La Russie telle que je viens de la voir/I

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Éditions du progrès civique (p. 1-28).


I

L’EFFONDREMENT DE PETROGRAD


En janvier 1914, j’ai passé une quinzaine de jours à Petrograd et à Moscou.

En septembre 1920, M. Kameneff, de la délégation commerciale russe à Londres, me suggéra de faire une nouvelle visite en Russie.

Je saisis au vol cette proposition et je partis à la fin de septembre avec mon fils qui parle quelque peu la langue russe.

Notre séjour dans la République des soviets dura seize jours.

La plus grande partie de notre temps fut passée à Petrograd où nous avons circulé très librement et sans être accompagnés, et où on nous a montré à peu près tout ce que nous avons demandé à voir.

Nous avons visité également Moscou où j’eus avec Lénine une longue conversation que je rapporterai.

À Petrograd, nous ne descendîmes pas à l’Hôtel international, — où sont envoyés les étrangers, — mais chez mon vieil ami Maxime Gorki.

Pour guide et interprète, on nous donna une dame que j’avais déjà connue en Russie en 1914 et qui est la nièce d’un ancien ambassadeur russe à Londres.

Cette dame a été élevée en Angleterre. Elle a été emprisonnée cinq fois par le gouvernement bolcheviste, et il ne lui est pas permis de quitter Petrograd depuis qu’elle a essayé de passer la frontière pour rejoindre ses enfants en Esthonie.

Pour toutes ces raisons, c’était bien la dernière personne qui se fût prêtée à une tentative quelconque de tromperie à mon égard.

Je crois utile de dire cela parce que de tous côtés, — aussi bien en Angleterre qu’en Russie, — j’avais été averti que, d’un bout à l’autre de ma visite, je serais promené à travers un camouflage très complet des réalités.

En fait, les dures, les terribles réalités de la situation actuelle de la Russie ne peuvent pas se camoufler.

Tout au plus peut-on imaginer que, dans le cas de délégations spéciales, les délégués ont pu ou puissent être conduits parmi un tumulte de réceptions de fanfares et de discours de façon à distraire leur faculté d’observation.

Mais il n’est guère possible de maquiller deux grandes villes comme Petrograd et Moscou et de leurrer, par de tels procédés, deux visiteurs errants qui vaquent à leur gré dans leurs enquêtes, — et souvent en directions différentes.

Naturellement, quand on demande à voir une école ou une prison, on peut être certain que ce n’est pas le pire du genre qui sera exhibé. N’importe quel pays, dans de telles circonstances, montre ce qu’il a de mieux. La Russie des soviets, en cela, ne fait pas exception. Mais c’est une chose dont on doit et peut tenir compte.

L’impression dominante qu’on éprouve aujourd’hui en Russie est la sensation qu’on est en face d’un vaste et irréparable effondrement.

La grande monarchie, qui était ici, en 1914, le système administratif, social, financier et commercial de cette monarchie : tout cela est tombé sous les efforts de dislocation d’un état de guerre qui n’a pas cessé depuis six ans. Tout cela gît à terre, complètement fracassé.

Jamais, dans l’histoire du monde, il n’y eut de pareille débâcle.

Le fait de la révolution politique, dans mon esprit, n’est pas comparable en importance au fait de cette totale destruction d’un système.

À cause de sa pourriture inhérente, à cause aussi des coups que lui a portés l’agression étrangère, la partie russe du vieux monde civilisé de 1914 est complètement disparue.

La classe paysanne qui était la base de la vieille pyramide reste épandue sur la terre, vivant, il est vrai, à peu près comme elle a toujours vécu.

Mais tout le reste s’est écroulé ou s’écroule.

Au milieu de cette immense désorganisation un gouvernement de circonstance, soutenu par un parti discipliné qui comprend peut-être 150.000 adhérents, — le parti communiste, — tient le pouvoir.

Ce gouvernement, — au prix de nombreuses exécutions sommaires, — a supprimé le brigandage, rétabli à peu près l’ordre et la sécurité dans les villes exténuées, et réussi tant bien que mal à ravitailler la population par rationnement.

Ce gouvernement (je voudrais le dire tout de suite) est le seul gouvernement possible en Russie à l’heure actuelle.

Il représente la seule idée de solidarité qui ait subsisté. Toutefois ceci est secondaire.

