La Russie méridionale et la Russie du nord

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LA
RUSSIE MÉRIDIONALE
ET
LA RUSSIE DU NORD.

I. – REISSEN IN SUDRUSSLAND.
II. – DIE DEUTSCH-RUSSISCHEN OSTSEEPROVINZEN,
VON J. G. KOHL
[1]

Nous connaissons généralement fort peu en France les contrées situées à quelque distance de nos frontières, et la Russie peut-être moins encore que toute autre. Dieu sait pourtant qu’il y a toute sorte de bonnes raisons pour que nous ayons au moins le désir de l’étudier. Elle s’étend assez loin, elle pèse assez lourdement dans la balance de l’Europe, elle a eu une assez grande part dans toutes les hautes questions politiques qui depuis quarante ans agitent le monde. Mais on dirait que ce pays est enclavé dans une muraille de Chine ; on n’y va pas, ou, si l’on y va, on n’en rapporte rien. L’étendue et la diversité d’aspects de la Russie sont du reste un immense obstacle pour l’explorateur. Pour pouvoir étudier cet empire dans les diverses principautés dont il se compose, il faudrait savoir au moins quelque vingtaine de langues, connaître l’histoire et les traditions d’autant de races distinctes l’une de l’autre, saisir les types de physionomie, les points de vue les plus opposés ; ici la face anguleuse des Lapons, là celle du Kalmuck, plus loin le beau profil géorgien ; la vie sauvage des montagnes et l’élégance raffinée des grandes villes. Impossible qu’un seul homme puisse jamais se charger d’une pareille tâche. Mieux vaut donc en aborder seulement une partie, et appliquer à certaines provinces certaines facultés d’observation et certaines études spéciales. Quand les détails auront été ainsi suffisamment éclaircis, peut-être en viendrons-nous à nous faire une idée de l’ensemble.

Le voyageur dont nous voulons analyser les récits a choisi pour but de ses explorations quelques provinces seulement, et le cercle dans lequel il s’est restreint est assez intéressant pour satisfaire une honnête ambition de touriste. Au début de son voyage, M. Kohl entre dans la contrée connue sous le nom de Nouvelle-Russie. C’est le siége d’une colonie formée d’une étrange façon. Des terres ont été concédées à des nobles russes et polonais, à la condition qu’ils les cultiveraient et les peupleraient dans un espace de temps déterminé. Pour remplir leur mandat, les dignes seigneurs de cette jeune principauté ont eu recours à la force et à la ruse. Leurs émissaires se sont mis en route et s’en sont allés de côté et d’autre, embauchant, raccolant des Allemands, des Moldaves, des Hongrois et des Bulgares. Ceux-ci arrivaient séduits par de brillantes promesses, ceux-là poussés par le besoin ou pressés par le knout ; et, comme cette traite ne suffisait pas, on eut recours à un autre moyen : on fit de la terre coloniale un asile pour les bohémiens et pour les juifs, une terre de liberté pour les serfs de la Pologne ou de la vieille Russie. Voilà ce qui s’appelle vaincre les difficultés. M. Kohl ne dit pas comment se comportent les habitans de ce singulier empire, et c’est grand dommage. Il doit y avoir là de temps à autre de curieuses scènes de drame ou de comédie. Les juifs bannis des autres provinces et accueillis dans celle-ci jouent au milieu de la colonie un grand rôle. Ils exercent là en toute sécurité leurs facultés commerciales, industrielles, et ils en tirent un fort bon parti. Plusieurs d’entre eux sont très riches, et seraient tout disposés à cacher leurs richesses, si une certaine parure de leurs filles n’entravait irrésistiblement leur prudence. L’usage des jeunes juives est de porter un bonnet nommé muschka, à côté duquel la plus magnifique coiffure des Frisonnes, la couronne d’or des fiancées de Thorshaven ou de Bergen, sont des colifichets d’enfans. La muschka est une coiffure de perles et de pierres précieuses ; il y a de ces bonnets qui valent cinq à six mille roubles ; et notez que les orgueilleuses israélites ne se contentent pas de porter cette parure le dimanche ou dans les grandes solennités : il la leur faut tous les jours, pour recevoir le moindre chaland à leur boutique, pour apprêter le dîner de leur père à la cuisine. Aussi quand une de ces belles sœurs de Rebecca se marie, il suffit qu’avec sa main et son cœur elle donne sa tête. C’est une dote assez présentable, et qui peut s’escompter en belles et bonnes espèces. Ces riches juifs de Russie ont encore une autre fantaisie assez coûteuse, celle de faire leur malle, quand ils se sentent affaiblis par l’âge ou les infirmités, et de s’en aller mourir en Palestine. Ils croient qu’au dernier jour leur résurrection immédiate ne peut avoir lieu que sur cette terre sainte, et que ceux qui ont le malheur d’être ensevelis dans une autre contrée, seront obligés, quand la trompette du jugement dernier sonnera, de s’en aller péniblement sous terre comme des taupes, jusqu’à ce qu’ils arrivent au rivage béni, où ils surgiront à la clarté du jour. Ceux qui, avant d’expirer, ne peuvent entreprendre ce voyage ont soin de conserver dans une boîte un peu de terre rapportée de la Palestine pour la mettre dans leur cercueil. Ils prétendent que cette terre garantit leur corps de la morsure des vers, en sorte que, quand l’heure viendra où ils devront se frayer leur longue route souterraine, ils retrouveront du moins pour se mettre en marche leurs membres intacts.

Des principaux établissemens de la nouvelle colonie, le voyageur s’en va errer dans les steppes. Je ne sais pourquoi je m’étais toujours représenté les steppes comme de vastes et profondes landes incultes et désertes. Le récit de M. Kohl fait une grande honte à mon ignorance. « Les steppes du sud sont, dit-il, le magasin de la cavalerie russe. C’est de là que le gouvernement tire non-seulement les meilleurs chevaux, mais les meilleurs cavaliers. La plupart des hussards, lanciers et cuirassiers, viennent de là, ainsi que les cosaques, et c’est là que l’on trouve les grandes colonies de cavalerie appelées Posselenije. Le nombre des hommes qui en font partie s’élève à soixante mille. Les villages qu’ils habitent sont tous construits sur un plan uniforme, régulier, et très bien entretenus, les rues bordées d’arbres, les maisons des officiers et des soldats simples, mais propres et pourvues des approvisionnemens nécessaire. Celles des officiers-supérieurs et des généraux font, par leur apparence champêtre, un singulier contraste avec les broderies, les décorations de ceux qui les occupent. C’est une curieuse chose aussi que de voir les soldats, l’uniforme sur le dos, le sabre au côté, conduire comme des pâtres leurs chevaux dans la plaine ou tenir le manche de la charrue. »

L’aspect des steppes est cependant monotone et triste. De tous côtés on n’aperçoit que d’immenses plaines de verdure, parsemées çà et là de quelques habitations ; mais on les traverse avec des chevaux vigoureux qui franchissent les distances au galop comme le cheval de Mazeppa. De temps à autre un effet de réfraction étonne et éblouit les regards. On voit à l’horizon des troupeaux de bœufs qui semblent s’élever dans l’air sous une forme fantastique et flotter dans l’espace. De temps à autre aussi, le voyageur s’arrête surpris tout à coup par le son du cor et les aboiemens de la meute. Les chiens ne se contentent pas ici, comme nos dociles lévriers, de faire lever le gibier, ils se précipitent après les lièvres et les renards jusqu’à ce qu’ils les atteignent ; alors ils les saisissent, les terrassent, les tuent, et attendent les chasseurs qui arrivent à cheval n’ayant plus rien à faire qu’à ramasser les corps des victimes. Il y a, sur le bord du Dnieper, un grand seigneur qui chaque année fait une chasse avec une trentaine de ses voisins, deux ou trois cents paysans, vingt-cinq chameaux, suivi d’un orchestre complet et d’une batterie de cuisine en bon ordre, avec les chefs, les marmitons et les rôtisseurs. Tout le jour on monte à cheval, on chasse, on suit au galop les chiens agiles ; le soir on joue aux cartes et l’on boit du vin de Champagne. Voilà comment les sages habitans des steppes font de leur monotone contrée un véritable Eldorado.

En été, ces immenses plaines sont sillonnées par des caravanes de chariots attelés d’énormes bœufs qui transportent au nord ou au sud les produits du sol. Souvent quarante à cinquante de ces lourds chariots s’avancent l’un après l’autre sur la large route des steppes, et il n’est pas rare d’en voir trois à quatre cents de suite qui s’en vont à Odessa, à Kiew, à Charkoff, à Krementschug. Chaque charretier est chargé de conduire trois ou quatre voitures, et emporte avec lui un coq. Le coq sert d’horloge. Au coucher du soleil, la caravane s’arrête. On dételle les bœufs, on range les voitures en carré, on allume le feu pour le souper ; maigre souper composé d’un peu de bouillie et arrosé de quelques gouttes d’eau-de-vie. À deux ou trois heures du matin, le coq chante, le charretier se lève, prépare son attelage, et la caravane se remet en route.

De ce tableau des steppes, nous passons à celui d’Odessa. L’auteur décrit longuement l’aspect imposant de cette ville, les belles rues pavées de pierres d’Italie, les grands hôtels nouvellement construits, les bazars grecs et les magasins français, le mouvement de la bourse et du port. Odessa est la troisième ville de commerce de la Russie, Pétersbourg la première, et Riga la seconde ; viennent ensuite Taganrog, puis Archangel.

Chaque année, il arrive dans le port d’Odessa six à huit cents navires. En 1837, on y compta 213 bâtimens autrichiens, 161 sardes, 121 anglais, 80 grecs, 9 français, 8 turcs. Ce calcul donne la mesure des rapports commerciaux qui existent entre Odessa et les différentes nations. Outre ces grands bâtimens étrangers et les navires frétés à Odessa, il faut compter encore quatre à cinq cents bâtimens employés au cabotage. Mais ce cabotage se fait parfois d’une étrange façon. La plupart des bâtimens que l’on y emploie sont conduits par les marins les plus maladroits et les plus inexpérimentés. La première chose qu’ils font, dit M. Kohl, quand il survient un orage, est de jeter en toute hâte à la mer une partie de leur chargement. Si cette habile précaution ne suffit pas, si l’orage continue, ils abandonnent le navire à la garde de Dieu, et tombent à genoux, les bras en croix, devant leurs images de saints. Or, comme ces prières, si ferventes qu’elles soient, ne remplacent pas toujours une bonne manœuvre, il en résulte que le cabotage est chose fort chanceuse dans le commerce d’Odessa, et qu’on n’assure pas une des cargaisons qui lui sont confiées à moins de 7 à 8 pour 100.

Jamais la prospérité d’Odessa ne fut plus grande qu’en 1815 et 1820. Les négocians ne parlent de cette époque qu’avec un amer regret. Tandis que le mouvement commercial de leur ville diminue au lieu de s’accroître, il paraît qu’elle progresse en immoralité, j’allais presque dire en civilisation. « On ne s’imagine pas, disait un jour un marchand d’Odessa à M. Kohl, comme on est ici trompé à chaque coin de rue, à chaque pas. Je ne sais ce qui se passe ailleurs, car je n’avais que six ans lorsque mon père m’amena dans ce pays ; mais je sais ce qu’il en est de notre ville, et, si les autres lui ressemblent, le monde ne vaut pas mieux que Sodome et Gomorrhe. D’un bout à l’autre, Odessa n’est qu’une cité de fraudes ; il n’y a pas ici deux pierres qui reposent honnêtement l’une sur l’autre, et, si Dieu veut être juste envers cette ville, il n’en épargnera pas la plus petite partie. »

Autour d’Odessa on retrouve plusieurs populations anciennes, toutes différentes l’une de l’autre. Près de la ville est une colonie de sectaires qu’on appelle les vieux croyans russes, qui jadis abandonnèrent leur pays, où ils n’étaient pas libres de suivre leur culte, et se mirent sous la protection de la Turquie. Par suite d’un nouveau traité politique, ils sont devenus Russes, et restent comme par le passé fidèles à leurs pratiques religieuses. Dans chaque habitation on trouve une image de saint placée sur un piédestal, dans la chambre la plus élégante, et ornée avec un soin pieux. Nuit et jour une lampe brûle devant cette image vénérée, et la famille lui offre des fruits et des fleurs. Les vieux croyans sont honnêtes et hospitaliers, ils accueillent avec bonté le voyageur, et tâchent de lui rendre leur demeure agréable. Seulement, il ne faut pas qu’il se permette de fumer, car l’Écriture a dit : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’ame, c’est ce qui en sort. » La fumée de tabac sort de la bouche ; donc la moindre pipe, le petit cigarre, offensent Dieu et laissent une tache sur l’ame.

