La Russie et la crise européenne

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LA RUSSIE


ET


LA CRISE EUROPÉENNE.



I. Les Slaves, par Adam Mickiewicz, 5 vol, in-4o, Paris. — II. Le Panslavisme, par le comte Adam Gurowski, 1 vol, in-8o, Florence. — III. La Russie en présence de la crise européenne, par M. Tourgueneff ; in-8o, Paris. — IV. Paroles d’un Prêtre ruthénien aux Slaves sur le slavisme, in-8o, Paris. — V. L’Europe révolutionnaire, par Ivan Golowine, 1 vol. in-8o, Paris. — VI. Études sur la Situation intérieure, la Vie nationale et les Institutions morales de la Russie, par le baron Auguste de Haxthausen, 2 vol. in-8o, Hanovre.- VII. Le Protectorat du Czar, par J. R., in-8o, Paris.




Si l’on voulait approfondir l’esprit et les institutions de la Russie, ce ne pourrait être l’œuvre d’un jour. Ce pays ; on peut le dire est un monde inconnu, d’un accès difficile ; une haute barrière nous en sépare. Je parle moins des lois sévères qui en gardent l’entrée, et de la surveillance dont l’observateur y est trop souvent entouré, que de l’originalité des mœurs et des idées, de la singularité des principes qui distinguent la vie sociale et politique des Russes de celle des peuples occidentaux. Aujourd’hui cependant il ne nous est plus permis de négliger l’étude de cette civilisation, de cette politique russes, restées long-temps, pour nous, à l’état de problèmes. Le gouvernement russe est entré dans des rapports nouveaux avec l’Europe, et il convient de rechercher, d’une part, quelle idée nous devons avoir de sa force ; de l’autre, ce que l’Europe peut en espérer ou en redouter.

Si l’attitude du cabinet russe inspire à quelques esprits une confiance excessive, elle excite, en revanche, bien des craintes légitimes ou de placées. Que la Russie joue aujourd’hui en Europe un rôle très influent, qu’elle y exerce une grande autorité morale, certes on ne peut le contester. Sans doute, son état de civilisation ne semble point répondre à toutes ses ambitions politiques, et cependant, au milieu des calamités dont l’Occident est frappé ; la Russie ne se semble-t-elle pas contempler avec la sérénité du sage les agitations stériles de nos sociétés vieillies ? Bien mieux ; elle fait avec aisance la critique de nos libertés sans règle, de notre philosophie sans issue. Il n’est pas jusqu’à nos églises dont elle ne signale la décadence et ne prétende redresser l’esprit. Écoutez quelques-uns ses écrivains ; elle se prépare, avec ses populations jeunes et religieuses, à succéder, au vieux monde, épuisé de sentimens et d’idées. Qu’est-ce à dire, sinon que la Russie prétend au rôle de puissance conservatrice, et se vante d’être plus apte à le remplir qu’aucun autre état en Europe ?

Sans nul doute, s’il était en ce moment un pays qui eût conservé le vrai dépôt des grandes notions politiques, sociales et religieuses ; s’il existait une nation assez sainement organisée pour être heureuse et libre sous un pouvoir ; fort et respecté ; si à défaut d’un modèle de sagesse dans ses lois civiles et dans les principes fondamentaux de son gouvernement, elle pouvait du moins présenter aux cabinets conservateurs la garantie d’un concours diplomatique à la fois sincère et désintéressé, ce serait, pour les amis de l’ordre, aux prises avec des difficultés sans cesse renaissantes, une consolation et une garantie qu’ils ne devraient point dédaigner.

Il est certain que la société et le pouvoir sont fondés en Russie sur des bases imposantes, que la hiérarchie y est fortement assise, et que dans aucun temps, sous aucun climat, l’autorité souveraine ne fut plus profondément respectée. Cependant cette puissante autorité, de qui tout dépend, n’est point restée à l’abri des atteintes de l’esprit du jour. Pourquoi ? — Parce qu’elle a peut-être, si l’on ose le dire, manqué de mesure ; parce que, dans l’effort constant auquel elle est condamnée pour se maintenir à cause de son étendue même, elle s’est laissé entraîner plus loin qu’elle ne le voulait sans doute ; parce qu’enfin, en s’efforçant d’asseoir son avenir sur la double condition de la Souveraineté et de l’unité absolues au dedans, de la conquête au dehors, elle a éveillé au sein de l’empire et dans les états voisins un sentiment du droit qui, s’envenimant sous la compression, est capable de lui créer un jour de grandes difficultés. L’esprit révolutionnaire peut surgir de deux sources : d’une extension excessive du pouvoir absolu tout aussi bien que de l’abus de la liberté. Si la France et l’Allemagne démocratiques ont donné le jour aux empiriques qui prétendent reconstruire, les sociétés sur le modèle de leurs rêves ; la Russie absolutiste et conquérante a enfanté le mystique humanitaire, le messianiste qui nous apporte à la place de l’Évangile une nouvelle édition de l’Apocalypse et l’émigré polonais qui est naturellement et par la force des choses un soldat préparé pour toute insurrection. Si la Russie continuait de peser sur les peuples de l’Europe orientale, nous verrions bientôt avec l’émigré magyar des émigrés moldo-valaques, serbes ou bulgares, et toutes ces nationalités en conspiration permanente contre la conquête seraient amenées promptement à faire cause commune avec les plus détestables partisans de l’esprit révolutionnaire. Voilà le danger que la Russie doit éviter avant tout, si elle ambitionne de représenter essentiellement en Europe le principe de conservation.

Bien des esprits sérieux seraient peut-être tentés, de supposer que le gouvernement russe refusera de sortir de ses voies ordinaires pour se placer dans ces conditions de modération. Je suis, pour mon compte, très loin de penser qu’il soit réconcilié avec les idées constitutionnelles ; ou qu’il songe aucunement à leur donner chez lui droit d’asile ; on ne renonce point spontanément à la souveraineté absolue, au pouvoir sans contrôle. Je suis tout aussi éloigné de croire que ce gouvernement veuille laisser de côté les grandes ambitions diplomatiques que ses chefs se lèguent par héritage depuis Pierre-le-Grand. Néanmoins j’ai la conviction que les événemens accomplis depuis février en Europe ont été pour la Russie des leçons qu’elle médite aujourd’hui. Elle a évidemment compris qu’une politique trop tendue est trop ambitieuse, en précipitant la décomposition d’une partie de l’Europe, aurait un contre-coup funeste dans son propre sein. Elle a compris qu’en provoquant la guerre sur tel ou tel point de l’Orient et de l’Occident, elle pourrait momentanément s’agrandir, mais non sans créer aux autres états des difficultés qui, mettant partout la société en question, réagiraient bientôt sur elle-même, et finiraient peut-être par l’emporter avec toute la civilisation dans un abîme commun. Aussi la diplomatie russe semble-t-elle entrer dans une voie nouvelle cherchant aujourd’hui sa force non dans des accroissemens de territoire ni dans des abus trop sensibles de son influence, mais dans une politique qui s’efforce de paraître modérée et conciliante. C’est en ce sens que la Russie peut être conservatrice, et si elle adopte cet esprit de transaction, de bonne entente avec les cabinets de l’Occident, elle facilitera honorablement leur tâche.

Je voudrais montrer que la politique agressive de la Russie a sa principale origine dans le caractère spécial de l’autorité suprême, du czarisme ; que le szarisme lui-même a une double base, ou, si l’on veut, un double instrument : le pouvoir religieux, et ce patriotisme d’un genre particulier que l’on appelle panslavisme. Lorsque cette affirmation aura reçu sa preuve et que l’on aura vu quelle force singulière le czarisme tire de ses attributs religieux et de cette idée de race, en soulevant le voile, on remarquera que, du sein ou à côté de cette église et de ce panslavisme officiels, surgissent dès à présent des idées religieuses et politiques qui font un contraste bien tranché avec celles du czarisme. Il sera facile de reconnaître que ce contraste est la conséquence naturelle de l’exagération du principe de la souveraineté absolue et de la conquête. Si donc le gouvernement russe veut se mettre en mesure de coopérer avec les autres cabinets au salut des sociétés modernes, il faut qu’à l’exemple de l’aristocratie anglaise et de tous les pouvoirs sagement inspirés, il tienne compte de cet esprit qui lui échappe, ou même qui le combat ouvertement. À cette condition d’une politique moins exclusive au dedans et moins conquérante au dehors, il peut aspirer sérieusement et avec succès à ce rôle conservateur qu’il semble ambitionner.