Le phénomène qui, à notre point de vue d’occidentaux, domine toutes choses c’est ce fait, — déconcertant et menaçant, — qu’un système social et économique à peu près pareil au nôtre, et intimement lié au nôtre, s’est totalement écroulé. Nous allons visiter cet éboulis immense ; nous allons observer, interroger ceux qui vivent, espèrent ou désespèrent au milieu de ces ruines.



Nulle part, en Russie, cet écroulement ne frappe d’une manière plus saisissante qu’à Petrograd.

Petrograd fut créé de toutes pièces par Pierre le Grand, dont la statue de bronze, dans le petit jardin près de l’Amirauté, caracole encore au milieu de la vie finissante de la cité.

Ses palais sont muets et vides ou bien étrangement réaménagés avec des cloisons en planches, des tables, des machines à écrire, tout l’attirail d’une administration nouvelle dont presque toute l’activité est absorbée par l’âpre lutte contre la famine et l’envahisseur étranger.

Autrefois les rues de Petrograd étaient bordées de boutiques prospères. J’ai souvenir d’y avoir flâné agréablement en 1914, – achetant de petits riens, observant la vie abondante de la grande ville.

Aujourd’hui, toutes les boutiques ont cessé d’être.

Dans Petrograd entier une demi-douzaine, tout au plus, sont encore ouvertes, entre autres un magasin gouvernemental où l’on vend de la faïence et où j’ai acheté, à titre de souvenir, une ou deux assiettes au prix de 7 ou 800 roubles l’une. Il y a aussi quelques boutiques de fleuristes.

Car, chose étonnante, dans cette cité dont la population décroît chaque jour et où la majeure partie des habitants meurt de faim, — dans cette ville où presque personne ne possède deux costumes, où plus d’un change de linge usé et rapiécé, on vend et on achète encore des fleurs !

Pour cinq mille roubles, — ce qui représente environ 17 à 18 francs au taux actuel du change, — on peut se procurer une fort jolie gerbe de chrysanthèmes.

Je ne sais si les mots toutes les boutiques ont cessé d’être évoqueront chez le lecteur l’image de ce qu’est une rue en Russie aujourd’hui.

Cela n’a même rien de commun avec les rues de Londres le dimanche, où les magasins, aux stores soigneusement baissés, dorment d’un sommeil paisible et plein de décorum, prêts à se réveiller le lundi et à reprendre le cours de leur activité, un moment interrompue.

À Petrograd, les magasins ont l’air d’épaves ravagées à fond et abandonnées. La peinture s’écaille, les glaces des devantures sont fêlées ou défoncées, — souvent remplacées par des planches.

Quelques boutiques laissent encore entrevoir, derrière des vitres souillées et copieusement placardées d’affiches, de pauvres restes de marchandises sans valeur. Le verre s’est terni, la poussière de deux années s’est accumulée sur les comptoirs et les rayons.

Ces magasins sont morts, ils ne s’ouvriront plus — jamais !

Tous les grands marchés de Petrograd qui rappelaient les bazars orientaux sont également fermés, — condition indispensable de la lutte désespérée que soutiennent les autorités pour maintenir le contrôle sur la répartition des denrées essentielles à la vie et empêcher les profiteurs de faire monter à des hauteurs vertigineuses les prix du peu de nourriture qui reste.

Cette mort des boutiques fait paraître absurde la promenade à pied dans les rues. Personne ne se promène plus.

On se rend trop compte ici qu’une ville moderne n’est en réalité qu’une longue succession d’allées bordées de magasins, de restaurants et d’autres établissements du même genre.

Fermez-les, et la rue n’a plus aucun caractère, aucune raison d’être.



Les gens vont tous en hâte, et combien peu nombreux si je me rappelle ce que j’ai vu ici en 1914 !

Les tramways électriques fonctionnent encore jusqu’à six heures du soir, seul moyen de transport pour les personnes de condition ordinaire, — dernier vestige des entreprises capitalistes.

Autrefois il fallait payer sa place dans les tramways deux ou trois roubles, soit le centième du prix d’un œuf. Ils devinrent gratuits pendant notre séjour à Petrograd. Cela, d’ailleurs, n’ajoute pas grand’chose à leur extrême encombrement aux heures d’affluence.

On se bat pour y monter.

Quand il n’y a plus de place à l’intérieur, on s’entasse où l’on peut. Dans les moments de grande presse, de véritables grappes humaines pendent à l’extérieur, s’agrippant à n’importe quoi. Il n’est pas rare de voir des gens projetés sur la chaussée.