Près du golfe d’Odessa, à l’embouchure du Dnieper, sont les Troglodytes, qui habitent encore dans la terre comme ceux dont parle Hérodote, c’est-à-dire que leur demeure est creusée à cinq ou six pieds dans le sol. Le toit, recouvert de gazon, s’élève seulement comme un tertre incliné au-dessus du niveau de la prairie, en sorte que de loin toutes les habitations ressemblent à des ondulations de terrain. Les animaux sont également parqués à cinq ou six pieds dans la terre. Chaque espèce de bétail a son trou séparé, et entouré d’une palissade, mais sans toit, ce qui en hiver est fort triste à voir.

Non loin de là, sur la côte de Crimée, les habitans passent la moitié de leur vie en plein air. Là les maisons sont petites, peu confortables, malpropres, mais le toit est large et riant, aplani comme une terrasse, ombragé par des arbres. Le toit est la partie essentielle de l’habitation. C’est là qu’on sèche les fruits et le grain ; c’est là que les femmes se réunissent pour travailler, et que les hommes se font des visites. Le pays est riche et fécond, et occupé encore en grande partie par les tribus tartares, restes du grand empire gouverné autrefois par des khans, et réuni, en 1783, à la Russie. Le peuple est intelligent, et a déjà certaines habitudes de luxe, indice matériel de civilisation. M. Kohl, en traversant un de ces villages tartares, entra un jour dans une habitation pour y demander l’hospitalité, et trouva un jeune couple qui parlait français. C’était un honnête Champenois qui était venu là avec sa femme établir une fabrique de vin de Champagne. Ce premier essai ayant réussi, il avait étendu le cercle de ses expériences, et mettait en bouteilles du vin de la côte de Crimée, qu’il baptisait à volonté du nom de vin de Bourgogne, vin muscat, vin de Porto, etc. Le commerce allait fort bien. Le mari s’applaudissait de son ingénieuse invention, mais la femme regrettait les plaines de Reims, les côteaux d’Aï, et, en aidant mousser dans les verres de ses hôtes son faux vin de Champagne, s’écriait avec un soupir : « Ah ! la France, la belle France ! »

Il y a encore dans cette contrée quelques descendans fort riches des anciens seigneurs tartares. L’un, entre autres, est renommé pour ses habitudes hospitalières ; il s’appelle Méhémet-Mirza. Son origine remonte très haut, et sa fortune est immense. Il a fait bâtir, dans une de ses propriétés, une vaste maison pour servir d’asile aux voyageurs. L’édifice est divisé en deux parties, l’une meublée à la manière européenne, l’autre entourée de divans et ornée de tapis, selon l’usage des maisons tartares. L’étranger qui passe par là n’a pas besoin de recommandation ; il entre, et trouve le lit préparé, la table mise et des domestiques pour le servir ; c’est comme un conte de fées. Le fils de ce seigneur qui exerce si royalement l’hospitalité, est officier dans un régiment russe. Un jour, en revenant de Pétersbourg, il racontait avec bonheur que l’empereur l’avait reconnu, et avait daigné monter son cheval. Voilà où en est venu l’esprit indépendant et rebelle des vieux chefs de la race tartare. Dans un autre village tartare, nommé Apalakka, il y a aussi un seigneur célèbre par sa richesse. Celui-ci emploie ses immenses revenus à faire construire un château gothique en marbre vert. Le plan seul de cette construction lui a coûté 60,000 roubles. L’édifice entier coûtera plus de sept millions. Les appartemens de cette somptueuse demeure n’étaient pas encore achevés lorsque l’impératrice témoigna le désir de la visiter. Il fallut à la hâte paver, meubler, dorer ; on envoya chercher en poste les ouvriers d’Odessa ; on mit en réquisition les paysans des environs. Il en coûta 250,000 francs au noble comte pour préparer en quelques semaines une sorte de décoration factice, qu’il fallut détruire aussitôt après le départ de l’impératrice.

En longeant toujours la côte de Crimée, le voyageur arrive à Baktschisaraï, ancienne capitale de ces dernières tribus de l’empire mongol, qui étendaient leur domination jusque sur les bords du Dnieper et du Wolga, et qui ne furent assujetties que par Catherine. — C’est là, rapporte M. Kohl, c’est dans cette ville de Baktschisaraï, sur la limite des steppes et des montagnes, que vivaient jadis ces khans redoutables qui chaque été faisaient trembler les czars, et dont les Russes, les Polonais, les Turcs, briguaient avec zèle la faveur. C’est à l’entrée de ces montagnes que se rassemblaient ces hordes farouches qui, pendant des siècles, ne laissèrent pas, à plusieurs centaines de lieues de distance, une seule charrue labourer le sol. Les Tartares ont encore pour l’ancienne résidence de leurs chefs une prédilection et un respect particuliers, et les Russes ménagent ce sentiment d’affection chez un peuple qui n’est plus à craindre. Ils semblent même lui abandonner exclusivement cette cité de ses pères. Si l’on excepte quelques fonctionnaires russes, toute la population de Baktschisaraï est tartare. La ville a reçu, en différentes occasions, de nouveaux priviléges, et la demeure des khans a été non-seulement conservée avec soin, mais embellie. On ne voit point là de ruines, ni de traces de dévastation. Les rues sont très peuplées ; le bruit des timbales, le chant et la musique y retentissent sans cesse. Dans les boutiques, on trouve tous les produits de l’industrie turque et tartare ; dans les cafés, une foule oisive et heureuse qui passe une partie de la journée sous de riantes galeries, et çà et là des visages et des costumes de toute sorte, des familles de bohémiens, des hadjis qui ont fait le pèlerinage de la Mecque et qui en rapportent le turban blanc, de belles femmes grecques des colonies au visage bruni par le soleil et aux cheveux noirs comme l’ébène, quelques femmes russes couvertes de vêtemens bigarrés de couleurs éclatantes, des Tartares de la plaine qui se distinguent, par leur allure et leurs habits, de ceux de la montagne. Au milieu de cette foule si variée et si pittoresque, on voit s’avancer une troupe de chameaux aux jambes fatiguées, au regard abattu, qui reviennent d’un long voyage, apportant sur leur dos une lourde cargaison ; et, de temps à autre, apparaît une femme tartare, couverte d’un voile blanc, qui s’avance timidement, la tête baissée, et disparaît comme une ombre.

L’ancien palais du khan, meublé de nouveau à la manière orientale, est magnifique à voir. Devant une de ses façades s’étend une large terrasse couverte de fleurs, d’arbustes et de ceps de vigne. Dans le vestibule s’élèvent des fontaines de marbre ornées d’inscriptions pompeuses. L’une s’appelle la fontaine d’Or, et sur le bassin on lit ces mots gravés en caractères arabes : Gloire au Dieu suprême ! La face de Baktschisaraï a été embellie par les soins salutaires de l’illustre khan Krim-Geraï, car c’est lui qui, de sa main généreuse, a apaisé la soif de son pays, et qui projetait encore de plus grands bienfaits si Dieu voulait lui venir en aide. C’est son regard subtil qui découvrit cette source précieuse d’eau de cristal. S’il existe sur la surface du globe une autre fontaine pareille à celle-ci, qu’elle se montre ! Il y a bien des merveilles dans les villes de Syrie, mais rien de semblable à celle-ci. »

Un autre de ces orgueilleux bassins s’appelle la fontaine de la Flûte. Mais chaque fois que les étrangers visitent le palais, le Tartare qui les conduit les mène silencieusement vers un large bassin de marbre isolé des autres, imposant et triste. Il leur montre la douloureuse inscription gravée sur ce monument, et leur raconte l’histoire de Maria Potocka. C’était au temps où les hordes de Tartares s’élançaient sans cesse comme des oiseaux de proie dans les contrées voisines. Un jour, un de leurs chefs les plus valeureux et les plus farouches, le célèbre khan Mengli-Geraï, les entraîne en Pologne, ravage les domaines du comte Potocka, enlève ses bestiaux, pille sa demeure. Le comte est tué, la comtesse n’échappe que par la fuite à une mort certaine, et leur fille Maria devient la proie du terrible khan. C’était une jeune fille d’une admirable beauté. Son ravisseur devint amoureux d’elle, amoureux tendre, timide, respectueux, chose inouie jusqu’alors dans son riche sérail. Au lieu de commander comme il en avait l’habitude, il pria ; au lieu de tirer le sabre pour se faire obéir, il tomba à genoux ; mais ni ses soins empressés, ni ses supplications, ne purent vaincre les résistances de Maria et éloigner de son esprit la haine et l’horreur qu’elle éprouvait pour le meurtrier de son père. Cependant le prince, obstiné à poursuivre cette difficile conquête, oubliait les trésors de son harem, les regards voluptueux qu’il venait, au retour de ses campagnes, chercher avec bonheur, les femmes qu’il avait le plus aimées. L’une d’elles, révoltée de ses dédains, et en devinant la cause, résolut de se venger. Pour mieux assurer sa vengeance, elle se rapprocha de son innocente rivale, lui témoigna publiquement la plus vive affection, puis, un soir, la poignarda à l’écart et l’ensevelit dans le jardin, à l’aide de ses compagnes. Le khan ne tarda pas à découvrir le crime qui venait de lui ravir celle qu’il adorait. Dans sa fureur, il fit mourir toutes les femmes qui avaient aidé à ensevelir Maria, et traîner à la queue de ses chevaux celle qui l’avait poignardée ; puis il éleva un mausolée de marbre à la mémoire de la jeune Polonaise, et l’appela la Fontaine des Larmes.

Le cimetière où sont enterrés les khans a été, comme leur palais, respecté par les Russes et orné avec un soin pieux par les Tartares. « La nation russe, qui a, dit M. Kohl, un grand avenir devant elle, ne se soucie pas du souvenir sentimental, s’occupe de ce qui vit, et oublie les morts. Les Tartares, au contraire, honorent ceux qui ne sont plus. Ainsi, après avoir vu à Moscou la sépulture des czars, monument en pierres brutes construit de telle sorte qu’il pourrait faire sortir avec indignation de sa tombe un homme de goût, nous admirions la riante situation et les beaux mausolées du cimetière tartare. »

Quelques-uns des khans sont ensevelis avec une partie de leur famille dans de larges édifices, d’autres dans un sarcophage de marbre blanc sculpté avec art, entouré d’arbres et de rameaux de vigne. Chacun de ces princes, en choisissant la forme de son tombeau et le lieu de sa sépulture, a pris soin d’expliquer l’idée qu’il y attachait. Celui-ci a voulu reposer en plein air, afin, dit-il, de pouvoir contempler librement, du fond de son cercueil, la beauté du ciel, la demeure de Dieu. Celui-là, au contraire, a demandé à être renfermé dans une enceinte de murailles, ne se jugeant pas digne de jouir du plus petit rayon de Dieu. Cet autre fait planter un cep de vigne à l’endroit où est placée sa tête, pour compenser par les fruits de la mort la stérilité de sa vie. Son monument est disposé de façon à recevoir la pluie, et porte cette humble inscription : « Le khan Sélim-Geraï a choisi cette place pour que l’eau du ciel le lave avec le temps de la souillure de ses péchés, qui sont aussi nombreux que les gouttes de pluie qui peuvent tomber d’un nuage. »

La mosquée du palais est la plus grande qui existe dans la ville ; mais elle est simple et nue comme une église protestante, et ornée seulement çà et là de quelques sentences qui ne dépareraient pas le livre d’un philosophe. Telles sont, entre autres, celles-ci :

« Dieu seul, et nul autre, peut nous montrer à tous le chemin de la vérité. »

« Dans cette vie, comme dans l’autre, on n’arrive au bonheur que par les droites pensées. »

« Dans cette vie comme dans l’autre, chacun de nous ne trouvera la paix et la félicité que dans la solitude. »

Au-dessus du tapis où le prêtre s’agenouille, les regards tournés du côté de la Mecque, on aperçoit trois œufs d’autruche suspendus à la voûte par des cordons de soie. Le mollah, à qui l’on demandait l’explication de ce symbole, répondit : « Quand l’autruche couve ses œufs, elle ne doit pas les perdre de vue, sinon le germe vital qu’ils renferment périt à l’instant. De même les fidèles croyans doivent sans cesse avoir les yeux fixés vers leur but, afin que leur vie ne soit pas un œuf stérile. »