I

Le gouvernement du czar est revêtu de l’autorité la plus absolue ; pour se maintenir dans sa plénitude, cette autorité a besoin de s’affirmer constamment, — en un mot, d’exercer sans relâche sur la nation un prestige plus fort que le sentiment de ses droits. Si l’on s’en rapporte à un écrivain qui a pénétré fort avant dans le caractère des Russes, qui ne leur est point hostile, M. Mickiewicz, ce peuple est éminemment spiritualiste ; le gouvernement ne le domine et ne le conduit qu’à l’aide d’une puissante influence morale. Cette influence, au premier regard, c’est la crainte, mais la crainte fortifiée par l’enthousiasme sans lequel elle ne serait que corruption et impuissance. « La discipline russe frappait l’ame et partait d’un principe de terrorisme spirituel ; » dit M. Mickiewicz en parlant du rôle des Russes dans la guerre de sept ans. À ce sujet, il met en regard les procédés de Frédéric, fusillant ses soldats quand ils manquaient à leur devoir, et ceux du général russe Munnich, publiant, au milieu d’une campagne contre les Turcs, un ordre du jour par lequel il défendait aux soldats d’être malades, d’avoir la peste, sous peine d’être enterrés vifs, et parvenant ainsi, par ce prodigieux effet de terreur, à éloigner le fléau. « L’enthousiasme moral donne de la force, ajoute M. Mickiewicz ; la terreur peut de même électriser l’homme et l’élever au point de vaincre toutes les difficultés physiques, même le mal corporel. Pour produire un tel effet, l’enthousiasme suffisant n’existait plus dans les armées de l’Occident, tandis que la terreur existait dans l’armée russe et lui assurait partout le triomphe. »

Entretenir dans le cœur de ses sujets ce terrorisme spirituel, voilà donc la préoccupation permanente du gouvernement russe. Comment y réussir, sinon en s’emparant de tous les attributs moraux de la souveraineté et en recherchant incessamment de nouvelles occasions de paraître grand ? Il est curieux de, voir jusqu’à quel degré cette politique a porté le respect dont la majeure portion du pays entoure aujourd’hui la souveraineté. M. Mickiewicz en a tracé le tableau, en essayant d’en définir l’esprit. « L’idée fondamentale de la souveraineté russe, dit l’écrivain polonais, est essentiellement différente de celle sur lesquelles sont basées les royautés européennes. Le tzar ne gouverne pas en vertu du droit qui lui est conféré par le sacre ; il ne règne pas en vertu de son titre d’empereur ; le sacre, les titres, même les droits légitimes de succession au trône n’entrent absolument pour rien dans le poids de son autorité souveraine. Le peuple connaît à peine le titre d’empereur ; un paysan, un soldat russe n’emploie presque jamais ce titre pour désigner son souverain. Dans la conversation, dans le langage familier, on l’appelle seulement gasudar, c’est-à-dire grand juge… Jamais un consul ou un tribun romain n’a traité un chef militaire de ses ennemis comme son égal en dignité. D’après les mêmes idées, le peuple russe serait très scandalisé si son empereur s’avisait d’avouer publiquement qu’il n’est que l’égal d’un empereur ou d’un roi… Suivant, les mystiques, Dieu passe son éternité à sonder les abîmes de sa toute-puissance, dont il ignore lui-même les principes et les limites. Il en est de même de l’empereur de Russie. »

Ne l’oublions point, ce respect de la multitude s’adresse bien plus à l’idée de la souveraineté qu’à la personne du tzar, et par cela même chaque souverain est obligé à des efforts en quelque sorte gigantesques pour remplir l’idéal que ses sujets portent ainsi dans leur vive imagination. Les tzars ont cru trouver dans la fusion en leur personne du pouvoir religieux avec le pouvoir politique et militaire la solution de cette difficulté. On sait comment, depuis Pierre-le-Grand et surtout depuis quelques années, la famille du souverain a peu à peu envahi toutes les cérémonies religieuses, où il est beaucoup plus souvent question du souverain et des princes que du Christ et des saints. Bornons-nous à constater que le gouvernement, convaincu de la faiblesse de son administration civile, cherche la force qui lui manque dans le concours et l’action d’un clergé soumis et docile. Sans cesse attentif à flatter et à favoriser l’église orthodoxe aux dépens de toutes les autres communions de l’empire, il augmente le nombre des prêtres grecs bien au-delà des besoins de la population. Autant de prêtres, autant d’instrumens zélés dont il tient le dévouement en haleine en leur donnant à croire qu’il pourra un jour leur distribuer des places lucratives dans toute l’Europe. Qu’ils prient et qu’ils persévèrent dans leur docilité aux vœux du chef de l’église ; la miséricorde de Dieu se fera bientôt sentir : tous les infidèles, c’est-à-dire les catholiques et les protestans, reviendront avec repentir au giron de la véritable église, qui est l’église d’Orient. D’où il suit que l’église russe est destinée à gouverner le monde. Toute nation qui résiste aux exigences du gouvernement russe est envisagée comme rebelle et impie ; toute guerre que le czar entreprend est une guérie sainte.

Trop souvent la politique des cabinets et celle des peuples sont venues favoriser et fortifier cette croyance. Ainsi, par exemple, plus l’Europe a fait de concessions à la Russie, plus l’orgueil de ses souverains est devenu exigeant. Bien loin de limiter leur ambition par le système des complaisances, on l’a encouragée outre mesure. Plus on a reculé dans la question de Pologne, plus le cabinet russe a avancé dans celle de Turquie. Et ce n’est point là un fait isolé, c’est une sorte de nécessité de situation. Recherchait-on l’alliance du czar ? sur l’heure naissaient de formidables projets de partage et de conquête, dans les duels tout l’avantage était fatalement pour lui, et plus il obtenait, plus il désirait encore. Non, dans les conditions politiques et religieuses où il s’est placé, où il doit rester s’il veut continuer d’être absolu, le czar ne peut être ni l’ami ni l’allié de personne sur le pied d’égalité. Vis-à-vis de son peuple, il est dans la nécessité de traiter les autres gouvernemens comme des vassaux, ou comme des rebelles destinés à être un jour châtiés par sa main. Dans l’imagination de ses paysans et de ses prêtres, c’est un dieu auquel l’humanité doit se soumettre sans conditions. Il sait bien qu’il est condamné à rester dieu ou à cesser d’être absolu. S’il traite avec vous, c’est pour mieux vous dominer ; vous êtes son inférieur, vous devenez l’instrument du prestige qu’il exerce sur ses peuples. Au lieu de limiter sa puissance, vous la rendez plus formidable On arrive au même but par le système opposé. Des écrivains et des politiques habitués à la violence du langage, ne sa chant pas distinguer entre le gouvernement et la nation offensent l’esprit national, le repoussent, le contraignent de s’attacher plus étroitement encore au czarisme. En général, c’est beaucoup moins le gouvernement russe que la nation que l’on semble mettre au ban de l’humanité. Le Russe, reçu partout comme une sorte de barbare, rentre donc dans son pays le cœur gros de haine contre l’Europe civilisée, et, ne voyant pas d’autre manière de se venger de cet affront, il se réfugie avec toute l’ardeur de son ressentiment dans les bras du czarisme, où il se console par l’espoir de la domination universelle. Menacez-le de la guerre ; son patriotisme prend feu, et le voilà prêt à tous les sacrifices pour servir la gloire et augmenter la fonce du pouvoir qui l’opprime et l’écrase. Que sera-ce si, comme il est trop souvent arrivé, on prétend le combattre par des agitations prématurées, sans ensemble et sans vigueur, pareilles à celles dont le Danube vient d’être le témoin ? On fournira au czar une magnifique occasion de vaincre à peu de frais ; l’on donnera au peuple russe lieu de croire que son souverain est déjà plus qu’à demi maître de l’Europe, et qu’il lui suffit de se montrer pour conquérir le monde.

En somme, que voyons-nous ? D’un côté, que le czarisme, grace à la réunion en lui du caractère religieux au pouvoir politique, possède plus d’influence morale qu’aucun gouvernement en Europe ; de l’autre, que les invectives adressées à la nation russe, les vaines menaces de guerre, les insurrections mal combinées, tout, jusqu’aux complaisances de la diplomatie pour le cabinet du czar, ne fait qu’accroître cette mystique influence.

Au dehors ; et particulièrement sur le terrain de l’empire turc, le czarisme exerce une influence analogue à celle qu’il possède en Russie même, et qui ne vise pas moins au gigantesque. L’idée religieuse, qui lui sert à contenir ses propres sujets lui a servi plus d’une fois à tenter ceux du sultan, et, dans les derniers temps, une idée nouvelle, l’idée de race ; est venue fortifier entre ses mains l’autorité religieuse qu’il avait su conquérir. .