Aussi les accidents sont fréquents. Un jour nous vîmes une foule assemblée autour du cadavre d’un enfant qui venait d’être coupé en deux par un tram.

Dans le petit cercle des gens que nous fréquentions, deux personnes avaient eu la jambe cassée dans des accidents de tramway.

Sur tout le parcours de ces véhicules, la chaussée est dans un état abominable, n’ayant pas été réparée depuis trois ou quatre ans. Elle est criblée de trous profonds, parfois de 60 à 80 centimètres, comme des trous d’obus.

La gelée a ouvert de larges crevasses, les égouts se sont affaissés et le pavage en bois a disparu, arraché pour faire du feu.

Une seule fois nous avons vu un timide essai de réparation des chaussées à Petrograd : dans une petite rue, un pouvoir mystérieux avait trouvé moyen de rassembler une charretée de pavés de bois et deux barils de goudron.

Pour nos excursions les plus longues à travers la ville, nous empruntions généralement les automobiles officielles, — reliques des époques révolues. Une promenade en auto ou en voiture est une redoutable aventure, pleine d’embardées et de secousses terribles.

Les quelques voitures qui ont survécu à la tourmente utilisent le pétrole brut comme carburant. D’épais nuages de fumée bleu pâle s’en échappent, et elles démarrent avec un bruit de mitrailleuse en action.

Toutes les maisons de bois ont été démolies l’hiver dernier pour fournir du combustible, et les parties maçonnées de ces maisons mettent des ruines dans tous les intervalles qui séparent les constructions de pierre.

Tout le monde a l’air misérable ; chacun semble avoir été condamné à porter un ballot ou un paquet, et cela aussi bien à Petrograd qu’à Moscou. Lorsqu’on se promène dans les petites rues le soir au crépuscule, à ne voir ainsi que des gens mal vêtus, tous filant hâtivement, tous portant quelque fardeau, on a l’impression que la population entière prend la fuite.

Et cette impression n’est pas absolument trompeuse : les statistiques bolchevistes, que j’ai consultées, sont sur ce point d’une sincérité et d’une honnêteté parfaites.

De 1.200.000, la population de Petrograd est presque tombée à 700.000 et elle ne cesse de diminuer.

Beaucoup des habitants s’en sont retournés à la vie paysanne, d’autres ont passé à l’étranger ; mais la misère a levé sur la population de Petrograd un tribut énorme.

La mortalité y atteint le taux de 81 p. 1.000. Autrefois il n’était que de 22 p. 1.000 et c’était un des plus élevés parmi ceux des cités européennes.

Le chiffre des naissances parmi cette population insuffisamment nourrie et profondément déprimée, ne dépasse pas 15 p. 1.000 environ, contre 30 p. 1.000 autrefois.

Ces ballots et paquets que portent les passants contiennent fréquemment les rations de vivres distribuées, avec parcimonie, par l’administration des soviets, mais souvent aussi des marchandises achetées en cachette ou destinées à faire l’objet d’un commerce illicite.

Le Russe a toujours été trafiquant et marchandeur. Même en 1914, il y avait peu de magasins à Petrograd dont les prix fussent réellement des prix fixes. On a toujours eu, en Russie, l’horreur du tarif. Prendre une voiture à Moscou donnait lieu à des marchandages sans fin pour des sommes de dix kopecks.

Depuis longtemps, le gouvernement russe a été contraint d’envisager les remèdes contre la pénurie de presque toutes choses, — pénurie qui résulte en partie de la prolongation de la guerre (car, depuis six ans, la Russie n’a pas un seul instant cessé d’être en guerre), en partie de l’effondrement général de l’organisation sociale et en partie du blocus.

Dans ces conditions, et avec une circulation monétaire en complet désarroi, il fallait avant tout protéger les villes contre le chaos qui n’eût pas manqué de résulter de l’accaparement, du mercantilisme, de la famine, empêcher aussi la lutte féroce qui se fût fatalement déclanchée pour la possession des dernières denrées comestibles et autres produits de première nécessité.

La seule protection possible impliquait le contrôle total des disponibilités et le rationnement.

Le gouvernement des soviets rationne par principe, il est vrai ; mais aujourd’hui, en Russie, n’importe quel gouvernement se verrait dans l’obligation de rationner.