En quittant les côtes de la Crimée, M. Kohl s’avance vers le Caucase. Il y a encore là, dit-il, un demi-million au moins de Tartares, en ne comptant seulement que les hommes et plusieurs princes qui prétendent descendre de Gengiskhan. La plupart sont soumis à la domination de la Russie, et leurs fils servent dans la garde impériale. Quelques-uns cependant ont conservé une certaine indépendance, entre autres Didian, prince des Mingrélies. Il a abandonné, pour une pension annuelle de vingt mille roubles, une partie de ses propriétés à la Russie ; il extorque de ce qui lui reste le plus qu’il peut, et quand ses revenus habituels ne lui suffisent plus, il a recours au pillage. Un jour on lui présente un Allemand qui portait le titre de professeur. Le prince, en entendant formuler cette qualification, demande avec colère si Klaproth n’était pas aussi professeur. — Oui, répond l’Allemand. — Ah ! pinta propesser ! s’écrie le Tartare ; c’est une misérable chose qu’un professeur ! Mon fils m’a raconté que ce Klaproh a écrit un livre où il rapporte toutes sortes de faussetés, où il dit que j’administre mal mon pays et que je vole mes sujets. Ah ! indigne professeur ! indigne professeur ! »

Ce petit prince n’est pas le seul dont les pauvres familles sans défense ne redoutent le pouvoir. Dans les montagnes voisines de ses domaines habitent les Zebeldiens, race courageuse et cruelle qui ne vit que de brigandages. Traquée par les soldats russes, elle fuit de ravin en ravin. Vaincue dans un endroit, elle va planter son étendard dans un autre. Du haut de ses pics de roc, elle brave la colère de ses ennemis, et, quand on la croit abattue par une défaite ou découragée par la fuite, elle reparaît tout à coup plus hardie, plus entreprenante que jamais. Malheur à celui qui s’est rendu envers un seul de ses membres coupable de trahison, et à celui qui tombe entre leurs mains ! M. de Maistre nous a tracé un touchant tableau des souffrances auxquelles sont condamnés les malheureux qui deviennent prisonniers dans le Caucase, et M. Kohl rapporte plusieurs faits qui pourraient servir de pendant à l’histoire dramatique du major Cascambo.

Ce que l’écrivain allemand raconte de la tribu des Osses est certainement un des récits de voyage les plus curieux qui existent. Les Osses habitent aussi le Caucase et se distinguent entre les diverses populations de cette contrée par la rudesse et l’étrangeté de leurs mœurs. Ils prétendent que leur tribu n’a jamais été mêlée à aucune autre, et font remonter en droite ligne leur origine jusqu’à un fils de Japhet, qui s’appelait Oss ; de là leur nom d’Osses. Leur langue est une des plus anciennes que l’on connaisse, et renferme un grand nombre de mots radicaux de toutes les langues de l’Europe, si l’on en excepte pourtant la langue française. Il y a un millier d’années que les Osses occupaient une grande partie du Caucase ; ils étaient alors tous réunis sous une même autorité, et faisaient souvent des excursions dans la contrée des Grousiniens et jusqu’en Arménie. Vers la fin du VIIe siècle, ils furent vaincus par une tribu plus puissante que la leur, et se dispersèrent dans les montagnes. À présent, ils n’ont plus de chef. C’est par la langue, les mœurs, les relations de famille qu’ils se tiennent unis l’un à l’autre, et cette union leur donne encore assez de force pour conserver leur entière indépendance à l’égard de la Russie.

Les Russes ont été, il y a long-temps, convertis au christianisme, et d’année en année, de siècle en siècle, ils ont perdu pour ainsi dire jusqu’aux plus simples élémens du dogme évangélique. Ils n’ont plus ni prêtres ni religieuses, et ne respectent que les églises en ruines. En passant devant les prêtres ils se découvrent toujours, devant les églises ils descendent de cheval et s’inclinent. Si on leur demande pourquoi ils agissent ainsi, ils répondent que leurs pères ont fait ainsi, et qu’ils suivent l’exemple de leurs pères. Ils honorent, comme les anciens Lapons, les cimes des montagnes, car ils croient qu’elles sont habitées par les anges. Ils ont une prière singulière dans laquelle ils invoquent d’abord le nom de Dieu. Immédiatement après Dieu viennent saint George, sans doute en sa qualité de chevalier, puis la Vierge et les archanges, le prophète Élie, le Christ, les cimes des montagnes, et enfin les églises des montagnes dont ils implorent la miséricorde.

Ils ne célèbrent qu’un très petit nombre de fêtes, entre autres celle du prophète Élie. Cependant ils ont un certain respect pour le dimanche, et ce jour-là, quelque temps qu’il fasse, soit qu’ils restent chez eux ou qu’ils aillent en voyage, ils ont continuellement la tête découverte.

L’autorité des anciens chefs est remplacée par celle du père de famille. Au milieu de leurs habitudes sauvages et cruelles, c’est une chose touchante que de voir le sentiment de vénération et d’obéissance passive que les Osses témoignent à celui dont ils ont reçu le jour. Plus la famille d’un vieillard est nombreuse, et plus il est considéré. Ici l’on retrouve dans chaque maison ce siége élevé dont il est souvent question dans les sagas scandinaves, et qui existe encore en Norvége dans le district de Bergen, ce siége d’honneur exclusivement réservé au père de famille. Aussi long-temps que le vieillard conserve un souffle de vie, il est le maître absolu. Chacun de ses enfans se soumet sans murmure à sa volonté, et nul d’entre eux n’oserait, de son vivant, demander sa part d’héritage. S’il se commet parmi eux, chose presque inouie, un parricide, la tribu entière se soulève avec un sentiment d’horreur. Le coupable est enfermé dans sa demeure avec sa famille, ses bestiaux, ses meubles, et brûlé tout vivant ; puis sa maison est renversée, pierre par pierre, de fond en comble.

Du reste, les lois sont assez indulgentes pour la rapine et l’assassinat. De même que les anciennes lois islandaises, elles tolèrent les coups d’épée, les blessures et la mort même, moyennant une certaine redevance. Pour expier le meurtre d’un homme ordinaire, il en coûte un certain nombre de bœufs ; pour le chef d’une famille puissante, c’est le double. Celui qui commet un vol à la dérobée doit rendre cinq fois la valeur de ce qu’il a pris, celui qui vole à main armée en est quitte pour une légère compensation. Quand je passais, dit un voyageur cité par M. Kohl, dans un village d’Osses où mon guide avait des ennemis, du plus loin qu’ils pouvaient nous apercevoir, ils accouraient sur leur porte et nous annonçaient leur présence par des balles qui sifflaient fort près de nous. Si notre guide eût été seul, c’en était fait de lui ; mais, comme on le voyait suivi d’une troupe assez nombreuse et bien armée, ses adversaires lui accordaient une trêve, et le laissaient passer, comptant bien le rejoindre plus tard. »

Ces mêmes hommes, si vindicatifs et si cruels dans leur vengeance, sont, à l’égard des étrangers, d’une mansuétude de cœur et d’une complaisance exemplaires. Souvent, s’ils apprennent l’arrivée d’un voyageur de distinction, ils vont au-devant de lui, l’invitent à entrer chez eux, et quelquefois lui offrent des bœufs tout entiers. Ce bœuf est à toi, disent-ils, accepte-le, et viens le manger avec nous. Les devoirs de l’hospitalité sont pour eux d’autant plus doux à remplir, qu’ils leur donnent toujours une raison légitime de faire trêve à leur sobriété habituelle. Les Osses peuvent passer, comme les sauvages de l’Amérique, plusieurs jours sans manger ; mais, dès qu’ils trouvent une occasion de faire gala ils égorgent des bœufs comme les héros d’Homère, et boivent avec une merveilleuse satisfaction la bière et l’eau-de-vie. Ordinairement, avant de commencer le banquet, le plus vieux de l’assemblée se lève, prend d’une main un morceau de chair dans la chaudière, de l’autre un os, et les deux bras ainsi armés, le visage tourné vers l’orient, prononce un grave benedicite.

On remarque chez cette race énergique quelques superstitions assez curieuses, entre autres celle-ci, qui a été observée par plusieurs voyageurs dans d’autres contrées : quand il survient une éclipse de lune, les hommes prennent leur fusil et tirent tant que l’éclipse dure, persuadés qu’un animal monstrueux cherche alors à s’emparer de la lune, et qu’il faut lui faire peur pour qu’il lâche sa proie et s’enfuie. Voici encore un autre trait assez caractéristique rapporté par M. Kohl. Un Osse vient trouver un jeune officier russe et lui dit : « Lorsque vous passâtes ici il y a un an avec votre général Paskewitsch, je louai à un juif qui avait l’entreprise des convois trois paires de bœufs qui appartenaient à mon frère et à moi. Mon frère les suivit et mourut en route. Le juif me ramena les trois paires de bœufs, mais refusa de payer la somme pour laquelle je les lui avais louées, me disant qu’il l’avait déjà payée à non frère. Je le traitai comme un imposteur, et m’en allai avec quelques-uns de mes amis piller sa maison. Nous emportâmes de chez lui tout ce qu’il était possible de prendre, et nous nous partageâmes le butin. Depuis, j’ai appris que le juif avait réellement payé à mon frère la somme dont nous étions convenus. Le sentiment de mon injustice à son égard et du tort que je lui ai fait me pèse sur la conscience. J’ai déjà voulu plusieurs fois lui rendre la part de butin qui m’était échue en partage, mais il veut avoir aussi celle dont mes amis se sont emparé. Je vous en prie, dites-lui d’accepter mon offre, afin d’apaiser ma conscience. » Le jeune officier s’acquitta fidèlement de cette commission, et le juif lui répondit : Je n’accepterai pas une restitution partielle de ce qui m’a été enlevé, car je l’aurai complètement un jour. Je connais les Osses, l’empire que le remords exerce sur leur esprit, la terreur superstitieuse qu’ils éprouvent quand ils voient qu’ils se sont rendus coupables d’une injustice. Celui-ci voudra me satisfaire, et de façon ou d’autre finira par obtenir de ses amis et par me rendre tout ce qui m’a été volé.

Les Osses mènent une vie sobre ; ils ont peu de besoins et peu de luxe, à part le luxe des armes, qui exerce sur eux un grand prestige. Ils ne sortent pas sans avoir le sabre au côté, deux pistolets à la ceinture, un poignard au flanc, et un fusil sur l’épaule. Si le ciel se couvre, leur seule inquiétude est de voir l’éclat de leurs belles armes terni par la pluie. Rentrés chez eux, il les mettent avec une tendre précaution dans un étui et les suspendent à leur chevet. Outre ces moyens de défense, sans lesquels aucun d’eux n’oserait entreprendre un voyage, ils portent presque tous une cotte de mailles sur la poitrine, un casque de fer sur la tête, un bouclier à la selle de leurs chevaux. Leur adresse à manier le fusil est renommée dans toute la contrée, mais il ne faut pas croire qu’ils s’exercent à tirer à la cible ou à viser le gibier. Ils respectent trop la poudre et le plomb pour l’employer à un tel usage. C’est tout au plus s’ils ne croient pas profaner le canon de fusil en tirant sur des mouflons, des ours ou des léopards. C’est pour leur guerre avec les hommes qu’ils réservent leur adresse et leurs munitions ; c’est pour repousser l’attaque d’un ennemi ou pour se venger d’une offense ; car le sentiment de vengeance est, parmi eux, aussi profond, aussi implacable qu’en Corse, et il y a là des Matteo Falcone et des Colomba qui n’attendent que leur historien. M. Kohl raconte qu’un jour on demandait à un Osse combien d’hommes il avait tués. Le digne montagnard baissa la tête d’un air humble et pudique comme une jeune fille à qui l’on demanderait combien elle a eu d’amans. — Je ne sais pas, répondit-il après un moment de silence. — Allons, compte. — Eh bien ! avec l’aide de mes amis, j’en ai peut-être bien tué une cinquantaine. — Et comment se fait-il que tu vives encore ? — Ah ! quand mes ennemis me suivent comme des chats, je leur échappe comme un renard, et tombe sur eux comme un loup.

