La Satyre Ménippée/Abrégé des Estats de Paris

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Satyre Menippee
Garnier frères (p. 18-26).

ABREGÉ DES ESTATS DE PARIS[modifier]

CONVOQUEZ AU DIXIESME DE FEVRIER 1593[1]

TIRÉ DES MEMOIRES

DE MADEMOISELLE DE LA LANDE

ALIAS LA BAYONNOISE[2]

ET DES SECRETTES CONFABULATIONS D’ELLE

ET DU PÈRE COMMELAID[3]

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Monsieur le duc de Mayenne, Lieutenant de l’Estat et Couronne de France, le duc de Guise, le con nestable d’Aumale, le comte de Chaligny, princes Lorrains, et les autres deputez d’Espagne, Flandres, Naples et autres villes de l’Union, estant assemblez à Paris pour se trouver aux Estats convoquez au dixiesme fevrier 1593, voulurent que devant que commencer un si sainct œuvre, fust faicte une procession, pareille à celle qui fut jouée en la presence de Monsieur le cardinal Cayetan[4]. Ce qui fut aussi tost dit, aussi tost faict : car monsieur Roze, n’agueres evesque de Senlis[5], et maintenant grand maistre du College de Navarre et recteur de l’Université, fit le lendemain dresser l’appareil et les personnages par son plus ancien bedeau. La procession fut telle :

Ledit recteur Roze, quittant sa capeluche rectorale, prit sa robe de maistre-és-arts, avec le camail et le roquet, et un hausse-col dessus ; la barbe et la teste rasée tout de fraiz, l’espée au costé, et une pertuisane sur l’espaule. Les curez Amilthon, Boucher et Lincestre[6], un petit plus bizarrement armez, faisoient le premier rang ; et devant eux marchoient trois petits moynetons et novices, leurs robes troussées, ayants chacun le casque en teste dessoubs leurs capuchons, et une rondache pendue au col où estoient peinctes les armoiries et devises desdits seigneurs. Maistre Jaques Pelletier, curé de Sainct-Jaques[7], marchoit à costé, tantost devant, tantost derriere, habillé de violet en gendarme scolastique, la couronne[8] et la barbe faicte de fraiz, une brigandine[9] sur le dos, avec l’espée et le poignard, et une halebarde sur l’espaule gauche, en forme de sergent de bande, qui suoit, poussoit, et haletoit, pour mettre chacun en son rang et ordonnance.

Puis suyvoient, de trois en trois, cinquante ou soixante Religieux, tant cordeliers que Jacobins, Carmes, Capuchins, Minimes, Bons-Hommes, Feuillants et autres, tous couverts avec leurs capuchons et habits agrafez, armez à l’antique Catholique, sur le modele des Epistres de sainct Paul[10] : entre autres y avoit six Capuchins, ayant chacun un morion en teste, et au dessus une plume de coq, revestuz de cottes de maille, l’espée ceinte au costé par dessus leurs habits, l’un portant une lance, l’autre une croix, l’un un espieu, l’autre une harquebuse, et l’autre une arbaleste, le tout rouillé par humilité catholique. Les autres presque tous avoient des piques qu’ils bransloient souvent, par faute de meilleur passe temps, hormis un Feuillant boiteux[11], qui, armé tout à crud, se faisoit faire place avec une espée à deux mains, et une hache d’arme à sa ceinture, son breviaire pendu par derriere ; et le faisoit bon veoir sur un pied, faisant le moulinet devant les dames[12]. Et, à la queue, y avoit trois Minimes, tous d’une parure : sçavoir est, ayants sur leurs habits chacun un plastron à corroyes, et le derriere descouvert, la salade[13] en teste, l’espée et pistolet à la ceinture, et chacun une harquebuse à crocq sans fourchette[14].

Derriere estoit le Prieur des Jacobins en fort bon poinct, trainant une halebarde gauchere, et armé à la legere en morte-paye[15].

Je n’y vey ni Chartreux, ni Celestins, qui s’estoyent excusez sur le commerce[16]. Mais tout cela marchoit en moult belle ordonnance Catholigue, Apostoligue et Romaine : et sembloyent les anciens cranequiniers[17] de France. Ils voulurent en passant faire une salve ou escoupeterie : mais le Legat leur deffendit, de peur qu’il ne luy mesadvint, ou à quelqu’un des siens, comme au cardinal Cayetan[18].

Aprés ces beats Peres marchoient les Quatre Mendiants, qui avoient multiplié en plusieurs Ordres, tant ecclesiastiques que seculiers ; puis les Paroisses ; puis les Seize, quatre à quatre, reduits au nombre des Apostres[19] et habillez de mesme, comme on les joue à la Feste-Dieu.