L’action du czarisme en Orient a un nom en diplomatie : c’est le protectorat. On sait à la suite de quels événemens le protectorat s’est établi, comment la Russie, intervenant naguère entre les rayas chrétiens et les Ottomans, est parvenue à se faire reconnaître pour garante des droits des chrétiens, comment enfin, par une interprétation arbitraire du mot de garantie, elle a prétendu au droit de protectorat. Ce protectorat ne s’étend que sur les trois principautés du Danube, la Moldavie., la Valachie et la Servie ; mais, de ces trois points, la Russie peut agir à la fois sur l’empire ottoman tout entier. Comment se présente-t-elle aux populations ? Comme la vraie, l’unique dépositaire de la foi chrétienne. Sans avoir pris aucune part aux croisades, elle a, dit-elle, hérité directement de la pensée qui les inspira ; elle a reçu de la Providence la mission de rejeter les Turcs en Asie ; elle est de droit divin la protectrice de tous les peuples chrétiens de l’empire ottoman. Depuis que le sentiment religieux a perdu la force qu’il tirait d’une lutte armée contre l’islamisme ; et que l’idée de race est devenue un grand moyen d’action, le czarisme a modifié habilement cette tactique, caressant l’idée de race sans cesser de flatter l’idée religieuse. De là le panslavisme officiel que le tzar essaya d’identifier avec l’orthodoxie grecque, afin que l’action de chacune des deux idées s’accrût par leur alliance même. Cette doctrine à la fois politique et religieuse, professée dans les écoles russes, visa surtout à plaire aux populations slaves de la Turquie. Qu’est-ce au fond que ce panslavisme officiel ? Un slaviste, M. Cyprien Robert, en ouvrant son cours de cette année au Collège de France, a caractérisé exactement cette théorie en disant que son principe, c’est l’unité absolue et l’identification complète de la race slave avec la Sainte-Russie, depuis ses plus obscures origines jusqu’à nos jours. Quant au but, ajoute M. Robert, c’est la centralisation impériale et la personnification du slavisme dans l’autocratie. Aussi bien, que font les écrivains officiels ? Dans l’histoire comme dans la politique, leur constant effort n’est-il pas de ramener toute la race à l’unité ? L’écrivain Vénéline ne voyait dans les Serbes qu’une branche des Cosaques émigrée au-delà du Danube, dans les Bulgares que les Russes du Volga passés avec le temps en Thrace et dans le Balkan, où ils n’ont pas, disait-il, cessé un moment d’être des fils dévoués de la Russie, destinés à rentrer un jour dans le giron de leur mère-patrie. Il s’est rencontré de même des historiens pour prouver que la Pologne n’avait jamais eu d’existence distincte, qu’elle est sortie du sein du peuple russe, et qu’elle y retourne de droit et de fait.

Le comte Adam Gurowski, auteur d’un livre sur le panslavisme, est plus explicite encore que les écrivains officiels de la Russie. Suivant lui, cette puissance, après avoir fait entrer les Slaves dans la véritable vie historique, arrive sur la scène du monde avec toutes les conditions requises pour leur assurer une grande action dans le présent et un développement immense dans l’avenir. Aucune nation n’a pris place dans le rang des états avec une telle plénitude, une telle vigueur des élémens primordiaux nécessaires à la fondation et à la durée d’un empire. La Russie, d’après M. Gurowski, possède l’unité religieuse, et la religion, échauffant, animant les cœurs des Slaves, ses coreligionnaires, constitue leur unité nationale. Enfin, tous ces principes de vie morale se concentrent, pour leur plus grande expansivité, dans un pouvoir énergique et suprême en qui est incarnée la mission même des races slaves. « Quand la pensée s’engage dans cette immensité, dans ces profondeurs incommensurables, s’écrie M. Gurowski quand on contemple les ressources inépuisables de cet empire, la raison sent qu’elle ne peut presque y suffire, et, à la vue de ce mystérieux infini, un sentiment d’une vague terreur s’empire de l’ame. Et pourtant la Russie, c’est la plus pure affirmation de l’existence originelle, indépendante, politique et intellectuelle du Slave, existence dont depuis long-temps l’Occident s’est constitué la négation. — L’immense Slavie, ajoute M. Gurowski, est bien autrement indivisible, comme œuvre de la création, que ne l’étaient les empires de l’antiquité reculée, que ne le furent la république romaine et la république française, ou l’empire napoléonien ! Et la Russie est non-seulement le cœur, mais à elle seule presque tout le corps qui représente cette indivisibilité. Ce qui reste encore en dehors de son orbite y gravitera en vertu des lois éternelles d’attraction applicables aussi bien aux corps physiques qu’aux races et aux nations. » En d’autres termes, selon les panslavistes officiels, la Russie, qui, au temps de Pierre-le-Grand et de Catherine, ne parlait encore que de l’affranchissement du christianisme en Turquie, serait destinée à absorber dans son sein non-seulement toutes les églises, mais toute la race slave depuis Saint-Pétersbourg jusqu’à Constantinople et Venise, et à jeter sur ce colossal territoire les fondemens d’une civilisation nouvelle.

On ne peut nier que la Russie n’ait trouvé au dehors, comme au dedans, des hommes de bonne volonté pour être les intermédiaires de sa pensée. Il serait facile de désigner les prêtres grecs ou les poètes panslavistes qui, en Turquie et en Autriche, ont pris ouvertement le parti du czarisme. En Bulgarie, les chefs du clergé, choisis imprudemment par les Turcs dans les monastères qui relèvent du Mont-Athos et des saints-lieux protégés spécialement par la Russie, ne sont pour la plupart que de complaisans serviteurs de l’église russe. Le siége apostolique et patriarcal n’est plus pour eux à Constantinople, mais en réalité à Saint-Pétersbourg, d’où ils ne cessent de recevoir des encouragemens.

En Servie, le haut clergé, étant de race serbe comme les simples popes, a conservé à l’égard du czarisme plus d’indépendance : il écoute les flatteries de l’église russe, il reçoit même les cadeaux du chef de cette église, mais sans y répondre autrement que par des politesses très dignes et très réservées. En revanche, dans les principautés de la rive gauche du Danube, une partie du clergé supérieur et les nombreux monastères dont les revenus immenses appartiennent aux saints lieux sont souvent, comme les évêques bulgares, les instrumens dociles de l’église russe. Est-il besoin d’ajouter que, pour être plus sûr d’exercer librement son influence sur le clergé orthodoxe de la Turquie, le czar s’est étudié avec succès à gagner les bonnes graces de ce même patriarche de Constantinople, aujourd’hui son vassal après avoir été autrefois le chef de l’église d’Orient ? Si, par exception, tel ou tel patriarche montre à la diplomatie russe quelque sentiment de défiance ou de crainte, ou annonce l’intention d’être le fidèle sujet de la Porte, bientôt il est circonvenu, et bien rarement il ose résister. Voilà les hommes dont le czar dispose en Orient comme chef de l’église russe ; voici ceux qu’il domine comme chef du plus vaste des états slaves. Ce sont en général des ambitieux politiques qui, pour faire leur chemin, ont besoin d’une influence étrangère, ou des écrivains pourvus de plus d’imagination que de raison et susceptibles de se laisser éblouir par l’éclat et l’ampleur des mots. La demi-indépendance dont jouissent les principautés du Danube a donné une assez grande liberté au jeu des partis et aux manifestations de la pensée. Ces petits états sont devenus pour la Russie un terrain très favorable. Les consulats-généraux de Buccarest et de Belgrade sont en quelque manière le siège de la souveraineté, ou tout au moins le chemin du pouvoir. Veut-on être hospodar ? désire-t-on un portefeuille niinistériel ? Il est un moyen de succès presque toujours sûr : c’est d’entrer en relations amicales avec le consulat russe, qui trop souvent tient les rênes de l’administration et dispose des faveurs. Lorsque les écrivains réfléchissent à ces primes assurées à quiconque se fait le soutien de l’influence russe, ils n’ont pas toujours l’énergie de conscience nécessaire pour résister à l’attrait de si beaux avantages, si faciles à obtenir.