En revenant vers l’Autriche, à Bender, le voyageur alla visiter les lieux illustrés par l’héroïque courage de Charles XII. Le peuple a déjà fait de merveilleuses histoires sur ce héros. Il prétend que, dans les ruines de la maison où le vaillant roi de Suède s’était retranché, il y a une grande voûte pleine de trésors gardés par sa fille. La jeune princesse est assise sur des coffres de perles et de rubis, et attend qu’on vienne la délivrer de sa retraite souterraine. Celui qui osera tenter cette entreprise et qui pourra en surmonter les difficultés aura pour récompense la moitié des trésors, la jeune fille en mariage, et, si par hasard il retrouvait encore Charles XII en vie, il pourrait lui demander une part de son royaume.

À Kischenew, M. Kohl admire la promptitude avec laquelle les Russes agrandissent des villes et peuplent des provinces. Quand cette cité de Kischenew leur fut remise par les Turcs, ce n’était qu’une misérable bourgade aussi mal bâtie que mal habitée. C’est aujourd’hui une ville de quarante mille ames, ornée de larges édifices et coupée de nouvelles rues. Il est vrai que les Russes ont trouvé un moyen expéditif de procéder aux reconstructions et embellissemens. Quand l’administration a découvert une façade qui rompt l’alignement ou dépare l’aspect général, elle dépêche en cet endroit un de ses agens qui, sans consulter la fantaisie ou les affections du propriétaire, monte sur une échelle, et écrit en gros et lisibles caractères sur la muraille de la maison proscrite : Maison à abattre d’ici à trois mois. Voilà ce qui s’appelle simplifier la loi d’expropriation.

Le chapitre sur les provinces de Moldavie, Valachie et Bessarabie, est trop court. C’est là une belle et vaste contrée, curieuse à connaître, et bien peu connue encore ; mais M. Kohl ne fait que la traverser et retourne aux steppes, dont il décrit très en détail la température, la végétation et les différens produits.

Le livre de M. Kohl mérite d’être lu. L’auteur a vu beaucoup et raconte avec talent ce qu’il a vu. Il y a de la vivacité dans ses récits, de la couleur dans ses descriptions, et plus de clarté et de légèreté dans son style qu’on n’en trouve ordinairement dans les livres de ses compatriotes. Nous regrettons qu’au lieu de donner à son œuvre toute l’étendue qu’elle pouvait avoir, il en ait d’une main timide restreint les proportions. Au milieu des scènes pittoresques qu’il peint avec habileté, on aimerait à trouver des notions sur l’administration, sur les ressources, sur la force matérielle de ces contrées, dont les historiens grecs et romains nous ont révélé la situation ancienne, et dont on entrevoit à peine l’état actuel. C’est là ce que M. Kohl aurait dû faire, et c’est là malheureusement ce qu’il a négligé. Cependant il expose, à la fin de son livre, l’état social des lieux qu’il a parcourus, il raconte tout ce que les Russes ont fait pour gagner peu à peu les peuples qui les avoisinaient, subjuguer leur indépendance, vaincre leurs habitudes nomades, et toute cette partie de son ouvrage est d’un grand intérêt. Nous en tirerons quelques faits qui méritent d’être cités.

Depuis un siècle la Russie a tous les vingt ans envahi régulièrement une partie de ces terres occupées tour à tour par tant de peuples différens. Elle a d’abord pris, il y a environ cent ans, les domaines situés au bord du Don ; il y a quatre-vingts ans, la nouvelle Russie s’est organisée le long du Dnieper ; il y a soixante ans, les czars sont devenus maîtres de la Crimée. Les terres situées entre le Bug et le Dniester leur appartiennent depuis quarante-neuf ans, celles qui sont situées entre le Dniester et le Pruth, Budeak et la Bessarabie, depuis trente ans. La Russie a tiré, dans l’espace de soixante ans, grand parti de ses steppes jadis si redoutées, et des moissons fécondes et des habitations riantes s’élèvent dans ces lieux où Ovide écrivit ses Tristes, et où tant de malheureux ont souffert les douleurs de l’exil. Les hordes nomades ont disparu de ces contrées, à l’exception de quelques restes peu importans de bohémiens, dont la nature errante et aventureuse ne peut être domptée dans les contrées même les plus civilisées de l’Europe. Les Turcs ont aussi disparu de ces lieux ; ils n’occupèrent, à vrai dire, jamais le pays ; ils surveillaient les steppes, retranchés dans des forteresses au bord des fleuves et le long des côtes. Le caractère sauvage des Tartares du Nogat a également disparu. Les uns ont péri dans leurs guerres avec la Russie, d’autres se sont retirés vers leurs frères nomades, dans quelques provinces de l’Asie. Ce qui reste de ces hordes, jadis si dangereuses, est devenu, dans la Crimée et au bord de la mer d’Azof, une population agricole et laborieuse. Une fois la conquête faite, les Russes, les Cosaques, les Allemands, les juifs, les bohémiens se répandirent dans le pays. On força tous ces nouveaux venus, même les juifs et les bohémiens, à travailler à la terre. Les Arméniens arrivèrent là avec leurs vers-à-soie, les Allemands avec leurs navettes et leurs bêches ; les Italiens et les Français plantèrent la vigne, et la physionomie de la contrée changea complètement. La Crimée devint le jardin de Pétersbourg ; les vallées et les collines du Tschatir-Dagh devinrent le vignoble de Moscou, l’heureux pays où les grands du royaume ont voulu bâtir des villes ; les déserts du Nogat et de l’Otschakow sont devenus le grenier de l’Italie et de l’Angleterre. Plusieurs cités de vingt à soixante mille habitans se sont élevées du milieu des steppes ; les unes déjà vieilles ont été agrandies, d’autres construites tout nouvellement.

L’œuvre de civilisation que les Russes ont accomplie au nord du Pont, ils la poursuivent maintenant au nord du Caucase, de la mer Caspienne, du lac Aral, dans les steppes voisines des Kalmucks et Kirgesses. Quoique l’entreprise soit à peu près achevée dans les steppes du Pont, elle nécessite cependant encore beaucoup de soins et de travail, et il est curieux de voir comment la Russie s’y est prise pour tenter une œuvre aussi difficile, par quelles lois, par quels principes, elle a converti les peuples nomades à la civilisation. Les princes russes avaient assez long-temps baisé la pantoufle du grand khan des hordes d’or de Saraïl et d’Achtuba, ils avaient assez senti les coups de son fouet, pour comprendre qu’ils ne parviendraient à maîtriser cette race sauvage qu’en lui opposant toutes les forces de la civilisation. Moscou avait assez tremblé devant les Tartares qui, tous les dix ans, venaient l’incendier, pour comprendre qu’elle n’obtiendrait une paix assurée que lorsqu’elle aurait changé complètement la nature et les habitudes de ses ennemis. Tandis que, dans les provinces allemandes, dans la Livonie, dans la Finlande, la Russie imposait à ses nouveaux sujets le respect d’une civilisation plus avancée, elle s’efforça, par tous les moyens possibles d’enchaîner au sol ces populations mobiles, fugitives, qui cernaient le sud de son empire, d’arrêter ces débordemens de troupes aventureuses et de les maîtriser. Le recueil des lois de Russie est plein d’ukases, de règlemens, d’instructions sur les moyens de civilisation, de conversion et de colonisation à employer à l’égard des hordes nomades. Comme ces hordes avaient toutes des rapports différens avec la Russie, des mœurs et des croyances différentes, les lois qui leur étaient appliquées étaient toutes aussi d’une nature diverse. Avec les unes, on employait la force, avec d’autres, la persuasion ; celles-ci étaient forcées de se convertir au christianisme, celles-là conservaient leur culte. Chaque population était placée dans une catégorie spéciale, et chaque catégorie traitée selon certaines règles.

Beaucoup de nomades du sud de la Russie, tels que les Tartares de Kasan, d’Astracan, du Taurus, du Nogat, sont mahométans. D’autres, tels que les Grousiniens, Imérétiens et Arméniens, pratiquent le christianisme ; d’autres encore, comme les Karaïtes, sont de zélés sectateurs de la loi de Moïse. Le gouvernement russe respecte les croyances de ces populations, car il admet les trois religions chrétienne, judaïque, mahométane, avec toutes leurs sectes. Plusieurs de ces peuples, tels que les Kalmucks, les Baschkires, sont idolâtres ; le gouvernement tâche de les convertir à la religion grecque-russe, mais sans employer la contrainte. Enfin, il y a dans ces contrées plusieurs tribus dont on ne peut déterminer le culte. Les unes, telles que celles des Kirgesses, mêlent des dogmes mahométans à des habitudes chétiennes ; d’autres s’inclinent devant les églises chrétiennes et en même temps offrent des sacrifices aux génies des forêts et des montagnes ; d’autres enfin ont été tour à tour païennes, mahométanes, chrétiennes, et professent un tel amalgame de principes qu’on ne peut y reconnaître aucun caractère déterminé. Chaque année, le gouvernement envoie dans les steppes des missionnaires chargés d’instruire ces tribus et de les convertir par la persuasion. Dès qu’une communauté se forme, on bâtit une église. Le gouvernement donne lui-même les fonds nécessaires pour cette construction, et quelquefois aussi des vêtemens, de l’argent et d’autres récompenses à ceux qui se font volontairement baptiser. Les prêtres de ces églises fondent des écoles où chaque enfant, à quelque tribu qu’il appartienne, est reçu gratuitement, apprend à lire, à écrite, à compter, et étudie le catéchisme russe. On engage aussi plusieurs habitans des steppes à envoyer leurs enfans à l’école dans l’intérieur du royaume, d’où ils reviennent dans leurs familles convertis à la religion grecque-russe.

Pour amener quelques-unes de ces peuplades à s’occuper d’agriculture, on n’a plus recours à la persuasion, on emploie la force. C’est ainsi que les Tartares du Taurus et du Nogat ont dû s’astreindre à une vie régulière. On leur a bâti des villages, distribué des champs, et ils ont été obligés de les cultiver. C’est le prince Kotschubey qui a employé avec succès ces moyens d’action. Les colons allemands lui ont été d’un grand secours en prenant des Tartares pour domestiques et en les faisant travailler.

Depuis trois siècles la Russie lutte contre les nomades, et le succès de ses efforts date de l’alliance des czars avec les Cosaques, de la soumission de l’Ukraine et de la petite Russie, et surtout de l’époque où toutes les tribus cosaques furent incorporées à l’empire russe. Aussi long-temps que les Cosaques gardèrent une certaine indépendance, qu’ils s’allièrent, comme cela arriva souvent, avec les ennemis les plus déclarés de la Russie, les Polonais et les Tartares, la Russie ne fit dans les steppes que des progrès insignifians. Dès qu’elle eut asservi cette race d’hommes étranges, demi-nomades et demi-agricoles, cavaliers habiles et marchands rusés, elle avança librement dans ses projets de colonisation. Le Cosaque est endurci à la fatigue comme son cheval, et fait de longues expéditions comme le Kirgesse. Dès qu’il arrive quelque part, il s’installe, sillonne la terre, sème du grain, et amasse autour de lui du bétail. Il est avide de commerce autant que de butin, et achète ou vend dans toute occasion. On a souvent cherché l’origine de cette race marchande et soldatesque, incorporée maintenant à la Russie. Les uns la regardent comme un reste des hordes tartares, d’autres pensent qu’elle provient d’une troupe de guerriers aventureux, chassés jadis du milieu de la Russie comme le rebut de la nation. Dans leur langue, dans leurs mœurs et leur caractère, les Cosaques représentent un des anciens élémens d’une branche de la nation russe et slave ; leur alliance avec les Polonais, les Tartares et beaucoup d’autres peuples, leur a imprimé un cachet particulier. Par le sol qu’ils occupent, par leur nature distincte, ils sont comme un intermédiaire entre l’intérieur de la Moscovie et les steppes du sud, et doivent puissamment servir à rallier les deux pays.

L’organisation des Cosaques en troupes légères date de l’époque où la Russie subjugua les Tartares. La Russie s’entoura de lignes de Cosaques comme celles qu’elle conserve encore du côté des provinces non conquises de l’Asie. Dans l’origine, ces lignes s’étendaient du Volga jusqu’au Don et du Don jusqu’au Dnieper, sur les anciennes limites de l’Ukraine. On établit des digues ; on construisit sur différens points des redoutes en bois et en terre, et les Cosaques étaient là pour faire la guerre dans les steppes. Après la conquête de Kasan et d’Astrakan, ces anciennes lignes de Cosaques furent abandonnées et en partie supprimées ; leurs camps et leurs forteresses se changèrent en villes. On voit encore çà et là, dans l’Ukraine, des vestiges de ces anciennes barrières, et maintenant le Caucase, les steppes des Kirgesses, sont entourés de ces remparts de la domination russe.

