cependant, cousine, vous ne pouvez vous figurer combien leur chant était harmonieux, émouvant même, par je ne sais quelle beauté saine qui montait de leurs voix rudes et s’accordait divinement avec le décor de montagnes qu’on apercevait au loin, sous la lune argentée, et les senteurs agrestes que la brise du lac apportait à cette heure du crépuscule où tout est parfum et poésie.

Puis, la répétition finie, après que les vendangeurs et les vendangeuses se furent bien escrimés, sur la « Coquille », vieille danse du dix-huitième siècle, ils réclamèrent, en guise de récompense, une valse. L’accompagnatrice attaqua, sur un piano que la fraîcheur du soir enrhumait visiblement, le Beau Danube Bleu, et les sympathies se rejoignirent : le promis s’en fut quérir sa promise, et les auteurs, les conseillers et autres gros bonnets de la ville, allèrent, sans façon, inviter chacun une petite paysanne, toute confuse d’un pareil honneur.

Et, tandis que dix heures sonnaient au beffroi de la petite ville de Vevey, vendangeurs et vendangeuses s’en retournèrent paisiblement dans leurs montagnes.

— Comme tout cela fleure bon l’honnêteté, fis-je remarquer à un des auteurs.

— On chante beaucoup dans notre pays, répondit-il. C’est peut-être là tout le secret de notre vertu.

Je vous le livre, cousine. Il est si joli !