Il n’est pas en Orient un centre petit ou grand d’activité politique où ne se rencontrent des écrivains enrôlés sous le drapeau du protectorat et du panslavisme. Que dirai-je des panslavistes de bonne foi ? Ils ne sont pas les moins puissans : plus leur parole a l’accent de la sincérité, plus ils entraînent d’imaginations faibles et rêveuses. En se dégageant du sein de ces populations au moment où elles se réveillaient d’un sommeil séculaire, l’idée slave a pris d’abord comme la plupart des choses naissantes, un caractère indécis et vague. Elle est née sous une forme nuageuse et flottante : c’était une vaste synthèse, dont les contours n’étaient nullement accusés et dont le fond lui-même était difficile à saisir. Elle était propre à inspirer les poètes ; plusieurs, séduits par ce qu’elle avait de nouveau et de grandiose, l’embrassèrent avec ardeur : ce fut de leur part, du moins dans le premier élan de l’inspiration, un culte, une foi vive et puissante. Il suffit de rappeler le nom de Kollar pour que l’on sache à quel degré d’enthousiasme le panslavisme russe a pu entraîner un homme estimé pour sa vertu. Il ne s’est point trouvé dans les principautés du Danube d’écrivain panslaviste de la valeur du poète slovaque ; en revanche, elles ont eu la monnaie de Kollar, et, grace à cette séduction exercée sur quelques esprits par le panslavisme littéraire, cette théorie, dont le tzar tenait le premier fil, a eu dans tout l’Orient européen un retentissement prodigieux : en maintes occasions, elle a semblé être agréée par les populations elles-mêmes. C’est ainsi que le czarisme s’est creusé des chemins dans la direction de Constantinople ; c’est ainsi qu’il est parvenu à se créer un prestige au dehors comme au dedans, et qu’il paraît avoir associé les peuples à ses espérances.

Nous ne sommes pas de ceux qui doutent de l’avenir de la Russie. Dût-elle perdre les conquêtes qu’elle a faites depuis un siècle, elle aurait encore un territoire plus vaste et plus riche en matières premières qu’aucune nation de l’Europe. Elle posséderait toujours une population supérieure en nombre à telle des plus grands états de l’Occident ; elle aurait toujours à son service d’admirables soldats et tous les élémens d’une société capable du plus brillant essor d’esprit. La nation russe, avec ces dons précieux de pénétration, de sociabilité et de courage qu’elle tient du sang slave aurait encore devant elle un vaste champ ouvert, et, dans l’empire des idées, elle pourrait encore développer un jour, avec la plus profonde énergie, un des côtés de l’esprit slave. Nous parlons donc de la Russie comme d’un état qui, dans toutes les hypothèses, dans celle même d’une restauration de la Pologne, resterait appelé à un très grand rôle. Force nous est cependant de reconnaître qu’en donnant à son pouvoir et à son influence une si grande extension au dehors comme au dedans, le czarisme a semé sous ses pas des germes de résistance dont on peut déjà remarquer et suivre le développement. Au moment où le czarisme semble aspirer à combattre la révolution dans toute l’Europe, il éveille chez lui des instincts de constitutionnalité, et, qui plus est, de démocratie radicale, dont il peut avoir un jour quelque chose à craindre, et sur sa frontière, chez les peuples du Danube, il suscite involontairement des dispositions hostiles, qui font beau jeu aux ennemis de l’ordre et de la paix européenne. Il diminue ainsi la force du magnifique instrument de conservation qu’il a dans les mains, s’il veut imprimer à sa politique intérieure une marche moins absolue, et à sa diplomatie une impulsion moins ambitieuse.


II

Au dedans, disons-nous, la nation russe, si profond que soit son respect pour le pouvoir souverain, n’est pas livrée tout entière à l’idolâtrie du czarisme. Le sentiment national, blessé de longue date par les innovations de Pierre-le-Grand, par les habitudes occidentales qui se sont introduites à la cour sous ses successeurs, le vieux sentiment slave a plus d’une fois rompu l’uniformité de cette obéissance ; plus d’une fois l’influence des fonctionnaires allemands a provoqué jusque dans Saint-Pétersbourg des manifestations hostiles. Il est arrivé à l’empereur d’entendre dire à ses oreilles qu’il était lui-même un Allemand. Or cette terreur religieuse, cette soumission mystique que M. Mickiewicz a décrites comme les mobiles actuels de la nation russe, se compliquent du sentiment de race et ne s’adressent qu’à un czar qui soit du sang de la nation et vive de sa vie. L’empereur Nicolas l’a très habilement senti. Aussi, quels n’ont point été ses efforts pour se montrer à ses sujets sous ces dehors, avec ces allures du vieux moscovitisme qui leur plaisent ! Peu de temps après son avènement, on le vit éloigner nombre d’Allemands de son entourage ; il introduisit les costumes nationaux à la cour. On put reconnaître ; que dans son langage en public il recherchait souvent l’archaïsme et ne dédaignait point les expressions même vulgaires qui avaient une couleur nationale. Au fond, l’empereur Nicolas, élevé dans le commerce des princes de Prusse, marié à une princesse allemande, avait beaucoup à faire pour échapper à l’influence des mœurs allemandes. Plus il a tenté d’efforts pour y réussir, plus il a cru devoir flatter le sentiment national, plus aussi il s’est vu débordé par ce patriotisme de race dont il semblait encourager les espérances.

Le czarisme avait à craindre que des idées plus ou moins libérales ne vinssent se mêler à ce grand mouvement, qui, par lui-même, n’avait rien que de favorable à la nation russe. Le libéralisme, en effet s’est glissé peu à peu sous ce manteau jusqu’au sein de la Russie. Pourtant il a dû faire un long détour ; c’est en remontant aux origines mêmes des peuples slaves qu’il s’est éveillé ou fortifié. Le jeu semblait bien innocent tout d’abord : des savans, des poètes épris des charmes d’une époque qui leur apparaissait sous les couleurs de l’âge d’or ont remarqué que la simplicité des mœurs et des lois de ce temps s’alliait avec certaines notions de liberté. En examinant de près cette liberté, ils ont reconnu qu’elle affectait les formes de la démocratie, démocratie toute primitive sans doute, mais d’autant plus parfaite que les intérêts sociaux étaient plus simples. Qu’étaient les Slaves à l’origine ? Une multitude de petites communautés établies sur le pied de l’égalité des droits et des fortunes, indépendantes et se gouvernant elles-mêmes partout où elles avaient pu échapper à l’invasion des peuplades étrangères. L’admiration que les slavistes russes professaient pour ces institutions oubliées du peuple paraissait bien inoffensive. Peu à peu, toutefois, en redescendant le cours de l’histoire, ils voyaient ces libertés passer l’une après l’autre aux mains d’une classe privilégiée dont les privilèges succombaient à leur tour devant le progrès triomphant du czarisme. Alors cette idée, que la liberté est ancienne et le despotisme nouveau, se présentait naturellement à leur esprit. L’impulsion qu’ils recevaient du gouvernement tendait à les détourner du spectacle de la démocratie telle qu’elle est conçue depuis la révolution française chez les nations de l’Occident ; mais ils en retrouvaient l’image dans l’histoire même de leur race, et ils s’attachaient à cette image de tout l’amour que le panslavisme officiel leur inspirait pour les origines du peuple russe. On ne doit pas perdre de vue que ce culte est de nature à rencontrer des prosélytes dévoués dans cette portion de la vieille noblesse qui a conservé le souvenir encore peu ancien de la perte de ses privilèges politiques. Les grandes familles russes n’ont qu’à ouvrir leurs archives pour y trouver les témoignages du rôle qu’elles ont joué durant toute l’époque normande et jusqu’à l’avènement des Romanoffs.

