La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/X

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X


Il faut que quelqu’un se mette en avant pour rendre cet immense service à la civilisation et au progrès. Si la Prusse, qui est la puissance la moins intéressée, directement au moins, en ce qui regarde la question d’Orient, se mettait à l’œuvre pour parvenir à établir une entente entre la France et la Russie, elle aurait bien mérité de l’humanité. Qui sait si en se mettant en avant pour ouvrir la voie à des pourparlers de cette nature la pente naturelle des choses n’amènerait encore à trouver, de concert avec les autres puissances, une issue pour la réglementation définitive de la question allemande, ou plutôt de la question autrichienne ? Ces deux questions, orientale et autrichienne, sont si intimement liées entre elles qu’il est impossible de parler de l’une sans toucher de près ou de loin à l’autre.

Mais vous sortez de votre sujet ! Non, je ne fais que pénétrer plus en avant. Ici encore il s’agit de dégager des éléments qui sont attirés ailleurs par leurs affinités naturelles, et d’en combiner d’autres qui peuvent mieux se prêter à une alliance, sinon à une fusion. Je crois même que la solution de la question orientale, combinée avec cette réglementation, conviendrait mieux à tout le monde.

Un archiduc, roi ou empereur d’Autriche et des autres provinces allemandes sous la domination des Hapsbourgs, ira rejoindre avec ses États la grande confédération allemande. Le roi ou empereur de Hongrie sera le président d’une confédération, non plus hémienne, mais danubienne. Cette confédération comprendra le royaume actuel de Hongrie et tous les autres royaumes ou principautés, quelle que fût leur dénomination, qui seraient établis dans les Dacies et les autres provinces slaves d’au delà et d’en deçà du Danube. Il est naturel que dans cette liquidation politique se trouveront quelques pays ou quelques groupes de populations qui ne seront pas, à cause de leur position géographique, compris dans le territoire d’un État de leur choix. Mais dans cette sorte d’arrangements, il est difficile ou plutôt impossible de procéder de manière à contenter toutes les aspirations. C’est ce que nous avons déjà fait remarquer pour d’autres populations ou districts en Asie et en Europe, au sud du mont Hémus.

Quelle serait, dira-t-on, la langue fédérale officielle, la langue devant servir aux relations intérieures entre les divers membres de cette confédération danubienne puisqu’en définitive tout se résout en question de prééminence d’une langue sur d’autres ? Comme ici il n’y a pas de préexcellence, il ne saurait y avoir de prééminence. Quelle est celle de la confédération helvétique ? Toutes, c’est-à-dire aucune, puisque le français, l’allemand et l’italien sont, sous divers rapports, d’une égale supériorité.

Et comment pourraient s’entendre entre eux les hommes politiques de tous ces peuples, de toutes ces nations ? La langue allemande, qui jusqu’ici a servi d’organe d’entente et qui a contribué par cela à éclairer et à civiliser la plus grande partie de ces populations, pourrait continuer à être employée à remplir ce même rôle jusqu’à ce qu’on décidât s’il y aurait lieu de faire autrement. Une fois que la crainte d’être dominé ou absorbé par les Allemands aura disparu, il n’y aura plus aucun inconvénient dans cette continuation. Au contraire, elle pourra éminemment servir au développement ultérieur de la civilisation dans ces pays. Elle ne sera plus la langue d’un oppresseur, mais celle d’un des peuples les plus civilisés de l’Europe, celle d’un allié fidèle. Ce que nous disions précédemment dans l’autre combinaison pour l’usage fédéral de la langue hellénique portera ici ses mêmes effets et aura encore une utilité plus pratique.

Lorsqu’on prend une carte d’Europe et qu’on jette son regard sur les pays habités par les Slaves du midi et les Daco-Roumains, tant en Autriche qu’en Turquie, une idée subite passe dans l’esprit de l’observateur. Il semblerait que ces deux nations ont été, pour ainsi dire, interjectées providentiellement dans cette situation opposée pour interrompre, l’une, la formidable continuité des peuples latins depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’aux Carpathes, et même au delà jusqu’au cours inférieur du Dniester, jusqu’à la mer Noire ; l’autre, l’effrayante continuité des peuples slaves depuis le pôle et les monts Ourals jusqu’au fond de l’Adriatique, et au delà même, jusqu’aux sources de la Drave et de la Save, dans les sommets des Alpes Carinthiennes.