Ces lignes de Cosaques s’imprègnent peu à peu du caractère des peuples avec lesquels ils sont dans des rapports continus, tantôt d’hostilité et tantôt de paix. Ici ils s’habillent comme des Tcherkesses, là comme des Kirgesses. C’est par le caractère des Cosaques, très peu connu jusqu’à présent, que l’on expliquerait la manière dont ces immenses contrées, enclavées dans l’empire russe, restent soumises à une même volonté et obéissent à une même impulsion. Elles ne peuvent être conquises et maintenues dans l’obéissance que par ces troupes agiles et rapides qui s’en vont si vite de montagne en montagne, de fleuve en fleuve. Les peuplades des steppes humides, des plages glaciales, ne pouvaient avoir de relations commerciales qu’au moyen de ces soldats marchands qui courent d’un peuple à l’autre avec leurs chevaux chargés de toiles et de fourrures. L’agriculture et les élémens de civilisation ne pouvaient être importés dans ces régions barbares que par ces mêmes hommes endurcis à toutes les fatigues, entreprenans et laborieux, qui peuvent tour à tour conduire la charrue et manier le glaive.

La première chose que font les Russes, quand ils veulent détruire les habitudes nomades d’une population, est de lui marquer certaines limites qu’elle ne doit pas franchir. Ils lui assignent des pâturages pour l’été, d’autres pour l’hiver, et, de cette façon, imposent déjà quelque règle à sa vie errante ; puis ils profitent des divisions qui de temps à autre éclatent dans son sein pour entraîner un des partis du côté de la Russie. Ils cherchent aussi à emmener dans l’intérieur de l’empire les principaux membres de cette population et à les retenir comme otages, pour les instruire et les renvoyer dans leurs steppes avec de nouveaux principes. Enfin la Russie essaie de faire naître parmi les hommes des steppes le goût des titres honorifiques et d’éblouir leurs regards par des cordons. Les sultans des Kirgesses et des Tartares qui se distinguent par leur fidélité reçoivent des ordres et diverses qualifications de chancellerie, et c’est chose curieuse de trouver dans de sales tentes de nomades, au milieu d’une assemblée grossière, les titres de conseiller et les croix qui brillent dans nos salons.

Les fonctionnaires russes-cosaques qui sont envoyés dans les tribus alliées de la Russie ne mènent point la vie errante des pâtres ; ils se choisissent une résidence stable, bâtissent une église, un hôpital, une école, une caserne. À ces établissemens se rattachent peu à peu les fils visibles et invisibles du réseau qui se forme et qui doit bientôt envelopper tout le pays.

L’administration de la Russie, dans les contrées qu’elle essaie de réformer, est large et généreuse. À part le monopole du sel et de l’eau-de-vie, elle ne leur impose aucun tribut. Ce qu’un particulier trouve dans sa terre lui appartient sans contestation. Il exploite à son profit toutes les mines qu’il découvre, que ce soient des mines de charbon, d’or, d’argent ou de pierres précieuses. Quelquefois on concède à des hommes industrieux de vastes domaines en leur en assurant la propriété si au bout de dix ou quinze ans ils sont parvenus à les exploiter, à y importer un certain nombre de mérinos, de ruches d’abeilles ou de ceps de vigne. Il y a aussi des récompenses pour ceux qui, étant déjà propriétaires d’un domaine, font quelque notable amélioration. Si un cultivateur se ruine dans ces essais d’exploitation, le gouvernement arrive aussitôt à son secours.

Ce système, qui produit de si grands résultats, a aussi de graves inconvéniens. Tout le monde veut avoir des terres dans cette contrée favorisée, pour obtenir les bonnes graces et les récompenses du gouvernement. Quiconque a un peu d’argent achète à bas prix un petit duché dans les steppes, attire de tous côtés des ouvriers, des artisans, des colons allemands, tartares, russes, moldaves, et le voilà s’empressant de défricher le sol, d’amasser des chevaux et des brebis, de planter de la vigne et des arbres fruitiers. Quand il a rempli cette tâche pendant une couple d’années, il embouche la trompette et somme le gouvernement de récompenser ses tentatives et son labeur. On nomme une commission qui va sur les lieux, chargée examiner l’état de la colonie, et cette commission est souvent le jouet d’une foule de supercheries. Le propriétaire achète des arbres et des ceps de vigne, et les plante, pour le jour de l’examen, entre ceux qui ont réellement pris racine dans le sol. Il emprunte à ses voisins des ruches d’abeilles, et les fait passer en revue avec les siennes. Les brebis, après avoir défilé sous le yeux des commissaires, rentrent dans l’étable, en sortent de nouveau, et sont comptées deux fois. La commission, que l’on a soin de traiter avec le plus grand luxe, trouve le domaine superbe, s’extasie sur les merveilles qu’on y a opérées, rédige un rapport emphatique, et le gouvernement achète cinq ou six fois plus qu’elle ne vaut cette propriété trompeuse, ou donne à celui qui l’a exploitée une place, des croix, de l’argent. Malgré ces abus, l’activité et les progrès des Russes dans les steppes sont vraiment admirables. La Russie a opéré là en peu de temps un changement pareil à celui que le gouvernement prussien a accompli dans les sables de Brandebourg, et plus étonnant que celui qu’on observe dans les landes de Lunebourg et dans les marais de Brême. Il y a cent quarante ans, à part les bateaux des Cosaques, nul bâtiment de guerre russe n’avait paru sur la mer Noire. Maintenant une flotte imposante domine tout le Pont, et le pavillon russe est le seul respecté sur ces eaux. Il y a soixante-dix ans, les Russes ne possédaient rien sur les côtes du Pont ; maintenant, sans compter la mer d’Azof, ils ont gagné une étendue de côtes de deux cent cinquante milles. Si de l’embouchure du Danube à celle du Phasis des anciens on tire une ligne droite, cette ligne partage le Pont en deux moitiés : l’une est maintenant toute russe, l’autre n’appartient plus qu’à peine au pacha turc. Il est vrai que la Russie ne possède encore que les plus mauvaises provinces du Pont. Mais les meilleures parties de cette contrée seront pour les Russes une conquête plus facile à faire que celle du Taurus et du Caucase. Ils finiront par prendre le périple de la mer Noire, dont ils occupent déjà plus de la moitié.

Odessa, Taganrog, Ketsch, Ismaël, ne subsistent que depuis quelques dizaines d’années, et déjà ces villes excitent dans toute l’Europe un sentiment de joie ou d’envie. Des relations continues sont maintenant établies entre les ports situés à l’embouchure du Don, du Danube, du Dnieper, et la Grèce, l’Italie, l’Angleterre, par le Bosphore, la Méditerranée et l’Atlantique ; la France seule n’apparaît que rarement dans ces parages. Pour les ports des steppes, la Russie a des traités de commerce avec Naples, la Sardaigne, l’Autriche, l’Angleterre, la Grèce et la Turquie. Les villes de Koenigsberg, Dantzig, Riga, se plaignent déjà du préjudice que leur porte le commerce des steppes.

Après avoir décrit les progrès des Russes dans ces contrées si difficiles à exploiter, M. Kohl pose cette conclusion :

« L’œuvre n’est que commencée ; elle sera couronnée par la possession d’un point important, par la conquête de Constantinople. Une expédition à Constantinople serait ce qu’il peut y avoir de plus populaire en Russie. Les marchands d’Odessa la désirent, parce que les croisades continuelles des flottes anglaises et françaises dans le Bosphore cesseraient de les inquiéter ; l’armée forme depuis long-temps le même vœu. Les Cosaques, à l’époque de leurs brigandages, étaient habitués à s’en aller jusqu’à Stamboul, et dès le temps des Mongols, des flottes russes et des czars russes ont apparu devant cette ville. Les prêtres et le peuple qui leur est attaché, et qui entend toujours parler de l’ancienne mère-église, applaudiraient avec ardeur à la prise de Constantinople.

« La position de la flotte russe à Sebastopol est excellente ; mais si la Russie s’emparait de Constantinople, elle aurait une situation admirable. Elle garderait et dominerait la Méditerranée à l’est, comme les Anglais la dominent à l’ouest par Gibraltar. Les steppes atteindraient alors leur plus haut point de puissance et de prospérité. Le Caucase ne pourrait plus conserver l’espérance de recevoir les secours des Anglais.

« Le voile de la destinée cache encore l’avenir des steppes. Cependant, à voir toutes ces masses de troupes se presser vers le sud de la Russie, on dirait autant d’acteurs habiles armés et préparés à jouer leur rôle. L’Europe entière a les yeux tournés de ce côté. Quelle scène nous verrons quand le rideau se lèvera ! »

Le voyageur s’arrête à ce pronostic d’avenir, et des provinces du sud nous conduit vers celles du nord. Ici c’en est fait de ces riantes scènes qui charment les regards dans les plaines de la Crimée et les vallées du Caucase, de cette riche végétation qui épanouit sous un ciel sans tache, de cette ardente et voluptueuse nature qui amollissait dans leur vie sauvage le cœur même des Tartares. Sur la rive d’une mer sombre, entre Koenigsberg et Pétersbourg, s’étend une contrée froide et humide, traversée çà et là par des marais profonds ou d’immenses forêts de sapins, couverte de neige en automne et de neige au printemps, très belle pourtant, très imposante à voir, l’été, par ses longues nuits lumineuses qui ressemblent au jour ; l’hiver dans le grand silence et la pâle clarté de ses plaines solitaires. Là sont les trois provinces de Courlande, d’Esthonie et de Livonie, où les Russes poursuivent la même œuvre de conquête morale et d’assimilation qu’ils ont entreprise dans les steppes. C’est chose assez curieuse d’observer leurs procédés d’administration et le résultat de leurs efforts sur deux points aussi éloignés et parmi des populations si différentes.

Pour mieux comprendre l’état actuel des provinces de la Baltique, nous devons jeter un regard sur leur ancienne situation, et tâcher de saisir au moins les principaux traits de leur caractère. Les pacifiques tribus qui ont donné leur nom à ces provinces viennent de l’Inde. Les rapports de leur langue avec le sanscrit, plusieurs de leurs traditions et plusieurs symboles défigurés de leur mythologie, le prouvent évidemment. Mais nulle histoire n’est, à son origine, plus obscure, plus dénuée de toute espèce de documens que la leur. On ne sait ni comment ces tribus, distinctes des races germaniques et scandinaves, sont arrivées dans le nord, ni ce qu’elles ont fait pendant des siècles. Plus tard, cette histoire se déroule, comme une timide chronique, année par année, sans mouvement et sans éclat. Les Lettes sont d’une nature molle et résignée ; les Esthoniens ont plus de vigueur ; cependant ni l’une ni l’autre de ces deux races n’a pu défendre son indépendance. Elles ont été tour à tour maîtrisées par les chevaliers de l’ordre teutonique, par les Polonais, par les Suédois, par les Russes, de plus dominées sans cesse par les Allemands. Il en a été à peu près de même de la Courlande. Je ne crois pas qu’il existe dans les annales du monde entier un tel exemple de passivité. À travers leurs différentes phases historiques, ces peuplades primitives ont conservé un caractère, une langue et des souvenirs à part. Leur tête a plié sous le joug étranger, leur esprit a gardé une forte empreinte de nationalité. Il y a là des traditions mythologiques que le christianisme n’a pu effacer, des chants poétiques qui se perpétuent de génération en génération, des superstitions naïves et enfantines implantées au foyer de la famille, des coutumes qui ont la touchante simplicité des temps anciens. Nous avons nous-même étudié les vestiges de cette poésie populaire si originale et si variée des Lettes et des Finnois, au bord du golfe de Bothnie et près de Torneo. Nous nous bornerons aujourd’hui à suivre le voyageur allemand, à indiquer les principaux traits de mœurs des populations qu’il visite, leurs progrès industriels et leur état social.