Le pouvoir absolu n’a point de base solide, s’il n’est fondé sur l’égalité absolue : la raison et l’histoire le prouvent. Que la noblesse russe présentât parmi toutes es castes privilégiées ce phénomène particulier d’un manque complet d’ambition et eût pris son parti de subir éternellement une souveraineté illimitée, il serait difficile de le croire, lors même que l’on ne saurait point ce que sont les rancunes du vieux moscovitisme, et combien elles laissent encore deviner par momens de vivacité. Il est des esprits prévenus contre la nation russe, qui se refusent à reconnaître le progrès accompli dans les sentimens de la jeune noblesse d’à présent. Dans le double trajet de l’armée à travers la Pologne avant et depuis la guerre de Hongrie, la plupart des familles polonaises qui ont dû recevoir des officiers russes ont été frappées de cette liberté de langage qui s’escrimait avec aisance aux dépens du pouvoir. Quelques-uns l’ont prise pour une sorte de dérision, d’autres pour une pure politesse, d’autres encore pour une affectation et une mode sans conséquence. Ne serait-ce point plutôt un symptôme de l’esprit public qui se réveille ? Aussi bien la noblesse russe, si rudement dépouillée de ses privilèges par les premiers des Romanoffs, n’avait-elle pas reçu de Catherine une impulsion toute philosophique, au point même d’être voltairienne, et le pieux Alexandre ne lui avait-il pas inspiré des pensées d’un libéralisme un peu mystique, mais réel ? Ne lui avait-il pas laissé croire qu’avec le progrès du temps, la Russie se verrait dotée, des mêmes institutions parlementaires que les traités accordaient à la Pologne ? Les hommes de la génération de l’empereur actuel ont suivi le mouvement de résistance auquel il a spontanément obéi en présence des événemens européens de 1830. Des esprits élevés sous l’influence du règne de Catherine et qui avaient été libéraux avec Alexandre, émus des conséquences que la révolution de Pologne pouvait avoir pour le pays, ont reculé des confins de l’idée d’aristocratie constitutionnelle jusqu’au régime du czarisme absolu. C’est le sort de tout mouvement excessif en un sens, de donner lieu à un retour en sens opposé, et la jeune noblesse d’à présent suit l’impulsion naturelle de ce retour. Elle voit l’Europe entière, la Prusse et l’Autriche elle-même, en possession de lois constitutionnelles qui, dans ces deux pays comme en Angleterre, assurent une large part d’action à la classe aristocratique. Toutes les idées avec lesquelles elle s’est trouvée en contact dans l’Occident, en Angleterre, en Allemagne, jusque dans la récente guerre de Hongrie, enfin les bruits qui lui arrivent par-dessus les frontières russes de tous les points de l’Occident, de la Suède jusqu’aux bouches du Danube, agissent nécessairement sur son esprit ; et quand même la générosité innée du sang slave ne serait pas une garantie des sentimens de cette jeune noblesse, les idées modernes l’assiégent et la sollicitent de telle façon, qu’il est difficile de la supposer sourde et indifférente. Le danger pour le czarisme est précisément de méconnaître et de blesser ces velléités remarquables de la génération moderne. Voici, en effet, ce qui résulterait de cette politique : c’est qu’il se rencontrerait des impatiens et des casse-cou pour prendre les devans.

Sans ranger M. Tourguneff dans cette dernière catégorie, nous ne pouvons cependant envisager ses écrits autrement que comme l’un des symptômes de l’existence d’un parti plus ou moins nombreux, déjà beaucoup moins patient que la jeune noblesse, et destiné lui-même à être bientôt dépassé. M. Tourgueneff est un émigré russe ; gardons-nous toutefois de voir en lui un démocrate ou un partisan furieux des idées de l’Occident ; il est arrivé à l’idée constitutionnelle par la double voie du panslavisme et des souvenirs aristocratiques ; et s’il conseille à la politique russe d’entrer dans une voie plus libérale, il a soin de dire que c’est dans l’intention de lui assurer toute la puissance d’attraction qu’elle devrait, suivant lui, exercer sur le monde gréco-slave, et d’abord sur la Pologne. Voilà bien le panslaviste ; voici le libéral. « Nous nous bornerons, dit-il, à poser cette question, et la poser, c’est la résoudre – La Russie pourra-t-elle rester à jamais inaccessible à l’influence morale du monde civilisé, de l’esprit européen ? Nommez cet esprit comme vous voudrez, esprit révolutionnaire, esprit de désordre, esprit de vertige soufflé par les enfers pour précipiter les peuples dans le néant : à votre aise, messieurs les adorateurs du statu quo ; mais vous le voudriez en vain, vous ne sauriez vous dissimuler la puissance cet esprit : il avance toujours, qu’oi qu’on fasse, même quand il semble reculer, comme aujourd’hui, par exemple, que les doctrines socialistes et communistes voudraient faire remonter les peuples vers la barbarie. » Suivant M. Tourgueneff, le salut de la Russie, la condition impérieuse de sa grandeur, de sa puissance, de sa prospérité, c’est la civilisation. Quels sont pour ce pays les moyens de civilisation ? Ceux-là même qui ont réussi au monde civilisé. Qu’entend par là M. Tourgueneff ? Le régime constitutionnel représentatif appliqué à l’empire russe proprement dit et à la Pologne, sont fondus en un même corps, soit unis seulement dans la personne du souverain et séparés par l’administration. Sans doute, l’essai du régime constitutionnel en Pologne n’a pas été heureux sous tous les rapports. M. Tourgueneff répond à l’objection ainsi posée en faisant remarquer que la Pologne constitutionnelle était liée à une Russie absolutiste. Quand le régime représentatif serait commun aux deux pays, les difficultés disparaîtraient en partie ; il n’y aurait plus d’obstacle au développement régulier et pacifique des idées libérales chez les deux peuples unis à la même destinée.

M. Tourgueneff n’est point le dernier terme des idées libérales en Russie. Il est distancé de très loin par le parti démocratique et révolutionnaire, qui plusieurs fois et tout récemment encore a conspiré. Il ne faudrait pas attacher à cette dernière conspiration plus d’importance que ne lui en ont accordé les Russes eux-mêmes. Comme la plupart des entreprises de ce genre, qui ne sont pas appuyées sur un grand mouvement d’opinion, c’était une puérilité de gens disposés à jouer follement leur tête. Il faut cependant remarquer d’abord que cette conspiration était exclusivement russe et ne contenait aucun élément polonais, en second lieu, qu’elle renfermait des hommes de toutes les classes de la société russe. Les conspirateurs avaient voulu indiquer par là l’esprit démocratique qui les inspirait. Si l’on désirait connaître la pensée de ce parti, nous ne pourrions faire mieux que de mentionner les écrits de M. Ivan Golowine ; et si l’on souhaitait poursuivre plus loin cette étude, on arriverait à apercevoir, par-delà les conspirateurs de 1849 et les fantaisies assez peu saisissables de l’auteur de la Russie sous Nicolas, les germes d’un socialisme extravagant, représenté par un autre émigré russe, M. Bakounine, dans la presse radicale de Paris, sur plusieurs barricades germaniques, et notamment sur celles de Prague, à la suite du congrès slave.

Comme il y a des panslavistes dissidens constitutionnels, démocrates même et socialistes, il y a aussi et en grand nombre des chrétiens qui admettent à regret ou repoussent entièrement la papauté de l’empereur. Chacun se rappelle les débats et les négociations auxquels a donné lieu la situation des grecs-unis, c’est-à-dire des peuples dont les croyances sont catholiques et romaines sous un rite oriental. Depuis bien long-temps, ils sont en butte aux efforts du pouvoir politique, préoccupé de l’unité religieuse de l’empire. Cinq millions d’entre eux, cédant à la nécessité, ont dû, il y a peu d’années, renoncer à leur foi et embrasser le symbole de l’église grecque. Environ trois millions, répandus dans la Petite-Russie, sont demeurés fidèles à l’église romaine, de même que les neuf millions de catholiques purement polonais. Chez ceux qui ont abjuré comme chez ceux qui ont pu résister jusqu’à ce jour, vous retrouverez les mêmes préoccupations, les mêmes anxiétés, des regrets et des craintes que chaque jour on songe moins à dissimuler. Un prêtre ruthénien, appartenant à l’église grecque-unie, a récemment adressé aux Slaves, et un peu aussi aux catholiques de l’Occident, un écrit où cette situation est définie avec une certaine vigueur. Aux prétentions de l’église grecque à être la vraie église nationale chez les Slave, le prêtre ruthénien oppose l’histoire de la prédication du christianisme parmi ces peuples. Il établit catégoriquement que la croyance romaine, revêtue des formes orientales, est leur foi primitive. Bien que les Russes proprement dits aient plus tard suivi l’exemple de Byzance et abandonné Rome, tandis que la majeure partie des Polonais, les Bohêmes, la moitié des Illyriens, consentaient à devenir purement latins, la Petite-Russie à peu près entière a persisté dans la foi originaire et vraiment slave des apôtres Cyrille et Méthode. Si cette foi n’a pas conservé plus d’empire, si elle n’a pas repris l’influence qu’elle avait perdue, la faute en est, suivant le prêtre ruthénien, au clergé et à l’épiscopat latins, qui, en dépit même des conseils ou des ordres du saint-siège, se sont rendus coupables de beaucoup de torts envers l’église gréco-catholique. D’après le même écrivain, ces torts viendraient principalement de l’ignorance des choses slaves, des rapports inexacts des missionnaires latins. Le collège des cardinaux, qui devrait être le vrai sénat de l’église universelle, n’est composé que de prélats du rite latin, étrangers aux langues et aux usages gréco-slaves, et il suffirait qu’aux cardinaux latins fussent adjoints, dans le sacré collège, des cardinaux de tous les autres rites catholiques avec une commission de prêtres orientaux, pour que la papauté pût regagner en Russie tout le terrain qu’elle a perdu.