De fait, si, dans nos pays d’Occident, la guerre s’était prolongée jusqu’à l’époque actuelle, on rationnerait la nourriture, le vêtement et l’habitation à Londres et à Paris comme on le fait présentement à Petrograd et à Moscou.

Toutefois, en Russie, le système dut s’organiser sur la base d’une production agricole impossible à contrôler et parmi une population qui est, par tempérament, indisciplinée, nonchalante, amoureuse de ses aises.

La lutte contre le renchérissement et le gaspillage est nécessairement cruelle.

Quand un profiteur se fait prendre, un vrai profiteur, un de ceux qui opèrent sur une grande échelle, son affaire est claire : on le fusille.

La transaction commerciale la plus normale est souvent punie avec sévérité.

Tout commerce, quel qu’il soit, est qualifié : spéculation, et interdit par la loi.

Pourtant, à Petrograd, on ferme les yeux sur un commerce d’aliments et de menus objets qui se pratique bizarrement à tous les coins de rues.

Et même à Moscou, ce commerce s’exerce ouvertement, car c’est seulement par cette tolérance qu’on a pu amener le paysan à apporter des vivres à la ville.

Beaucoup d’affaires clandestines se traitent aussi entre acheteurs et vendeurs qui se connaissent. Tous ceux qui le peuvent suppléent de cette façon à l’insuffisance de leurs rations légales.

De plus, toutes les gares où l’on s’arrête sont autant de marchés libres.

Nous avons trouvé à chaque halte une foule de paysans qui attendaient le passage des trains pour vendre du lait, des œufs, des pommes, du pain et d’autres choses encore. Les voyageurs dégringolent des wagons et accumulent les paquets.

Un œuf, une pomme, coûtent 300 roubles.

Les paysans ont l’air bien nourris et il ne me parut pas qu’ils fussent plus mal en point qu’en 1914.

Selon toute probabilité, ils sont au contraire plus prospères. Ils ont plus de terres qu’ils n’en avaient alors et se sont débarrassés des propriétaires.

Aucune tentative pour renverser le gouvernement des soviets ne recevra leur appui parce qu’ils sont convaincus que, tant que se maintiendra ce gouvernement, il ne sera apporté aucun changement au nouvel état de choses, et cet état de choses leur convient.

Ceci d’ailleurs ne les empêche pas de résister, quand ils le peuvent, aux gardes rouges qui viennent se faire livrer des vivres aux prix de réquisition.

Il arrive même que des forces insuffisantes de gardes rouges soient attaquées et massacrées.

Ce sont ces incidents qui, grossis par la presse de nos pays, deviennent pour nous des insurrections paysannes contre les bolchevistes.

En fait, aucune insurrection. Les paysans s’installent confortablement dans le nouveau régime.

Mais toutes les classes autres que celle des paysans, — y compris la classe officielle, — sont dans un état de profond dénuement.

Le système industriel, basé sur le crédit, qui assurait la production des objets de première nécessité, s’est écroulé.

Le mécanisme social qui, par l’industrie et le crédit, donnait naissance aux mille choses nécessaires ou utiles, ce mécanisme est brisé et jusqu’ici tout ce qu’on a essayé pour le remplacer n’a pas donné de bons résultats.

Si bien que nulle part on ne voit d’objets qui soient neufs.

À peu près les seules choses qu’on trouve encore en quantité presque suffisante, sont le thé, les cigarettes et les allumettes.

Les allumettes sont plus abondantes aujourd’hui en Russie qu’elles ne l’étaient en Angleterre en 1917, et l’allumette de l’État soviétique est une très bonne allumette.

Mais quant aux faux cols, aux cravates, aux lacets de souliers, aux draps, aux couvertures, aux cuillers, aux fourchettes, à la mercerie, à la vaisselle d’usage courant, tout cela est quasi introuvable. On ne peut remplacer une tasse ou un verre brisés sans s’adonner à de laborieuses recherches et à un trafic illégal.

Pour le voyage de Petrograd à Moscou, on nous avait donné des places dans un wagon-lit de luxe. Mais dans ce wagon, ni carafes, ni verres, ni à vrai dire un seul des accessoires habituels. Tout avait disparu.

La plupart des gens que l’on rencontre semblent, à première vue, mal rasés.