Cette interjection, en même temps qu’interruption réciproque, ralentissant l’impétuosité de ces deux gigantesques races, slave et latine, vers le midi de l’Europe, et l’interposition de la grande nation germanique empêchant leur froissement vers le nord, semblent faites toutes comme pour servir admirablement à la pondération des forces des diverses nationalités et des influences politiques en Europe. C’est à la race magyare qu’est dévolu le rôle d’être le médiateur entre les Slaves et les Roumains, en servant pour ainsi dire comme d’une espèce de soudure entre eux. Sous un autre point de vue, les Magyars, de concert avec les Roumains et les Saxons de Transylvanie, pourront former un contre-poids à l’exubérance des Slaves.

Un tel accord entre les paissances européennes indique et présuppose d’autres changements nécessaires en Europe et en Afrique. On pourrait y ajouter un échange entre cette Confédération et la Russie sur le cours du Dniester. Il serait inutile de les indiquer ici, chacun peut les montrer du doigt.

Et l’Angleterre ? Pour l’Angleterre, il ne se passera pas longtemps qu’elle ne s’entende avec l’Amérique. C’est le mépris qui forme une barrière insurmontable entre les individus ou les nations ; les inimitiés peuvent se changer vite en amour.

L’Hellénie, au sud des chaînes et des plateaux de l’Hémus et au versant occidental de l’Asie mineure, restera seule et telle que nous l’avons précédemment délimitée. Elle se trouvera dans la même position que la Scandinavie au nord de l’Europe. Chacun de ces États exercera la même fonction nécessaire à l’équilibre européen : l’un sera le gardien neutre des détroits de la mer Baltique, l’autre, celui des détroits que, dans cette conjoncture, l’on pourrait appeler Helléniques. La même garantie qui soutiendra l’un soutiendra aussi l’autre et soutiendra encore l’État musulman, qui sera le gardien neutre du Canal égyptien.


Nous voilà, sur les ailes de l’imagination, engagés dans un vol vertigineux, en plein domaine de l’utopie. Comme — éclatera avec un fort ricanement la voix de quelqu’un qui nous écoute avec une impatience à peine tempérée d’un sourire moqueur, — comme si vous n’y étiez pas engagé dès les premiers pas que vous avez fait dans ces devis ! Eh bien ! s’il en est ainsi, utopie pour utopie, dirai-je, la plus utopique est la meilleure.

Revenons aux tristes réalités. Nous n’avons pour cela qu’à nous en tenir à ce que nous disions au commencement de ce travail. Si l’on ne prend les mesures nécessaires pour une entente européenne, nous devons nous attendre à toutes les horreurs que nous avons déjà signalées. Qu’on se rappelle les massacres et les dévastations de 1849 en Hongrie et ceux de 1860 dans le Liban et la Syrie. Ajoutons ici, si l’on veut, ceux de 1815, dans le midi de la France et ceux de 1847 en Gallicie. La main des gouvernements n’était pas étrangère à toutes ces calamités. S’ils n’y ont pas participé d’une manière patente et avouée, il n’en reste pas moins avéré qu’ils ont contribué autant que possible à la surexcitation des passions politiques ou religieuses qui ont amené ces catastrophes auxquelles ils s’attendaient[1].

Que ceux qui tiennent en main les destinées des peuples prennent les mesures nécessaires afin de prévenir, par une entente loyale, tous ces maux dont on est menacé. Si, persistant dans la routine de la politique ordinaire, ils ne se décident pas à entrer dans la nouvelle voie qui nous est indiquée par les lumières de notre siècle, la force des choses les entraînera violemment dans celle des errements anciens.

Ceci est infaillible. Faites le bien, autrement le mal vous débordera. Faites le bien, maintenant que vous le pouvez ; plus tard, la logique implacable de la politique machiavélique, dont l’Europe n’est pas encore bien désinfectée, vous forcera la main à faire le mal. Que vous le vouliez ou non, vous le ferez. Il est fatalement impossible de vous maintenir indifférents et neutres. Il n’y a de choix qu’entre la voie de l’honneur et celle de son contraire. Pour ne pas avoir exercé le bien, vous serez condamnés à faire le mal. C’est un champ clos infranchissable.

Cet écrit n’a été composé que pour mettre, autant que possible, en évidence cette alternative, et proposer en même temps un principe de solution fondamentale aux difficultés qui paraissent rendre un tel accord impraticable. Dieu fasse qu’il puisse attirer l’attention de ceux sur qui doit tomber toute responsabilité !




FIN.
  1. Dans une brochure dernièrement parue sous le titre de Le Prince Napoléon en Allemagne et en Turquie, et attribuée aux inspirations du Palais-Royal, on lit, page 14, en parlant de l’empereur d’Autriche : « … Sa menace à Clam-Martiniz rappelle les massacres des nobles de la Gallicie par leurs paysans en 1847. »