La Russie telle que je viens de la voir/VI

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Éditions du progrès civique (p. 158-169).


VI

CONCLUSION


Dans les articles qui précèdent, j’ai écrit à la première personne en un style familier.

Je ne voulais pas en effet que le lecteur perdît de vue et le peu de durée de notre séjour en Russie et mes insuffisances personnelles.

À présent, pour conclure, si l’on veut bien m’accorder encore un peu de patience, j’aimerais présenter quelques-unes de mes réflexions ; j’aimerais, en termes moins personnels, exposer ici de façon très simple mes convictions principales en ce qui concerne la situation russe.

Ce sont des convictions profondes.

Elles s’appliquent non seulement à la Russie, mais encore à la situation présente de notre civilisation tout entière.

Elles ne représentent, il est vrai, que l’opinion d’un homme comme les autres ; mais elles s’imposent à moi avec une telle force que je crois devoir les donner ici telles quelles et sans atténuation aucune.

Tout d’abord, la Russie qui constituait autrefois une civilisation moderne du type occidental, bien qu’elle fût la moins disciplinée et la moins solide de toutes les grandes puissances, n’est plus aujourd’hui qu’une civilisation qui se débat dans les affres de l’agonie.

Il faut rechercher la cause directe de cette ruine dans la guerre et dans l’épuisement physique qui en fut le résultat.

Ce concours de circonstances très spécial a seul permis aux bolchevistes de s’emparer du pouvoir.

Cet écroulement de la Russie est sans précédent dans l’histoire. Que l’état de choses actuel se prolonge un an ou deux, et l’œuvre de destruction sera parachevée. De ce pays il ne restera plus rien, rien qu’une contrée peuplée de rustres sordides.

Les villes, presque totalement abandonnées, seront en ruines et sur les rails inutilisés des chemins de fer, la rouille achèvera de ronger les wagons et les locomotives.

Avec les chemins de fer disparaîtront les derniers vestiges de tout gouvernement central organisé.

Les paysans sont absolument illettrés et, pris en masse, inintelligents. S’ils peuvent à l’occasion s’opposer par la violence à une ingérence du gouvernement dans leurs affaires, ils sont par ailleurs totalement incapables de prévoyance et d’une organisation de quelque envergure.

Ils formeront une sorte de bourbier humain où séviront les querelles intestines, les guerres civiles pour des causes futiles, la malpropreté politique et, quand les récoltes seront mauvaises, la famine.

Ces peuplades constitueront un foyer d’infection où naîtront des épidémies qui se répandront sur le reste de l’Europe.

Finalement, elles retomberont à l’asiatisme.

Cet écroulement dans l’ignorance et la barbarie paysanne de tout le système politique civilisé de la Russie, signifie sans doute que, pendant de nombreuses années le reste de l’Europe sera complètement tenu à l’écart des richesses minérales, ainsi que de toutes les matières premières provenant de cette immense région, de son blé, de son lin, etc.

La question se pose de savoir si les puissances occidentales peuvent se passer aujourd’hui des denrées que pourrait fournir la Russie.

En tout cas, leur disparition ne saurait manquer de causer un appauvrissement général de la partie de l’Europe que nous habitons.

Le seul gouvernement qui soit à présent capable d’arrêter cet effondrement final de la Russie est le gouvernement bolcheviste actuel, si l’Amérique et les puissances occidentales veulent bien consentir à le seconder dans sa tâche.

On n’a pas le choix entre le gouvernement des soviets et un autre.

Il ne manque pas, il est vrai, parmi ses adversaires, d’aventuriers de tout acabit disposés, avec l’aide de l’Europe, à faire l’impossible pour essayer de le renverser.

Mais nulle part on ne discerne le moindre vestige d’un dessein commun, d’une unité morale suffisante pour permettre à qui que ce soit de prendre la place du régime bolcheviste.

Et, de plus, il n’est plus temps de faire une nouvelle révolution en Russie.

Encore un an de guerre civile et, inévitablement, ce grand pays sera rayé du nombre des pays civilisés.

Il nous faut donc nous accommoder tant bien que mal du gouvernement bolcheviste, qu’il nous plaise ou qu’il ne nous plaise pas.

Le gouvernement des soviets est au plus haut point inexpérimenté et incapable.

Il a connu des phases de violence et de cruauté.

Mais dans son ensemble il est foncièrement honnête.

De plus, il comprend un grand nombre de gens spécialement et réellement doués de l’imagination et de l’intelligence nécessaires pour construire, des gens qui pourraient, si l’occasion se présentait, et surtout si leurs efforts étaient bien secondés, rebâtir et rebâtir grand.

Jusqu’à présent, le gouvernement bolcheviste paraît, dans son ensemble, conformer ses actes à ses professions de foi que la plupart de ses adeptes acceptent avec un fanatisme absolument religieux.

Si on l’aide sans lésiner, il réussira peut-être à établir en Russie un système social nouveau qui ne différera pas sensiblement de n’importe quelle autre civilisation.

Ce système sera probablement une forme adoucie de communisme avec contrôle absolu des transports, de l’industrie et peut-être (plus tard) de l’agriculture.

Il faut que nous comprenions, il faut que nous respections les professions de foi et les principes des bolchevistes, si nous, peuples occidentaux, voulons rendre d’efficaces services à cette partie de l’humanité qui habite la Russie.