Nous pensions devoir attribuer cette apparente négligence à l’apathie générale, mais nous eûmes le mot de l’énigme, quand un de nos amis informa, par hasard, mon fils, au cours d’une conversation, que, depuis près d’un an, il se servait de la même lame de rasoir mécanique.

Les drogues et les médicaments font aussi totalement défaut. Rien à prendre contre un rhume ou un mal de tête.

Il s’ensuit que les petites indispositions dégénèrent facilement en maladies graves. Presque tous les gens que nous avons vus nous ont paru mal à leur aise et en santé précaire.

Un individu alerte et sain est un oiseau rare dans cette atmosphère de désolation, sous ce régime de privations continuelles.

Si quelqu’un tombe réellement malade, sa situation devient sinistre.

Mon fils visita un jour le grand hôpital d’Obuchovskaya. Les conditions y sont, me dit-il, déplorables. Tout manque. La moitié des lits est inutilisée par suite de l’impossibilité absolue de soigner un plus grand nombre d’autres malades s’ils étaient admis.

Les aliments fortifiants n’existent pas, à moins que, par miracle, la famille du malade n’arrive à s’en procurer au dehors et à en envoyer.

On n’opère chirurgicalement qu’une fois par semaine, me dit le docteur Federoff, et encore quand on peut prendre les dispositions nécessaires. Les autres jours le malade doit attendre.

À Petrograd, presque personne ne possède plus d’un vêtement de rechange, et dans cette grande ville où les moyens de communications se réduisent à quelques tramways toujours bondés[1], toutes les chaussures que l’on voit aux pieds des gens sont vieilles et trouées.

On a recours parfois à d’étranges expédients pour se vêtir.

Un maître d’école, entre autres, à qui nous rendîmes inopinément visite, me frappa par son élégance : il portait un smoking et un gilet de serge bleue.

Plusieurs des savants et des littérateurs avec qui je me suis trouvé en relations s’enveloppaient le cou de foulards pour dissimuler l’absence de linge.

Gorki, lui-même, ne possède qu’un costume.

Au cours d’une réunion de littérateurs, à Petrograd, M. Amphiteatroff, l’écrivain bien connu, m’adressa un long discours en termes amers. Il partageait une erreur commune à tous ses compatriotes vis-à-vis des étrangers qui visitent la Russie : il me croyait à ce point aveugle et inintelligent que je dusse, forcément, m’en laisser imposer quant aux conditions vraies de la vie actuelle en Russie.

Il eût voulu que tous les assistants se dépouillassent de leurs vêtements de dessus, encore assez convenables, pour me montrer les haillons pitoyables qu’ils recouvraient.

Paroles pénibles à entendre et, en ce qui me concerne, bien inutiles. Mais je cite le fait pour mieux faire ressortir la misère générale.

La population si pauvrement vêtue de cette ville désorganisée à tous égards, est, en dépit de tous les trafics clandestins, encore plus pauvrement nourrie.

Avec la meilleure volonté du monde, le gouvernement des soviets n’arrive pas à distribuer des rations qui soient suffisantes pour entretenir la bonne santé chez les citadins.

Nous sommes allés voir une cuisine de quartier où nous avons assisté à l’une des distributions habituelles.

Le lieu nous parut assez propre et bien tenu, mais cela ne saurait suppléer au manque de l’essentiel.

Pour les gens, que les règlements n’avantagent pas expressément, les rations consistaient en une écuellée de soupe au gruau très dilué et en compote de pommes.

On a institué des cartes de pain et l’on voit des foules faire la queue pour attendre les distributions.

Le pain est de qualité très variable.

C’est parfois de bon gros pain bis, mais par contre il m’est arrivé de me voir offrir, sous le nom de pain, une pâte visqueuse, de la consistance de l’argile, et immangeable.

Je ne sais jusqu’à quel point ces détails décousus, jetés sur le papier au hasard de mes souvenirs, suffiront à donner au lecteur une idée de la vie quotidienne dans le Petrograd d’aujourd’hui.

À Moscou, où la population est plus dense, le manque de combustible se fait, dit-on, encore plus sentir ; mais, à la surface tout au moins, l’aspect général de la ville est loin d’être aussi attristant qu’à Petrograd.

Tout ce dont je viens de parler, nous l’avons vu en octobre, par un temps exceptionnel, beau et chaud pour la saison.

Mais un jour, un frisson passa soudain. Les feuilles jaunies s’envolèrent en tourbillons, chassées par un essaim de flocons de neige.