Ces difficultés, à la vérité, ne sont point de celles que l’on peut appeler révolutionnaires ; il en est d’autres qui sortent du sein même de l’église grecque, et qui, se combinant avec certaines idées philosophiques, conduisent aux plus redoutables excès de la pensée. Tout ce que le philosophisme de l’Allemagne a pu imaginer de plus profondément radical se rencontre là, non point à l’état de théorie, mais à l’état d’essai, non point seulement dans les classes lettrées, mais dans le peuple. On le sait, sous le règne de Catherine et sous celui d’Alexandre, un mouvement religieux empreint d’un certain mysticisme qui devait être raillé par Catherine, mais qui ne pouvait point déplaire à Alexandre ni à son peuple, occupa plus d’une fois les imaginations. Un Français, Saint-Martin, lui avait donné l’impulsion en l’enveloppant sous une forme maçonnique. Des laïques des plus bautes familles, des évêques même, se laissèrent enrôler dans cette secte, qui, mêlant plus tard les doctrines de M. de Maistre à celles de Mme de Krüdnel, donna naissance à une sorte de néo-christianisme très difficile à définir. Ces vagues tendances, étrangères à l’église officielle, n’ont point disparu avec les martinistes. Certains slavistes, plus ou moins libéraux, de la couleur du Lithuanien Towianski, s’en sont emparés. De là le messianisme, théorie démocratique et sociale dont quelques Polonais se sont faits les adeptes, et qui est aussi la philosophie de la plupart des panslavistes russes. La pensée des écrivains, ne pouvant guère prendre les allures franches du rationalisme, portée d’ailleurs à beaucoup accorder au sentiment, se cache sous les odes religieux du mysticisme. Quant à la noblesse, également éloignée de l’orthodoxie de l’église et du mysticisme des écrivains, on pourrait dire, qu’elle en est, en matière religieuse, au voltairianisme pur et simple. Les enseignemens de Catherine lui ont en ce point profité plus que ceux d’Alexandre. On ne remonte guère du scepticisme à la foi de l’église. Et si l’on considère combien le nnysticisme est naturel à la nation russe, si l’on se rappelle élue des hommes tels que Potemkine et Souwaroff, par exemple, furent, aussi bien qu’Alexandre, de dévots apôtres de cette doctrine, on concevra difficilement que la noblesse russe sorte de son scepticisme sans entrer et séjourner même dans les régions du mysticisme. Un historien éminent de là philosophie l’a fait observer, c’est la marche ordinaire de la penses humaine, et à bien plus forte raison en doit-il être ainsi dans un pays où la pensée semble instinctivement portée à suivre ces voies de la religiosité rêveuse.

Ces doctrines, disons-nous, ont pénétré jusque dans le peuple des campagnes, et, pour en fournir de curieuses preuves, nous n’aurons besoin que de signaler les sectes nombreuses qui se développent à côté de l’église en dépit des rigueurs du pouvoir. Joseph de Maistre, qui avait eu le loisir de faire une étude approfondie de l’église russe, osait la comparer à un cadavre sur lequel pulluleraient des milliers d’êtres immondes nés de sa décomposition. Un voyageur d’un esprit aussi calme que distingué, qui d’ailleurs ne parle de la Russie qu’avec le respect dû à un grand peuple, M. le baron de Haxthausen, est entré en rapports avec les chefs de quelques-unes de ces sectes. Il n’en a point fixé le nombre ; mais il a entendu dire pelles peuvent s’élever au chiffre de deux cents. Nous ne parlerons point de celle des morelstschiki (lesquels s’immolent partiellement ou en entier ), ni de celle des shaptzi,(origénistes ou eunuques), dans laquelle les hommes mariés subissent la mutilation aussitôt après la naissance de leur premier enfant mâle. Bien que cette dernière soit très nombreuse dans Saint-Pétersbourg parmi les marchands et très puissante par l’accumulation des fortunes qui ne sont point exposées au partage, elle n’est, pas plus que la première, de celles que le czarisme doive beaucoup redouter. M. de Haxthausen a insisté principalement sur les sectes qui sont sorties directement de l’église grecque sans trop de mélange de paganisme. L’une des plus importantes et des plus nombreuses est celle des starowers ou vieux croyans. Les starowers se font remarquer, non point par un amour trop vif du progrès, mais, suivant M. de Haxthausen, par un attachement servile à la tradition, par un penchant exclusif et fanatique pour l’ancienne organisation de l’église qu’ils voudraient conserver ou rétablir dans sa pureté primitive. Les starowers, dit-il encore, exercent sur la Russie et son gouvernement une influence morale tout-à-fait mystérieuse. À chaque innovation religieuse, à la mesure la plus insignifiante de politique intérieure, à chaque projet d’amélioration ou au moindre changement, on ne manque jamais des se demander : Qu’en diront les starowers ? — Le starower ne s’en prend pas seulement à ce qu’il peut y avoir d’élémens germains dans le pouvoir, mais aussi aux habitudes et aux modes mêmes peu nationales de la cour ; et, pour rendre à cet égard- la pensée des starowers, on raconte par manière d’anecdote le refus fait par un soldat de cette secte de prêter serment à l’empereur, par cette raison qu’il porte un uniforme, un chapeau à trois cornes et une épée au côté, comme les autres soldats. Cette secte des vieux croyans hostile au czarisme moderne se rattache directement au slavisme, qui, lui aussi, se nourrit de traditions et tire sa principale force des origines de la race.

À côté de cette secte puissante, qui regrette ainsi le passé, combattu par Pierre-le-Grand et ses successeurs, il y a d’autres sectes d’une tendance tout opposée. Ici, suivant M. de Haxthausen, règnent un esprit réformateur et des idées essentiellement destructives des principes fondamentaux de l’église. Si l’église orientale ne sort pas bientôt de la sphère mystique de ses formes, si elle ne développe pas sa théologie, elle sera enfin entamée par les tendances spéculatives qui germent au fond de ces hérésies, et finira par en recevoir de périlleuses atteintes. Parmi ces sectes, l’écrivain allemand cite principalement les malakani et les douchoborzi, qui datent du siècle dernier. Quand Napoléon pénétra en Russie, les malakani crurent voir en lui le lion de la vallée de Josaphat venant détrôner le faux empereur et rendre la couronne au véritable tzar blanc. Ceux du gouvernement de Tambow résolurent de lui envoyer une députation qu’ils habillèrent de blanc, et qu’ils dirigèrent à sa rencontre pour le complimentes. Ces envoyés traversèrent la Petite-Russie et pénétrèrent jusqu’à la Vistule, où ils furent faits prisonniers ou dispersés. Les douchoborzi, connus aussi sous le nom de francs-maçons, issus des malakani, ont donné la formule de la pensée commune. Cette pensée a été exposée par les sectaires eux-mêmes avec éloquence, à la fin du siècle dernier, au sujet d’une enquête dirigée contre eux. Ils l’ont depuis portée à un plus haut degré de précision. Voici les paroles que M. de Haxthausen attribue à ces simples paysans : « Le Christ était fils de Dieu ; comme nous pouvons l’être également. Croyez-nous, nos anciens en savent encore plus que le Christ ; interrogez-les. Le Christ était homme comme nous, car il naquit de la chair. Il demeure en nous, car, conçu spirituellement comme dans le sein de la vierge Marie, il naît dans l’esprit de chaque chrétien. Bientôt il se retire dans le désert, c’est-à-dire dans la chair, où il est tenté par le diable, qui fait parler en lui les appétits sensuels, l’orgueil et la soif des honneurs et des biens de ce monde. Quand il s’est fortifié en nous, il nous adresse des paroles d’enseignement, et, après de nombreuses persécutions, il subit la mort sur la croix ; il descend au tombeau de la chair, ressuscite le troisième jour, resplendissant de gloire céleste dans l’ame de ceux qui souffrent jusqu’à la dixième heure du soir, réside en eux quatre jours, embrase leur cœur d’amour divin et conduit l’ame aux cieux, où il la dépose sur l’autel de Dieu, comme une sainte et agréable offrande. » À la suite de troubles qui éclatèrent parmi les douchoborzi de la Malotschna, une commission, nommée en 1835 par l’empereur, se livra à une enquête minutieuse, qui ne dura pas moins de quatre ans. Leurs doctrines ont paru si dangereuses, qu’en 1841 un grand nombre ont été transférés et colonisés dans le Caucase ; mais la secte, loin d’être éteinte, semble destinée à faire chaque jour de nouveaux prosélytes. Comme les starowers, par leur fidélité excessive aux vieilles mœurs nationales, se rattachent aux doctrines du panslavisme historique, les douchoborzi, dont la prétention est de substituer l’esprit à la lettre de l’Écriture, se rattachent directement aux panslavistes mystiques. Or, les tendances de ce panslavisme mystique ne vont pas tout droit à la démocratie ; elles suivent un chemin détourné à travers le socialisme. La plupart de ces paysans sectaires vivent sous le régime de la propriété communale ; ce que veulent les panslavistes mystiques, c’est aussi la substitution absolue de cette communauté des immeubles à l’état de choses créé par l’institution de la féodalité et du servage. Les partis religieux donnent ainsi la main aux partis politiques les plus avancés sur le terrain de l’organisation sociale. L’union peut devenir d’autant plus étroite un jour, que les partis démocratiques sont en même temps préoccupés d’idées religieuses, et que les partis religieux se recrutent principalement et presque exclusivement au sein de la classe populaire la plus pauvre et la plus facile à séduire. Les adversaires du czarisme n’ont eu garde de négliger ce moyen d’action. Aussi est-il hors de doute que les sectes religieuses ne soient en train de devenir des sociétés secrètes dans le sens moderne du mot, et que les conspirateurs ou les écrivains démocratiques n’en viennent à chercher là de préférence leur point d’appui. Nous avons vu le parti de l’aristocratie constitutionnelle devancé par les radicaux socialistes ; les douchoborzi nous montrent les partisans d’une sage liberté religieuse, les grecs-unis, devancés par le philosophisme le plus téméraire. Telle est la contrepartie des principes de force et de conservation sûr lesquels le czarisme a basé sa puissance.