Les mœurs des Lettes sont surtout remarquables par leur nature primitive et candide. Les Lettes sont les frères des Lithuaniens, mais il y a entre ces deux tribus, sorties d’une même souche, une grande différence. Autant les Lithuaniens sont vifs et fougueux, jaloux de leurs priviléges, intrépides défenseurs de leur liberté, autant les Lettes sont doux et pacifiques, soumis au maître qui les gouverne, et résignés à leur destin. Ils occupent les bords de la Dvina, le sud de la Livonie et une partie de la Courlande. Leur pays est pauvre, mais cultivé avec soin, partout où il est réellement cultivable. En certains endroits, il produit du chanvre, du lin, de l’orge ; dans d’autres on ne trouve que des landes arides, des marais fangeux et des bouleaux. La nécessité, mère de l’industrie, a appris aux Lettes à employer utilement cet arbre infructueux : avec les feuille ils fabriquent de la teinture et de la potasse, avec l’écorce des vases et des corbeilles ; des rameaux ils tirent un suc âcre et rafraîchissant, et ils emploient le tronc et les branches à faire toutes sortes de meubles. Leurs habitations ressemblent à celles des Finlandais. Elles se composent d’un corps-de-logis principal, et d’une demi-douzaine de petites cabanes en bois qui ont toute une destination particulière. Leurs vêtemens sont faits d’étoffe de laine grossière ou de peaux de mouton. Ils construisent eux-mêmes leurs maisons, façonnent leurs charrues, leurs meubles, tissent et taillent leurs vêtemens ; car, dans les vastes campagnes qu’ils habitent, il n’y a point d’ouvriers proprement dits ; les paysans doivent faire tour à tour, selon les besoins du moment, le métier de charron, de charpentier, de tailleur et de cordonnier comme dans les pâturages rocailleux de l’Islande. Toutes les maisons sont dispersées à travers champs et éloignées l’une de l’autre. Les habitans d’un district, les membres d’une même famille, se réunissent à certaines époques solennelles, à Noël, à la Saint-Jean, au jour des funérailles ou au jour des noces. Là, quand un ami est mort, on le harangue encore en prose et en vers, comme s’il pouvait entendre du fond de son cercueil la voix plaintive et affectueuse qui lui parle. — Pourquoi, lui dit-on, pourquoi nous as-tu quittés si vite, ô toi que nous chérissions ! ta demeure ne te plaisait-elle plus ? Ta place au foyer n’était-elle pas assez chaude, ton lit assez doux, ta jatte de lait assez pure ? Tes enfans t’ont-ils affligé, tes voisins t’ont-ils trahi ? Pourquoi as-tu fermé si vite tes yeux à la clarté du jour, aux champs où paissent tes troupeaux, pour t’en aller dans la nuit sombre d’où l’on ne revient pas ? — Et quand la veuve en habits de deuil, quand les enfans éplorés ont ainsi exprimé leur dernière sollicitude, ils ensevelissent le mort avec ses vêtemens du dimanche, afin qu’il se présente d’une manière convenable aux yeux de Dieu. Quelques-uns placent dans sa tombe un morceau de pâte qui a la forme d’une échelle, pour l’aider à monter au ciel, et une bouteille d’eau-de-vie pour lui donner des forces pendant sa longue route.

Leurs cérémonies de fiançailles ont le même caractère naïf et touchant. Quand un jeune homme a fait son choix, il prie un de ses amis d’être son avocat, et d’aller présenter sa demande. Le délégué arrive dans la famille, qui sait déjà l’objet de sa mission. Il célèbre, dans un long épithalame, les vertus de celui qui l’envoie et les vertus de celle qu’il vient chercher. Là-dessus, on lui montre l’une après l’autre plusieurs jeunes filles. Il fait prudemment l’éloge de chacune d’elles, et ajoute : Je ne vois pourtant pas celle que je cherche ; il doit y avoir encore par là, dans quelque chambre retirée de la maison, une aimable colombe, une douce brebis ; c’est celle-là que je voudrais voir. Après une foule de réponses évasives, d’excuses, de réticences, la fiancée arrive enfin, précédée et suivie de deux de ses amies portant des flambeaux pour la montrer dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa virginité. L’avocat lui offre avec mille complimens enthousiastes un verre de bière ou d’eau-de-vie, et, si elle accepte, les fiançailles sont conclues, le mariage est décidé.

Dès ce jour, le fiancé peut venir librement dans la maison, et il vient, monté sur un cheval qui n’est ferré qu’à demi, afin que de loin sa bien-aimée reconnaisse ses pas au clapotement des fers de son coursier. Quand il retourne dans sa famille, après avoir obtenu un doux serment d’amour, il noue la queue de son cheval ; les femmes qui le voient passer avec ce signe de bonheur s’approchent de lui et lui adressent un chant de félicitation.

Le jour du mariage, la jeune fille porte sur la tête une couronne d’argent, surmontée de plusieurs pièces de métal qui ressemblent à des épines, image des épines qu’elle doit savoir porter comme épouse et comme mère. Elle s’avance au milieu des siens, la tête baissée, le visage triste, car elle ne doit songer en ce moment qu’à la douleur de quitter la maison paternelle, de renoncer à son insouciante vie de jeune fille pour entrer dans une demeure étrangère et commencer une vie nouvelle. Ses compagnes, groupées autour d’elle, l’encouragent et lui promettent un doux avenir, mais elle semble ne pas entendre leurs paroles, et, lorsqu’après le tumulte du festin et de la danse, l’instant arrive où elle doit dire adieu à ses parens, elle se retire une dernière fois dans sa chambre, et on la trouve pleurant sur son lit. On l’emporte sur le char qui doit la conduire dans la demeure de son époux. Elle s’assied, les yeux bandés, auprès de sa belle-mère. La voiture est toute drapée de blanc ; le collier du cheval, couvert d’étoffes de diverses couleurs, est orné de petites clochettes dont le bruit attire l’attention des passans. Quand elle entre dans sa nouvelle habitation, on lui présente un morceau de pain qu’elle partage avec son époux, pour montrer que désormais ils doivent l’un et l’autre mettre en commun tout ce qui leur appartient, et le lit nuptial est préparé dans la chambre où l’on garde les provisions, pour donner aux jeunes époux un présage de prospérité.

Dans l’Esthonie, les cérémonies des fiançailles sont à peu près les mêmes. Quelquefois elles entraînent encore plus de formalités. L’avocat du fiancé se présente dans la famille de la jeune fille, sous le prétexte de chercher un agneau qu’il a perdu, un poulain qui lui a été enlevé, puis il offre une bouteille d’eau-de-vie aux parens, et si le père et la mère refusent de boire, c’en est fait de ses prétentions. Il faut qu’il se retire. Le jour où l’époux emmène sa femme chez lui, le cortége s’arrête auprès des lacs, des chênes, des sources d’eau vive qu’il rencontre sur sa route, et offre des présens aux génies qui les habitent, pour les rendre favorables aux nouveaux époux. La fiancée est couverte d’un long voile, pour cacher les larmes qu’elle doit verser en quittant sa famille. Quand elle revient de l’église, on répand sur sa tête et sur celle de son époux une poignée de grains d’orge, et tandis que ses compagnes dansent et chantent autour d’elle, on lui met entre les bras un enfant auquel elle donne une paire de bas. Puis le chevalier d’honneur de son mari lui place trois fois un chapeau sur le front, et trois fois elle le rejette, pour montrer qu’elle proteste contre la domination de son époux, mais qu’en même temps elle s’y soumet, et le même représentant du symbole conjugal lui donne un soufflet pour lui faire reconnaître cette domination de la manière la plus irrécusable. Le soir, elle distribue des présens à tous les convives, qui lui donnent en échange de ce témoignage d’affection des brebis et des ruches d’abeilles. Le lendemain on la conduit en chantant dans les diverses parties de sa nouvelle habitation, et son premier soin est de balayer le four aux yeux de tous les assistans.

Dans la Courlande, les mœurs sont moins naïves et plus riantes. Mittau, capitale de cette province, est habitée en grande partie par une noblesse riche, animée tout l’hiver par des courses en traînaux, des bals parés, des réunions brillantes. On dirait que la cour de Louis XVIII, en quittant cette ville, y a laissé le goût de son élégance et de ses habitudes aristocratiques. À quelque distance de là on trouve, dans de vastes domaines, de grands seigneurs qui exercent l’hospitalité avec un fastueux abandon. Là, tout étranger est le bien venu. Il est accueilli avec empressement et traité avec cordialité. Il occupe la plus belle chambre du château, il commande, et tous les valets sont à ses ordres. On le promène en voiture de domaine en domaine, de famille en famille, partout on court au devant de lui, on lui tend une main affectueuse, car c’est le voyageur qui apporte les récits d’une autre contrée ; c’est l’étranger, c’est l’hôte, comme dirait Homère, qui vient au nom des dieux.

Quelques usages anciens font un singulier contraste avec ces mœurs hospitalières ; tel est, par exemple, le droit d’épaves ou le droit de bris et naufrage, pour me servir des termes de notre ancienne loi. Ce droit existe encore sur toute la côte de Courlande, sur celle de Livonie, d’Esthonie, et il est même consacré par des règlemens. Les terrains situés au bord de la mer sont assez infructueux ; il faut bien, disent les bonnes gens, que les propriétaires trouvent dans les flots une compensation à l’aridité de leurs champs, et quand la mer est par trop débonnaire, ils aident un peu au naufrage. Il y avait, assez récemment, à Dagoe, un digne gentilhomme, fort respectable à tous égards, incapable de dérober un brin de chanvre à son voisin, et qui ne se faisait nul scrupule d’allumer, dans les nuits d’orage, deux innocens fanaux pour amener les navires de son côté et les faire échouer sur l’écueil. Jadis les habitans de la côte, moins patiens que ceux d’aujourd’hui, mettaient leur embarcation à la mer et allaient eux-mêmes chercher leur proie, trouvant que l’orage et la vague ne la leur livraient pas assez vite. Leurs descendans se contentent de l’attendre sur la grève, et de temps à autre lèvent vers le ciel un regard suppliant. Il n’y a pas plus de cinquante ans que les prêtres, après avoir appelé toutes les bénédictions de Dieu sur la communauté, ajoutaient à la prière du rituel : Puisse notre père céleste nous accorder, dans sa tendresse infinie et sa miséricorde, une bonne année de naufrages !

La vie de chasseur donne aussi aux Courlandais je ne sais quoi de rustique et d’un peu sauvage. Beaucoup d’entre eux se construisent une cabane dans un lieu désert et passent des mois entiers, tantôt à l’affût, tantôt à la course ; d’autres chassent intrépidement toute l’année. Chaque gentilhomme a le droit de chasser quand bon lui semble, où il veut, sur les terres d’un autre comme sur les siennes, seul ou avec une suite, et il y a des nobles ruinés qui gagnent leur vie en faisant partager ce privilége à de riches bourgeois, en les emmenant chasser de côté et d’autre sous l’égide de leur gentilhommerie. Les forêts de ces provinces sont pleines de loups. On en tue quinze cents par an dans la Livonie ; M. Kohl calcule qu’il doit bien y en avoir un million dans les divers gouvernemens de la Russie méridionale. L’élan et l’ours se montrent aussi très fréquemment. Il y a même une famille en Courlande qui doit son existence à un ours et qui porte le nom de ce redoutable animal. La tradition populaire qui a consacré ce fait remonte très haut et ressemble beaucoup à celle de Romulus. Nous la rapportons telle qu’elle existe dans les habitations champêtres de la Courlande. C’était au temps d’Attila. Le chef d’une troupe de Vestrogoths venait de soutenir une lutte acharnée contre les hordes barbares du grand dévastateur. Sa femme, ne le voyant pas revenir, s’en va tremblante et éplorée le chercher de toutes parts, et le trouve enfin couvert de blessures, étendu mort parmi les morts. Saisie de douleur et d’effroi, elle tombe sans force à côté de lui, et en mourant elle enfante un fils. Vers le soir, les loups, les ours, les renards, attiré par l’odeur des cadavres, accourent sur le champ de bataille. Une ourse aperçoit l’enfant couché sur le sol, entre son père et sa mère, le prend avec douceur et l’allaite. Quelques jours après, des habitans de la contrée le recueillirent et l’élevèrent. L’orphelin enfanté par une mère mourante sur le cadavre de son père, et nourri par une ourse, devint un guerrier illustre et le chef d’une famille nombreuse.