C’était le premier souffle de l’hiver.

Chacun grelottait, regardait au dehors, à travers les doubles fenêtres hermétiquement closes… déjà, et se prenait à parler des souffrances endurées l’année précédente.

Puis toute la bonne tiédeur d’un bel automne revint, et c’est par un soleil magnifique que nous avons quitté la Russie.

Mais mon cœur se serre quand je pense à cet hiver tout proche et qui va sûrement être effroyable aux gens de là-bas.

Le gouvernement des soviets des régions du Nord a accompli des efforts surhumains pour faire face aux besoins de la mauvaise saison.

Le bois de chauffage s’empile sur les quais, au milieu des rues principales, s’entasse dans les cours, partout enfin où il a été possible d’en mettre.

L’année dernière, un grand nombre de personnes ont dû vivre dans des pièces dont la température était de plusieurs degrés au-dessous de zéro. L’eau des tuyaux était gelée, les appareils de chasse du tout-à-l’égout ne fonctionnaient plus.

Qu’on s’imagine toutes les conséquences d’un tel état de choses !

Les gens, pressés les uns contre les autres en des pièces mal éclairées et glaciales, ne se soutenaient, au physique et au moral, que par le thé chaud et la conversation.

Un jour, sans doute, un écrivain russe nous dira toute l’influence de ces souffrances sur le cœur et sur l’esprit russes.

Cette année, peut-être, les conditions ne seront-elles pas si mauvaises. S’il faut en croire les on-dit, la situation s’est améliorée en ce qui concerne la nourriture, mais, personnellement, j’en doute fort.

Les chemins de fer sont arrivés à un état de délabrement extrême.

Les machines chauffées au bois s’usent rapidement. Les boulons d’éclisse sautent et ne sont point remplacés, les rails s’écartent souvent dangereusement quand les trains passent. Les convois font un bruit de ferraille et ne circulent plus qu’à la vitesse maxima de 40 kilomètres à l’heure.

D’ailleurs, si les chemins de fer étaient en état de mieux fonctionner, Wrangel détient (ou détenait) tous les approvisionnements en vivres du Sud de la Russie.

Bientôt, la pluie glaciale va tomber sur les 700.000 âmes qui habitent encore Petrograd. La neige suivra de près. Les nuits, déjà longues, deviendront plus longues encore ; la bonne lumière du jour décroît de plus en plus.

Certains diront : Cet amoncellement de misères, cette agonie de l’énergie d’un peuple est l’œuvre, précisément, du système bolcheviste de gouvernement.

Pour ma part, je n’en crois rien.

Mais qu’on me permette de dire que la désolation de la Russie actuelle n’est nullement le résultat d’attaques contre un bon système social, battu en brèche par une force malfaisante mais manifeste, bien plutôt l’usure et l’effondrement d’un système qui était défectueux.

Ce n’est pas le communisme qui a construit ces villes monstrueuses où la vie, toujours précaire, peut devenir à tout moment soudainement impossible par suite d’une crise quelconque. C’est le capitalisme qui les a édifiées.

Ce n’est pas le communisme qui a plongé dans les horreurs d’une guerre de six ans cet immense empire menacé de faillite, dont depuis longtemps le monde entier percevait les craquements sinistres. Cette guerre est née de l’impérialisme européen.

Ce n’est pas non plus le communisme qui, la grande guerre terminée, a continué à harceler sans relâche la Russie souffrante — mourante peut-être — en soudoyant des bandes d’envahisseurs, des insurrections, et en lui infligeant ce honteux blocus de tortionnaires.

Le créancier français vindicatif, le journaliste anglais imbécile sont bien plus responsables du désordre et des souffrances russes que le plus farouche communiste.

Mais je reprendrai ces questions quand j’aurai, plus amplement encore, décrit la Russie telle que nous l’avons vue au cours de notre visite.

C’est seulement quand on commence à se faire une idée de l’étendue réelle de l’effondrement matériel et moral de la Russie qu’on peut comprendre et juger selon ses mérites le gouvernement bolcheviste.


  1. J’ai vu, une seule fois, un bateau à vapeur sur la Néva. Il était chargé à couler de passagers. D’habitude, la rivière est déserte. À longs intervalles, on y voit passer un remorqueur du gouvernement, ou bien un batelier solitaire occupé à ramasser du bois flottant.