Aprés eux marchoient les Prevost des Marchands et Eschevins, bigarrez de diverses couleurs[20] ; puis la Cour de Parlement telle quelle, les gardes Italiennes, Espagnoles et Wallonnes de Monsieur le Lieutenant, puis les Cent Gentils-hommes, de fraiz graduez par la sainte Union, et aprés eux quelques veterinaires de la confrairie Sainct-Eloy[21].

Suyvoient aprés : Monsieur de Lyon tout doucement, le cardinal de Pelvé tout bassement, et, aprés eux Monsieur le Legat, vray miroir de parfaicte beauté[22] ; et devant luy marchoit le Doyen de Sorbonne, avec la croix où pendoient les Bulles du pouvoir.

Item venoit Madame de Nemours, representant la Royne-mere, ou grand-mere (in dubio) du Roy futur[23] ; et luy portoit la queue mademoiselle de La Rue, fille de noble et discrete personne monsieur de La Rue, cy devant tailleur d’habits sur le pont Sainct-Michel, et maintenant un des cent Gentils-hommes et Conseillers d’Estat de l’Union[24]. Et la suyvoient Madame la douairiere de Montpensier[25], avec son escharpe verte, fort sale d’usage[26], et Madame la Lieutenante de l’Estat et Couronne de France[27], suyvie de Mesdames de Belin, et de Bussy le Clerc.

Alors s’avançoit et faisoit veoir Monsieur le Lieutenant[28], et devant luy deux massiers fourrez d’her mines ; et à ses flancs deux Wallons, portants hoquetons noirs tous parsemez de croix de Lorraine rouges, ayants devant et derriere une devise en broderie dont le corps[29] representoit l’histoire de Phaëton, et estoit le mot : In magnis voluisse sat est.

Arrivez qu’ils furent tous, en ceste equipage, en la chapelle de Bourbon, Monsieur le recteur Roze, quittant son hausse-col, son espée et pertuisane, monta en chaire où, ayant prouvé par bons et valides arguments[30] que c’estoit à ce coup que tout iroit bien, proposa un bel expedient pour mettre fin à la guerre dans six mois pour le plus tard, ratiocinant[31] ainsi : En France, y a dix-sept cens mille clochers, dont Paris n’est compté que pour un : qu’on prenne de chacun clocher un homme catholique, soldoyé aux despens de la paroisse, et que les deniers soyent maniez par les Docteurs en theologie, ou pour le moins graduez nommez ; nous ferons douze cens mille combattants, et cinq cens mille pionniers[32]. Alors tous les assistants furent veuz tres saillir de joye, et s’escrier : 0 coup du Ciel !, Puis exhorta vivement à la guerre, et à mourir pour les Princes Lorrains, et, si besoin estoit, pour le Roy Tres-Catholique, avec telle vehemence qu’à peine put-on tenir son regiment de Moynes et Pedants qu’ils ne s’encourussent ce pas attaquer les forts de Gournay et Sainct-Denis ; mais on les retint avec un peu d’eau beniste, comme on appaise les mouches et frelons avec un peu de poussiere ; puis Monsieur le Cathedrant acheva par ceste conclusion : Beati pauperes spiritu, etc.[33].

Le sermon finy, la messe fut chantée en haute note par Monsieur le Reverendissime Cardinal de Pelvé, à la fin de laquelle les chantres entonnerent ce motet : Quam dilecta tabernacula tua[34]. Lors, tous ceux qui devoient estre de l’Assemblée accompagnerent Monsieur le Lieutenant au Louvre. Le reste se retira en confusion, qui ça, qui là, chacun cheux soy.