Dès le XIIIe siècle, les Lettes, les Esthoniens, conquis par les Allemands, furent tous traités comme des créatures d’une nature très inférieure et déclarés serfs. En vain essayèrent-ils de secouer le joug de ces maîtres orgueilleux qui leur prenaient leur terre et les forçaient à la cultiver, en vain le pape lui-même essaya-t-il de les secourir dans leur asservissement. Ils étaient vaincus, subjugués, et ils subissaient dans toute sa rigidité la loi du vainqueur.

Sous la domination de la Pologne et de la Suède, leur sort s’adoucit. La noblesse livonienne fut invitée officiellement à traiter ses paysans avec moins de dureté ; un de leurs gouverneurs voulait remplacer par une amende la peine corporelle, qui leur était infligée ; un autre avait conçu plusieurs projets d’amélioration qui malheureusement ne furent jamais exécutés. Le règne de Gustave-Adolphe fut pour ces malheureux un temps de bénédiction. Il diminua leurs charges, leurs corvées, abolit l’autorité arbitraire des nobles, et la remplaça par celle d’un tribunal régulier. Il accorda même aux anciens paysans de chaque district le droit d’assister à certaines délibérations, et d’y exprimer leur opinion. La mort le surprit au moment où il allait peut-être prononcer l’entier affranchissement des serfs, et les guerres de Charles XII plongèrent les paysans de la Baltique dans une misère plus profonde que jamais.

Pierre-le-Grand, devenu maître de ces provinces, ne songea qu’à gagner l’affection de la population allemande, flatta la noblesse, et oublia complètement les paysans. Ses successeurs suivirent le même système. Au XVIIIe siècle, il ne restait plus la moindre trace des généreux règlemens que Gustave-Adolphe avait établis en faveur des paysans. Les serfs étaient retombés sous le joug le plus rude, le plus absolu, le plus arbitraire. Catherine II visita leurs provinces en 1754, et fut touchée de leur sort. Le gouverneur Browne prit à cœur leurs intérêts. L’esprit philosophique, qui commençait à se répandre au nord de l’Europe, porta quelques seigneurs à user d’un certain libéralisme envers leurs serfs. La diète des nobles de Livonie décréta même une ordonnance qui adoucissait leur situation. — Mais ce n’était là qu’un commencement très faible d’amélioration qui ne s’appuyait sur aucune base stable, et qui n’eut qu’une courte durée. À la fin du XVIIIe siècle, le mouvement révolutionnaire qui agitait tous les esprit pénétra dans les pauvres cabanes des serfs. Ils crurent que le moment était venu de faire entendre leurs plaintes légitimes à l’autorité supérieure. Ils envoyèrent une députation au gouvernement, et n’obtinrent rien ; une autre à Pétersbourg, et ne furent pas plus heureux. Ils se révoltèrent, et la puissance de la baïonnette les fit rentrer dans la soumission. En 1802, ils se révoltèrent de nouveau ; ils avaient à leur tête un homme intelligent et énergique qu’on appela le Napoléon lette. Ils furent encore une fois vaincus et forcés de courber la tête sous le poids de leurs cruelles institutions.

Cependant, de côté et d’autre, un vif intérêt s’éveillait en leur faveur. Des écrivains dépeignaient en termes touchans la longue et profonde misère de ces milliers d’hommes, condamnés, depuis un temps immémorial, à servir comme des bêtes de somme aux caprices de la noblesse. Le cœur d’Alexandre en fut ému. Il nomma une commission chargée de réformer cet état de choses. L’agitation perpétuelle de l’Europe pendant quinze ans, la lutte qui s’engagea entre la France et la Russie, retarda encore ce projet d’affranchissement des serfs. En 1817, il fut enfin mis à exécution. Tous les serfs des provinces furent divisés selon leur âge en plusieurs classes ; un quinzième de chaque classe devait être affranchi chaque année. En 1831, le dernier quinzième a reçu sa liberté. Tous les paysans ont passé de l’état de serfs à celui de fermiers. Ils ont un contrat avec leurs maîtres, et peuvent, à l’expiration de ce contrat, quitter le sol qu’ils occupent pour porter ailleurs leur industrie.

Voilà ce que la Russie a fait pour la population primitive des provinces de la Baltique, et elle l’a ainsi subjuguée mieux qu’elle ne le fut jamais par les rigueurs d’un gouvernement ombrageux et les canons de ses soldats. Lorsque Alexandre se rendit à Mittau après avoir proclamé son ordonnance d’affranchissement, il put voir lui-même, par les témoignages de reconnaissance que lui adressaient les serfs, délivrés de la glèbe, par le respect et la confiance qu’exprimaient leurs regards et leurs paroles, quel immense ascendant il venait d’acquérir sur ces pauvres et honnêtes tribus d’affranchis. Voyons maintenant quelle est la position de la Russie à l’égard des autres parties de la population, et quels progrès elle a faits parmi elles.

On peut diviser ainsi les divers élémens dont cette population se compose : les cultivateurs, les paysans, les pâtres, sont généralement Esthoniens et Lettes. La classe la plus distinguée, la classe des nobles, des grands propriétaires, des riches marchands, des gens lettrés, des principaux artisans, est presque tout entière allemande. Les petits marchands, les ouvriers de bas étage, les cabaretiers, sont juifs. Il y a çà et là des Suédois, des Lithuaniens, et un petit nombre de Bohémiens. La classe la plus industrieuse, la plus active, qui s’insinue de tous côtés, qui entreprend toute espèce de commerce et de travaux, est russe. La population entière des trois provinces s’élève à un million et demi d’habitans. Dans la Courlande, il y a mille habitans par mille carré ; dans la Livonie, huit cents ; dans l’Esthonie, sept cents. Sur mille habitans, on compte environ neuf cents Esthoniens et Lettes, cinquante Allemands, trente Russes ; le reste est Suédois ou juif. La proportion des nobles aux autres classes de la population est environ d’un sur cent. Les nobles sont exempts de toute charge, de tout impôt. Dans la Courlande, les gens de la petite noblesse jouissent encore d’un autre privilége qui mérite d’être cité. Quand ils sont condamnés par le juge à recevoir la bastonnade, ils ont le droit d’étendre sous eux un tapis, tandis que les paysans, les juifs, les bohémiens, sont couchés sur la terre nue comme de vrais manans.

Les habitans primitifs des provinces de la mer Baltique ont conservé, après leur affranchissement, les habitudes de soumission et de passivité qui les caractérisent ; les Suédois sont en trop petit nombre pour exercer sur eux la moindre influence. Les juifs ne jouissent d’aucun privilége ; ils sont seulement tolérés. La population se sert d’eux et les méprise. Le gouvernement les traite sans pitié. Les malheureux, qui le croirait ? subissent encore les mêmes édits de proscription qu’au moyen-âge. L’année dernière, trois cent quarante-une familles juives ont été arrachées des villes qu’elles habitaient dans la Courlande pour peupler les districts déserts des provinces du sud. Les pauvres gens s’en allaient à pied, avec leurs femmes et leurs enfans, regrettant les lieux où ils avaient vécu, les amis qu’ils devaient quitter. Leur arrivée à Mittau excita un profond sentiment de pitié. Beaucoup d’honnêtes habitans de la ville se rassemblèrent autour d’eux, et leur donnèrent de l’argent, des vivres, pour les aider à mieux supporter les fatigues de la route. Ils faisaient dix-huit verstes par jour (environ cinq lieues), escortés par les agens du gouvernement, et devaient marcher ainsi pendant quatre mois. Quand leur rabbin les harangua au moment du départ, il loua avec emphase la sollicitude toute paternelle de l’empereur, et leur peignit sous les couleurs les plus séduisantes la faveur qu’on leur faisait de les déporter. Les malheureux ne demandaient qu’à être privés d’une telle faveur.

La plus grande partie de la population des provinces de la Baltique étant ainsi, ou complètement inerte ou assujettie à des règlemens d’une rigueur extrême, le pays est tout entier livré à l’activité des Allemands et des Russes. Les Allemands l’emportent encore sur leurs rivaux par le nombre, par la position d’aristocratie et de fortune, par leur science et leur littérature. Il y a dans plusieurs villes des provinces de la Baltique des journaux allemands, et pas un journal russe ; une quantité de personnes de la classe moyenne parlent allemand, lisent les œuvres de Goethe et de Schiller ; très peu savent le russe et connaissent Puschkin et Bulgarin. Il n’existe qu’une université pour les trois provinces, et cette université est complètement allemande. Elle fut fondée à Dorpat par Gustave-Adolphe, en 1632, l’année même où le vaillant défenseur de la réforme allait mourir glorieusement sur le champ de bataille de Lutzen. Anéantie par les Russes, qui en 1656 prirent et ravagèrent Dorpat, elle fut rétablie en 1667, transférée trente-deux ans plus tard à Pernau, et réinstallée définitivement dans la ville que lui avait assignée son illustre fondateur. On y compte environ six cents étudians, la plupart Livoniens et Esthoniens, une centaine de Russes, une douzaine de Polonais. Les cours sont faits par quarante professeurs, tous choisis dans les diverses écoles de l’Allemagne, car jusqu’à présent l’université de Dorpat n’a pu elle-même former les maîtres dont elle a besoin. Du reste, ces professeurs ont une existence fort douce. Leur traitement est beaucoup plus considérable que celui des professeurs de Goettingue, de Berlin, et leur tâche beaucoup plus faible. Après avoir passé quelques années à Dorpat, ils achètent ordinairement une propriété à la campagne, et se retirent là avec une pension de retraite très respectable.

Cette université n’est certes pas au niveau des grandes et célèbres universités de l’Allemagne, mais elle est sans contredit la première de tout l’empire russe. Sans être fort active, elle a produit des travaux importans, et a été de temps à autre illustrée par des hommes d’une vraie distinction. L’esprit qui règne à cette école est tout-à-fait allemand ; les professeurs font leurs leçons en allemand, et les livres qu’on étudie le plus sont allemands. Les examens sont très sévères, le titre de docteur ne s’obtient à Dorpat qu’après des épreuves beaucoup plus rigoureuses qu’en Allemagne. Aussi cette université jouit-elle d’une grande considération, non-seulement dans les trois provinces soumises à sa juridiction scientifique, mais dans toute l’étendue du vaste empire russe. Quiconque sort de là comme théologien ou comme médecin est sûr d’être avantageusement placé. Un grand nombre de chirurgiens des régimens russes ont étudié là, et la plupart des pasteurs de communautés allemandes, répandues çà et là dans les différentes villes de la Russie, viennent aussi de Dorpat.

Cependant cette université a réellement peu de ressources scientifiques. Sa bibliothèque ne compte pas même quarante mille volumes, ses collections de zoologie et de minéralogie sont peut considérables ; son jardin botanique est plus riche : il renferme, dit-on, quinze mille plantes. Les ouvrages qu’elle publie chaque année n’accusent pas non plus de grands efforts d’esprit ni une grande fécondité. En 1840, toute l’université enfanta cent quarante livres gros et petits : sept en latin, sept en russe, six en dialecte esthonien, dix huit en dialecte de Livonie, quatre-vingt-quatre en allemand. La plupart de ces ouvrages se composaient de dissertations universitaires, poésies de circonstance, sermons, livres de prière, histoires de la Bible, et autres productions en dehors du domaine littéraire, tels que calendriers, livres d’adresse, comptes courans.

Il y a, dans une ville située à peu près à la même latitude que Dorpat une autre université dont les professeurs ne reçoivent qu’un faible salaire, et qui s’est élevée bien plus haut. C’est l’université d’Upsal. Depuis sa fondation jusqu’à présent, cette université na pas cessé d’avoir des hommes du plus grand mérite, et de travailler avec éclat aux progrès de la science. Elle est pourtant isolée au milieu d’une province assez pauvre, éloignée des contrées les plus actives et les plus intelligentes. À quoi tient cette différence entre deux écoles de la même nature établies dans la même région ? C’est ce qui ne peut être expliqué que par la différence des institutions. À Upsal règnent les institutions d’un gouvernement libéral et progressif, à Dorpat celles d’une autorité craintive et cauteleuse.

La même différence reparaît entre la Suède et la Russie du nord dans tout ce qui tient au développement de l’intelligence et à la propagation des idées. En Suède, il y a plusieurs savantes académies. Dans les provinces de la mer Baltique, on ne trouve que quelques innocentes sociétés dont les travaux sont fort timides. En Suède, il y dans chaque ville un ou plusieurs journaux. Dans les trois provinces russes de la Baltique, il y en a vingt en tout, y compris les feuilles d’annonces.