Dans son action au dehors, chez les peuples soumis au protectorat, ces mêmes prétentions de religion et de race rencontrent des obstacles analogues ; la résistance est même là plus libre et aussi plus violente. D’abord, dans les trois principautés, si l’on excepte le haut clergé qui se recrute, comme on sait, non dans le clergé inférieur, mais dans les monastères, l’église est essentiellement nationale, indépendante, hostile à toute pensée qui prétendrait la rattacher à un centre. Si les peuples de l’Europe orientale se sont si facilement séparés de l’élise romaine, c’est par la raison que l’église d’Orient respectait davantage les nationalités et se prêtait plus complaisamment à l’indépendance. Cette habitude d’identifier les croyances religieuses avec les croyances politiques est entrée profondément dans les mœurs. Les Moldo-Valaques reconnaissent encore la suprématie du patriarche de Constantinople. Déjà cependant, les Serbes, plus hardis et plus pressés d’arriver à nationaliser entièrement leur église, pour échapper dans l’avenir à cette suprématie, ont contribué récemment de toute leur influence à l’érection du patriarcat de Carlowicz dans la Servie autrichienne.

Loin donc que les églises grecques des principautés du Danube soient disposées à s’absorber dans l’unité à laquelle aspire l’église russe, elles ne songent qu’à se renfermer de plus en plus en elles-mêmes, à s’allier plus étroitement à la pensée du pays, à s’isoler dans le sentiment de l’autonomie de chaque nationalité. Ce sentiment domine, en effet, les idées. Si la diplomatie russe est quelquefois victorieuse sur le terrain de l’administration, les idées échappent presque toujours à son influence et souvent lui sont hautement hostiles. Quoique défendu par quelques écrivains de talent, le panslavisme n’a pas jeté de grandes racines dans les principautés du Danube. On sait que les deux principautés de la rive gauche appartiennent à une race qui n’a rien de commun avec les Slaves. Les mots slaves introduits dans leur idiome par le voisinage des Slaves et par la liturgie de leur église, qui fut primitivement en langue slavone, ne suffisent pas pour infirmer cette croyance d’ailleurs profondément enracinée dans leurs esprits. Aussi le panslavisme leur est-il plus que suspect. Cette vaste prétention à l’unité qui ne pourrait se réaliser sans les englober leur inspire des craintes et une répulsion instinctive qu’elles ne dissimulent point. Tout ce qui peut les éloigner de cette doctrine, les Moldo-Valaques le recherchent avec ardeur. Il est des écrivains qui ont poussé cette ardeur jusqu’à frapper d’interdit et de proscription les mots slaves qui se rencontrent dans la langue de leur pays. Chez les Serbes, la défiance que le panslavisme provoque n’a pas les mêmes causes. Les Serbes se reconnaissent pour des Slaves, et il y a dans cette race peu de tribus qui soient aussi fières de cette origine. Il n’y en a point, pourrions-nous ajouter, qui ait plus religieusement conservé l’esprit slave ; il est là tout entier, depuis des siècles, comme en réserve. C’est là qu’il le faut étudier, si l’on veut le comprendre. Or, l’une des conséquences de cette pureté des traditions slaves en Servie, c’est une forte tendance à la décentralisation, et en même temps un goût essentiel pour une certaine forme de démocratie quasi-patriarcale. Comment ce besoin d’indépendance et de liberté qui constitue l’esprit public s’accorderait-il avec l’idée du panslavisme officiel ? Les Serbes sont entrés de bon cœur dans le mouvement simultané des peuples slaves ; mais, comme les Polonais et les Tchèques, ils n’ont vu dans cette unité d’action qu’un moyen et non un but. Ils veulent bien se concerter pour le progrès de la commune civilisation, ils consentent même à se rapprocher des Bulgares, des Bosniaques et de tous les Illyriens d’Autriche, qui appartiennent à la famille serbe ; mais ils répugnent naturellement et vivement à toute idée d’unité slave, qui leur enlèverait leur individualité historique, leur autonomie locale.

Ces instincts religieux et politiques sont plus profonds qu’ils ne le paraissent au premier aspect. Écoutez les écrivains de ce pays ; feuilletez par exemple les écrits publiés pour la justification de cette révolution de Bucharest, qui a donné lieu à l’entrée des Russes en Turquie. Comme cette révolution s’est accomplie en haine du protectorat russe, ces écrits sont remplis de plaintes amères, de récriminations et d’invectives contre la Russie et le tzar. Ces cris douloureux que la Pologne a poussés en tombant, ces appels de désespoir qu’elle n’a pas cessé d’adresser à l’Europe, sont aujourd’hui le langage quotidien des populations protégées par le czarisme. Le système de la conquête a suscité comme de nouvelles Polognes sur les deux rives du Danube. Là encore le czarisme a manqué ce moyen terme auquel une plus grande modération l’eût conduit. En se tenant avec plus de désintéressement dans la limite du droit de garantie, il était à la fois civilisateur et conservateur ; il aidait au développement des races chrétiennes de la Turquie et en même temps il les contenait, par son influence, dans la voie des progrès pacifiques. En essayant, au contraire, de transformer le protectorat en domination absolue, il a provoqué une réaction violente ; il a donné lieu, il y a quelques années, a la révolution de Belgrade, qui a renversé la dynastie de Milosch, plus récemment à celles d’Iassy et de Bucharest, qui ont amené la chute de Stourdza et de Bilbesco ; enfin il a poussé une partie de la jeunesse de ces contrées à s’associer de fait et d’espérance à l’insurrection de Hongrie ; et, pour peu que la situation de ces émigrés se prolonge, qui sait si nous ne les verrons pas, comme l’émigration polonaise, devenir, par découragement, de malheureux champions de la cause révolutionnaire en Europe ? Voilà où peut aboutir fatalement au dehors la politique conquérante du czarisme.


III

Avec ce prodigieux respect des masses pour le pouvoir souverain, avec ces dispositions profondément religieuses qui se retrouvent jusque chez ses sectaires, la Russie est en mesure de fournir à l’Europe de grands exemples de sentimens oubliés ou méconnus dans l’Occident ; mais elle ne pourrait conserver dans leur pureté ces précieux dons de la nature et de l’histoire, si le mysticisme et le radicalisme dont nous avons signalé l’existence continuaient à se développer dans son sein ou à côté d’elle. Qu’elle sache en prévenir le progrès, et elle sera long-temps assez puissante dans ses principes de conservation pour rendre des services précieux à la cause des sociétés européennes. Or, comment peut-elle accomplir cette tâche, qui serait vraiment digne d’une grande ambition ? Par un ajournement raisonné et définitif de ses pensées de conquête, par une politique résolûment modérée qui laisse aux autres cabinets toute la liberté de leur action en un mot par une attitude hautement et systématiquement pacifique.