  1. Cette date du 10 février, qui se retrouve sur toutes les anciennes éditions, est inexacte. Après avoir été plusieurs fois retardés, les États généraux furent convoqués pour le 17 janvier 1593. L’ouverture n’en fut faite cependant que le mardi 26 janvier. Nous ne nous expliquons pas cette date du 10 février : il n’y eut même pas de séance ce jour-là, les députés ne s’étant pas assemblés du 8 au 12. (V. Mém. de P. de l’Estoile, et procès verbaux des États généraux de 1593, par Aug. Bernard. )
  2. Intrigante au service de madame de Nemours.
  3. Orthographe fantaisiste pour amener un jeu de mots sur le nom du jésuite Commelet ou mieux Commolet, prédicateur de la Ligue.
  4. «Le dimanche 17 de janvier, jour fixé pour l’assemblée des États, fut faite une procession à Notre-Dame, à laquelle se trouvèrent les députez qui étoient arrivez ; et firent leurs dévotions, reçurent la communion de la main du légat. » Mém. de P. de l’Estoile. Les auteurs de la Ménippée supposent une autre procession, celle-ci grotesque, composée de moines armés, dont ils prennent le type sur les montres ou revues de religieux enrégimentés par la Ligue, qui eurent réellement lieu à Paris.
  5. Il ne jouissait plus de cet évêché, qu’il avait reçu du feu roi Henri III.
  6. Le premier était curé de Saint-Cosme, le second de Saint-Benoît, et le troisième de Saint-Gervais. L’Estoile qualifie ainsi ce dernier : « Lincestre, un des docteurs tirans gages de madame de Montpensier, et des plus séditieux et fendans prédicateurs de Paris qui ne prêchoient que le sang et le meurtre. »
  7. Quelques éditions postérieures le nomment Julian Pelletier. Il était curé de Saint-Jacques-la-Boucherie.
  8. La couronne pour la tonsure. On la portait très grande autrefois, de sorte qu’il ne restait autour du crâne rasé qu’une bordure de cheveux formant couronne.
  9. Cotte de maille.
  10. Il y a ici un trait satyrique dirigé contre ces moines belliqueux. S’ils étaient armés à l’antique catholique, ce ne serait que d’armes spirituelles, comme le dit saint Paul dans sa deuxième épitre aux Corinthiens.
  11. Bernard de Montgaillard, surnommé le petit feuillant.
  12. Ainsi qu’il fit en 1590 pendant le siège de Paris. Ici la satyre n’invente rien et se rencontre avec la réalité historique. Voici la traduction d’un passage de de Thou, livre XCVIII, qui en est la preuve : « Il allait sur son pied boiteux, ne s’arrêtant nulle part, courant à droite, à gauche, tantôt en tête, tantôt
  13. Casque léger, composé d’une simple coiffe de fer. On l’a aussi nommé bourguignole.
  14. Bâton que l’on fichait en terre, et sur lequel on appuyait le canon de l’arquebuse pour tirer.
  15. Plaisanterie sur le sort de ce prieur qui était déjà mort à cette époque.
  16. Ces moines, fort riches, possédaient des biens dans les provinces royalistes.
  17. Arbalétriers. Leurs arbalètes s’appelaient cranequins.
  18. Un moine maladroit avait tué un homme de sa suite à la portière de son carrosse, dans une cérémonie semblable.
  19. C’est-à-dire à douze. En effet, le duc de Mayenne, très irrité contre les Seize, à cause de l’exécution du président Brisson et de ses compagnons, en avait fait pendre quatre, des principaux meneurs, le 4 déc. 1591, savoir : Ameline, avocat au Châtelet ; Louchart, commissaire ; Aimonnot, procureur en la Cour ; et Anroux.
  20. Allusion aux divergences d’opinions des échevins, dont le plus grand nombre avait alors secrètement quitté le parti de la Ligue.
  21. Vétérinaire de la confrairie Saint-Eloy. Les maréchaux-ferrants.
  22. Le cardinal de Plaisance était remarquable par sa laideur.
  23. Le duc de Mayenne, son fils, et le jeune duc de Guise, son petit-fils, prétendaient au trône de France.
  24. Jean de la Rue, émissaire des Seize, homme de mauvaise réputation.
  25. Catherine-Marie de Lorraine, veuve de Louis II de Bourbon, duc de Montpensier.
  26. Cette écharpe lui venait d’un de ses amants, et elle la portait en signe de joie depuis l’assassinat de Henri III.
  27. Henriette de Savoye, femme du duc de Mayenne.
  28. Charles de Lorraine, duc de Mayenne, chef de la Ligue depuis l’assassinat de son frère Henri de Guise (1588). S’était fait donner par les ligueurs le titre de Lieutenant général de l’État et Couronne de France.
  29. Autrefois les devises se composaient de deux parties : le corps ou sujet figuré, et l’âme c’est-à-dire la légende. L’usage moderne n’a conservé le nom de devise qu’à cette dernière partie.
  30. Var. « par bons et authentiques passages. »
  31. Raisonnant.
  32. On prétend que cette singulière proposition avait été faite à Charles VII par Jacques Cœur.
  33. Rose passait sinon pour pauvre d’esprit, du moins pour avoir l’esprit peu sain.
  34. Dans le texte du psaume se trouve le mot Domine. Seigneur ! que tes tabernacles sont beaux ! En effet cette scène se passait dans la chapelle du seigneur Roi, la chapelle de Bourbon.