Quoi qu’il en soit de cet état de choses, et quelles que puissent être ses chances de réforme et d’amélioration, c’est à Dorpat que l’influence littéraire de l’Allemagne sur les provinces russes se manifeste avec le plus d’éclat, et c’est par là qu’elle se propage dans l’intérieur de l’empire. Mais les Russes contrebalancent sur d’autres points cette influence par l’opiniâtreté avec laquelle ils s’insinuent dans le pays, par une nature laborieuse, et leur facilité à faire, selon les circonstances, toutes sortes de métiers.

Partout, assure M. Kohl, où il s’agit d’un travail à exécuter rapidement, les propriétaires choisissent des ouvriers russes qui sont généralement très habiles, et qui s’en vont de district en district, leur instrument sur l’épaule, ne demandant que de l’ouvrage et le faisant avec une rare activité. Les Russes ont encore plus de penchant pour le commerce que pour le métier d’artisan ; ils traversent le pays avec toutes sortes d’objet de quincaillerie qu’ils apportent de Moscou. Les marchés de Dorpat, de Revel, de Narva sont inondés d’une foule de Russes qui apportent des denrées assez mauvaises, mais à très bon marché. Le Russe ne s’en tient pas là, il est entreprenant et se lance dans les spéculations ; tantôt il achètera d’avance la récolte des fruits pour l’envoyer à Pétersbourg, tantôt il se fera adjuger la construction d’un pont ou d’un édifice public. Aujourd’hui il sera employé chez un marchand de Riga, demain cocher d’un gentilhomme ; peu lui importe le changement, pourvu qu’il gagne de l’argent. Le Russe est aussi le pêcheur le plus habile qui existe peut-être dans le monde entier ; s’il jette ses filets dans un fleuve ou dans un étang, il est probable qu’il n’y laissera rien. Dans l’Esthonie et dans la Livonie, quand un propriétaire afferme la pêche d’un de ses lacs, il interdit au fermier la faculté de la faire faire par les Russes. Enfin, les Russes sont d’excellens jardiniers ; ce sont eux qui approvisionnent les villes de légumes. Jour et nuit, ils sont infatigables ; ils travaillent sans cesse tantôt pour mettre leurs plantes à l’abri des rayons du soleil, tantôt pour les garantir du froid. Ils vivent économiquement, se contentent d’un léger bénéfice, et vendent leurs denrées à bas prix.

C’est à Riga surtout qu’il est curieux d’observer la rivalité des Allemands et des Russes, la lutte entre les familles établies là depuis des siècles, jalouses de leurs anciens priviléges, et les familles industrieuses qui viennent journellement s’implanter à côté d’elles. Riga est la seconde ville de commerce de l’empire russe. Fondée en 1200, soumise d’abord à l’ordre des chevaliers teutoniques, elle s’agrandit rapidement, et conquit peu à peu d’importans priviléges. Au XVe siècle, elle avait le droit de battre monnaie, elle entretenait des troupes, elle armait des flottes. Au XVIe siècle, ses bourgeois déployaient dans leurs fêtes, dans leur intérieur, dans leurs voyages, un luxe dont on ne lit pas sans surprise la description dans les vieilles chroniques. Subjuguée d’abord par la Pologne, puis par la Suède, Riga appartient, depuis l’année 1710, à la Russie, et depuis ce temps sa prospérité n’a fait que s’accroître. Treize à quinze cents bâtimens arrivent chaque année dans son port ; son commerce consiste surtout en bois et en chanvre ; on value à 50 millions de roubles le produit annuel de ses exportations.

La ville renferme à peu près trente mille habitans, la plupart Allemands, mais il y a dans les faubourgs une population de vingt mille ames, presque entièrement russe, qui entoure la cité, qui se répand de côté et d’autre, s’établit çà et là et acquiert chaque jour plus d’importance. C’est en petit l’image frappante des envahissemens successifs, des conquêtes de l’empire russe, au nord et au sud, au sein de toutes les contrées qui l’avoisinent. Les vieux bourgeois de Riga luttent de leur mieux contre ce voisinage ambitieux. Ils invoquent leurs droits de maîtrise, leurs priviléges héréditaires ; ils défendent le terrain pied à pied ; mais ils ont beau faire, ils ne parviennent même pas à contenir dans les faubourgs l’inquiète colonie qui les obsède ; elle pénètre dans l’intérieur de la cité, elle s’installe sur le port et à la bourse.

Il existe déjà à Riga un grand nombre de marchands russes ; ces marchands sont en grande partie des serfs qui se sont enrichis par leur étonnante industrie. Il y a parmi eux plus d’un millionnaire qui, en arrivant dans la ville, n’avait pour toute fortune qu’une main habile et un esprit adroit. On ne se figure pas tout ce qu’un Russe intelligent peut faire, même sous le joug de l’esclavage. Il y en a qui vivent là comme des princes ; mais sur leurs portes on lit cette fatale inscription : « Pierre, fils de Paul, serf du comte de N… » Et chaque jour ce signe de servage frappe leurs regards, et chaque jour ils doivent trembler que leur maître ne les force à quitter leurs palais splendides pour retourner à leurs labeurs d’esclaves. Tous font de grands efforts pour obtenir leur liberté ; rarement ils y parviennent. Les grands seigneurs ont pour principe de ne point accepter le rachat du servage. Ils disent à leurs paysans : « Allez où vous voudrez, gagnez ce que vous pourrez, vous resterez serfs, et vous nous enverrez chaque année votre tribut. » Ils sont fiers, du reste, de compter de riches négocians parmi leurs esclaves, et de penser qu’ils pourraient d’un seul mot changer la destinée brillante de ces hommes qui, au sortir de leur pauvre habitation, ont si bien suivi le char de la fortune. Quelquefois ces serfs emploient la ruse pour mettre leur fortune en sûreté ou pour se faire affranchir. On raconte à ce sujet une histoire assez curieuse. Un riche marchand de Riga avait en vain tout essayé pour obtenir sa liberté. Offres d’argent, instances, prières, rien n’avait pu faire fléchir l’obstination de celui dont il dépendait. Ne sachant pas à quel moyen recourir, il avisa un gentilhomme passionné pour le jeu, et déjà à demi ruiné et endetté. Il va le trouver et lui dit : Voici de l’argent, je vous en donnerai tant qu’il vous en faudra, à la condition que vous jouerez avec mon maître jusqu’à ce que vous lui gagniez le domaine auquel j’appartiens comme serf, et alors je ne vous demande que ma liberté. Le gentilhomme accepte le contrat. Le marchand paie des sommes énormes. Enfin une bonne veine arrive : le grand seigneur perd son domaine, et l’heureux serf est libre.

Dans toutes les contestations qui s’élèvent entre les Allemands et les Russes, le gouvernement favorise autant qu’il peu ces derniers. Les grands emplois des provinces de la Baltique sont encore occupés par les Allemands ; mais les douaniers, les agens de police placés sur la frontière et la plupart des soldats cantonnés dans le pays, sont russes. La langue russe commence aussi à se répandre dans l’intérieur des provinces. Tous les employés du gouvernement doivent être en état de parler cette langue. Tous les soldats lettes, esthoniens, incorporés aux régimens russes, l’apprennent pendant leurs années de service. Il y a un maître de langue russe à l’université de Dorpat, et en vertu d’une ordonnance de 1839 il doit y en avoir un dans chaque gymnase et dans chaque école. À partir du mois de décembre 1846, pas un élève ne sera reçu à l’université de Dorpat, pas un étudiant n’obtiendra le titre de docteur, pas un prêtre ou un médecin ne sera placé, s’il ne sait le russe.

Ainsi soutenue par le gouvernement, encouragée par le succès de son travail et de son industrie, la population russe acquiert sans cesse plus de développement dans les provinces de la Baltique. Il y a un demi-siècle que l’on rencontrait à peine quelques Russes à Mittau ; aujourd’hui, on y en compte plus de quinze cents. Depuis un demi-siècle, les rues de Riga sont peuplées de boutiques russes ; les faubourgs de la ville, brûlés en 1812, ont été rebâtis avec un luxe incroyable par des Russes, et la ville de Narva est à présent aussi russe qu’allemande.

Nous avons rapporté, sans y joindre de réflexions, les principaux faits contenus dans les deux ouvrages du voyageur allemand. Ses récits ne peuvent cependant être admis qu’avec de notables réserves. Évidemment, M. Kohl est très dévoué à la Russie, et cela seul doit nous tenir en garde contre tout ce qu’il raconte sur la prospérité et le développement de cet immense pays. Il ne peint d’ailleurs qu’une des faces de l’administration russe. Il nous la montre active, intelligente, cherchant avec habileté les moyens les plus sûrs d’arriver à son but, et les employant avec persévérance ; mais il ne parle pas de ses intrigues, de ses petitesses, de la sotte vanité qui la domine, des ressorts misérables qui souvent la font mouvoir, et surtout de sa vénalité, cette plaie hideuse qui la ronge, qui atteint tous les degrés de la hiérarchie administrative, et qui souvent entrave dans l’ombre empestée d’un bureau la volonté même des ministres et la justice de l’empereur. Le tableau de M. Kohl n’est donc pas complet. Nous ne voyons que le côté imposant de cet empire de Russie, qui étend d’un hémisphère à l’autre ses bras de géant ; nous ne voyons pas les profondes sollicitudes qui l’agitent, les efforts qu’il est obligé de faire pour maintenir dans leur ensemble les parties incohérentes de son immense édifice, les heures d’abattement où il s’interroge lui-même avec anxiété sur sa force et sur son avenir. La même raison qui a porté M. Kohl à dissimuler le mal peut bien aussi lui avoir fait exagérer le bien. Cependant il y a dans son livre plusieurs remarques importantes dont nous pouvons, par notre propre expérience, constater la justesse. Tout ce qu’il dit de la nature active, entreprenante, infatigable des Russes, n’est point exagéré. Nous avons vu, dans les mers du Nord, les Russes s’aventurer à travers les parages les plus périlleux, avec de misérables bâtimens, pour aller d’île en île échanger des sacs de farine contre du poisson. Pas un marchand norvégien ne peut tromper leur finesse, et pas un pêcheur de Finmark n’ira jeter ses filets sur les côtes où ils ont jeté les leurs, car ils sont aussi habiles pêcheurs qu’intrépides marins.

Ce que M. Kohl rapporte des mesures de ménagement et de temporisation que l’administration russe emploie pour gagner peu à peu l’esprit des provinces nouvellement conquises, nous l’avons observé en Finlande, où, dans l’espace de trente ans, cette administration adroite et patiente, généreuse selon les circonstances, libérale même s’il le faut, est parvenue à attacher irrévocablement à la Russie une contrée qui se glorifiait de s’appeler la sœur de la Suède.

Quant aux progrès des Russes sur les bords de la mer Baltique et de la mer Noire, M. Kohl, en les racontant, développe seulement un fait que tout le monde connaît. Oui, les Russes grandissent et se fortifient de toutes parts. Ni la rigueur du climat, ni l’aridité du sol, ni les luttes à main armée, ni les essais long-temps infructueux, rien ne les arrête. Au nord comme au sud, dans les glaces de la Nouvelle-Zemble comme sous le ciel ardent du Caucase, partout où il y a un coin de terre à prendre, ils sont prêts à s’en emparer. Depuis qu’ils ont commencé à se mettre en mouvement, à essayer leurs forces hors de leurs premières limites, ils ont à chaque siècle étendu d’un côté ou de l’autre leur domination. Au XVIe siècle, ils s’emparent de Kasan, d’Astrakan ; au XVIIe, ils s’avancent dans la Sibérie ; au XVIIIe, ils font des conquêtes sur les bords de la Baltique et en Perse, dans la Turquie et dans la Pologne ; au XIXe, nous les avons vus pénétrer de nouveau en Perse et en Turquie, subjuguer la Pologne, la Finlande, la Moldavie. Au XVe siècle, sous le règne du czar Ivan III, la Russie proprement dite ne renfermait pas plus de six millions d’habitans ; au XVIIIe siècle, à la mort de Pierre Ier, elle en avait déjà vingt millions ; aujourd’hui la population de l’empire russe s’élève à soixante millions d’ames. Combien de temps durera cette incessante progression ? quel est le grain de sable qui arrêtera cet océan d’hommes ?


X. Marmier.
  1. Chez Arnold, Dresde et Leipzig, 1841.