Jusqu’à présent ces professions de foi et ces principes ont été ignorés de façon incroyable des gouvernements occidentaux.

Le gouvernement bolcheviste est — et le déclare — un gouvernement communiste. Il est sincère quand il le dit ; et sa conduite tout entière s’inspirera des principes communistes.

S’il a supprimé la propriété et le commerce privé en Russie, ce n’est pas seulement par nécessité, mais parce qu’il lui a semblé équitable de les supprimer.

Aussi ne reste-t-il pas aujourd’hui, dans toute la Russie, un seul commerçant, une seule compagnie commerciale avec lesquels nous puissions éventuellement traiter qui se croie tenu de respecter les us et coutumes du commerce occidental.

Le gouvernement bolcheviste nourrit, il faut le bien comprendre, un préjugé invincible envers les hommes d’affaires en tant qu’individus. Il ne les traitera jamais d’une manière qu’ils puissent considérer comme équitable et honorable ; il se méfiera d’eux, et, dans la mesure de ses moyens, leur créera tous les embarras possibles.

Il serait donc futile et impossible pour n’importe quelle firme ou n’importe quel individu de penser à aller établir son négoce en Russie.

Le monde occidental ne peut en Russie traiter avec personne, sinon avec le gouvernement bolcheviste lui-même. Et, dans ce dernier cas, aucune opération ne saura donner de bons résultats, ni s’entourer des garanties nécessaires à sa réussite, si elle n’est conduite par un consortium national ou mieux encore par un trust international.

Seule, une organisation de ce genre représentant une nation ou un groupe de nations, pourrait traiter avec le gouvernement bolcheviste sur un pied d’égalité.

Il lui faudrait tout d’abord reconnaître ce gouvernement et s’entendre avec lui pour entreprendre la tâche, aujourd’hui urgente, de restaurer matériellement la vie civilisée en Russie d’Europe comme en Russie d’Asie.

Dans son ensemble, cette organisation devrait ressembler aux grands trusts d’achats et de contrôle qui ont été si nécessaires et, somme toute, si efficaces dans les États européens pendant la grande guerre.

Ayant groupé, dans un ou plusieurs pays, des producteurs décidés à exporter, ayant pris avec chacun d’eux des arrangements, le consortium négocierait avec le gouvernement bolcheviste.

Celui-ci, de son côté, prendrait les mesures nécessaires pour répartir les marchandises livrées par ce moyen, à la population russe.

Un trust de ce genre deviendrait bientôt indispensable au gouvernement bolcheviste.

Cette façon de commercer est d’ailleurs la seule concevable entre un État capitaliste et un État communiste.

Les essais, comme ceux tentés au cours de l’année dernière (et même antérieurement), pour découvrir une méthode qui permette à des commerçants de trafiquer individuellement avec la Russie, sans que leur pays reconnaisse le gouvernement bolcheviste, sont voués à un échec aussi certain que la recherche d’un passage du nord-ouest entre l’Angleterre et l’Inde : les passages sont gelés.

Tout pays ou groupe de pays possédant des ressources industrielles suffisantes, qui ira en Russie, y reconnaîtra le gouvernement des soviets et se montrera décidé à aider le pays, deviendra nécessairement le soutien, le bras droit et le conseiller du gouvernement bolcheviste.

Il réagira sur ce gouvernement qui, à son tour, réagira sur lui.

Ce pays ou ce groupe deviendra probablement plus collectiviste dans ses méthodes, mais, par contre, son influence ne saura manquer d’adoucir le rigorisme du communisme extrême en Russie.

La seule puissance qui soit à même, sans faire appel à aucun secours extérieur, de jouer ce rôle d’auxiliaire de la onzième heure de la Russie, ce sont les États-Unis d’Amérique.

Si d’autres puissances que les États-Unis veulent venir en aide à la Russie, il leur faudra, étant donnée la phase d’épuisement que traverse le monde, former entre elles une association d’une sorte ou d’une autre.

Les grosses affaires n’effraient en aucune façon le communisme.

Plus une affaire croît en importance et plus elle se rapproche du collectivisme.

Ce serait le chemin haut que traceront aisément sur le plat quelques hommes, au lieu de la route rocailleuse que devront péniblement ouvrir les masses à travers de terribles obstacles pour atteindre au même but : le collectivisme.

Si cette intervention salutaire ne se produit pas, je crois fermement qu’on assistera à la destruction totale de ce qui reste encore de civilisation moderne sur tous les territoires qui constituaient autrefois l’empire russe.

Il est fort douteux que l’effondrement s’arrête aux frontières de la Russie. À l’est comme à l’ouest, de vastes régions rouleront presque fatalement l’une après l’autre dans l’énorme trou ainsi creusé dans la civilisation.

Et peut-être même la civilisation tout entière sombrera-t-elle dans le gouffre.

Ces prévisions ne s’appliquent pas à un avenir hypothétique et lointain.

Je me suis efforcé de marquer les faits saillants tels que je les avais vus et d’indiquer la portée possible des événements qui se précipitent — qui se précipitent avec une rapidité vertigineuse, non seulement en Russie, mais, à l’heure actuelle, dans le monde entier.

Tel est, dans son ensemble, le cadre de circonstances que je voudrais qu’on ne perdît pas de vue en lisant les croquis que je viens de tracer de la Russie.

Car c’est ainsi que j’ai interprété les paroles écrites sur le mur oriental de l’Europe.



FIN