Si l’on suit avec attention la conduite du cabinet de Saint-Pétersbourg depuis la révolution de février, à côté d’actes conçus dans l’esprit ancien de la politique russe, tels que l’occupation des principautés du Danube et la demande d’extradition adressée au sultan, on remarquera d’autres actes qui portent l’empreinte d’un esprit différent, et semblent révéler des intentions plus conciliantes. L’évacuation de la Hongrie dès le lendemain de la dernière bataille, les concessions récentes faites à la Turquie sont des symptômes d’un genre nouveau. Le gouvernement russe prend un visage moins menaçant pour l’Occident et l’Orient à la fois.

Il est clair que la Russie ne songe point à s’étendre du côté de l’Occident. Elle eu aurait trouvé l’occasion avant février, lorsque les tristes événemens de la Gallicie amenèrent la confiscation de la république cracovienne. La Russie aurait pu tout ainsi facilement adjoindre ce petit état au royaume de Pologne que l’adjuger à l’Autriche. Que l’on se rappelle à quel degré le gouvernement autrichien et toute la bureaucratie allemande étaient devenus impopulaires en Gallicie à la suite du massacre des deux mille nobles Polonais ; que l’on se souvienne des sentimens panslavistes qui éclataient dans la Lettre d’un gentilhomme polonais à M. de Metternich ; n’est-il pas vrai que la Russie eût pu profiter d’une si belle occasion pour exploiter la haine du germanisme et jeter en Gallicie les bases d’une prochaine conquête ? Enfin, en présence du désarroi où l’Autriche s’est un moment trouvée, n’est-il pas manifeste que la Russie aurait pu exiger, comme prix de ses services, quelque concession territoriale qui eût arrondi favorablement sa frontière de l’ouest ? Dans quel intérêt d’ailleurs la Russie chercherait-elle à s’agrandir de ce côté ? Pour unir aux populations polonaises déjà si difficiles à contenir les populations de Posen et de la Gallicie imbues de l’esprit du jour ? Pour concentrer en un seul et unique foyer les ressentimens et l’action de la Pologne sous l’influence des pensées de socialisme qui se sont enracinées dans le cœur des paysans de la Gallicie ? Ces pays ne sont-ils pas rongés par la misère ? Le gain compenserait-il le péril ? Aussi l’annexion de Posen et de la Gallicie à l’empire russe fût-elle aujourd’hui facile, n’y eût-il qu’à menacer pour l’obtenir, la Russie se sentirait retenue par les considérations de la plus vulgaire prudence. Elle a montré, sous ce rapport, ses intentions à l’Europe en quittant la Hongrie avec toute la promptitude imaginable ; afin de jeter plus de lumière sur cette résolution, elle est pleine de ménagemens avec l’Autriche, et en tout elle évite de peser trop directement sur la politique du cabinet de Vienne.

Que la Russie soit également désintéressée du côté de l’Orient, il est plus difficile de le croire ; elle a des traditions et une sorte d’instinct qui la poussent vers les riantes et riches contrées du midi. Une conquête aux dépens de la Turquie donnerait à l’empire russe des populations qui, tout animées qu’elles sont de l’esprit libéral, n’ont point été aussi profondément révolutionnées que celles de Posen et de la Gallicie. Les lettres des principautés du Danube ont puisé abondamment aux sources occidentales ; mais le fond même du pays, le peuple, est encore dans un état voisin de celui du peuple russe. Le sol de la Turquie septentrionale, avec ses entrailles fécondes et ses sillons échauffés par un soleil généreux, a un attrait bien autrement puissant que les régions nébuleuses et pauvres de la Pologne occidentale. La Russie ne renoncera pas facilement à l’ambition de reculer ses frontières vers ces chaudes et fertiles contrées. Cependant elle n’est point aussi pressée qu’on l’imagine de tenter cette conquête, et, en retirant aujourd’hui une partie de ses troupes des principautés du Danube, elle indique au moins qu’elle ne croit pas le moment venu de rien entreprendre sur ce terrain Elle a remarqué, d’une part, que les élémens d’une force respectable se sont développés au sein de l’empire ottoman que cet état s’affermit sous l’influence d’une politique intelligente et juste ; d’autre part, que les cabinets de l’Occident, même gênés par la révolution, n’ont point encore renoncé à maintenir l’intégrité de la Turquie. La diplomatie russe, dirigée avec la pénétration la plus éclairée, sans abdiquer les ambitions que chacun lui connaît, se replie donc sur elle-même et change son front de bataille. Ce n’est plus comme avide, de conquêtes et hostile à telle ou telle forme de gouvernement que la Russie essaie de se poser en Europe elle déclare qu’elle n’a point de parti pris, si ce n’est contre la politique révolutionnaire ; elle propose aux cabinets le concours de son influence pour ramener le calme partout où la paix serait troublée, soit par le parti radical, comme en Autriche, soit par tel ou tel cabinet, comme naguère en Holstein et hier en Grèce.

Et de fait, quand la Russie voit que tout ébranlement nouveau mettrait en péril les principes fondamentaux des sociétés et ce qui reste de sentimens sacrés dans le cœur des hommes, pourrait-elle s’entêter dans le périlleux égoïsme de l’esprit de conquête et choisir, au milieu de tant de grandes choses à faire avec honneur, le rôle le moins glorieux ? Quand elle se sent elle-même menacée de près ou de loin, comme état et comme nation, par toute guerre qui surgirait aujourd’hui sur le continent, peut-on croire quelle voudrait poursuivre à ce prix de solitaires pensées d’agrandissement, et mettre le feu à l’Europe pour elle-même atteinte par l’incendie qu’elle aurait allumé ? Nous préférons lui attribuer des intentions à la fois plus équitables et plus désintéressées. L’occasion d’en faire preuve n’est-elle pas d’autant plus belle, que la politique révolutionnaire trouve en ce moment un appui dans le cabinet qui semblait le mieux placé pour donner de bons exemples ? Que l’on nous permette donc cette supposition : la Russie cesse de menacer l’Orient, et, pesant d’un poids moins lourd sur les peuples du Danube, elle marche d’accord avec les intérêts conservateurs de l’Autriche et de la Turquie. Dès-lors qu’arrive-t-il ? Non-seulement les révolutions ne sont plus possibles dans ces deux empires, mais l’Europe occidentale, rassurée sur le dehors, maîtresse chez elle, travaille librement à sortir du chaos où elle se débat. Qui doute à cet égard, malgré de récens déboires, qu’elle ne soit en voie de progrès ? Si l’Europe occidentale n’est pas obligée d’abandonner sa tâche au dedans pour faire face à des embarras extérieurs, combien sa rude mission n’est-elle pas facilitée ! Certes la paix ne dépend pas exclusivement de la Russie ; toutefois il dépend de chacun des cabinets de l’Europe de concourir à éloigner les périls sociaux qui pourraient surgir de la guerre, et parmi ces cabinets celui de Russie est l’un de ceux qui sont le plus en position de la prévenir.

Ne serait-ce point un beau rêve de penser que la Russie se séparera ainsi de ses plus vieilles et de ses plus intimes traditions ? L’avenir seul pourra nous l’apprendre ; mais du moins, en ce moment, l’intérêt même de la Russie nous rassure : elle a besoin pour sa tranquillité d’une Europe calme et pacifique. Tout ainsi la détourne de la pensée des conquêtes. Ajoutons que, sans cesser d’être fier en face de l’Europe, son langage contient dès à présent de belles promesses. Si, d’un côté, le patriotisme nous commande de n’accueillir ces promesses que sous toutes réserves, il nous défend aussi de les méconnaître. Voici donc la conclusion que nous voulons tirer de l’état intérieur et de l’attitude présente du gouvernement russe. La prétention de fournir aux vieilles sociétés de l’Occident des notions infaillibles sur les principes organiques des sociétés, comme l’entendent les panslavistes officiels n’est qu’une séduisante utopie ; une sorte d’hallucination mystique. Le czarisme, en exagérant l’autorité politique et religieuse, a suscité dans le sein même de l’empire, non-seulement l’idée, constitutionnelle, qui est bonne en soi, mais l’idée radicale, non-seulement l’idée de la liberté des consciences, mais l’idée du mysticisme philosophique et communiste de certaines écoles allemandes. Que si le gouvernement russe, plus modeste et plus pratique que ses panégyristes ambitionne simplement de rivaliser avec les autres cabinets dans la pacification de l’Europe, il le peut avec avantage pour l’Occident et pour lui-même ; il semble même indiquer qu’il le veut ; et ; dans l’intérêt de la paix du monde, nous nous réjouirions de voir cette curieuse métamorphose de la politique moscovite.


H. DESPREZ.