La Russie, II

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Gérard L....... ()
Napoléon et la France guerrière : Élégies Nationales
Ladvocat (p. 3-9).

La Russie


 
Bruit, chimères, grandeurs, éclat, tout a cessé !…
Porterons-nous encor les yeux vers la victoire ?
Vers ce passé fameux, chargé de tant de gloire ?…
Un revers a tout effacé !

Cependant, c’est au bruit de nos mâles courages,
Que s’étaient élancés avec notre laurier,
Ces cris d’étonnement, ces cris d’un âge entier,
Qui retentiront dans les âges.[1]

Invincible au milieu de ses braves Français,
Et n’étant point encore instruit par les défaites,
Bonaparte, égaré par de trop longs succès,
Avait fixé les yeux sur l’astre des conquêtes :

Il crut qu’il le suivrait dans le plus froid climat,
Et son œil aveuglé d’un trop brillant éclat,
Au milieu des brouillards cherchait le météore,
Et dans un ciel désert croyait le voir encore.

Mais il ne vit plus rien, que l’horreur et la mort,
Rien, que l’aridité d’une terre glacée,
Il n’entendit plus rien, que le souffle du Nord,
Chassant le dernier son de sa grandeur passée.

S’il veut autour de lui promener ses regards.
Que voit-il ? Les débris de son immense armée,
Des squelettes hideux, errans de toutes parts,
Naguère les appuis de tant de renommée !

Des torrens, des rochers, un ciel toujours couvert,
Qu’un seul reflet du jour dans le lointain colore,
Et les feux de Moscou, qui promènent encore
Leurs funestes clartés sur ce vaste désert.


*

Alors il réfléchit ; sa pensée incertaine
Rappelle du passé le brillant souvenir ;
Et le passé n’est plus qu’une image lointaine
Qui s’abîme dans l’avenir !

Souvent son œil voudrait en sonder le mystère,
Il croit voir à sa mort l’avenir trop sévère
Lui désigner un rang
Parmi ces insensés, avides de carnage,
Dont rien dans l’univers ne marque le passage,
Qu’une trace de sang.

Qu’il tremble, encor vivant, il est mort pour la gloire ;
C’est en vain qu’il voudra rappeler la victoire,
Son bonheur est passé :
Du ciel qu’elle habita sa grandeur qui s’efface,
Déjà sur l’horizon ne laissant plus de trace,
Semble un astre éclipsé.

Des glaces, des déserts, voilà donc le domaine,
L’empire que, parti d’une terre lointaine,
Il venait conquérir,
Partout ces monts glacés repoussent l’espérance ;
Là va bientôt régner un éternel silence,
C’est là qu’il faut mourir !

Il croit, en ce moment voir la France abattue,
Par ceux qu’elle vainquit en un instant vaincue,
Pleurer son seul appui ;
Encor s’il mourait seul, mais cette armée immense,
Ces nombreux combattans, qu’il redoit à la France,
Vont périr avec lui :

Quel supplice cruel ! victorieux encore,
Des plus nobles lauriers quand leur front se décore,
Ils mourront sans combats :
Ils cherchent l’ennemi, l’ennemi les évite,
Revient, fuit tour-à-tour, et lance dans sa fuite
Un perfide trépas.

Que craint-il cependant ? Dans la neige profonde,
Il voit ces légions, l’épouvante du monde,
S’entasser par monceaux,
Les vivans appuyés sur leurs armes muettes,
Se traîner lentement, comme d’affreux squelettes
Échappés des tombeaux.

Naguère on vit marcher cette superbe armée,
Comme un fleuve dévastateur,
Sur le front abaissé de l’Europe alarmée,
Passa son flot dominateur :
Rien encor de son onde avide
N’avait pu réprimer l’effort,
Mais enfin la glace du Nord
Enchaîna ce torrent rapide.

Au lieu des légions dont le vaste appareil
D’un peuple de héros annonçait le réveil,

C’est un amas confus qui s’appauvrit sans cesse,
Des bataillons sans chefs, des chefs sans bataillons,
Cachant leur pauvreté sous de riches haillons[2],
Et dont le dénûment accuse la faiblesse.

Qui peut donc effrayer leurs farouches rivaux ?
Est-ce le noble éclat de trente ans de victoire,
Qui, même au milieu de leurs maux,
Semble les couronner d’un long rayon de gloire ?

Les ennemis, fuyant leurs débiles vainqueurs,
Semblent en redouter la guerrière attitude,
Toujours de la défaite une longue habitude,
Comme un vieux préjugé, règne encor dans leurs cœurs.

Cependant, c’est le sort qui livre à leur vengeance
De ces fiers conquérans la farouche arrogance ;
Quelle honte pour eux, s’ils laissent en repos
Ces cadavres hideux sortir de leurs tombeaux !…


*

Ils donnent le signal, et la mort se déploie,
S’arrête sur les monts, prête à saisir sa proie ;

Elle part, renversant des bataillons entiers,
Fait pleuvoir son courroux au milieu des guerriers,
Dont les corps mutilés roulent dans les abîmes,
Et semble s’acharner sur ses tristes victimes.

Partout c’est l’ennemi, partout c’est le trépas ;
Comme d’affreux volcans, ces roches menaçantes
Vomissent sur nos preux des flammes dévorantes,
Et se couronnent de soldats :
Mais ce spectacle encor ranime leur vaillance ;
Vers ces rochers en feu leur foule qui s’élance
N’attend point le trépas, mais veut l’aller chercher,
Et bientôt roule terrassée,
Comme la vague au loin vers les cieux élancée,
Qui retombe au pied du rocher.

Mais, ô valeur sublime, et qu’on ne pourra croire !
Ces mourans décharnés, sans armes, abattus,
Par le froid, par la faim, tour-à-tour combattus,
Partout sur leurs rivaux remportent la victoire :
Montrant que le Destin, sur de nobles vainqueurs ;
Aux lâches quelquefois peut donner l’avantage ;
Mais que souvent, malgré le sort et le malheur,
La force ne peut rien où règne le courage.

Cependant, s’arrachant à tant de maux soufferts,
Entraînant les débris de sa débile armée,
Le chef des nations quitte ces froids déserts,
Tel qu’un feu qui s’éteint en traversant les airs,
Et laisse dans sa course un long trait de fumée.



  1. Idée tirée de Napoléon et la grande armée, par M. de Ségur.
  2. Les tapis, les pelisses et les étoffes précieuses de Moscou.