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La Sœur de Gribouille/XXIX

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Hachette (p. 381-386).



XXIX

l’enterrement et le mariage


Le brigadier avait été occupé jusqu’à la nuit aux formalités voulues pour constater le crime et le décès. Quand sa tâche fut finie, il se dirigea vers le presbytère pour savoir des nouvelles de Caroline ; il la trouva triste, laissant échapper de temps à autre une larme qui se faisait jour malgré tout son courage et sa résignation. Elle l’accueillit avec un doux sourire et reprit la conversation interrompue le matin ; elle s’assura que son frère n’était pas seul, recueillit encore quelques détails oubliés sur ses pressentiments, ses visions de sa mère et des anges ; elle sourit au souvenir de Jacquot et de la frayeur que témoignait Gribouille de ses mauvais propos. Le brigadier s’informa avec ménagement du jour et de l’heure de l’enterrement, et lui promit d’être à la tête du convoi. Le curé rentra et parla au brigadier de la nécessité de hâter son mariage et de procéder, aussitôt après l’enterrement de Gribouille, à la publication des bans et aux autres formalités nécessaires. Le brigadier regarda Caroline, pour deviner quelle était sa volonté.

« Je ferai ce que me conseillera M. le curé, dit-elle, répondant à son regard.

le curé.

C’est bien, mon enfant, je reconnais là votre sagesse et votre douceur accoutumées ; nous allons tout arranger, moi et le brigadier.

caroline.

Je désire seulement que tout se fasse sans fête et sans bruit, tout à fait entre nous, comme le comporte le deuil de nos cœurs.

le brigadier.

C’est ainsi que je l’entends moi-même, Caroline. Notre pauvre frère sera seul présent à notre mariage comme il l’a dit en mourant. »

Caroline pleura, puis sourit. La journée du lendemain se passa comme celle de la veille, entre les larmes et le sourire.

Le jour de l’enterrement arriva. Une foule immense suivait le cercueil ; la mort du pauvre Gribouille avait fait sensation dans la ville, et chacun voulut rendre hommage à son généreux dévouement, en suivant ses restes jusqu’au lieu du repos. À la tête du deuil marchaient le brigadier et M. Delmis : Caroline, retirée dans un coin de l’église, priait et pleurait : mais elle se sentait fortifiée et consolée, comme si l’âme de son frère avait pénétré dans la sienne. Lorsque le cercueil quitta l’église pour se diriger vers le cimetière, Caroline le suivit de loin, et, tombant à genoux près d’un arbre qui la masquait presque entièrement, elle versa des larmes abondantes à la pensée de la longue séparation que le bon Dieu lui imposait. Mais, toujours soumise, toujours calme, elle remercia Dieu d’avoir accueilli son frère dans le séjour bienheureux et de lui avoir épargné de plus grandes et plus longues souffrances.

Pendant qu’elle priait et pleurait, elle se sentit doucement relever ; c’était le curé et le brigadier qui l’avaient aperçue en quittant le cimetière et qui venaient l’arracher à sa douleur. Le brigadier avait encore l’œil humide ; il releva sa fiancée sans parler, et, passant son bras sous le sien, il la ramena dans la demeure provisoire que lui avait assignée la douce charité du bon curé.

Les quinze jours qui précédèrent leur mariage se passèrent paisiblement ; la vieille Nanon n’osait pas trop gronder, retenue qu’elle était par la crainte du brigadier, qui lui avait fait un « hem ! » terrible un jour qu’elle commençait une légère attaque contre Caroline. Le jour du mariage fut aussi calme que les jours précédents ; M. Delmis et un de ses amis servirent de témoins à Caroline ; ceux du brigadier furent deux de ses camarades. Après la cérémonie, il y eut chez le curé un déjeuner pour les mariés et les témoins. On se sépara ensuite. Le brigadier et sa femme allèrent faire leur visite de noce à la tombe du pauvre Gribouille. Pendant que Caroline, agenouillée près de son mari, priait son frère de bénir leur union, tous deux sentirent un calme extraordinaire remplir leurs cœurs. Ils se communiquèrent cette impression.

« Ce sont les prières de mon frère, dit Caroline en pressant la main de son mari.

— Il avait promis de veiller sur nous », dit le brigadier en retenant la main de sa femme.

Le brigadier emmena Caroline chez lui ; elle s’occupa immédiatement à mettre de l’ordre dans le ménage ; après y avoir passé quelques jours, ils résolurent de quitter cette demeure triste et trop resserrée et de s’installer dans la maison de Caroline.

« J’y aurai de doux souvenirs, mon ami, dit-elle à son mari ; ils seront dénués de tristesse, car ceux que j’aimais y sont morts en bons chrétiens, comme ils avaient vécu. »

Caroline reprit son ancien état de couturière ; l’ouvrage, loin de lui manquer, devint si abondant, qu’elle fut obligée d’avoir une, puis deux, puis plusieurs ouvrières. Leur ménage prospéra de toutes manières ; Dieu bénit leur piété et leur tendresse en leur donnant plusieurs enfants qui, élevés en chrétiens par une mère et un père chrétiens, firent la joie et l’orgueil de leurs parents.

M. Delmis continua toujours à témoigner la même amitié à Caroline et à son mari, et à y venir souvent quand l’ouvrage de la journée était fini.

Mme Delmis ne pardonna jamais à Caroline de l’avoir quittée, après avoir été initiée dans les secrets intimes de sa toilette ; ses enfants oublièrent promptement Caroline et Gribouille, quoiqu’ils eussent été très impressionnés par la mort de ce dernier.

Mme Delmis ne tarda pas à se brouiller avec ses amies, Mme Grébu, Mme Ledoux et Mme Piron ; toutes quatre se déchiraient à belles dents et s’injuriaient quand elles se rencontraient.

Rose avait été enterrée sans cérémonie dans le coin le plus reculé du cimetière, le curé seul et le brigadier avaient jeté de l’eau bénite sur sa tombe.

Le curé vécut longtemps encore : ce fut lui qui baptisa et maria les enfants de Caroline ; l’humeur toujours plus aigre de Nanon l’obligea à s’en séparer ; elle partit en grondant et se plaignant, et vécut dans sa famille d’une petite rente que lui faisait le bon curé. Pélagie prit le ménage à sa charge après le départ de Nanon ; aidée de quelques journées d’ouvrières, la maison marcha mieux et surtout plus paisiblement qu’avec Nanon. Pélagie consacra sa vie à son oncle et ne lui survécut que de quelques mois.

La mémoire de Gribouille et de son dévouement vit encore dans la ville de… On voit sur l’emplacement de sa tombe une croix en pierre avec une inscription portant son nom, son âge, et l’année de sa mort. Sans vouloir nommer cette ville, nous pouvons dire qu’elle se trouve en Normandie, à quelques lieues de Verneuil.